Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/E

Cramer (Tome 1p. 254-281).
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ÉGALITÉ.



Que doit un chien à un chien, & un cheval à un cheval ? Rien, aucun animal ne dépend de son semblable ; mais l’homme ayant reçu le rayon de la divinité qu’on appelle raison, quel en est le fruit ? c’est d’être esclave dans presque toute la terre.

Si cette terre était ce qu’elle semble devoir être, c’est-à-dire, si l’homme y trouvait partout une subsistance facile & assurée, & un climat convenable à sa nature, il est clair qu’il eût été impossible à un homme d’en asservir un autre. Que ce globe soit couvert de fruits salutaires, que l’air qui doit contribuer à notre vie ne nous donne point les maladies & la mort, que l’homme n’ait besoin d’autre logis & d’autre lit que celui des daims & des chevreuils ; alors les Gengiskan & les Tamerlan n’auront de valets que leurs enfans, qui seront assez honnêtes gens pour les aider dans leur vieillesse.

Dans cet état si naturel dont jouïssent tous les quadrupèdes, les oiseaux & les reptiles, l’homme serait aussi heureux qu’eux, la domination serait alors une chimère, une absurdité à laquelle personne ne penserait ; car pourquoi chercher des serviteurs quand vous n’avez besoin d’aucun service ?

S’il passait par l’esprit à quelque individu à tête tyrannique & à bras nerveux d’asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible, l’opprimé serait à cent lieües, avant que l’oppresseur eût pris ses mesures.

Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s’ils étaient sans besoins. La misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme : ce n’est pas l’inégalité qui est un malheur réel, c’est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s’appelle Sa Hautesse, tel autre Sa Sainteté ; mais il est dur de servir l’un ou l’autre.

Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir ; deux petites familles voisines ont des champs ingrats & rebelles ; il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu’ils l’égorgent, cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain ; l’autre va l’attaquer & est battue ; la famille servante est l’origine des domestiques & des manœuvres ; la famille battue est l’origine des esclaves.

Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l’une de riches qui commandent, l’autre de pauvres qui servent ; & ces deux se subdivisent en mille, & ces mille ont encor des nuances différentes.

Tous les pauvres ne sont pas absolument malheureux. La plupart sont nés dans cet état, & le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation ; mais quand ils la sentent, alors on voit des guerres, comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome ; celles des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent tôt ou tard par l’asservissement du peuple, parce que les puissants ont l’argent, & que l’argent est maître de tout dans un État ; je dis dans un État, car il n’en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira le mieux du fer, subjuguera toûjours celle qui aura plus d’or & moins de courage.

Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse & les plaisirs ; & avec beaucoup de goût pour la paresse : par conséquent tout homme voudrait avoir l’argent & les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, & ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très agréables. Vous voyez bien qu’avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux, qu’il est impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jaloux l’un de l’autre.

Le genre humain tel qu’il est, ne peut subsister à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout. Car certainement un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; & si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître de requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle, & en même tems la plus chimérique.

Comme les hommes sont excessifs en tout quand ils le peuvent, on a outré cette inégalité, on a prétendu dans plusieurs pays qu’il n’était pas permis à un citoyen de sortir de la contrée où le hasard l’a fait naître ; le sens de cette loi est visiblement, Ce pays est si mauvais & si mal gouverné que nous défendons à chaque individu d’en sortir, de peur que tout le monde n’en sorte. Faites mieux, donnez à tous vos sujets envie de demeurer chez vous, & aux étrangers d’y venir.

Chaque homme dans le fond de son cœur a droit de se croire entièrement égal aux autres hommes : il ne s’ensuit pas de là que le cuisinier d’un Cardinal doive ordonner à son maître de lui faire à dîner ; mais le cuisinier peut dire : Je suis homme comme mon maître ; je suis né comme lui en pleurant ; il mourra comme moi dans les mêmes angoisses & les mêmes cérémonies ; nous faisons tous deux les mêmes fonctions animales ; si les Turcs s’emparent de Rome, & si alors je suis Cardinal & mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service. Tout ce discours est raisonnable & juste ; mais en attendant que le grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie.

À l’égard d’un homme qui n’est ni cuisinier d’un Cardinal ni revêtu d’aucune autre charge dans l’État ; à l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d’être reçu partout avec l’air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs Monsignors n’ont ni plus de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, & qui s’ennuie d’être quelquefois dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre ? celui de s’en aller.


ENFER.



