Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/F

Cramer (Tome 1p. 281-304).
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FABLES.



Les plus anciennes fables ne sont-elles pas visiblement allégoriques ? La première que nous connaissions dans notre manière de supputer les tems, n’est-ce pas celle qui est rapportée dans le neuvième chapitre du livre des Juges ; Il fallut choisir un roi parmi les arbres ; l’olivier ne voulut point abandonner le soin de son huile, ni le figuier celui de ses figues, ni la vigne celui de son vin, ni les autres arbres celui de leur fruit ; le chardon qui n’était bon à rien, se fit roi, parce qu’il avait des épines & qu’il pouvait faire du mal.

L’ancienne fable de Vénus, telle qu’elle est rapportée dans Hésiode, n’est-elle pas une allégorie de la nature entière ? Les parties de la génération sont tombées de l’éther sur le rivage de la mer ; Vénus naît de cette écume précieuse ; son premier nom est celui d’amante de la génération : y a-t-il une image plus sensible ? Cette Vénus est la déesse de la beauté ; la beauté cesse d’être aimable, si elle marche sans les graces ; la beauté fait naître l’amour ; l’amour a des traits qui percent les cœurs ; il porte un bandeau qui cache les défauts de ce qu’on aime.

La sagesse est conçue dans le cerveau du maître des dieux sous le nom de Minerve ; l’ame de l’homme est un feu divin que Minerve montre à Prométhée, qui se sert de ce feu divin pour animer l’homme.

Il est impossible de ne pas reconnaître dans ces fables une peinture vivante de la nature entière. La plûpart des autres fables sont ou la corruption des histoires anciennes, ou le caprice de l’imagination. Il en est des anciennes fables comme de nos contes modernes ; il y en a de moraux qui sont charmants, il y en a qui sont insipides.

Les fables des anciens peuples ingénieux ont été grossièrement imitées par des peuples grossiers, témoin celles de Bacchus, d’Hercule, de Prométhée, de Pandore & tant d’autres ; elles étaient l’amusement de l’ancien monde. Les Barbares qui en entendirent parler confusément les firent entrer dans leur mythologie sauvage, & ensuite ils osèrent dire, C’est nous qui les avons inventées. Hélas ! pauvres peuples ignorés & ignorans, qui n’avez connu aucun art ni agréable, ni utile, chez qui même le nom de géométrie ne parvint jamais, pouvez-vous dire que vous avez inventé quelque chose ? Vous n’avez su ni trouver des vérités ni mentir habilement.


FANATISME.



Le Fanatisme est à la superstition, ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, & ses imaginations pour des prophéties, est un entousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre, est un fanatique. Jean Diaz, retiré à Nuremberg, qui était fermement convaincu que le Pape est l’Antéchrist de l’Apocalypse, & qu’il a le signe de la bête, n’était qu’un enthousiaste ; son frère Barthelemi Diaz qui partit de Rome pour aller assassiner saintement son frère, & qui le tua en effet pour l’amour de Dieu, était un des plus abominables fanatiques que la superstition ait pu jamais former.

Polyeucte qui va au temple dans un jour de solennité renverser & casser les statues & les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du Duc François de Guise, de Guillaume Prince d’Orange, du roi Henri III, & du roi Henri IV, de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.

Le plus détestable exemple de fanatisme, est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces la nuit de la St. Barthélemi leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe.

Il y a des fanatiques de sang-froid ; ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux ; & ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que n’étant pas dans un accès de fureur, comme les Cléments, les Châtels, les Ravaillacs, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison.

Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires, qui en parlant des miracles de St. Pâris, s’échauffaient par degrés malgré eux ; leurs yeux s’enflammaient, leurs membres tremblaient, la fureur défigurait leur visage ; & ils auraient tué quiconque les eût contredits.

Il n’y a d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui répandu de proche en proche adoucit enfin les mœurs des hommes, & qui prévient les accès du mal ; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, & attendre que l’air soit purifié. Les loix & la religion ne suffisent pas contre la peste des ames ; la religion loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod, qui assassine le Roi Églon ; de Judith, qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel qui hâche en morceaux le roi Agag : ils ne voient pas que ces exemples qui sont respectables dans l’antiquité, sont abominables dans le tems présent ; ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.

