Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/G

Cramer (Tome 1p. 304-331).
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GENÈSE.



Nous ne préviendrons point ici ce que nous disons de Moïse à son article ; nous suivrons quelques principaux traits de la Genèse, l’un après l’autre.

Au commencement Dieu créa le ciel & la terre.

C’est ainsi qu’on a traduit ; mais la traduction n’est pas exacte. Il n’y a point d’homme un peu instruit qui ne sache que le texte porte, Au commencement les dieux firent, ou les dieux fit, le ciel & la terre. Cette leçon d’ailleurs est conforme à l’ancienne idée des Phéniciens, qui avaient imaginé que Dieu employa des Dieux inférieurs pour débrouiller le chaos, le Chaut Ereb. Les Phéniciens étaient depuis longtems un peuple puissant qui avait sa théogonie avant que les Hébreux se fussent emparés de quelques villages vers son pays. Il est bien naturel de penser que quand les Hébreux eurent enfin un petit établissement vers la Phénicie, ils commencèrent à apprendre la langue, surtout lorsqu’ils y furent esclaves. Alors, ceux qui se mêlèrent d’écrire copièrent quelque chose de l’ancienne théologie de leurs maîtres ; c’est la marche de l’esprit humain.

Dans le tems où l’on place Moïse, les philosophes phéniciens en savaient probablement assez pour regarder la terre comme un point, en comparaison de la multitude infinie de globes que Dieu a placés dans l’immensité de l’espace qu’on nomme le Ciel. Mais cette idée si ancienne & si fausse, que le ciel a été fait pour la terre, a presque toûjours prévalu chez le peuple ignorant. C’est à peu près comme si on disait que Dieu créa toutes les montagnes & un grain de sable, & qu’on s’imaginât que ces montagnes ont été faites pour ce grain de sable. Il n’est guère possible que les Phéniciens si bons navigateurs n’eussent pas de bons astronomes : mais les vieux préjugés prévalaient, & ces vieux préjugés furent la seule science des Juifs.

La terre était tohu bohu & vuide ; les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, & l’esprit de Dieu était porté sur les eaux.

Tohu bohu signifie précisément chaos, désordre ; c’est un de ces mots imitatifs qu’on trouve dans toutes les langues, comme sens dessus dessous, tintamarre, trictrac. La terre n’était point encor formée telle qu’elle est ; la matière existait, mais la puissance divine ne l’avait point encor arrangée. L’esprit de Dieu signifie le souffle, le vent qui agitait les eaux. Cette idée est exprimée dans les fragments de l’auteur phénicien Sanchoniaton. Les Phéniciens croyaient comme tous les autres peuples la matière éternelle. Il n’y a pas un seul auteur dans l’antiquité qui ait jamais dit qu’on eût tiré quelque chose du néant. On ne trouve même dans toute la Bible aucun passage où il soit dit que la matière ait été faite de rien.

Les hommes furent toûjours partagés sur la question de l’éternité du monde, mais jamais sur l’éternité de la matière.

Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti.

Voilà l’opinion de toute l’antiquité.

Dieu dit, Que la lumière soit faite, & la lumière fut faite ; & il vit que la lumière était bonne ; & il divisa la lumière des ténèbres, & il appela la lumière jour, & les ténèbres nuit ; & le soir & le matin furent un jour. Et Dieu dit aussi, Que le firmament soit fait au milieu des eaux, & qu’il sépare les eaux des eaux ; & Dieu fit le firmament ; & il divisa les eaux au-dessus du firmament des eaux au-dessous du firmament, & Dieu appela le firmament ciel ; & le soir & le matin fit le second jour &c. & il vit que cela était bon.

Commençons par examiner si l’évêque d’Avranche Huet, & le Clerc, n’ont pas évidemment raison contre ceux qui prétendent trouver ici un tour d’éloquence sublime.

Cette éloquence n’est affectée dans aucune histoire écrite par les Juifs. Le style est ici de la plus grande simplicité, comme dans le reste de l’ouvrage. Si un orateur pour faire connaître la puissance de Dieu employait seulement cette expression, Il dit, Que la lumière soit, & la lumière fut, ce serait alors du sublime. Tel est ce passage d’un psaume, Dixit, & facta sunt. C’est un trait qui étant unique en cet endroit, & placé pour faire une grande image, frappe l’esprit & l’enlève. Mais ici, c’est le narré le plus simple. L’auteur Juif ne parle pas de la lumière autrement que des autres objets de la création ; il dit également à chaque article, & Dieu vit que cela était bon. Tout est sublime dans la création sans doute ; mais celle de la lumière ne l’est pas plus que celle de l’herbe des champs ; le sublime est ce qui s’élève au-dessus du reste, & le même tour règne partout dans ce chapitre.