Dès que les hommes vécurent en société, ils durent s’apercevoir que plusieurs coupables échappaient à la sévérité des loix ; ils punissaient les crimes publics ; il fallut établir un frein pour les crimes secrets ; la religion seule pouvait être ce frein. Les Persans, les Caldéens, les Égyptiens, les Grecs, imaginèrent des punitions après la vie, & de tous les peuples anciens que nous connaissons, les Juifs furent les seuls qui n’admirent que des châtiments temporels. Il est ridicule de croire ou de feindre de croire, sur quelques passages très obscurs, que l’enfer était admis par les anciennes loix des Juifs, par leur Lévitique, par leur Décalogue, quand l’auteur de ces loix ne dit pas un seul mot qui puisse avoir le moindre rapport avec les châtiments de la vie future. On serait en droit de dire au rédacteur du Pentateuque, Vous êtes un homme inconséquent & sans probité, comme sans raison, très indigne du nom de législateur que vous vous arrogez. Quoi, vous connaissez un dogme aussi réprimant, aussi nécessaire au peuple que celui de l’enfer, & vous ne l’annoncez pas expressément ? & tandis qu’il est admis chez toutes les nations qui vous environnent, vous vous contentez de laisser deviner ce dogme par quelques commentateurs qui viendront quatre mille ans après vous, & qui donneront la torture à quelques-unes de vos paroles pour y trouver ce que vous n’avez pas dit ? Ou vous êtes un ignorant qui ne savez pas que cette créance était universelle en Égypte, en Caldée, en Perse ; ou vous êtes un homme très mal avisé, si étant instruit de ce dogme vous n’en avez pas fait la base de votre religion.

Les auteurs des loix juives pourraient tout au plus répondre, Nous avoüons que nous sommes excessivement ignorans, que nous avons appris à écrire fort tard, que notre peuple était une horde sauvage & barbare, qui de notre aveu erra près d’un demi-siècle dans des déserts impraticables, qu’elle usurpa enfin un petit pays par les rapines les plus odieuses, & par les cruautés les plus détestables dont jamais l’histoire ait fait mention. Nous n’avions aucun commerce avec les nations policées ; comment voulez-vous que nous pussions (nous les plus terrestres des hommes) inventer un systême tout spirituel ?

Nous ne nous servions du mot qui répond à ame, que pour signifier la vie ; nous ne connumes notre Dieu & ses ministres, ses anges, que comme des êtres corporels : la distinction de l’ame & du corps, l’idée d’une vie après la mort, ne peuvent être que le fruit d’une longue méditation, & d’une philosophie très fine. Demandez aux Hottentots, & aux nègres, qui habitent un pays cent fois plus étendu que le nôtre, s’ils connaissent la vie à venir ? Nous avons cru faire assez de persuader à notre peuple, que Dieu punissait les malfaiteurs jusqu’à la quatrième génération, soit par la lèpre, soit par des morts subites, soit par la perte du peu de bien qu’on pouvait posséder.

On répliquerait à cette apologie, Vous avez inventé un systême dont le ridicule saute aux yeux, car le malfaiteur qui se portait bien, & dont la famille prospérait, devait nécessairement se moquer de vous.

L’apologiste de la loi judaïque répondrait alors, Vous vous trompez ; car pour un criminel qui raisonnait juste, il y en avait cent qui ne raisonnaient point du tout. Celui qui ayant commis un crime ne se sentait puni ni dans son corps, ni dans celui de son fils, craignait pour son petit-fils. De plus, s’il n’avait pas aujourd’hui quelque ulcère puant, auquel nous étions très sujets, il en éprouvait dans le cours de quelques années : il y a toûjours des malheurs dans une famille, & nous faisions aisément accroire que ces malheurs étaient envoyés par une main divine, vengeresse des fautes secrettes.

Il serait aisé de répliquer à cette réponse, & de dire, Votre excuse ne vaut rien, car il arrive tous les jours que de très honnêtes gens perdent la santé & leurs biens ; & s’il n’y a point de famille à laquelle il ne soit arrivé des malheurs, si ces malheurs sont des châtiments de Dieu, toutes vos familles étaient donc des familles de fripons.

Le prêtre Juif pourrait répliquer encor ; il dirait qu’il y a des malheurs attachés à la nature humaine, & d’autres qui sont envoyés de Dieu expressément. Mais on ferait voir à ce raisonneur combien il est ridicule de penser que la fièvre & la grêle sont tantôt une punition divine, tantôt un effet naturel.

Enfin, les Pharisiens & les Esséniens chez les Juifs, admirent la créance d’un enfer à leur mode : ce dogme avait déjà passé des Grecs aux Romains, & fut adopté par les Chrétiens.

Plusieurs pères de l’Église ne crurent point les peines éternelles ; il leur paraissait absurde de brûler pendant toute l’éternité un pauvre homme pour avoir volé une chèvre. Virgile a beau dire dans son sixième chant de l’Énéïde :

Sedet aeternumque sedebit Infelix Theseus.

Il prétend en vain, que Thésée est assis pour jamais sur une chaise, & que cette posture est son supplice. D’autres croyaient que Thésée est un héros qui n’est point assis en enfer, & qu’il est dans les champs Élisées.

