Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Corbeau

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CORBEAU, s. m. Support de pierre ou de bois formant saillie sur le parement d’un mur, ayant sa face antérieure moulurée ou sculptée, présentant ses deux faces latérales droites, et recevant, soit une tablette de corniche, soit un bandeau, ou encore une naissance de voûte, une pile en encorbellement, un linteau de porte, une poutre-maîtresse, etc. L’origine véritable du corbeau est donnée par la saillie que présente une solive de bois sur le nu d’un mur, ainsi que l’indique la figure 1, saillie ménagée pour porter un pan-de-bois en encorbellement, un comble, un poteau, etc.

Les Romains, pendant le Bas-Empire, avaient adopté les corbeaux en pierre ou en marbre pour porter en saillie, sur les murs, de petits ordres d’architecture, des chambranles, des pieds-droits, ou encore des tablettes de corniches et de bandeaux. Les architectes de l’époque romane s’emparèrent de ce membre et ne se contentèrent pas seulement de l’employer comme un détail décoratif, ils l’utilisèrent si bien qu’il devint un des moyens de construction très-usité pendant les XIe et XIIe siècles. À leur tour, les architectes de l’époque gothique s’en servirent dans un grand nombre de cas avec succès. Les constructions de bois furent pendant longtemps admises par les barbares devenus les maîtres des Gaules, et lorsqu’ils purent élever des édifices en maçonnerie, ils conservèrent à certains détails de l’architecture les formes données par la charpente ; seulement ils imitèrent ces formes en pierre. Les plus anciens corbeaux affectent toujours la forme d’un bout de poutre ou de solive, orné par des profils ou de la sculpture : tels sont les corbeaux que l’on voit dans la nef de l’église de Saint-Menoux près Moulins (IXe ou Xe siècle), et qui supportent une tablette recevant dans l’origine un plafond en charpente (2).


Au-dessous de cette corniche, entre les archivoltes des collatéraux et à l’aplomb des colonnes, on voit aussi des corbeaux sculptés en forme de têtes humaines (3), et qui étaient destinés probablement à recevoir le pied des liens soulageant les entraits de la charpente.


Les imagiers des Xe, XIe et XIIe siècles, paraissent avoir pris les corbeaux de pierre comme un des motifs les plus propres à recevoir de la sculpture. Ils les décorent de figures d’hommes et d’animaux, de têtes, de sujets symboliques, tels que les vices et les vertus, les signes du zodiaque, les travaux de l’année ; ils s’évertuent à les varier. C’est surtout en Auvergne, dans le Berri, le Poitou, le Bourbonnais et le long de la Garonne, que l’on trouve, sur les édifices de l’époque romane, une quantité prodigieuse de corbeaux d’une exécution remarquable, à dater de la fin du XIe siècle. Ces corbeaux sont presque toujours destinés à porter les tablettes des corniches ou bandeaux.

Bien que les voûtes aient été très-anciennement adoptées dans les édifices de l’Auvergne, cependant la tradition des couvertures en charpente se fait sentir par la présence des corbeaux qui sont conservés sous les tablettes des corniches jusqu’à la fin du XIIe siècle. L’église de Notre-Dame-du-Port à Clermont, celle de Saint-Étienne de Nevers, possèdent des corniches à corbeaux historiés fort intéressants à observer. La plupart affectent la forme donnée par la fig. 4.


C’est évidemment là une imitation d’un bout de solive œuvrée. Ces rouleaux qui accompagnent le nerf principal ne sont autre chose que les copeaux produits par la main du charpentier pour dégager ce nerf du milieu. Il suffit de savoir comment l’ouvrier peut, avec la bisaiguë, évider le bout d’une solive de façon à y réserver un renfort, pour reconnaître que ces rouleaux reproduisent les copeaux obtenus par le travail du charpentier.


