Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Idole, Idolâtre, Idolâtrie

Cramer (Tome 1p. 336-355).

IDOLE, IDOLÂTRE, IDOLÂTRIE.



Idole, vient du grec Eidos, figure, Eidolos, représentation d’une figure, Latreuein, servir, révérer, adorer. Ce mot adorer est latin, & a beaucoup d’acceptions différentes : il signifie porter la main à la bouche en parlant avec respect : se courber, se mettre à genoux, saluer, & enfin communément, rendre un culte suprême.

Il est utile de remarquer ici que le dictionnaire de Trévoux commence cet article par dire que tous les payens étaient idolâtres, & que les Indiens sont encor des peuples idolâtres. Premièrement, on n’appela personne payen avant Théodose le jeune ; ce nom fut donné alors aux habitans des bourgs d’Italie, Pagorum incolæ, Pagani, qui conservèrent leur ancienne religion. Secondement, l’Indoustan est mahométan, & les Mahométans sont les implacables ennemis des images & de l’idolâtrie. Troisièmement, on ne doit point appeler idolâtres beaucoup de peuples de l’Inde qui sont de l’ancienne religion des Parsis, ni certaines castes qui n’ont point d’idole.

EXAMEN,
S’il y a jamais eu un gouvernement idolâtre ?

Il paraît que jamais il n’y a eu aucun peuple sur la terre qui ait pris ce nom d’idolâtre. Ce mot est une injure, un terme outrageant, tel que celui de Gavache que les Espagnols donnaient autrefois aux Français, & celui de Maranes que les Français donnaient aux Espagnols. Si on avait demandé au sénat de Rome, à l’aréopage d’Athènes, à la cour des rois de Perse, Êtes-vous idolâtres ? ils auraient à peine entendu cette question. Nul n’aurait répondu, Nous adorons des images, des idoles. On ne trouve ce mot, Idolâtre, Idolâtrie, ni dans Homère, ni dans Hésiode, ni dans Hérodote, ni dans aucun auteur de la religion des Gentils. Il n’y a jamais eu aucun édit, aucune loi qui ordonnât qu’on adorât des idoles, qu’on les servît en Dieux, qu’on les regardât comme des Dieux.

Quand les capitaines Romains & Carthaginois faisaient un traité, ils attestaient tous leurs Dieux. C’est en leur présence, disaient-ils, que nous jurons la paix. Or les statues de tous ces Dieux, dont le dénombrement était très long, n’étaient pas dans la tente des généraux ; ils regardaient les Dieux comme présens aux actions des hommes, comme témoins, comme juges, & ce n’est pas assurément le simulacre qui constituait la divinité.

De quel œil voyaient-ils donc les statues de leurs fausses divinités dans les temples ? Du même œil, s’il est permis de s’exprimer ainsi, que nous voyons les images des objets de notre vénération. L’erreur n’était pas d’adorer un morceau de bois ou de marbre, mais d’adorer une fausse divinité représentée par ce bois & ce marbre. La différence entre eux & nous n’est pas qu’ils eussent des images & que nous n’en ayons point ; la différence est que leurs images figuraient des êtres fantastiques dans une religion fausse, & que les nôtres figurent des êtres réels dans une religion véritable. Les Grecs avaient la statue d’Hercule, & nous celle de St. Christophe : ils avaient Esculape & sa chèvre, & nous St. Roch & son chien ; Jupiter armé du tonnerre, & nous St. Antoine de Padoue, & St. Jacques de Compostelle.

Quand le consul Pline adresse les prières aux Dieux immortels, dans l’exorde du panégyrique de Trajan, ce n’est pas à des images qu’il les adresse ; ces images n’étaient pas immortelles.

Ni les derniers tems du paganisme, ni les plus reculés, n’offrent pas un seul fait qui puisse faire conclure qu’on adorât une idole. Homère ne parle que des Dieux qui habitent le haut Olimpe. Le Palladium, quoique tombé du ciel, n’était qu’un gage sacré de la protection de Pallas ; c’était elle qu’on vénérait dans le Palladium.

Mais les Romains & les Grecs se mettaient à genoux devant des statues, leur donnaient des couronnes, de l’encens, des fleurs, les promenaient en triomphe dans les places publiques. Nous avons sanctifié ces coutumes, & nous ne sommes point idolâtres.