Il n’y a pas longtems qu’un bon honnête ministre huguenot prêcha & écrivit que les damnés auraient un jour leur grace, qu’il fallait une proportion entre le péché & le supplice, & qu’une faute d’un moment ne peut mériter un châtiment infini. Les prêtres ses confrères déposèrent ce juge indulgent ; l’un d’eux lui dit, Mon ami, je ne crois pas plus l’enfer éternel que vous ; mais il est bon que votre servante, votre tailleur & même votre procureur le croyent.


ENTOUSIASME.



Ce mot grec signifie émotion d’entrailles, agitation intérieure ; les Grecs inventèrent-ils ce mot pour exprimer les secousses qu’on éprouve dans les nerfs, la dilatation & le resserrement des intestins, les violentes contractions du cœur, le cours précipité de ces esprits de feu qui montent des entrailles au cerveau, quand on est vivement affecté ?

Ou bien donna-t-on d’abord le nom d’entousiasme, de trouble des entrailles, aux contorsions de cette pythie qui sur le trépied de Delphes recevait l’esprit d’Apollon par un endroit qui ne semble fait que pour recevoir des corps ?

Qu’entendons-nous par entousiasme ? que de nuances dans nos affections ! approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage. Voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre ame humaine.

Un géomètre assiste à une tragédie touchante, il remarque seulement qu’elle est bien conduite. Un jeune homme à côté de lui est ému et ne remarque rien, une femme pleure, un autre jeune homme est si transporté, que pour son malheur il va faire aussi une tragédie. Il a pris la maladie de l’entousiasme.

Le Centurion ou le Tribun militaire qui ne regardait la guerre que comme un métier dans lequel il y avait une petite fortune à faire, allait au combat tranquillement comme un couvreur monte sur un toit. César pleurait en voyant la statue d’Alexandre.

Ovide ne parlait d’amour qu’avec esprit. Sapho exprimait l’entousiasme de cette passion ; & s’il est vrai qu’elle lui coûta la vie, c’est que l’entousiasme chez elle devint démence. L’esprit de parti dispose merveilleusement à l’entousiasme, il n’est point de faction qui n’ait ses énergumènes.

L’entousiasme est surtout le partage de la dévotion mal entenduë. Le jeune faquir qui voit le bout de son nez en faisant ses prières, s’échauffe par degrés jusqu’à croire que s’il se charge de chaînes pesant cinquante livres, l’Être suprême lui aura beaucoup d’obligation. Il s’endort l’imagination toute pleine de Brama, & il ne manque pas de le voir en songe quelquefois même dans cet état où l’on n’est ni endormi ni éveillé, des étincelles sortent de ses yeux, il voit Brama resplendissant de lumière, il a des extases, & cette maladie devient souvent incurable.

La chose la plus rare est de joindre la raison avec l’entousiasme, la raison consiste à voir toûjours les choses comme elles sont. Celui qui dans l’ivresse voit les objets doubles est alors privé de sa raison ; l’entousiasme est précisément comme le vin. Il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, & de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d’activité. C’est ce qui arrive dans les grands mouvemens d’éloquence, & surtout dans la poësie sublime. L’entousiasme raisonnable est le partage des grands poëtes.

Cet entousiasme raisonnable est la perfection de leur art, c’est ce qui fit croire autrefois qu’ils étaient inspirés des dieux, & c’est ce qu’on n’a jamais dit des autres artistes.

Comment le raisonnement peut-il gouverner l’entousiasme ? c’est qu’un poëte dessine d’abord l’ordonnance de son tableau. La raison alors tient le crayon, mais veut-il animer ses personnages & leur donner le caractère des passions ? alors l’imagination s’échauffe, l’entousiasme agit. C’est un coursier qui s’emporte dans sa carrière, mais la carrière est régulièrement tracée.


ESPRIT FAUX.



Nous avons des aveugles, des borgnes, des bigles, des louches, des vuës longues, des vuës courtes, ou distinctes, ou confuses, ou faibles, ou infatigables. Tout cela est une image assez fidelle de notre entendement. Mais on ne connaît guère de vuë fausse. Il n’y a guère d’hommes qui prenne toûjours un coq pour un cheval, ni un pot de chambre pour une maison. Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d’ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom ? Par quelle étrange bizarrerie des hommes sensés ressemblent-ils à Don Quichote, qui croyait voir des géants où les autres hommes ne voyaient que des moulins à vent ? Encore Don Quichote était plus excusable que le Siamois qui croit que Sammonocodom est venu plusieurs fois sur la terre, & que le Turc qui est persuadé que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche. Car Don Quichote frappé de l’idée qu’il doit combattre des géants, peut se figurer qu’un géant doit avoir le corps aussi gros qu’un moulin, & les bras aussi longs que les ailes du moulin : mais de quelle supposition peut partir un homme sensé pour se persuader que la moitié de la lune est entrée dans une manche, & qu’un Sammonocodom est descendu du ciel pour venir jouer au cerf-volant à Siam, couper une forêt, & faire des tours de passe-passe ?

Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très faux quand il commentait l’Apocalypse.

Tout ce que certains tyrans des ames désirent, c’est que les hommes qu’ils enseignent, aient l’esprit faux. Un faquir élève un enfant qui promet beaucoup ; il emploie cinq ou six années à lui enfoncer dans la tête que le dieu Fo apparut aux hommes en éléphant blanc, & il persuade l’enfant qu’il sera fouetté après sa mort pendant cinq cent mille années, s’il ne croit pas ces métamorphoses. Il ajoute qu’à la fin du monde l’ennemi du dieu Fo viendra combattre contre cette divinité.

L’enfant étudie & devient un prodige ; il argumente sur les leçons de son maître, il trouve que Fo n’a pû se changer qu’en éléphant blanc, parce que c’est le plus beau des animaux. Les rois de Siam & du Pégu, dit-il, se sont fait la guerre pour un éléphant blanc ; certainement si Fo n’avait pas été caché dans cet éléphant, ces rois n’auraient pas été si insensés que de combattre pour la possession d’un simple animal.

L’ennemi de Fo viendra le défier à la fin du monde ; certainement cet ennemi sera un rinocerot, car le rinocerot combat l’éléphant. C’est ainsi que raisonne dans un âge mûr l’élève savant du faquir, & il devient une des lumières des Indes ; plus il a l’esprit subtil, plus il l’a faux, & il forme ensuite des esprits faux comme lui.

On montre à tous ces énergumènes un peu de géométrie, & ils l’apprennent assez facilement ; mais, chose étrange ! Leur esprit n’est pas redressé pour cela ; ils aperçoivent les vérités de la géométrie, mais elle ne leur apprend point à peser les probabilités ; ils ont pris leur pli, ils raisonneront de travers toute leur vie, & j’en suis fâché pour eux.

ÉTATS, GOUVERNEMENS.

Quel est le meilleur ?



Je n’ai jusqu’à présent connu personne qui n’ait gouverné quelque État. Je ne parle pas de messieurs les ministres, qui gouvernent en effet, les uns deux ou trois ans, les autres six mois, les autres six semaines ; je parle de tous les autres hommes qui à souper ou dans leur cabinet étalent leur systême de gouvernement, réformant les armées, l’Église, la robe & la finance.

L’Abbé de Bourzeis se mit à gouverner la France vers l’an 1645 sous le nom de Cardinal de Richelieu, & fit ce Testament politique dans lequel il veut enrôler la Noblesse dans la cavalerie pour trois ans, faire payer la taille aux Chambres des comptes & aux Parlemens, priver le Roi du produit de la gabelle ; il assure surtout que pour entrer en campagne avec cinquante mille hommes, il faut par économie en lever cent mille. Il affirme que la Provence seule a beaucoup plus de beaux ports de mer, que l’Espagne & l’Italie ensemble.

L’Abbé de Bourzeis n’avait pas voyagé. Au reste, son ouvrage fourmille d’anacronismes & d’erreurs ; il fait signer le Cardinal de Richelieu d’une manière dont il ne signa jamais, ainsi qu’il le fait parler comme il n’a jamais parlé. Au surplus, il emploie un chapitre entier à dire que la raison doit être la règle d’un État, & à tâcher de prouver cette découverte ; cet ouvrage de ténèbres, ce bâtard de l’Abbé de Bourzeis a passé longtems pour le fils légitime du Cardinal de Richelieu, & tous les académiciens, dans leurs discours de réception, ne manquaient pas de louer démesurément ce chef-d’œuvre de politique.

Le Sr. Gratien de Courtils voyant le succès du Testament politique de Richelieu, fit imprimer à la Haye le Testament de Colbert, avec une belle lettre de M. Colbert au Roi. Il est clair que si ce Ministre avait fait un pareil testament, il eût fallu l’interdire ; cependant ce livre a été cité par quelques auteurs. Un autre gredin, dont on ignore le nom, ne manqua pas de donner le Testament de Louvois, plus mauvais encor, s’il se peut, que celui de Colbert ; & un Abbé de Chévremont fit tester aussi Charles Duc de Lorraine. Nous avons eu les Testamens politiques du Cardinal Albéroni, du Maréchal de Belle-Isle, & enfin, celui de Mandrin.

Mr. de Boisguilebert, auteur du détail de la France, imprimé en 1695, donna le projet inexécutable de la dixme royale, sous le nom du Maréchal de Vauban.