Les loix sont encor très impuissantes contre ces accès de rage ; c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’Esprit Saint qui les pénètre, est au-dessus des loix, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, & qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?

Ce sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, & qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joyes du paradis à des imbéciles, & qui leur promettait une éternité de ces plaisirs, dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède.

Car l’effet de la philosophie est de rendre l’ame tranquille, & le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte Religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.

Ainsi du plumage qu’il eut
Icare pervertit l’usage ;
Il le reçut pour son salut,
Il s’en servit pour son dommage.

Bertaud, Évêque de Sées.

FAUSSETÉ
DES VERTUS HUMAINES.



Quand le duc de la Rochefoucault eut écrit ses pensées sur l’amour-propre, & qu’il eut mis à découvert ce ressort de l’homme, un monsieur Esprit, de l’oratoire, écrivit un livre captieux, intitulé, De la fausseté des vertus humaines. Cet Esprit dit qu’il n’y a point de vertu ; mais par grace il termine chaque chapitre en renvoyant à la charité chrétienne. Ainsi selon le Sieur Esprit, ni Caton, ni Aristide, ni Marc-Aurèle, ni Épictète, n’étaient des gens de bien : mais on n’en peut trouver que chez les Chrétiens. Parmi les Chrétiens il n’y a de vertu que chez les Catholiques ; parmi les Catholiques, il fallait encor en excepter les Jésuites, ennemis des oratoriens ; partant la vertu ne se trouvait guère que chez les ennemis des jésuites.

Ce Mr. Esprit commence par dire, que la prudence n’est pas une vertu ; & sa raison est qu’elle est souvent trompée. C’est comme si on disait que César n’était pas un grand capitaine, parce qu’il fut battu à Dirrachium.

Si Mr. Esprit avait été philosophe, il n’aurait pas examiné la prudence comme une vertu, mais comme un talent, comme une qualité utile, heureuse ; car un scélérat peut être très prudent, & j’en ai connu de cette espèce. Ô la rage de prétendre que

Nul n’aura de vertu que nous & nos amis !

Qu’est-ce que la vertu, mon ami ? C’est de faire du bien. Fai-nous-en, & cela suffit. Alors nous te ferons grace du motif. Quoi ! selon toi, il n’y aura nulle différence entre le président de Thou, & Ravaillac ? entre Cicéron & ce Popilius auquel il avait sauvé la vie, & qui lui coupa la tête pour de l’argent ? & tu déclareras Épictète & Porphyre des coquins, pour n’avoir pas suivi nos dogmes ? Une telle insolence révolte. Je n’en dirai pas davantage, car je me mettrais en colère.

FIN. CAUSES FINALES.



Il paraît qu’il faut être forcené pour nier que les estomacs soient faits pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre.

D’un autre côté il faut avoir un étrange amour des causes finales pour assurer que la pierre a été formée pour bâtir des maisons, & que les vers à soye sont nés à la Chine afin que nous ayons du satin en Europe.

Mais, dit-on, si Dieu a fait visiblement une chose à dessein, il a donc fait toutes choses à dessein. Il est ridicule d’admettre la Providence dans un cas, & de la nier dans les autres. Tout ce qui est fait a été prévu, a été arrangé. Nul arrangement sans objet, nul effet sans cause ; donc tout est également le résultat, le produit d’une cause finale ; donc il est aussi vrai de dire que les nez ont été faits pour porter des lunettes, & les doigts pour être ornés de diamants, qu’il est vrai de dire que les oreilles ont été formées pour entendre les sons, & les yeux pour recevoir la lumière.

Je crois qu’on peut aisément éclaircir cette difficulté, quand les effets sont invariablement les mêmes, en tous lieux & en tout tems ; quand ces effets uniformes sont indépendants des êtres auxquels ils appartiennent, alors il y a visiblement une cause finale.

Tous les animaux ont des yeux, & ils voient ; tous ont des oreilles, & ils entendent ; tous une bouche par laquelle ils mangent ; un estomac, ou quelque chose d’approchant, par lequel ils digèrent ; tous un orifice qui expulse les excrémens, tous un instrument de la génération : & ces dons de la nature opèrent en eux sans qu’aucun art s’en mêle. Voilà des causes finales clairement établies, & c’est pervertir notre faculté de penser, que de nier une vérité si universelle.