Les femmes en tems de sécheresse portaient les statues des dieux, après avoir jeûné. Elles marchaient pié nus ; les cheveux épars, & aussi-tôt il pleuvait à seaux, comme dit Pétrone, & statim urceatim pluebat. N’avons-nous pas consacré cet usage illégitime chez les Gentils, & légitime sans doute parmi nous ? Dans combien de villes ne porte-t-on pas nuds piés des charognes pour obtenir les bénédictions du ciel par leur intercession ? Si un Turc, un lettré Chinois était témoin de ces cérémonies, il pourrait par ignorance nous accuser d’abord de mettre notre confiance dans les simulacres que nous promenons ainsi en procession, mais il suffirait d’un mot pour le détromper.

On est surpris du nombre prodigieux de déclamations débitées dans tous les tems contre l’idolâtrie des Romains, & des Grecs ; & ensuite on est plus surpris encor quand on voit qu’ils n’étaient pas idolâtres.

Il y a des temples plus privilégiés que les autres. La grande Diane d’Éphèse avait plus de réputation qu’une Diane de village. Il se faisait plus de miracles dans le temple d’Esculape à Épidaure, que dans un autre de ses temples. La statue de Jupiter Olimpien attirait plus d’offrandes que celle de Jupiter Paphlagonien. Mais puisqu’il faut toûjours opposer ici les coutumes d’une religion vraie, à celles d’une religion fausse, n’avons-nous pas eu depuis plusieurs siècles plus de dévotion à certains autels qu’à d’autres ? Ne portons-nous pas plus d’offrandes à Notre-Dame de Lorette, qu’à Notre-Dame des Neiges ? C’est à nous à voir si on doit saisir ce prétexte pour nous accuser d’idolâtrie ?

On n’avait imaginé qu’une seule Diane, un seul Apollon, un seul Esculape ; non pas autant d’Apollons, de Dianes & d’Esculapes qu’ils avaient de temples & de statues. Il est donc prouvé, autant qu’un point d’histoire peut l’être, que les anciens ne croyaient pas qu’une statue fût une divinité, que le culte ne pouvait être rapporté à cette statue, à cette idole, & que par conséquent les anciens n’étaient point idolâtres.

Une populace grossière & superstitieuse qui ne raisonnait point, qui ne savait ni douter, ni nier, ni croire, qui courait aux temples par oisiveté, & parce que les petits y sont égaux aux grands, qui portait son offrande par coutume, qui parlait continuellement de miracles sans en avoir examiné aucun, & qui n’était guère au-dessus des victimes qu’elle amenait ; cette populace, dis-je, pouvait bien, à la vue de la grande Diane, & de Jupiter tonnant, être frappée d’une horreur religieuse, & adorer sans le savoir, la statue même ; c’est ce qui est arrivé quelquefois dans nos temples à nos paysans grossiers, & on n’a pas manqué de les instruire que c’est aux bienheureux, aux immortels reçus dans le ciel, qu’ils doivent demander leur intercession, & non à des figures de bois & de pierre, & qu’ils ne doivent adorer que Dieu seul.

Les Grecs & les Romains augmentèrent le nombre de leurs dieux par des apothéoses ; les Grecs divinisaient les conquérants, comme Bacchus, Hercule, Persée. Rome dressa des autels à ses empereurs. Nos apothéoses sont d’un genre différent. Nous avons des Saints au lieu de leurs demi-Dieux, de leurs Dieux secondaires ; mais nous n’avons égard ni au rang, ni aux conquêtes. Nous avons élevé des temples à des hommes simplement vertueux, qui seraient la plupart ignorés sur la terre, s’ils n’étaient placés dans le ciel. Les apothéoses des anciens sont faites par la flatterie, les nôtres par le respect pour la vertu. Mais ces anciennes apothéoses sont encor une preuve convaincante que les Grecs & les Romains n’étaient point proprement idolâtres. Il est clair qu’ils n’admettaient pas plus une vertu divine dans la statue d’Auguste & de Claudius, que dans leurs médailles.