C’était encor une opinion fort ancienne, que la lumière ne venait pas du soleil. On la voyait répandue dans l’air avant le lever & après le coucher de cet astre ; on s’imaginait que le soleil ne servait qu’à la pousser plus fortement : aussi l’auteur de la Genèse se conforme-t-il à cette erreur populaire, & par un singulier renversement de l’ordre des choses, il ne fait créer le soleil & la lune que quatre jours après la lumière. On ne peut concevoir comment il y a un matin & un soir avant qu’il y ait un soleil. Il y a là une confusion qu’il est impossible de débrouiller. L’auteur inspiré se conformait aux préjugés vagues & grossiers de la nation. Dieu ne prétendait pas enseigner la philosophie aux Juifs. Il pouvait élever leur esprit jusqu’à la vérité, mais il aimait mieux descendre jusqu’à eux.

La séparation de la lumière & des ténèbres n’est pas d’une meilleure physique ; il semble que la nuit & le jour fussent mêlés ensemble comme des grains d’espèces différentes que l’on sépare les uns des autres. On sait assez que les ténèbres ne sont autre chose que la privation de la lumière, & qu’il n’y a de lumière en effet qu’autant que nos yeux reçoivent cette sensation ; mais on était alors bien loin de connaître ces vérités.

L’idée d’un firmament est encor de la plus haute antiquité. On s’imaginait que les cieux étaient très solides, parce qu’on y voyait toûjours les mêmes phénomènes. Les cieux roulaient sur nos têtes ; ils étaient donc d’une matière fort dure. Le moyen de supputer combien les exhalaisons de la terre & des mers pouvaient fournir d’eau aux nuages ? Il n’y avait point de Halley qui pût faire ce calcul. Il y avait donc des réservoirs d’eau dans le ciel. Ces réservoirs ne pouvaient être portés que sur une bonne voûte ; on voyait à travers cette voûte, elle était donc de crystal. Pour que les eaux supérieures tombassent de cette voûte sur la terre, il était nécessaire qu’il y eût des portes, des écluses, des cataractes qui s’ouvrissent & se fermassent. Telle était l’astronomie juive ; & puisqu’on écrivait pour des Juifs, il fallait bien adopter leurs idées.

Dieu fit deux grands luminaires, l’un pour présider au jour, l’autre à la nuit ; il fit aussi les étoiles.

Toujours la même ignorance de la nature. Les Juifs ne savaient pas que la lune n’éclaire que par une lumière réfléchie. L’auteur parle ici des étoiles comme d’une bagatelle, quoiqu’elles soient autant de soleils dont chacun a des mondes roulant autour de lui. L’esprit saint se proportionnait à l’esprit du tems.

Dieu dit aussi, Faisons l’homme à notre image, & qu’il préside aux poissons, &c.

Qu’entendaient les Juifs par Faisons l’homme à notre image ? ce que toute l’antiquité entendait.

Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.

On ne fait des images que des corps. Nulle nation n’imagina un Dieu sans corps, & il est impossible de se le représenter autrement. On peut bien dire, Dieu n’est rien de ce que nous connaissons, mais on ne peut avoir aucune idée de ce qu’il est. Les Juifs crurent Dieu constamment corporel, comme tous les autres peuples. Tous les premiers Pères de l’Église crurent aussi Dieu corporel, jusqu’à ce qu’ils eussent embrassé les idées de Platon.

Il les créa mâle & femelle.

Si Dieu, ou les Dieux secondaires, créèrent l’homme mâle & femelle à leur ressemblance, il semble en ce cas que les Juifs croyaient Dieu, & les Dieux mâles & femelles. On ne sait d’ailleurs si l’auteur veut dire que l’homme avait d’abord les deux sexes, ou s’il entend que Dieu fit Adam & Ève le même jour : le sens le plus naturel est que Dieu forma Adam & Ève en même tems, mais ce sens contredirait absolument la formation de la femme faite d’une côte de l’homme longtems après les sept jours.

Et il se reposa le septième jour.

Les Phéniciens, les Caldéens, les Indiens, disaient que Dieu avait fait le monde en six tems, que l’ancien Zoroastre appelle les six Gahambars si célèbres chez les Perses.

Il est incontestable que tous ces peuples avaient une théologie avant que la horde Juive habitât les déserts d’Oreb & de Sinaï, avant qu’elle pût avoir des écrivains. Il est donc de la plus grande vraisemblance que l’histoire des six jours est imitée de celle des six tems.