Un fou nommé la Jonchère, qui n’avait pas de pain, fit en 1720 un projet de finance en quatre volumes, & quelques sots ont cité cette production, comme un ouvrage de la Jonchère le trésorier général, s’imaginant qu’un trésorier ne peut faire un mauvais livre de finances.

Mais il faut convenir que des hommes très sages, très dignes peut-être de gouverner, ont écrit sur l’administration des États, soit en France, soit en Espagne, soit en Angleterre. Leurs livres ont fait beaucoup de bien ; ce n’est pas qu’ils aient corrigé les Ministres qui étaient en place quand ces livres parurent, car un Ministre ne se corrige point, & ne peut se corriger ; il a pris sa croissance, plus d’instructions, plus de conseils, il n’a pas le tems de les écouter, le courant des affaires l’emporte ; mais ces bons livres forment les jeunes gens destinés aux places, ils forment les Princes, & la seconde génération est instruite.

Le fort & le faible de tous les gouvernemens a été examiné de près dans les derniers tems. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu & vu, dans quel État, dans quelle sorte de gouvernement voudriez-vous être né ? Je conçois qu’un grand seigneur terrien en France ne serait pas fâché d’être né en Allemagne ; il serait souverain, au lieu d’être sujet. Un pair de France serait fort aise d’avoir les privilèges de la pairie Anglaise, il serait législateur.

L’homme de robe & le financier se trouveraient mieux en France qu’ailleurs.

Mais quelle patrie choisirait un homme sage, libre, un homme d’une fortune médiocre, & sans préjugés ?

Un membre du conseil de Pondichéri, assez savant, revenait en Europe par terre avec un Brame, plus instruit que les Brames ordinaires. Comment trouvez-vous le gouvernement du grand Mogol ? dit le conseiller. Abominable, répondit le Brame : comment voulez-vous qu’un État soit heureusement gouverné par des Tartares ? Nos Rayas, nos Omras, nos Nababs sont fort contents ; mais les citoyens ne le sont guère, & des millions de citoyens sont quelque chose.

Le Conseiller & le Brame traversèrent en raisonnant toute la haute Asie. Je fais une réflexion, dit le Brame, c’est qu’il n’y a pas une république dans toute cette vaste partie du monde. Il y a eu autrefois celle de Tyr, dit le Conseiller, mais elle n’a pas duré longtems ; il y en avait encor une autre vers l’Arabie pétrée, dans un petit coin nommé la Palestine, si on peut honorer du nom de république une horde de voleurs & d’usuriers, tantôt gouvernée par des juges, tantôt par des espèces de Rois, tantôt par des grands pontifes, devenue esclave sept ou huit fois, & enfin chassée du pays qu’elle avait usurpé.

Je conçois, dit le Brame, qu’on ne doit trouver sur la terre que très peu de républiques. Les hommes sont rarement dignes de se gouverner eux-mêmes. Ce bonheur ne doit appartenir qu’à des petits peuples, qui se cachent dans des îles, ou entre des montagnes, comme des lapins qui se dérobent aux animaux carnassiers, mais à la longue ils sont découverts & dévorés.

Quand les deux voyageurs furent arrivés dans l’Asie mineure, le Conseiller dit au Brame, Croiriez-vous bien qu’il y a eu une république formée dans un coin de l’Italie, qui a duré plus de cinq cents ans, & qui a possédé cette Asie mineure, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, les Gaules, l’Espagne, & l’Italie entière ? Elle se tourna donc bien vite en monarchie, dit le Brame ? Vous l’avez deviné, dit l’autre. Mais cette monarchie est tombée, & nous faisons tous les jours de belles dissertations pour trouver les causes de sa décadence & de sa chute. Vous prenez bien de la peine, dit l’Indien ; cet Empire est tombé parce qu’il existait. Il faut bien que tout tombe ; j’espère bien qu’il en arrivera tout autant à l’Empire du grand Mogol.

À propos, dit l’Européen, croyez-vous qu’il faille plus d’honneur dans un État despotique, & plus de vertu dans une République ? L’Indien s’étant fait expliquer ce qu’on entend par honneur, répondit que l’honneur était plus nécessaire dans une République, & qu’on avait bien plus besoin de vertu dans un État monarchique. Car, dit-il, un homme qui prétend être élu par le peuple, ne le sera pas s’il est déshonoré ; au lieu qu’à la cour il pourra aisément obtenir une charge, selon la maxime d’un grand prince, qu’un courtisan pour réussir doit n’avoir ni honneur, ni humeur. À l’égard de la vertu, il en faut prodigieusement dans une Cour pour oser dire la vérité. L’homme vertueux est bien plus à son aise dans une république, il n’a personne à flatter.