Mais les pierres en tout lieu & en tout tems, ne composent pas des bâtiments ; tous les nez ne portent pas des lunettes ; tous les doigts n’ont pas une bague ; toutes les jambes ne sont pas couvertes de bas de soye. Un ver à soye n’est donc pas fait pour couvrir mes jambes, comme votre bouche est faite pour manger, & votre derrière pour aller à la garderobe. Il y a donc des effets produits par des causes finales, & des effets en très grand nombre qu’on ne peut appeler de ce nom.

Mais les uns & les autres sont également dans le plan de la providence générale : rien ne se fait sans doute malgré elle, ni même sans elle. Tout ce qui appartient à la nature est uniforme, immuable, est l’ouvrage immédiat du maître ; c’est lui qui a créé les loix par lesquelles la lune entre pour les trois quarts dans la cause du flux & du reflux de l’océan, & le soleil pour son quart : c’est lui qui a donné un mouvement de rotation au soleil, par lequel cet astre envoie en cinq minutes & demie des rayons de lumière dans les yeux des hommes, des crocodiles & des chats.

Mais, si après bien des siècles nous nous sommes avisés d’inventer des ciseaux & des broches, de tondre avec les uns la laine des moutons, & de les faire cuire avec les autres pour les manger, que peut-on en inférer autre chose, sinon, que Dieu nous a faits de façon qu’un jour nous deviendrions nécessairement industrieux & carnassiers ?

Les moutons n’ont pas sans doute été faits absolument pour être cuits & mangés, puisque plusieurs nations s’abstiennent de cette horreur. Les hommes ne sont pas créés essentiellement pour se massacrer, puisque les brames & les quakers ne tuent personne ; mais la pâte dont nous sommes pétris produit souvent des massacres, comme elle produit des calomnies, des vanités, des persécutions & des impertinences. Ce n’est pas que la formation de l’homme soit précisément la cause finale de nos fureurs & de nos sottises ; car une cause finale est universelle & invariable en tout tems & en tout lieu. Mais les horreurs & les absurdités de l’espèce humaine n’en sont pas moins dans l’ordre éternel des choses. Quand nous battons notre bled, le fléau est la cause finale de la séparation du grain ; mais si ce fléau en battant mon grain écrase mille insectes, ce n’est pas par ma volonté déterminée, ce n’est pas non plus par hasard ; c’est que ces insectes se sont trouvés cette fois sous mon fléau, & qu’ils devaient s’y trouver.

C’est une suite de la nature des choses, qu’un homme soit ambitieux, que cet homme enrégimente quelquefois d’autres hommes, qu’il soit vainqueur, ou qu’il soit battu ; mais jamais on ne pourra dire, L’homme a été créé de Dieu pour être tué à la guerre.

Les instrumens que nous a donnés la nature ne peuvent être toûjours des causes finales en mouvement qui aient leur effet immanquable. Les yeux donnés pour voir ne sont pas toûjours ouverts ; chaque sens a ses tems de repos. Il y a même des sens dont on ne fait jamais d’usage. Par exemple, une malheureuse imbécile enfermée dans un cloître à quatorze ans, ferme pour jamais chez elle la porte dont devait sortir une génération nouvelle ; mais la cause finale n’en subsiste pas moins, elle agira dès qu’elle sera libre.


FOI.