Cicéron dans ses ouvrages philosophiques ne laisse pas soupçonner seulement qu’on puisse se méprendre aux statues des Dieux & les confondre avec les Dieux mêmes. Ses interlocuteurs foudroient la religion établie, mais aucun d’eux n’imagine d’accuser les Romains de prendre du marbre & de l’airain pour des divinités. Lucrèce ne reproche cette sottise à personne, lui qui reproche tout aux superstitieux. Donc, encor une fois, cette opinion n’existait pas, on n’en avait aucune idée. Il n’y avait point d’idolâtre.

Horace fait parler une statue de Priape ; il lui fait dire, J’étais autrefois un tronc de figuier ; un charpentier ne sachant s’il ferait de moi un dieu ou un banc, se détermina enfin à me faire dieu, &c. Que conclure de cette plaisanterie ? Priape était de ces petites divinités subalternes, abandonnées aux railleurs ; & cette plaisanterie même est la preuve la plus forte que cette figure de Priape qu’on mettait dans les potagers pour effrayer les oiseaux, n’était pas fort révérée.

Dacier en se livrant à l’esprit commentateur n’a pas manqué d’observer que Baruch avait prédit cette avanture, en disant, Ils ne seront que ce que voudront les ouvriers ; mais il pouvait observer aussi qu’on en peut dire autant de toutes les statues.

On peut d’un bloc de marbre tirer tout aussi bien une cuvette qu’une figure d’Alexandre, ou de Jupiter, ou de quelque autre chose plus respectable. La matière dont étaient formés les chérubins du Saint des Saints aurait pû servir également aux fonctions les plus viles. Un trône, un autel en sont-ils moins révérés, parce que l’ouvrier en pouvait faire une table de cuisine ?

Dacier au lieu de conclure que les Romains adoraient la statue de Priape, & que Baruch l’avait prédit, devait donc conclure que les Romains s’en moquaient. Consultez tous les auteurs qui parlent des statues de leurs dieux, vous n’en trouverez aucun qui parle d’idolâtrie ; ils disent expressément le contraire. Vous voyez dans Martial :

Qui finxit sacros auro vel marmore vultus,
Non facit ille deos.

Dans Ovide :

Colitur pro Jove forma Jovis.

Dans Stace :

Nulla autem effigies, nulli commissa metallo
Forma dei mentes habitare ac numina gaudet.

Dans Lucain :

Estne dei sedes, nisi terra & pontus & aër ?

On ferait un volume de tous les passages qui déposent que des images n’étaient que des images.

Il n’y a que le cas où les statues rendaient des oracles, qui ait pu faire penser que ces statues avaient en elles quelque chose de divin. Mais certainement l’opinion régnante était que les dieux avaient choisi certains autels, certains simulacres pour y venir résider quelquefois, pour y donner audience aux hommes, pour leur répondre. On ne voit dans Homère & dans les chœurs des tragédies Grecques, que des prières à Apollon qui rend ses oracles sur les montagnes, en tel temple, en telle ville ; il n’y a pas dans toute l’antiquité la moindre trace d’une prière adressée à une statue.

Ceux qui professaient la magie, qui la croyaient une science, ou qui feignaient de le croire, prétendaient avoir le secret de faire descendre les dieux dans les statues, non pas les grands dieux, mais les dieux secondaires, les génies. C’est ce que Mercure Trismégiste appelait faire des Dieux ; & c’est ce que St. Augustin réfute dans sa Cité de Dieu. Mais cela même montre évidemment que les simulacres n’avaient rien en eux de divin, puisqu’il fallait qu’un magicien les animât. Et il me semble qu’il arrivait bien rarement qu’un magicien fût assez habile pour donner une ame à une statue pour la faire parler.

En un mot, les images des Dieux n’étaient point des Dieux, Jupiter, & non pas son image, lançait le tonnerre ; ce n’était pas la statue de Neptune qui soulevait les mers, ni celle d’Apollon qui donnait la lumière. Les Grecs & les Romains étaient des Gentils, des Polythéïstes, & n’étaient point des idolâtres.

Si les Perses, les Sabéens, les Égyptiens, les Tartares, les Turcs ont été idolâtres ? Et de quelle antiquité est l’origine des simulacres appelés idoles. Histoire de leur culte.