Du lieu de volupté sortait un fleuve qui arrosait le jardin, & de là se partageait en quatre fleuves ; l’un s’appelle Phison, qui tourne dans le pays d’Évilath où vient l’or… Le second s’appelle Gehon, qui entoure l’Éthiopie… Le troisième est le Tigre, & le quatrième l’Euphrate.

Suivant cette version le paradis terrestre contenait près du tiers de l’Asie & de l’Afrique. L’Euphrate & le Tigre ont leur source à plus de soixante grandes lieuës l’un de l’autre, dans des montagnes horribles qui ne ressemblent guère à un jardin. Le fleuve qui borde l’Éthiopie, & qui ne peut être que le Nil ou le Niger, commence à plus de sept cents lieues des sources du Tigre & de l’Euphrate ; & si le Phison est le Phase, il est assez étonnant de mettre au même endroit la source d’un fleuve de Scythie & celle d’un fleuve d’Afrique.

Au reste, le jardin d’Éden est visiblement pris des jardins d’Éden à Saana dans l’Arabie heureuse, fameuse dans toute l’antiquité. Les Hébreux, peuple très récent, étaient une horde arabe. Ils se faisaient honneur de ce qu’il y avait de plus beau dans le meilleur canton de l’Arabie. Ils ont toûjours employé pour eux les anciennes traditions des grandes nations au milieu desquelles ils étaient enclavés.

Le Seigneur prit donc l’homme, & le mit dans le jardin de volupté, afin qu’il le cultivât.

C’est fort bien fait de cultiver son jardin, mais il est difficile qu’Adam cultivât un jardin de sept à huit cents lieues de long, apparemment qu’on lui donna des aides.

Ne mangez point du fruit de la science du bien & du mal.

Il est difficile de concevoir qu’il y ait eu un arbre qui enseignât le bien & le mal, comme il y a des poiriers & des abricotiers. D’ailleurs, pourquoi Dieu ne veut-il pas que l’homme connaisse le bien & le mal ? Le contraire n’était-il pas beaucoup plus digne de Dieu, & beaucoup plus nécessaire à l’homme ? Il semble à notre pauvre raison que Dieu devait ordonner de manger beaucoup de ce fruit ; mais il faut soumettre sa raison.

Dès que vous en aurez mangé vous mourrez.

Cependant Adam en mangea & n’en mourut point. Plusieurs Pères ont regardé tout cela comme une allégorie. En effet, on pourrait dire que les autres animaux ne savent pas qu’ils mourront, mais que l’homme le sait par sa raison. Cette raison est l’arbre de la science qui lui fait prévoir sa fin. Cette explication serait peut-être la plus raisonnable.

Le Seigneur dit aussi, Il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui.

On s’attend que le Seigneur va lui donner une femme : point du tout ; le Seigneur lui amène tous les animaux.

Et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son véritable nom.

Ce qu’on peut entendre par le véritable nom d’un animal serait un nom qui désignerait toutes les propriétés de son espèce, ou du moins les principales ; mais il n’en est ainsi dans aucune langue. Il y a dans chacune quelques mots imitatifs, comme coq en Celte, qui désigne un peu le cri du coq. Loupous en latin, &c. Mais ces mots imitatifs sont en très petit nombre. De plus, si Adam eût ainsi connu toutes les propriétés des animaux, ou il avait déjà mangé du fruit de la science, ou Dieu n’avait pas besoin de lui interdire ce fruit.

Observez que c’est ici la première fois qu’Adam est nommé dans la Genèse. Le premier homme, chez les anciens brachmanes, prodigieusement antérieurs aux Juifs, s’appelait Adimo, l’enfant de la terre, & sa femme Procriti, la vie ; c’est ce que dit le Védam, qui est peut-être le plus ancien livre du monde. Adam & Ève signifiaient ces mêmes choses dans la langue Phénicienne.

Lorsque Adam était endormi, Dieu prit une de ses côtes, & mit de la chair à la place, & de la côte qu’il avait tirée d’Adam il bâtit une femme, & il amena la femme à Adam.

Le Seigneur (un chapitre auparavant) avait déjà créé le mâle & la femelle ; pourquoi donc ôter une côte à l’homme pour en faire une femme qui existait déjà ? On répond que l’auteur annonce dans un endroit ce qu’il explique dans l’autre.

Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre, &c. il dit à la femme, &c.