Un jour le Prince Pic de la Mirandole rencontra le Pape Alexandre VI. chez la courtisane Émilia pendant que Lucrèce fille du St. Père était en couche & qu’on ne savait dans Rome si l’enfant était du Pape ou de son fils le Duc de Valentinois, ou du mari de Lucrèce Alphonse d’Arragon, qui passait pour impuissant. La conversation fut d’abord fort enjouée. Le Cardinal Bembo en rapporte une partie. Petit Pic, dit le Pape, qui crois-tu le père de mon petit-fils ? je crois que c’est votre gendre, répondit Pic. Eh comment peux-tu croire cette sottise ? Je la crois par la foi. Mais ne sais-tu pas bien qu’un impuissant ne fait point d’enfans ? la foi consiste, repartit Pic, à croire les choses parce qu’elles sont impossibles ; & de plus l’honneur de votre maison exige que le fils de Lucrèce ne passe point pour être le fruit d’un inceste. Vous me faites croire des mystères plus incompréhensibles. Ne faut-il pas que je sois convaincu qu’un serpent a parlé, que depuis ce tems tous les hommes furent damnés, que l’ânesse de Balaam parla aussi fort éloquemment, & que les murs de Jérico tombèrent au son des trompettes ! Pic enfila tout de suite une kyrielle de toutes les choses admirables qu’il croyait. Alexandre tomba sur son sofa à force de rire. Je crois tout cela comme vous, disait-il, car je sens bien que je ne peux être sauvé que par la foi & que je ne le serai pas par mes œuvres. Ah ! St. Père, dit Pic, vous n’avez besoin ni d’œuvres ni de foi ; cela est bon pour de pauvres profanes comme nous, mais vous qui êtes Vice-Dieu, vous pouvez croire & faire tout ce qu’il vous plaira, vous avez les clefs du ciel ; & sans doute St. Pierre ne vous fermera pas la porte au nez. Mais pour moi, je vous avoue, que j’aurais besoin d’une puissante protection, si n’étant qu’un pauvre prince j’avais couché avec ma fille, & si je m’étais servi du stylet & de la Cantarella aussi souvent que votre sainteté. Alexandre VI. entendait raillerie. Parlons sérieusement, dit-il, au Prince de la Mirandole. Dites-moi quel mérite on peut avoir à dire à Dieu qu’on est persuadé de choses dont en effet on ne peut être persuadé ? quel plaisir cela peut-il faire à Dieu ? entre nous, dire qu’on croit ce qu’il est impossible de croire, c’est mentir.

Pic de la Mirandole fit un grand signe de croix. Eh Dieu paternel, s’écria-t-il, que Votre Sainteté me pardonne, vous n’êtes pas Chrétien. Non, sur ma foi, dit le Pape. Je m’en doutais, dit Pic de la Mirandole.

(par un descendant de Rabelais.)

FOY.



Qu’est-ce que la Foy ? Est-ce de croire ce qui paraît évident ? Non ; il m’est évident qu’il y a un Être nécessaire, éternel, suprême, intelligent. Ce n’est pas là de la foy, c’est de la raison. Je n’ai aucun mérite à penser que cet Être éternel, infini, qui est la vertu, la bonté même, veut que je sois bon & vertueux. La foy consiste à croire non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement. Les Asiatiques ne peuvent croire que par la foy le voyage de Mahomet dans les sept planètes, les incarnations du dieu Fo, de Vitsnou, de Xaca, de Brama, de Sammonocodom, &c. &c. &c. Ils soumettent leur entendement, ils tremblent d’examiner, ils ne veulent être ni empalés, ni brûlés ; ils disent, je crois.

Il y a la foy sur les choses étonnantes, & la foy sur les choses contradictoires & impossibles.

Vitsnou s’est incarné cinq cents fois, cela est fort étonnant ; mais enfin, cela n’est pas physiquement impossible. Car si Vitsnou a une ame, il peut avoir mis son ame dans cinq cents corps pour se réjoüir. L’Indien, à la vérité, n’a pas une foy bien vive, il n’est pas intimement persuadé de ces métamorphoses ; mais enfin, il dira à son bonze, J’ai la foy ; vous voulez que Vitsnou ait passé par cinq cents incarnations, cela vous vaut cinq cents roupies de rente ; à la bonne heure ; vous irez crier contre moi, vous me dénoncerez, vous ruinerez mon commerce si je n’ai pas la foy ; eh bien, j’ai la foy, & voilà de plus dix roupies que je vous donne. L’Indien peut jurer à ce bonze qu’il croit, sans faire un faux serment ; car après tout il ne lui est pas démontré que Vitsnou n’est pas venu cinq cents fois dans les Indes.

Mais si le bonze exige de lui qu’il croye une chose contradictoire, impossible, que deux & deux font cinq, que le même corps peut être en mille endroits différens, qu’être & n’être pas c’est précisément la même chose, alors, si l’Indien dit qu’il a la foy, il a menti ; & s’il jure qu’il croit, il fait un parjure. Il dit donc au bonze, Mon révérend père, je ne peux vous assurer que je crois ces absurdités-là, quand elles vous vaudraient dix mille roupies de rente au lieu de cinq cents.

Mon fils, répond le bonze, donnez vingt roupies, & Dieu vous fera la grace de croire tout ce que vous ne croyez point.