C’est une grande erreur d’appeler idolâtres les peuples qui rendirent un culte au soleil & aux étoiles. Ces nations n’eurent longtems ni simulacres ni temples. Si elles se trompèrent, c’est en rendant aux astres ce qu’elles devaient au Créateur des astres : Encor le dogme de Zoroastre ou Zerdust, recueilli dans le Sadder, enseigne-t-il un Être suprême, vengeur & rémunérateur ; & cela est bien loin de l’idolâtrie. Le gouvernement de la Chine n’a jamais eu aucune idole ; il a toûjours conservé le culte simple du maître du ciel Kingtien. Gengis-Kan chez les Tartares n’était point idolâtre, & n’avait aucun simulacre. Les Musulmans qui remplissent la Grèce, l’Asie mineure, la Syrie, la Perse, l’Inde & l’Afrique, appellent les Chrétiens idolâtres, giaours, parce qu’ils croient que les chrétiens rendent un culte aux images. Ils brisèrent plusieurs statues qu’ils trouvèrent à Constantinople dans St. Sophie, & dans l’église des Sts. Apôtres, & dans d’autres qu’ils convertirent en mosquées. L’apparence les trompa comme elle trompe toûjours les hommes, & leur fit croire que des temples dédiés à des saints qui avaient été hommes autrefois, des images de ces saints révérées à genoux, des miracles opérés dans ces temples, étaient des preuves invincibles de l’idolâtrie la plus complète. Cependant il n’en est rien. Les Chrétiens n’adorent en effet qu’un seul Dieu, & ne révèrent dans les bienheureux que la vertu même de Dieu qui agit dans ses saints. Les Iconoclastes & les Protestants ont fait le même reproche d’idolâtrie à l’Église, & on leur a fait la même réponse.

Comme les hommes ont eu très rarement des idées précises, & ont encor moins exprimé leurs idées par des mots précis, & sans équivoque, nous appelames du nom d’Idolâtres les gentils, & surtout les Polythéistes. On a écrit des volumes immenses, on a débité des sentimens divers sur l’origine de ce culte rendu à Dieu, ou à plusieurs Dieux sous des figures sensibles : cette multitude de livres & d’opinions ne prouve que l’ignorance.

On ne sait pas qui inventa les habits & les chaussures, & on veut savoir qui le premier inventa les idoles ? Qu’importe un passage de Sanchoniaton qui vivait avant la guerre de Troye ? que nous apprend-il, quand il dit que le chaos, l’esprit, c’est-à-dire le souffle, amoureux de ses principes, en tira le limon, qu’il rendit l’air lumineux, que le vent Colp & sa femme Baü engendrèrent Éon, qu’Éon engendra Genos ? que Cronos leur descendant avait deux yeux par derrière comme par devant, qu’il devint Dieu, & qu’il donna l’Égypte à son fils Taut ? Voilà un des plus respectables monumens de l’antiquité.

Orphée antérieur à Sanchoniaton, ne nous en apprendra pas davantage, dans sa Théogonie, que Damascius nous a conservée. Il représente le principe du monde sous la figure d’un dragon à deux têtes, l’une de taureau, l’autre de lion, un visage au milieu, qu’il appelle visage dieu, & des aîles dorées aux épaules.

Mais vous pouvez de ces idées bizarres tirer deux grandes vérités, l’une que les images sensibles & les hiéroglyphes sont de l’antiquité la plus haute ; l’autre que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier principe.

Quant au Polythéisme, le bon sens vous dira que dès qu’il y a eu des hommes, c’est-à-dire des animaux faibles, capables de raison & de folie, sujets à tous les accidents, à la maladie & à la mort, ces hommes ont senti leur faiblesse & leur dépendance : ils ont reconnu aisément qu’il est quelque chose de plus puissant qu’eux. Ils ont senti une force dans la terre qui fournit leurs alimens ; une dans l’air qui souvent les détruit ; une dans le feu qui consume, & dans l’eau qui submerge. Quoi de plus naturel dans des hommes ignorans que d’imaginer des êtres qui présidaient à ces élémens ? Quoi de plus naturel que de révérer la force invisible qui faisait luire aux yeux le soleil & les étoiles ? Et dès qu’on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l’homme, quoi de plus naturel encor que de les figurer d’une manière sensible ? Pouvait-on même s’y prendre autrement ? La religion juive qui précéda la nôtre, & qui fut donnée par Dieu même, était toute remplie de ces images sous lesquelles Dieu est représenté. Il daigne parler dans un buisson le langage humain ; il paraît sur une montagne. Les esprits célestes qu’il envoie viennent tous avec une forme humaine ; enfin le sanctuaire est rempli de chérubins, qui sont des corps d’hommes avec des aîles & des têtes d’animaux ; c’est ce qui a donné lieu à l’erreur de Plutarque, de Tacite, d’Appien, & de tant d’autres, de reprocher aux Juifs d’adorer une tête d’âne. Dieu malgré sa défense de peindre, & de sculpter aucune figure, a donc daigné se proportionner à la faiblesse humaine, qui demandait qu’on parlât aux sens par des images.