Il n’est fait dans tout cet article aucune mention du Diable, tout y est physique. Le serpent était regardé, non seulement comme le plus rusé des animaux par toutes les nations orientales, mais encor comme immortel. Les Caldéens avaient une fable d’une querelle entre Dieu & le serpent ; & cette fable avait été conservée par Pherécide. Origène la cite dans son livre 6. contre Celse. On portait un serpent dans les fêtes de Bacchus. Les Égyptiens attachaient une espèce de divinité au serpent, au rapport d’Eusèbe dans sa préparation Évangélique livre premier chap. X. Dans l’Arabie & dans les Indes, à la Chine même, le serpent était regardé comme le symbole de la vie ; & de là vint que les Empereurs de la Chine, antérieurs à Moïse, portèrent toûjours l’image d’un serpent sur leur poitrine.

Ève n’est point étonnée que le serpent lui parle. Les animaux ont parlé dans toutes les anciennes histoires, & c’est pourquoi lorsque Pilpay & Lockman firent parler les animaux, personne n’en fut surpris.

Toute cette avanture est si physique & si dépouillée de toute allégorie, qu’on y rend raison pourquoi le serpent rempe depuis ce tems-là sur son ventre, pourquoi nous cherchons toûjours à l’écraser, & pourquoi il cherche toûjours à nous mordre ; précisément comme on rendait raison dans les anciennes métamorphoses pourquoi le corbeau qui était blanc autrefois est noir aujourd’hui, pourquoi le hibou ne sort de son trou que de nuit, pourquoi le loup aime le carnage, &c.

Je multiplierai vos misères & vos grossesses, vous enfanterez dans la douleur, vous serez sous la puissance de l’homme, & il vous dominera.

On ne conçoit guère que la multiplication des grossesses soit une punition ; c’était au contraire une très grande bénédiction, & surtout chez les Juifs. Les douleurs de l’enfantement ne sont considérables que dans les femmes délicates ; celles qui sont accoutumées au travail accouchent très aisément, surtout dans les climats chauds. Il y a quelquefois des bêtes qui souffrent beaucoup dans leur gésine ; il y en a même qui en meurent. Et quant à la supériorité de l’homme sur la femme, c’est une chose entièrement naturelle, c’est l’effet de la force du corps & même de celle de l’esprit. Les hommes en général ont des organes plus capables d’une attention suivie que les femmes, & sont plus propres aux travaux de la tête & du bras. Mais quand une femme a le poignet & l’esprit plus fort que son mari, elle en est partout la maîtresse ; c’est alors le mari qui est soumis à la femme.

Le Seigneur leur fit des tuniques de peau.

Ce passage prouve bien que les Juifs croyaient Dieu corporel, puisqu’ils lui font exercer le métier de tailleur. Un rabbin nommé Élieser a écrit que Dieu couvrit Adam & Ève de la peau même du serpent qui les avait tentés, & Origène prétend que cette tunique de peau était une nouvelle chair, un nouveau corps, que Dieu fit à l’homme.

Et le Seigneur dit, Voilà Adam qui est devenu comme l’un de nous.

Il faut renoncer au sens commun pour ne pas convenir que les Juifs admirent d’abord plusieurs Dieux. Il est plus difficile de savoir ce qu’ils entendent par ce mot Dieu, Éloïm. Quelques commentateurs ont prétendu que ce mot, l’un de nous, signifie la Trinité ; mais il n’est pas assurément question de la Trinité dans la Bible. La Trinité n’est pas un composé de plusieurs Dieux, c’est le même Dieu triple, & jamais les Juifs n’entendirent parler d’un Dieu en trois personnes. Par ces mots, semblable à nous, il est très vraisemblable que les Juifs entendaient les anges Éloïm, & qu’ainsi ce livre ne fut écrit que quand ils adoptèrent la créance de ces Dieux inférieurs.

Le Seigneur le mit hors du jardin de volupté, afin qu’il cultivât la terre.

Mais le Seigneur l’avait mis dans le jardin de volupté afin qu’il cultivât ce jardin. Si Adam de jardinier devint laboureur, il faut avouer qu’en cela son état n’empira pas beaucoup. Un bon laboureur vaut bien un bon jardinier.