Comment voulez-vous, répond l’Indien, que Dieu opère sur moi ce qu’il ne peut opérer sur lui-même ? Il est impossible que Dieu fasse ou croye les contradictoires ; autrement il ne serait plus Dieu. Je veux bien vous dire, pour vous faire plaisir, que je crois ce qui est obscur ; mais je ne peux vous dire que je crois l’impossible. Dieu veut que nous soyons vertueux, & non pas que nous soyons absurdes. Je vous ai donné dix roupies, en voilà encor vingt, croyez à trente roupies, soyez homme de bien si vous pouvez, & ne me rompez plus la tête.


FOLIE.



Il n’est pas question de renouveler le livre d’Érasme, qui ne serait aujourd’hui qu’un lieu commun assez insipide.

Nous appelons folie cette maladie des organes du cerveau qui empêche un homme nécessairement de penser & d’agir comme les autres ; ne pouvant gérer son bien, on l’interdit ; ne pouvant avoir des idées convenables à la société, on l’en exclut ; s’il est dangereux, on l’enferme ; s’il est furieux, on le lie.

Ce qu’il est important d’observer, c’est que cet homme n’est point privé d’idées ; il en a comme tous les autres hommes pendant la veille, & souvent quand il dort. On peut demander comment son ame spirituelle, immortelle, logée dans son cerveau, recevant toutes les idées par les sens très nettes & très distinctes, n’en porte cependant jamais un jugement sain ? Elle voit les objets comme l’ame d’Aristote & de Platon, de Loke & de Newton les voyaient ; elle entend les mêmes sons, elle a le même sens du toucher ; comment donc recevant les perceptions que les plus sages éprouvent, en fait-elle un assemblage extravagant sans pouvoir s’en dispenser ? Si cette substance simple & éternelle a pour ses actions les mêmes instrumens qu’ont les ames des cerveaux les plus sages, elle doit raisonner comme eux. Qui peut l’en empêcher ? Je conçois bien à toute force que si mon fou voit du rouge, & les sages du bleu ; si quand les sages entendent de la musique, mon fou entend le braiment d’un âne ; si quand ils sont au sermon, mon fou croit être à la comédie ; si quand ils entendent oui, il entend non ; alors son ame doit penser au rebours des autres. Mais mon fou a les mêmes perceptions qu’eux ; il n’y a nulle raison apparente pour laquelle son ame ayant reçu par ses sens tous ses outils, ne peut en faire d’usage. Elle est pure, dit-on, elle n’est sujette par elle-même à aucune infirmité ; la voilà pourvue de tous les secours nécessaires : quelque chose qui se passe dans son corps, rien ne peut changer son essence : cependant on la mène dans son étui aux petites misons.

Cette réflexion peut faire soupçonner que la faculté de penser donnée de Dieu à l’homme, est sujette au dérangement comme les autres sens. Un fou est un malade dont le cerveau pâtit, comme le gouteux est un malade qui souffre aux pieds & aux mains ; il pensait par le cerveau, comme il marchait avec les pieds, sans rien connaître ni de son pouvoir incompréhensible de marcher, ni de son pouvoir non moins incompréhensible de penser. On a la goutte au cerveau comme aux pieds. Enfin après mille raisonnements, il n’y a peut-être que la foi seule qui puisse nous convaincre qu’une substance simple & immatérielle puisse être malade.

Les doctes ou les docteurs diront au fou ; Mon ami, quoique tu ayes perdu le sens commun, ton ame est aussi spirituelle, aussi pure, aussi immortelle que la nôtre ; mais notre ame est bien logée, & la tienne l’est mal ; les fenêtres de la maison sont bouchées pour elle ; l’air lui manque, elle étouffe. Le fou, dans ses bons moments, leur répondrait, Mes amis, vous supposez à votre ordinaire ce qui est en question, mes fenêtres sont aussi bien ouvertes que les vôtres, puisque je vois les mêmes objets, & que j’entends les mêmes paroles : il faut donc nécessairement que mon ame fasse un mauvais usage de ses sens, ou que mon ame ne soit elle-même qu’un sens vicié, une qualité dépravée. En un mot, ou mon ame est folie par elle-même, ou je n’ai point d’âme.