Croyez-vous, dit l’homme d’Europe, que les loix & les religions soient faites pour les climats, de même qu’il faut des fourrures à Moscou, & des étoffes de gaze à Dély ? Oui, sans doute, dit le Brame ; toutes les loix qui concernent la physique, sont calculées pour le méridien qu’on habite ; il ne faut qu’une femme à un Allemand, & il en faut trois ou quatre à un Persan.

Les rites de la religion sont de même nature. Comment voudriez-vous, si j’étais chrétien, que je disse la messe dans ma province, où il n’y a ni pain ni vin ? À l’égard des dogmes, c’est autre chose ; le climat n’y fait rien. Votre religion n’a-t-elle pas commencé en Asie, d’où elle a été chassée ; n’existe-t-elle pas vers la mer Baltique, où elle était inconnue ?

Dans quel État, sous quelle domination aimeriez-vous mieux vivre ? dit le Conseiller. Partout ailleurs que chez moi, dit son compagnon ; & j’ai trouvé beaucoup de Siamois, de Tunquinois, de Persans, & de Turcs qui en disaient autant. Mais encor une fois, dit l’Européen, quel État choisiriez-vous ? Le Brame répondit ; Celui où l’on n’obéit qu’aux loix. C’est une vieille réponse, dit le Conseiller. Elle n’en est pas plus mauvaise, dit le Brame. Où est ce pays-là ? dit le Conseiller. Le Brame dit, Il faut le chercher. Voyez l’article GENÈVE.

ÉVANGILE.



C’est une grande question de savoir quels sont les premiers Évangiles. C’est une vérité constante, quoi qu’en dise Abadie, qu’aucun des premiers pères de l’Église inclusivement jusqu’à Irénée, ne cite aucun passage des quatre Évangiles que nous connaissons. Au contraire les Alloges, les Théodosiens rejetèrent constamment l’Évangile de St. Jean, & ils en parlaient toûjours avec mépris, comme l’avance St. Épiphane dans sa 34e homélie. Nos ennemis remarquent encor que non seulement les plus anciens pères ne citent jamais rien de nos Évangiles ; mais qu’ils rapportent plusieurs passages qui ne se trouvent que dans les Évangiles apocryphes rejetés du Canon.

St. Clément, par exemple, rapporte que notre Seigneur ayant été interrogé sur le tems où son royaume adviendrait, répondit, ce sera quand deux ne feront qu’un, quand le dehors ressemblera au dedans & quand il n’y aura ni mâle ni femelle. Or il faut avouer que ce passage ne se trouve dans aucun de nos Évangiles. Il y a cent exemples qui prouvent cette vérité ; on les peut recueillir dans l’Examen critique de M. Fréret secrétaire perpétuel de l’Académie des belles-lettres de Paris.

Le savant Fabricius s’est donné la peine de rassembler les anciens Évangiles que le tems a conservés, celui de Jacques paraît le premier. Il est certain qu’il a encor beaucoup d’autorité dans quelques Églises d’Orient. Il est appelé premier Évangile. Il nous reste la passion & la résurrection, qu’on prétend écrites par Nicodème. Cet Évangile de Nicodème est cité par St. Justin & par Tertullien, c’est là qu’on trouve les noms des accusateurs de notre Sauveur, Annas, Caïphas, Soumas, Dathan, Gamaliel, Judas, Levi, Nephtali ; l’attention de rapporter ces noms, donne une apparence de candeur à l’ouvrage. Nos adversaires ont conclu que puisqu’on supposa tant de faux Évangiles reconnus d’abord pour vrais, on peut aussi avoir supposé ceux qui font aujourd’hui l’objet de notre croyance. Ils insistent beaucoup sur la foi des premiers hérétiques qui moururent pour ces évangiles apocryphes. Il y eut donc des faussaires, des séducteurs & des gens séduits qui moururent pour l’erreur ; ce n’est donc pas une preuve de la vérité de notre religion que des martyrs soient morts pour elle.

Ils ajoutent de plus qu’on ne demanda jamais aux martyrs : Croyez-vous à l’Évangile de Jean, ou à l’Évangile de Jacques ? Les païens ne pouvaient fonder des interrogatoires sur des livres qu’ils ne connaissaient pas : les Magistrats punirent quelques Chrétiens comme perturbateurs du repos public ; mais ils ne les interrogèrent jamais sur nos quatre Évangiles. Ces livres ne furent un peu connus des Romains que sous Trajan, & ils ne furent entre les mains du public que dans les dernières années de Dioclétien. Les Sociniens rigides ne regardent donc nos quatre Évangiles que comme des ouvrages clandestins fabriqués environ un siècle après Jésus-Christ, & cachés soigneusement aux Gentils pendant un autre siècle. Ouvrages, disent-ils, grossièrement écrits par des hommes grossiers qui ne s’adressèrent longtems qu’à la populace. Nous ne voulons pas répéter ici leurs autres blasphèmes. Cette secte, quoique assez répandue, est aujourd’hui aussi cachée que l’étaient les premiers Évangiles. Il est d’autant plus difficile de les convertir, qu’ils ne croient que leur raison. Les autres Chrétiens ne combattent contre eux que par la voix sainte de l’Écriture : ainsi il est impossible que les uns & les autres étant toûjours ennemis, puissent jamais se rencontrer.