Toute cette histoire en général se rapporte à l’idée qu’eurent tous les hommes, & qu’ils ont encor, que les premiers tems valaient mieux que les nouveaux. On a toûjours plaint le présent, & vanté le passé. Les hommes surchargés de travaux ont placé le bonheur dans l’oisiveté, ne songeant pas que le pire des états est celui d’un homme qui n’a rien à faire. On se vit souvent malheureux, & on se forgea l’idée d’un tems où tout le monde avait été heureux : c’est à peu près comme si on disait, il fut un tems où il ne périssait aucun arbre, où nulle bête n’était ni malade, ni faible, ni dévorée par une autre. De là l’idée du siècle d’or, de l’œuf percé par Arimane, du serpent qui déroba à l’âne la recette de la vie heureuse & immortelle que l’homme avait mise sur son bât, de là ce combat de Typhon contre Osiris, d’Ophionée contre les dieux, & cette fameuse boëte de Pandore, & tous ces vieux contes dont quelques-uns sont amusants, & dont aucun n’est instructif.

Et il mit devant le jardin de volupté un chérubin avec un glaive tournoyant & enflammé pour garder l’entrée de l’arbre de vie.

Le mot kerub signifie bœuf. Un bœuf armé d’un sabre enflammé fait une étrange figure à une porte ; mais les Juifs représentèrent depuis des anges en forme de bœufs & d’éperviers, quoiqu’il leur fût défendu de faire aucune figure : ils prirent visiblement ces bœufs & ces éperviers, des Égyptiens, dont ils imitèrent tant de choses. Les Égyptiens vénérèrent d’abord le bœuf comme le symbole de l’agriculture, & l’épervier comme celui des vents, mais ils ne firent jamais un portier d’un bœuf.

Les dieux Éloïm voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour épouses celles qu’ils choisirent.

Cette imagination fut encor celle de tous les peuples ; il n’y a aucune nation, excepté la Chine, où quelque Dieu ne soit venu faire des enfans à des filles. Ces Dieux corporels descendaient souvent sur la terre pour visiter leurs domaines ; ils voyaient nos filles, ils prenaient pour eux les plus jolies : les enfans nés du commerce de ces Dieux & des mortelles devaient être supérieurs aux autres hommes ; aussi la Genèse ne manque pas de dire que ces Dieux qui couchèrent avec nos filles produisirent des géants.

Et je ferai venir sur la terre les eaux du Déluge.

(Voyez l’article Inondation.) Je remarquerai seulement ici que Saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, no 8. dit : Maximum illud diluvium græca nec latina novit historia : ni l’histoire grecque ni la latine ne connaissent ce grand déluge. En effet on n’a jamais connu que ceux de Deucalion & d’Ogigès en Grèce, regardés comme universels dans les fables recueillies par Ovide, mais totalement ignorés dans l’Asie orientale.

Dieu dit à Noé, Je vais faire alliance avec vous & avec votre semence après vous, & avec tous les animaux.

Dieu faire alliance avec les bêtes ! quelle alliance ! mais s’il s’allie avec l’homme, pourquoi pas avec la bête ? elle a du sentiment, & il y a quelque chose d’aussi divin dans le sentiment que dans la pensée la plus métaphysique. D’ailleurs, les animaux sentent mieux que la plupart des hommes ne pensent. C’est apparemment en vertu de ce pacte que François d’Assise, fondateur de l’ordre séraphique, disait aux cigales & aux lièvres, Chantez, ma sœur la cigale, broutez, mon frère le levraut. Mais quelles ont été les conditions du traité ? que tous les animaux se dévoreraient les uns les autres, qu’ils se nourriraient de notre sang & nous du leur, qu’après les avoir mangés nous nous exterminerions avec rage, & qu’il ne nous manquerait plus que de manger nos semblables égorgés par nos mains. S’il y avait eu un tel pacte, il aurait été fait avec le Diable. Probablement tout ce passage ne veut dire autre chose sinon que Dieu est également le maître absolu de tout ce qui respire.

Et je mettrai mon arc dans les nuées, & il sera un signe de mon pacte, &c.

Remarquez que l’auteur ne dit pas, j’ai mis mon arc dans les nuées, il dit, je mettrai. Cela suppose évidemment que l’opinion commune était que l’arc-en-ciel n’avait pas toûjours existé. C’est un phénomène causé par la pluie, & on le donne ici comme quelque chose de surnaturel qui avertit que la terre ne sera plus inondée. Il est étrange de choisir le signe de la pluie pour assurer qu’on ne sera pas noyé ; mais aussi on peut répondre que dans le danger de l’inondation on est rassuré par l’arc-en-ciel.

Et sur le soir les deux anges arrivèrent à Sodome, &c.