Un des docteurs pourra répondre : Mon confrère, Dieu a créé peut-être des ames folles, comme il a créé des ames sages. Le fou répliquera ; Si je croyais ce que vous me dites, je serais encor plus fou que je ne le suis. De grace, vous qui en savez tant, dites-moi pourquoi je suis fou ?

Si les docteurs ont encor un peu de sens, ils lui répondront, Je n’en sais rien. Ils ne comprendront pas pourquoi une cervelle a des idées incohérentes ; ils ne comprendront pas mieux pourquoi une autre cervelle a des idées régulières & suivies. Ils se croiront sages, & ils seront aussi fous que lui.


FRAUDE.

S’il faut user de fraudes pieuses avec le peuple ?



Le Faquir Bambabef rencontra un jour un des disciples de Confutsée, que nous nommons Confucius, & ce disciple s’appelait Ouang ; & Bambabef soutenait que le peuple a besoin d’être trompé, & Ouang prétendait qu’il ne faut jamais tromper personne ; & voici le précis de leur dispute.

Bambabef.

Il faut imiter l’Être suprême, qui ne nous montre pas les choses telles qu’elles sont ; il nous fait voir le soleil sous un diamètre de deux ou trois pieds, quoique cet astre soit un million de fois plus gros que la terre ; il nous fait voir la lune & les étoiles attachées sur un même fond bleu, tandis qu’elles sont à des distances différentes. Il veut qu’une tour carrée nous paraisse ronde de loin ; il veut que le feu nous paraisse chaud, quoiqu’il ne soit ni chaud ni froid ; enfin il nous environne d’erreurs convenables à notre nature.

Ouang.

Ce que vous nommez erreur n’en est point une. Le soleil tel qu’il est placé à des millions de millions de lis[1] au-delà de notre globe, n’est pas celui que nous voyons. Nous n’apercevons réellement, & nous ne pouvons apercevoir que le soleil qui se peint dans notre rétine, sous un angle déterminé. Nos yeux ne nous ont point été donnés pour connaître les grosseurs & les distances, il faut d’autres secours & d’autres opérations pour les connaître.

Bambabef parut fort étonné de ce propos. Ouang qui était très-patient lui expliqua la théorie de l’optique ; & Bambabef qui avait de la conception, se rendit aux démonstrations du disciple de Confutsée ; puis il reprit la dispute en ces termes.

Bambabef.

Si Dieu ne nous trompe pas par le ministère de nos sens, comme je le croyais, avouez au moins que les médecins trompent toûjours les enfans pour leur bien ; ils leur disent qu’ils leur donnent du sucre, & en effet ils leur donnent de la rhubarbe. Je peux donc moi, faquir, tromper le peuple qui est aussi ignorant que les enfans.

Ouang.

J’ai deux fils, je ne les ai jamais trompés ; je leur ai dit quand ils ont été malades, voilà une médecine très amère, il faut avoir le courage de la prendre ; elle vous nuirait si elle était douce ; je n’ai jamais souffert que leurs gouvernantes & leurs précepteurs leur fissent peur des esprits, des revenans, des lutins, des sorciers ; par-là j’en ai fait de jeunes citoyens courageux & sages.

Bambabef.

Le peuple n’est pas né si heureusement que votre famille.

Ouang.

Tous les hommes se ressemblent ; ils sont nés avec les mêmes dispositions. Ce sont les faquirs qui corrompent la nature des hommes.

Bambabef.

Nous leur enseignons des erreurs, je l’avoue, mais c’est pour leur bien. Nous leur faisons accroire que s’ils n’achètent pas de nos clous bénis, s’ils n’expient pas leurs péchés en nous donnant de l’argent, ils deviendront dans une autre vie, chevaux de poste, chiens, ou lézards. Cela les intimide, & ils deviennent gens de bien.

Ouang.

Ne voyez-vous pas que vous pervertissez ces pauvres gens ? Il y en a parmi eux bien plus qu’on ne pense, qui raisonnent, qui se moquent de vos miracles, de vos superstitions, qui voient fort bien qu’ils ne seront changés ni en lézards ni en chevaux de poste. Qu’arrive-t-il ? Ils ont assez de bon sens pour voir que vous leur prêchez une religion impertinente, & ils n’en ont pas assez pour s’élever vers une religion pure, & dégagée de superstition, telle que la nôtre. Leurs passions leur font croire qu’il n’y a point de religion, parce que la seule qu’on leur enseigne est ridicule ; vous devenez coupables de tous les vices dans lesquels ils se plongent.