(par l’Abbé de Tilladet.)

D’EZÉCHIEL.

De quelques passages singuliers de ce prophète, & de quelques usages anciens.



On sait assez aujourd’hui qu’il ne faut pas juger des usages anciens par les modernes : qui voudrait réformer la cour d’Alcinoüs dans l’Odyssée, sur celle du grand Turc, ou de Louis XIV, ne serait pas bien reçu des savants : qui reprendrait Virgile d’avoir représenté le roi Évandre couvert d’une peau d’ours, & accompagné de deux chiens, pour recevoir des ambassadeurs, serait un mauvais critique.

Les mœurs des anciens Égyptiens & Juifs sont encor plus différentes des nôtres, que celles du roi Alcinoüs, de Nausica sa fille, & du bonhomme Évandre. Ézéchiel esclave chez les Caldéens eut une vision près de la petite rivière de Chobar qui se perd dans l’Euphrate.

On ne doit point être étonné qu’il ait vû des animaux à quatre faces, & à quatre aîles, avec des pieds de veau, ni des roues qui marchaient toutes seules, & qui avaient l’esprit de vie ; ces symboles plaisent même à l’imagination ; mais plusieurs critiques se sont révoltés contre l’ordre que le Seigneur lui donna de manger pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, du pain d’orge, de froment & de millet couvert d’excréments humains.

Le prophète s’écria, pouah ! pouah ! pouah ! mon ame n’a point été jusqu’ici pollüe ; & le Seigneur lui répondit, Eh bien, je vous donne de la fiente de bœuf au lieu d’excrément d’homme, & vous paîtrirez votre pain avec cette fiente.

Comme il n’est point d’usage de manger de telles confitures sur son pain, la plupart des hommes trouvent ces commandemens indignes de la majesté divine. Cependant il faut avoüer que de la bouse de vache & tous les diamans du grand Mogol sont parfaitement égaux, non seulement aux yeux d’un être divin, mais à ceux d’un vrai philosophe ; & à l’égard des raisons que Dieu pouvait avoir d’ordonner un tel déjeuner au prophète, ce n’est pas à nous de les demander.

Il suffit de faire voir que ces commandements qui nous paraissent étranges, ne le parurent pas aux Juifs. Il est vrai que la Synagogue ne permettait pas du tems de St. Jérôme la lecture d’Ézéchiel avant l’âge de trente ans ; mais c’était parce que dans le chapitre 18. il dit que le fils ne portera plus l’iniquité de son père, & qu’on ne dira plus, les pères ont mangé des raisins verds, & les dents des enfans en sont agacées.

En cela il se trouvait expressément en contradiction avec Moïse qui au chap. 28. des Nombres, assure que les enfans portent l’iniquité des pères, jusqu’à la troisième & quatrième génération.

Ézéchiel au chap. 20. fait dire encor au Seigneur, qu’il a donné aux Juifs des préceptes qui ne sont pas bons. Voilà pourquoi la Synagogue interdisait aux jeunes gens une lecture qui pouvait faire douter de l’irréfragabilité des loix de Moïse.

Les censeurs de nos jours sont encor plus étonnés du chap. 16. d’Ézéchiel ; voici comme ce prophète s’y prend pour faire connaître les crimes de Jérusalem. Il introduit le Seigneur parlant à une fille, & le Seigneur dit à la fille : Lorsque vous naquîtes, on ne vous avait point encor coupé le boyau du nombril, on ne vous avait point salée, vous étiez toute nüe, j’eus pitié de vous ; vous êtes devenüe grande, votre sein s’est formé, votre poil a paru, j’ai passé, je vous ai vue, j’ai connu que c’était le tems des amants ; j’ai couvert votre ignominie ; je me suis étendu sur vous avec mon manteau ; vous avez été à moi ; je vous ai lavée, parfumée, bien habillée, bien chaussée ; je vous ai donné une écharpe de coton, des bracelets, un collier ; je vous ai mis une pierrerie au nez, des pendants d’oreilles, & une couronne sur la tête, &c.

Alors, ayant confiance à votre beauté, vous avez forniqué pour votre compte avec tous les passants… Et vous avez bâti un mauvais lieu… & vous vous êtes prostituée jusque dans les places publiques, & vous avez ouvert vos jambes à tous les passans… & vous avez couché avec des Égyptiens… & enfin, vous avez payé des amans, & vous leur avez fait des présents, afin qu’ils couchassent avec vous… ; & en payant au lieu d’être payée, vous avez fait le contraire des autres filles… Le proverbe est, telle mère, telle fille, & c’est ce qu’on dit de vous, &c.