Toute l’histoire des deux anges que les Sodomites voulurent violer, est peut-être la plus extraordinaire que l’antiquité ait inventée. Mais il faut considérer que presque toute l’Asie croyait qu’il y avait des démons incubes & succubes, que de plus ces deux anges étaient des créatures plus parfaites que les hommes, & qu’ils devaient être plus beaux, & allumer plus de désirs chez un peuple corrompu, que des hommes ordinaires.

Pour Loth qui propose ses deux filles aux Sodomites à la place des deux anges, & la femme de Loth changée en statue de sel, & tout le reste de cette histoire, qu’en peut-on dire ? L’ancienne fable arabique de Cinira & de Mirra a quelque rapport à l’inceste de Loth & de ses filles : & l’avanture de Philemon & de Baucis n’est pas sans ressemblance avec les deux anges qui apparurent à Loth & à sa femme. Pour la statue de sel, nous ne savons pas à quoi elle ressemble ; est-ce à l’histoire d’Orphée & d’Euridice ?

Il s’est trouvé quelques savants qui ont prétendu qu’on devait retrancher des livres canoniques toutes ces choses incroyables qui scandalisent les faibles ; mais on a dit que ces savants étaient des cœurs corrompus, des hommes à brûler, & qu’il est impossible d’être honnête homme si on ne croit pas que les Sodomites voulurent violer deux anges. C’est ainsi que raisonne une espèce de monstre qui veut dominer sur les esprits.

Quelques célèbres Pères de l’Église ont eu la prudence de tourner toutes ces histoires en allégories, à l’exemple des Juifs, & surtout de Philon. Des Papes plus prudens encor voulurent empêcher qu’on ne traduisît ces livres en langue vulgaire, de peur qu’on ne mît les hommes à portée de juger ce qu’on leur proposait d’adorer.

On doit certainement en conclure que ceux qui entendent parfaitement ce livre doivent tolérer ceux qui ne l’entendent pas ; car si ceux-ci n’y entendent rien, ce n’est pas leur faute ; mais ceux qui n’y comprennent rien, doivent tolérer aussi ceux qui comprennent tout.

GLOIRE.



Ben-al-bétif, ce digne chef des derviches leur disait un jour : Mes frères, il est très bon que vous vous serviez souvent de cette sacrée formule de notre Koran, Au nom de Dieu très miséricordieux ; car Dieu use de miséricorde, & vous apprenez à la faire en répétant souvent les mots qui recommandent une vertu, sans laquelle il resterait peu d’hommes sur la terre. Mais, mes frères, gardez-vous bien d’imiter ces téméraires qui se vantent à tout propos de travailler à la gloire de Dieu. Si un jeune imbécile soutient une thèse sur les catégories, thèse à laquelle préside un ignorant en fourrure, il ne manque pas d’écrire en gros caractères à la tête de sa thèse ; Ek Allah abron doxa : Ad majorem Dei gloriam. Un bon musulman a-t-il fait blanchir son sallon, il grave cette sottise sur sa porte ; un Saka porte de l’eau pour la plus grande gloire de Dieu. C’est un usage impie qui est pieusement mis en usage. Que diriez-vous d’un petit Chiaoux, qui en vuidant la chaise percée de notre Sultan, s’écrierait, À la plus grande gloire de notre invincible Monarque ? Il y a certainement plus loin du Sultan à Dieu, que du Sultan au petit Chiaoux.

Qu’avez-vous de commun, misérables vers de terre appelés hommes avec la gloire de l’Être infini ? Peut-il aimer la gloire ? Peut-il en recevoir de vous ? Peut-il en gouter ? Jusqu’à quand, animaux à deux pieds sans plumes, ferez-vous Dieu à votre image ? Quoi ! parce que vous êtes vains, parce que vous aimez la gloire, vous voulez que Dieu l’aime aussi ! S’il y avait plusieurs Dieux, chacun d’eux peut-être voudrait obtenir les suffrages de ses semblables. Ce serait là la gloire d’un Dieu. Si l’on peut comparer la grandeur infinie avec la bassesse extrême, ce Dieu serait comme le Roi Alexandre ou Scander, qui ne voulait entrer en lice qu’avec des Rois : Mais vous, pauvres gens, quelle gloire pouvez-vous donner à Dieu ? Cessez de profaner son nom sacré. Un Empereur nommé Octave Auguste, défendit qu’on le louât dans les écoles de Rome, de peur que son nom ne fût avili. Mais vous ne pouvez ni avilir l’Être suprême, ni l’honorer. Anéantissez-vous, adorez & taisez-vous.

Ainsi parlait Ben-al-bétif, & les derviches s’écrièrent, Gloire à Dieu ! Ben-al-bétif a bien parlé.


GRACE.