Bambabef.

Point du tout, car nous ne leur enseignons qu’une bonne morale.

Ouang.

Vous vous feriez lapider par le peuple, si vous enseigniez une morale impure. Les hommes sont faits de façon, qu’ils veulent bien commettre le mal, mais ils ne veulent pas qu’on le leur prêche. Il faudrait seulement ne point mêler une morale sage avec des fables absurdes, parce que vous affaiblissez par vos impostures, dont vous pourriez vous passer, cette morale que vous êtes forcés d’enseigner.

Bambabef.

Quoi ! vous croyez qu’on peut enseigner la vérité au peuple sans la soutenir par des fables.

Ouang.

Je le crois fermement. Nos lettrés sont de la même pâte que nos tailleurs, nos tisserands, & nos laboureurs. Ils adorent un Dieu créateur, rémunérateur, & vengeur. Ils ne souillent leur culte, ni par des systêmes absurdes, ni par des cérémonies extravagantes, & il y a bien moins de crimes parmi les lettrés que parmi le peuple. Pourquoi ne pas daigner instruire nos ouvriers comme nous instruisons nos lettrés ?

Bambabef.

Vous feriez une grande sottise ; c’est comme si vous vouliez qu’ils eussent la même politesse, qu’ils fussent jurisconsultes ; cela n’est ni possible ni convenable. Il faut du pain blanc pour les maîtres, & du pain bis pour les domestiques.

Ouang.

J’avoue que tous les hommes ne doivent pas avoir la même science ; mais il y a des choses nécessaires à tous. Il est nécessaire que chacun soit juste ; & la plus sûre manière d’inspirer la justice à tous les hommes, c’est de leur inspirer la religion sans superstition.

Bambabef.

C’est un beau projet ; mais il est impraticable. Pensez-vous qu’il suffise aux hommes de croire un Dieu qui punit & qui rêcompense ? Vous m’avez dit qu’il arrive souvent que les plus déliés d’entre le peuple se révoltent contre mes fables ; ils se révolteront de même contre votre vérité ; ils diront : Qui m’assurera que Dieu punit & récompense ? où en est la preuve ? Quelle mission avez-vous ? Quel miracle avez-vous fait pour que je vous croie ? Ils se moqueront de vous bien plus que de moi.

Ouang.

Voilà où est votre erreur. Vous vous imaginez qu’on secouera le joug d’une idée honnête, vraisemblable, utile à tout le monde, d’une idée dont la raison humaine est d’accord, parce qu’on rejette des choses malhonnêtes, absurdes, inutiles, dangereuses, qui font frémir le bon sens ?

Le peuple est très disposé à croire ses magistrats : quand ses magistrats ne leur proposent qu’une créance raisonnable, ils l’embrassent volontiers. On n’a point besoin de prodiges pour croire un Dieu juste, qui lit dans le cœur de l’homme ; cette idée est trop naturelle pour être combattue. Il n’est pas nécessaire de dire précisément comment Dieu punira & récompensera ; il suffit qu’on croie à sa justice. Je vous assure que j’ai vu des villes entières qui n’avaient presque point d’autres dogmes, & que ce sont celles où j’ai vu le plus de vertu.

Bambabef.

Prenez garde ; vous trouverez dans ces villes des philosophes qui vous nieront & les peines & les récompenses.

Ouang.

Vous m’avouerez que ces philosophes nieront bien plus fortement vos inventions ; ainsi vous ne gagnez rien par-là. Quand il y aurait des philosophes qui ne conviendraient pas de mes principes, ils n’en seraient pas moins gens de bien ; ils n’en cultiveraient pas moins la vertu, qui doit être embrassée par amour, & non par crainte. Mais, de plus, je vous soutiens qu’aucun philosophe ne serait jamais assuré que la Providence ne réserve pas des peines aux méchans & des récompenses aux bons ; car s’ils me demandent qui m’a dit que Dieu punit ? je leur demanderai qui leur a dit que Dieu ne punit pas ? Enfin, je vous soutiens que les philosophes m’aideront, loin de me contredire. Voulez-vous être philosophe ?

Bambabef.

Volontiers ; mais ne le dites pas aux faquirs.



  1. Un lis est de 124 pas.