Isaïe dans le chap. VI. voit le Seigneur assis sur un trône, & le bas de sa robe qui remplit le temple. Le Seigneur étend sa main, & touche la bouche de Jérémie, au chap. I. de ce prophète. Ézéchiel au chap. III. voit un trône de saphir, & Dieu lui paraît comme un homme assis sur ce trône. Ces images n’altèrent point la pureté de la religion juive, qui jamais n’employa les tableaux, les statues, les idoles, pour représenter Dieu aux yeux du peuple.

Les lettrés Chinois, les Parsis, les anciens Égyptiens n’eurent point d’idoles ; mais bientôt Isis & Osiris furent figurés ; bientôt Bel à Babilone fut un gros colosse. Brama fut un monstre bizarre dans la presqu’île de l’Inde. Les Grecs surtout multiplièrent les noms des dieux, les statues & les temples ; mais en attribuant toûjours la suprême puissance à leur Zeus nommé par les Latins Jupiter ; maître des dieux & des hommes. Les Romains imitèrent les Grecs. Ces peuples placèrent toûjours tous les dieux dans le ciel, sans savoir ce qu’ils entendaient par le ciel & par leur Olimpe : il n’y avait pas d’apparence que ces êtres supérieurs habitassent dans les nuées, qui ne sont que de l’eau. On en avait placé d’abord sept dans les sept planètes, parmi lesquelles on comptait le soleil ; mais depuis, la demeure de tous les Dieux fut l’étendue du ciel.

Les Romains eurent leurs douze grands Dieux ; six mâles & six femelles, qu’ils nommèrent Dii majorum gentium. Jupiter, Neptune, Apollon, Vulcain, Mars, Mercure ; Junon, Vesta, Minerve, Cérès, Vénus, Diane. Pluton fut alors oublié ; Vesta prit sa place.

Ensuite venaient les dieux minorum gentium, les dieux indigètes, les héros, comme Bacchus, Hercule, Esculape ; les Dieux infernaux, Pluton, Proserpine ; ceux de la mer, comme Thétis, Amphitrite, les Néréïdes, Glaucus ; puis les Driades, les Naïades ; les Dieux des jardins, ceux des bergers ; il y en avait pour chaque profession, pour chaque action de la vie, pour les enfans, pour les filles nubiles, pour les mariées, pour les accouchées ; on eut le dieu Pet. On divinisa enfin les empereurs. Ni ces empereurs, ni le dieu Pet, ni la déesse Pertunda, ni Priape, ni Rumilia la déesse des tetons, ni Stercutius le dieu de la garderobe, ne furent à la vérité regardés comme les maîtres du ciel & de la terre. Les empereurs eurent quelquefois des temples, les petits Dieux Pénates n’en eurent point, mais tous eurent leur figure, leur idole.

C’étaient de petits magots dont on ornait son cabinet. C’étaient les amusemens des vieilles femmes & des enfans, qui n’étaient autorisés par aucun culte public. On laissait agir à son gré la superstition de chaque particulier. On retrouve encor ces petites idoles dans les ruines des anciennes villes.

Si personne ne sait quand les hommes commencèrent à se faire des idoles, on sait qu’elles sont de l’antiquité la plus haute. Tharé père d’Abraham en faisait à Ur en Caldée. Rachel déroba & emporta les idoles de son beau-père Laban. On ne peut remonter plus haut.