Sacrés consulteurs de Rome moderne, illustres & infaillibles théologiens, personne n’a plus de respect que moi pour vos divines décisions ; mais si Paul Émile, Scipion, Caton, Cicéron, César, Titus, Trajan, Marc-Aurèle, revenaient dans cette Rome qu’ils mirent autrefois en quelque crédit, vous m’avouerez qu’ils seraient un peu étonnés de vos décisions sur la grace. Que diraient-ils, s’ils entendaient parler de la grace de santé selon St. Thomas, & de la grace médicinale selon Cajetan ; de la grace extérieure, & intérieure, de la gratuite, de la sanctifiante, de l’actuelle, de l’habituelle, de la coopérante, de l’efficace qui quelquefois est sans effet, de la suffisante qui quelquefois ne suffit pas, de la versatile, & de la congrue ? en bonne foi, y comprendraient-ils plus que vous & moi ?

Quel besoin auraient ces pauvres gens, de vos sublimes instructions ? Il me semble que je les entends dire ;

Mes Révérends Pères, vous êtes de terribles génies : nous pensions sottement que l’Être éternel ne se conduit jamais par des loix particulières comme les vils humains, mais par ses loix générales, éternelles comme lui. Personne n’a jamais imaginé parmi nous, que Dieu fût semblable à un maître insensé qui donne un pécule à un esclave, & refuse la nourriture à l’autre ; qui ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cu-de jatte d’être son courrier.

Tout est grace de la part de Dieu ; il a fait au globe que nous habitons la grace de le former ; aux arbres, la grace de les faire croître ; aux animaux celle de les nourrir ; mais dira-t-on que si un loup trouve dans son chemin un agneau pour son souper, & qu’un autre loup meure de faim, Dieu a fait à ce premier loup une grace particulière ? S’est-il occupé par une grace prévenante à faire croître un chêne, préférablement à un autre chêne à qui la sève a manqué ? Si dans toute la nature, tous les êtres sont soumis aux loix générales, comment une seule espèce d’animaux n’y serait-elle pas soumise ?

Pourquoi le maître absolu de tout, aurait-il été plus occupé à diriger l’intérieur d’un seul homme, qu’à conduire le reste de la nature entière ? Par quelle bizarrerie changerait-il quelque chose dans le cœur d’un Courlandais ou d’un Biscayen, pendant qu’il ne change rien aux loix qu’il a imposées à tous les astres ?

Quelle pitié de supposer qu’il fait, défait, refait continuellement des sentimens dans nous ! & quelle audace de nous croire exceptés de tous les êtres ! Encore n’est-ce que pour ceux qui se confessent, que tous ces changements sont imaginés. Un Savoyard, un Bergamasque aura le lundi la grace de faire dire une messe pour douze sous ; le mardi il ira au cabaret, & la grace lui manquera ; le mercredi il aura une grace coopérante qui le conduira à confesse ; mais il n’aura point la grace efficace de la contrition parfaite ; le jeudi ce sera une grace suffisante qui ne lui suffira point, comme on l’a déjà dit. Dieu travaillera continuellement dans la tête de ce Bergamasque, tantôt avec force, tantôt faiblement, & le reste de la terre ne lui sera de rien ! il ne daignera pas se mêler de l’intérieur des Indiens & des Chinois ! S’il vous reste un grain de raison, mes Révérends Pères, ne trouvez-vous pas ce systême prodigieusement ridicule ?

Malheureux, voyez ce chêne qui porte sa tête aux nuës, & ce roseau qui rempe à ses piés ; vous ne dites pas que la grace efficace a été donnée au chêne, & a manqué au roseau. Levez les yeux au ciel, voyez l’éternel Démiurgos créant des millions de mondes qui gravitent tous les uns vers les autres, par des loix générales & éternelles. Voyez la même lumière se réfléchir du soleil à Saturne, & de Saturne à nous ; & dans cet accord de tant d’astres emportés par un cours rapide, dans cette obéissance générale de toute la nature, osez croire, si vous pouvez, que Dieu s’occupe de donner une grace versatile à sœur Thérèse & une grace concomitante à sœur Agnès !

Atome, à qui un sot atome a dit que l’Éternel a des loix particulières pour quelques atomes de ton voisinage, qu’il donne sa grace à celui-là, & la refuse à celui-ci ; que tel qui n’avait pas la grace hier, l’aura demain ; ne répète pas cette sottise. Dieu a fait l’univers, & ne va point créer des vents nouveaux pour remuer quelques brins de paille dans un coin de cet univers. Les théologiens sont comme les combattants chez Homère, qui croyaient que les dieux s’armaient tantôt contre eux, tantôt en leur faveur. Si Homère n’était pas considéré comme poëte, il le serait comme blasphémateur.