Une figure (5) rendra notre explication intelligible pour tout le monde. Soit une solive à l’extrémité de laquelle on veut ménager un renfort A. L’ouvrier enlèvera, des deux côtés de ce renfort, avec sa bisaiguë, une suite de copeaux minces pour ne pas fendre son bois ; puis il les coupera à leur base, s’il veut complètement dégager le renfort. Voyant que ces copeaux formaient un ornement, on aura eu l’idée, primitivement, de ne les point couper, et les solives auront été ainsi posées. Plus tard, cette décoration, produite par le procédé d’exécution employé par l’ouvrier, aura été figurée en pierre. C’est ainsi que la plupart des ornements de l’architecture qui ne sont pas imités du règne végétal ou du règne animal prennent leur origine dans les moyens d’exécution les plus naturels.

Si l’on veut chercher l’origine des formes d’un art de convention, comme l’architecture, il faut recourir aux moyens pratiques qui se conservent les mêmes à travers les siècles et se résoudre à étudier ces moyens pratiques, sans quoi on peut faire bien des bévues. Peu à peu, à la place de l’arête centrale renforçant le bout de la solive, et la laissant cependant dégagée de manière à l’allégir, on a figuré des animaux, des têtes ; les copeaux latéraux perdent de leur importance, mais se retrouvent encore tracés sur les côtés.

C’est ainsi que sont sculptés la plupart des corbeaux de l’église abbatiale de Saint-Sernin de Toulouse, qui datent du XIIe siècle, et qui sont d’une singulière énergie de composition. Voici l’un d’eux provenant de la corniche de la porte du sud (6).

Les copeaux disparaissent complètement vers le milieu du XIIe siècle, ainsi que nous en avons la preuve en examinant la corniche de l’abside de la petite église du Mas d’Agen (7).

Les corbeaux persistent sous les tablettes des corniches des édifices du Poitou, de la Saintonge et du Berri, jusque pendant les premières années du XIIIe siècle. La belle arcature qui clôt le bas-côté de la nef de la cathédrale de Poitiers (1190 à 1210) est surmontée d’une corniche dont la tablette formant galerie est portée sur de charmants corbeaux ornés de figures (8).

Les corbeaux de pierre disparaissent des corniches pendant le XIIIe siècle , et ne sont plus guère employés que comme supports exceptionnels, pour soutenir des balcons, des encorbellements, des entraits de charpente ou des poutres-maîtresses de planchers.

Voici (9) un riche corbeau découvert près de la cathédrale de Troyes, qui date du commencement du XIIIe siècle, et qui paraît avoir été destiné à supporter une forte saillie, telle que celle d’un balcon, par exemple, ou la poutre-maîtresse d’un plancher. Souvent alors, dans les édifices civils ou militaires, on rencontre de puissants corbeaux de pierre composés de plusieurs assises et remplissant exactement la fonction d’un lien de charpente sous une poutre-maîtresse. Tels sont les corbeaux encore en place dans les salles hautes de la porte Narbonnaise à Carcassonne (fin du XIIIe siècle), et qui soutenaient les énormes entraits des pavillons des deux tours (10). Le constructeur a certainement eu ici l’idée de mettre ce membre de pierre en rapport de formes avec la pièce de bois qu’il soulageait.

La salle d’armes de la ville de Gand, en Belgique, a conservé des corbeaux analogues sous ses poutres-maîtresses (11), mais beaucoup plus riches et figurant exactement un lien reposant sur un corbeau A engagé dans le mur, et portant sous la poutre un chapeau B, ainsi que cela se doit pratiquer dans une œuvre de charpenterie.
Au XVe siècle, ces formes rigides sont rares, et les corbeaux destinés à porter des poutres sont riches de sculpture, souvent ornés de figures et d’armoiries, mais ne conservent plus l’apparence d’une pièce de bois inclinée ou placée horizontalement et engagée dans la muraille. Tels sont les corbeaux des grand’salles des châteaux de Coucy et de Pierrefonds (12), qui soulageaient les entraits des charpentes.