Mais quelle notion précise avaient les anciennes nations de tous ces simulacres ? Quelle vertu, quelle puissance leur attribuait-on ? croyait-on que les Dieux descendaient du ciel pour venir se cacher dans ces statues ? ou qu’ils leur communiquaient une partie de l’esprit divin, ou qu’ils ne leur communiquaient rien du tout ? c’est encor sur quoi on a très inutilement écrit ; il est clair que chaque homme en jugeait selon le degré de sa raison, ou de sa crédulité, ou de son fanatisme. Il est évident que les prêtres attachaient le plus de divinité qu’ils pouvaient à leurs statues, pour s’attirer plus d’offrandes. On sait que les philosophes réprouvaient ces superstitions, que les guerriers s’en moquaient, que les Magistrats les toléraient, & que le peuple toûjours absurde ne savait ce qu’il faisait. C’est en peu de mots l’histoire de toutes les nations à qui Dieu ne s’est pas fait connaître.

On peut se faire la même idée du culte que toute l’Égypte rendit à un bœuf, & que plusieurs villes rendirent à un chien, à un singe, à un chat, à des oignons. Il y a grande apparence que ce furent d’abord des emblèmes. Ensuite un certain bœuf Apis, un certain chien, nommé Anubis, furent adorés ; on mangea toûjours du bœuf & des oignons ; mais il est difficile de savoir ce que pensaient les vieilles femmes d’Égypte, des oignons sacrés & des bœufs.

Les idoles parlaient assez souvent. On faisait commémoration à Rome le jour de la fête de Cibèle, des belles paroles que la statue avait prononcées, lorsqu’on en fit la translation du palais du roi Attale.

Ipsa pati volui, ne sit mora, mitte volentem :
Dignus Roma locus, quò deus omnis eat.

« J’ai voulu qu’on m’enlevât, emmenez-moi vite ; Rome est digne que tout dieu s’y établisse. »

La statue de la Fortune avait parlé ; les Scipions, les Cicérons, les Césars, à la vérité, n’en croyaient rien ; mais la vieille à qui Encolpe donna un écu pour acheter des oyes & des dieux, pouvait fort bien le croire.

Les idoles rendaient aussi des oracles, & les prêtres cachés dans le creux des statues parlaient au nom de la divinité.

Comment au milieu de tant de Dieux & de tant de théogonies différentes, & de cultes particuliers, n’y eut-il jamais de guerre de religion chez les peuples nommés idolâtres ? Cette paix fut un bien qui nâquit d’un mal, de l’erreur même. Car chaque nation reconnaissant plusieurs dieux inférieurs, trouva bon que ses voisins eussent aussi les leurs. Si vous exceptez Cambyse à qui on reproche d’avoir tué le bœuf Apis, on ne voit dans l’histoire profane aucun conquérant qui ait maltraité les dieux d’un peuple vaincu. Les Gentils n’avaient aucune religion exclusive, & les prêtres ne songèrent qu’à multiplier les offrandes & les sacrifices.

Les premières offrandes furent des fruits. Bientôt après il falut des animaux pour la table des prêtres ; ils les égorgeaient eux-mêmes ; ils devinrent bouchers & cruels ; enfin ils introduisirent l’usage horrible de sacrifier des victimes humaines ; & surtout des enfans & de jeunes filles. Jamais les Chinois, ni les Parsis, ni les Indiens ne furent coupables de ces abominations. Mais à Hiéropolis en Égypte, au rapport de Porphyre, on immola des hommes.

Dans la Tauride on sacrifiait des étrangers. Heureusement les prêtres de la Tauride ne devaient pas avoir beaucoup de pratiques. Les premiers Grecs, les Cypriots, les Phéniciens, les Tyriens, les Carthaginois, eurent cette superstition abominable. Les Romains eux-mêmes tombèrent dans ce crime de religion ; & Plutarque rapporte qu’ils immolèrent deux Grecs & deux Gaulois, pour expier les galanteries de trois Vestales. Procope, contemporain du roi des Francs Théodebert, dit que les Francs immolèrent des hommes quand ils entrèrent en Italie avec ce prince. Les Gaulois, les Germains faisaient communément de ces affreux sacrifices. On ne peut guère lire l’histoire sans concevoir de l’horreur pour le genre humain.