On s’élève encor davantage contre le chapitre 23. Une mère avait deux filles qui ont perdu leur virginité de bonne heure ; la plus grande s’appelait Oholla, & la petite Oliba… Oholla a été folle des jeunes seigneurs, magistrats, cavaliers ; elle a couché avec des Égyptiens dès sa première jeunesse… Oliba sa sœur a bien plus forniqué encor avec des officiers, des magistrats & des cavaliers bien faits ; elle a découvert sa turpitude, elle a multiplié ses fornications, elle a recherché avec emportement les embrassemens de ceux qui ont leur membre comme un âne, & qui répandent leur semence comme des chevaux……

Ces descriptions qui effarouchent tant d’esprits faibles ne signifient pourtant que les iniquités de Jérusalem & de Samarie ; les expressions qui nous paraissent libres ne l’étaient point alors. La même naïveté se montre sans crainte, dans plus d’un endroit de l’Écriture. Il y est souvent parlé d’ouvrir la vulve. Les termes dont elle se sert pour exprimer l’accouplement de Boos avec Ruth, de Juda avec sa belle-fille, ne sont point déshonnêtes en hébreu, & le seraient en notre langue.

On ne se couvre point d’un voile quand on n’a pas honte de sa nudité ; comment dans ces tems-là aurait-on rougi de nommer les génitoires, puisqu’on touchait les génitoires de ceux à qui l’on faisait quelque promesse ; c’était une marque de respect, un symbole de fidélité, comme autrefois parmi nous les seigneurs châtelains mettaient leurs mains entre celles de leurs seigneurs paramonts.

Nous avons traduit les génitoires par cuisse. Éliezer met la main sous la cuisse d’Abraham : Joseph met la main sous la cuisse de Jacob. Cette coutume était fort ancienne en Égypte. Les Égyptiens étaient si éloignés d’attacher de la turpitude à ce que nous n’osons ni découvrir, ni nommer, qu’ils portaient en procession une grande figure du membre viril nommé Phallum, pour remercier les dieux de faire servir ce membre à la propagation du genre humain.

Tout cela prouve assez que nos bienséances ne sont pas les bienséances des autres peuples. Dans quel tems y a-t-il eu chez les Romains plus de politesse que du tems du siècle d’Auguste ? Cependant, Horace ne fait nulle difficulté de dire dans une pièce morale,

Nec metuo, nedum futuo, vir rure recurrat.

Auguste se sert de la même expression dans une épigramme contre Fulvie.

Un homme qui prononcerait parmi nous le mot qui répond à futuo, serait regardé comme un crocheteur yvre ; ce mot, & plusieurs autres dont se servent Horace, & d’autres auteurs, nous paraît encor plus indécent que les expressions d’Ézéchiel. Défaisons-nous de tous nos préjugés quand nous lisons d’anciens auteurs, ou que nous voyageons chez des nations éloignées. La nature est la même partout, & les usages partout différens.

Je rencontrai un jour dans Amsterdam un Rabbin tout plein de ce chapitre. Ah ! mon ami, dit-il, que nous vous avons d’obligation ! Vous avez fait connaître toute la sublimité de la loi Mosaïque, le déjeuner d’Ézéchiel, ses belles attitudes sur le côté gauche ; Oholla & Oliba sont choses admirables, ce sont des types, mon frère, des types, qui figurent qu’un jour le peuple juif sera maître de toute la terre ; mais pourquoi en avez-vous omis tant d’autres qui sont à peu près de cette force ? pourquoi n’avez-vous pas représenté le Seigneur disant au sage Osée dès le second verset du premier chapitre. Osée, prends une fille de joie, & fais-lui des fils de fille de joye. Ce sont ses propres paroles. Osée prit la demoiselle, il en eut un garçon, & puis une fille, & puis encor un garçon, & c’était un type, & ce type dura trois années. Ce n’est pas tout, dit le Seigneur au 3e chapitre. Va-t’en prendre une femme qui soit non seulement débauchée, mais adultère ; Osée obéit, mais il lui en coûta quinze écus, & un setier & demi d’orge ; car vous savez que dans la terre promise il y avait très peu de froment. Mais savez-vous ce que tout cela signifie ? Non, lui dis-je ; Ni moi non plus, dit le rabbin.

Un grave savant s’approcha & nous dit que c’était des fictions ingénieuses & toutes remplies d’agrément. Ah, monsieur, lui répondit un jeune homme fort instruit, si vous voulez des fictions, croyez-moi, préférez celles d’Homère, de Virgile & d’Ovide, quiconque aime les prophéties d’Ézéchiel mérite de déjeuner avec lui.