Les mâchicoulis usités dans les ouvrages militaires des XIVe et XVe siècles sont supportés par des corbeaux composés de trois ou quatre assises en encorbellement (voy. Mâchicoulis). Depuis l’époque romane jusqu’au XVIe siècle, les linteaux des portes en pierre sont habituellement soulagés par des corbeaux saillants sur les tableaux, de façon à diminuer leur portée et par conséquent les chances de rupture.Quand les portes ont une grande importance comme place et comme destination, ces corbeaux sont décorés de sculptures très-riches et exécutées avec un soin particulier, car elles se trouvent toujours placées près de l’œil. Il existe, sous le linteau de la porte sud de la nef de l’église de Saint-Sernin à Toulouse, deux corbeaux en marbre blanc.

Nous donnons (13) l’un d’eux, qui représente le roi David assis sur deux lions ; on voit encore apparaître ici la trace des copeaux latéraux, sous forme d’un simple feston. Cette sculpture appartient au commencement du XIIe siècle. Les linteaux des portes principales de nos grandes églises du XIIIe siècle sont supportés toujours par des corbeaux d’une extrême recherche de sculpture. Nous citerons ceux des portes de la cathédrale de Paris, de la porte nord de l’église de Saint-Denis, ceux des cathédrales de Reims, d’Amiens. Les architectes ont habituellement fait sculpter sur ces corbeaux de portes des figures qui se rattachent aux sujets placés sur les pieds-droits ou les linteaux.

La Bourgogne, si riche en beaux matériaux, présente une variété extraordinaire de corbeaux, et ceux-ci affectent des formes qui appartiennent à cette province. Sans parler des corbeaux fréquemment employés dans les corniches (voy. Corniche), ceux qui soutiennent les linteaux de porte ont un caractère de puissance très remarquable. Ils sont renforcés parfois vers leur milieu, afin d’opposer à la pression une plus grande résistance.


Nous donnons (14) un de ces corbeaux de la fin du XIIe siècle qui provient de la porte occidentale de l’église de Montréal (Yonne). Plus tard, leurs profils sont encore plus accentués, ainsi que le fait voir la fig. 15 (corbeau provenant d’une des portes du bas-côté du chœur de la cathédrale d’Auxerre, XIIIe siècle).

Au XIIe siècle, les arcs des voûtes sont souvent supportés par des corbeaux. Pendant cette époque de transition, il arrivait que les constructeurs, suivant la donnée romane, n’élevaient des colonnes engagées que pour porter les archivoltes et les arcs doubleaux, et que, voulant bander des arcs ogives, pour recevoir les triangles des voûtes, ils ne trouvaient plus, une fois les piles montées, une assiette convenable pour recevoir les sommiers de ces arcs ogives ; alors, au-dessus des chapiteaux des arcs doubleaux, ils posaient un corbeau qui servait de point de départ aux arcs diagonaux.


C’est ainsi que sont construites les voûtes du collatéral de la nef de l’église Notre-Dame de Châlons (16) et celles du bas-côté du chœur de la cathédrale de Sens. Dans l’église de Montréal que nous venons de citer, pour ne pas embarrasser le sanctuaire par des piles engagées portant de fond, l’architecte a porté non-seulement les arcs ogives, mais encore l’arc doubleau séparant les deux voûtes qui couvrent l’abside carrée, sur de puissants corbeaux profondément engagés dans la construction (17). Dans cette figure, on voit, en A, le tirant de bois posé pour maintenir la poussée des arcs pendant la construction, et coupé au nu du sommier lorsque cette construction s’est trouvée suffisamment chargée.

Au XIIIe siècle, lorsque les voûtes ne portent pas de fond, elles ne reposent plus sur des corbeaux, mais sur des culs-de-lampe (voy. ce mot). Le corbeau de pierre appartient presque exclusivement à l’époque romane, au XIIe siècle et au commencement du XIIIe. Quant au corbeau de bois, c’est-à-dire aux saillies formées par les poutres ou les solives sur le nu d’un mur, il se retrouve dans toutes les constructions de bois jusqu’à l’époque de la renaissance (voy. Charpente, Maison, Pan de bois, Solive).