Il est vrai que chez les Juifs Jephté sacrifia sa fille, & que Saül fut prêt d’immoler son fils. Il est vrai que ceux qui étaient voués au Seigneur par anathème ne pouvaient être rachetés ainsi qu’on rachetait les bêtes, & qu’il fallait qu’ils périssent. Samuël prêtre Juif hacha en morceaux avec un saint couperet le Roi Agag prisonnier de guerre à qui Saül avait pardonné, & Saül fut réprouvé pour avoir observé le droit des gens avec ce Roi ; mais Dieu maître des hommes, peut leur ôter la vie quand il veut, comme il le veut, & par qui il veut ; & ce n’est pas aux hommes à se mettre à la place du maître de la vie & de la mort, & à usurper les droits de l’Être suprême.

Pour consoler le genre humain de cet horrible tableau, de ces pieux sacrilèges, il est important de savoir que chez presque toutes les nations nommées idolâtres, il y avait la théologie sacrée & l’erreur populaire, le culte secret & les cérémonies publiques, la religion des sages & celle du vulgaire. On n’enseignait qu’un seul Dieu aux initiés dans les mystères : il n’y a qu’à jeter les yeux sur l’hymne attribué à l’ancien Orphée, qu’on chantait dans les mystères de Cérès Éleusine, si célèbre en Europe & en Asie : « Contemple la nature divine, illumine ton esprit, gouverne ton cœur, marche dans la voie de la justice, que le Dieu du ciel & de la terre soit toûjours présent à tes yeux ; il est unique, il existe seul par lui-même, tous les êtres tiennent de lui leur existence : il les soutient tous ; il n’a jamais été vu des mortels, & il voit toutes choses. »

Qu’on lise encor ce passage du philosophe Maxime de Madaure, dans sa Lettre à St. Augustin : « Quel homme est assez grossier, assez stupide pour douter qu’il soit un Dieu suprême éternel, infini, qui n’a rien engendré de semblable à lui-même, & qui est le père commun de toutes choses ? »

Il y a mille témoignages que les sages abhorraient non seulement l’idolâtrie, mais encor le polythéisme.

Épictète, ce modèle de résignation & de patience, cet homme si grand dans une condition si basse, ne parle jamais que d’un seul Dieu. Voici une de ses maximes : « Dieu m’a créé, Dieu est au-dedans de moi, je le porte partout. Pourrais-je le souiller par des pensées obscènes, par des actions injustes, par d’infâmes désirs ? Mon devoir est de remercier Dieu de tout, de le louer de tout, & de ne cesser de le bénir, qu’en cessant de vivre. » Toutes les idées d’Épictète roulent sur ce principe.

Marc-Aurèle, aussi grand peut-être sur le trône de l’empire romain, qu’Épictète dans l’esclavage, parle souvent, à la vérité, des dieux, soit pour se conformer au langage reçu, soit pour exprimer des êtres mitoyens entre l’Être suprême & les hommes ; mais en combien d’endroits ne fait-il pas voir qu’il ne reconnaît qu’un Dieu éternel, infini ! « Notre âme, dit-il, est une émanation de la divinité. Mes enfans, mon corps, mes esprits me viennent de Dieu. »

Les Stoïciens, les Platoniciens, admettaient une nature divine & universelle : les Épicuriens la niaient. Les Pontifes ne parlaient que d’un seul Dieu dans les mystères. Où étaient donc les idolâtres ?

Au reste c’est une des grandes erreurs du Dictionnaire de Moréri de dire que du tems de Théodose le jeune, il ne resta plus d’idolâtres que dans les pays reculés de l’Asie & de l’Afrique. Il y avait dans l’Italie beaucoup de peuples encor Gentils, même au septième siècle. Le nord de l’Allemagne depuis le Vézer, n’était pas chrétien du tems de Charlemagne. La Pologne & tout le septentrion restèrent longtems après lui dans ce qu’on appelle idolâtrie. La moitié de l’Afrique, tous les royaumes au-delà du Gange, le Japon, la populace de la Chine, cent hordes de Tartares ont conservé leur ancien culte. Il n’y a plus en Europe que quelques Lapons, quelques Samoyèdes, quelques Tartares, qui aient persévéré dans la religion de leurs ancêtres.

Finissons par remarquer que dans les tems qu’on appelle parmi nous le moyen âge, nous appelions le pays des Mahométans la Paganie. Nous traitions d’idolâtres, d’adorateurs d’images, un peuple qui a les images en horreur. Avouons encor une fois, que les Turcs sont plus excusables de nous croire idolâtres, quand ils voient nos autels chargés d’images & de statues.