C’est Marc-Aurèle qui parle, ce n’est pas moi ; car Dieu qui vous inspire, me fait la grace de croire tout ce que vous dites, tout ce que vous avez dit, & tout ce que vous direz.

GUERRE.



La famine, la peste & la guerre sont les trois ingrédiens les plus fameux de ce bas monde. On peut ranger dans la classe de la famine toutes les mauvaises nourritures où la disette nous force d’avoir recours pour abréger notre vie dans l’espérance de la soutenir.

On comprend dans la peste, toutes les maladies contagieuses, qui sont au nombre de deux ou trois mille. Ces deux présents nous viennent de la Providence ; mais la guerre qui réunit tous ces dons, nous vient de l’imagination de trois ou quatre cents personnes, répandues sur la surface de ce globe, sous le nom de princes ou de ministres ; & c’est peut-être pour cette raison que dans plusieurs dédicaces on les appelle les images vivantes de la Divinité.

Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine, que la guerre traîne toûjours à sa suite la peste & la famine, pour peu qu’il ait vû les hôpitaux des armées d’Allemagne, & qu’il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre.

C’est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations, & fait périr année commune quarante mille hommes sur cent mille. Cette invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun ; par exemple, la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie & des peuples voisins, qu’elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs, pour aller les exterminer si elle pouvait.

Le peuple Romain assemblé jugeait qu’il était de son intérêt d’aller se battre avant la moisson, contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques : Et quelques années après, tous les Romains étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtems sur mer & sur terre. Il n’en est pas de même aujourd’hui.

Un généalogiste prouve à un Prince qu’il descend en droite ligne d’un Comte, dont les parents avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie. Le Prince & son conseil concluent sans difficulté que cette province qui est à quelques centaines de lieües de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que pour donner des loix aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du Prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite & à gauche, & marche à la gloire.

Les autres Princes qui entendent parler de cette équipée, y prennent part chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires, que Gengis-Kan, Tamerlan, Bajazet n’en traînèrent à leur suite.

Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, & qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux, s’ils veulent être de la partie ; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, & vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.

Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non-seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.

Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant & s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.

Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux & invoque Dieu solennellement, avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu & par le fer, & que pour comble de grace quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, & de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages & pour les naissances, ainsi que pour les meurtres ; ce qui n’est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles.

La Religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Une ame bien née n’en a pas la volonté, une ame tendre s’en effraie. Elle se représente un Dieu juste & vengeur ; mais la Religion artificielle encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint.

On paye partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont vêtus d’un long justaucorps noir, chargé d’un manteau écourté ; les autres ont une chemise par dessus une robe ; quelques-uns portent deux pendants d’étoffe bigarrée, par-dessus leur chemise. Tous parlent longtems ; ils citent ce qui s’est fait jadis en Palestine, à propos d’un combat en Vétéravie.

Le reste de l’année ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points & par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches, seront l’objet éternel des vengeances éternelles de l’Éternel ; que Polyeucte & Athalie sont les ouvrages du Démon ; qu’un homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus de marée un jour de carême, fait immanquablement son salut ; & qu’un pauvre homme qui mange pour deux sous & demi de mouton va pour jamais à tous les Diables.

De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, il y en a trois ou quatre tout au plus, composées par un Gaulois nommé Massillon, qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais dans tous ces discours, à peine en trouverez-vous deux où l’orateur ose dire quelques mots contre ce fléau & ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux & tous les crimes. Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l’amour qui est la seule consolation du genre humain, & la seule manière de le réparer ; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire.

Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdalouë ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges & de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne.

Misérables médecins des ames, vous criez pendant cinq quarts-d’heure sur quelques piqûres d’épingles, & vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos frères, la partie du genre humain consacrée à l’héroïsme sera ce qu’il y a de plus affreux dans la nature entière. Que deviennent & que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, & que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis que mes yeux qui s’ouvrent pour la dernière fois voient la ville où je suis né détruite par le fer & par la flamme, & que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes & des enfans expirant sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ?

Ce qu’il y a de pis, c’est que la guerre est un fléau inévitable. Si l’on y prend garde, tous les hommes ont adoré le Dieu Mars. Sabaoth chez les Juifs signifie le dieu des armes : mais Minerve chez Homère appelle Mars un Dieu furieux, insensé, infernal.