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Philosophe, amateur de la sagesse, c’est-à-dire de la vérité. Tous les philosophes ont eu ce double caractère ; il n’en est aucun dans l’antiquité qui n’ait donnés des exemples de vertu aux hommes, et des leçons de vérités morales. Ils ont pu se tromper tous sur la physique ; mais elle est si peu néssaire à la conduite de la vie que les philosophes n’avaient pas besoin d’elle. Il a fallu des siècles pour connaître une partie des lois de la nature. Un jour suffit à un sage pour connaître les devoirs de l’homme.
Le philosophe n’est point enthousiaste, il ne s’érige point en prophète, il ne se dit point inspiré des dieux ; ainsi je ne mettrai au rang des philosophes, ni l’ancien Zoroastre, ni Hermès, ni l’ancien Orphée, ni aucun de ces législateurs dont se vantaient les nations de la Chaldée, de la Perse, de la Syrie, de l’Égypte, et de la Grèce. Ceux qui se dirent enfants des dieux étaient les pères de l’imposture ; et s’ils se servirent du mensonge pour enseigner des vérités, ils étaient indignes de les enseigner ; ils n’étaient pas philosophes : ils étaient tout au plus de très-prudents menteurs.
Par quelle fatalité, honteuse peut-être pour les peuples occidentaux, faut-il aller au bout de l’Orient pour trouver un sage simple, sans faste, sans imposture, qui enseignait aux hommes à vivre heureux six cents ans avant notre ère vulgaire, dans un temps où tout le Septentrion ignorait l’usage des lettres, et où les Grecs commençaient à peine à se distinguer par la sagesse ? Ce sage est Confucius, qui, étant législateur, ne voulut jamais tromper les hommes. Quelle plus belle règle de conduite a-t-on jamais donnée depuis lui dans la terre entière !
« Réglez un État comme vous réglez une famille ; on ne peut bien gouverner sa famille qu’en lui donnant l’exemple.
« La vertu doit être commune au laboureur et au monarque.
« Occupe-toi du soin de prévenir les crimes pour diminuer le soin de les punir.
« Sous les bons rois Yao et Xu les Chinois furent bons ; sous les mauvais rois Kie et Chu ils furent méchants.
« Fais à autrui comme à toi-même.
« Aime les hommes en général ; mais chéris les gens de bien. Oublie les injures, et jamais les bienfaits.
« J’ai vu des hommes incapables de sciences, je n’en ai jamais vu incapables de vertus. »
Avouons qu’il n’est point de législateur qui ait annoncé des vérités plus utiles au genre humain.
Une foule de philosophes grecs enseigna depuis une morale aussi pure. S’ils s’étaient bornés à leurs vains systèmes de physique, on ne prononcerait aujourd’hui leur nom que pour se moquer d’eux. Si on les respecte encore, c’est qu’ils furent justes, et qu’ils apprirent aux hommes à l’être.
On ne peut lire certains endroits de Platon et surtout l’admirable exorde des lois de Zaleucus, sans éprouver dans son cœur l’amour des actions honnêtes et généreuses. Les Romains ont leur Cicéron, qui seul vaut peut-être tous les philosophes de la Grèce. Après lui viennent des hommes encore plus respectables, mais qu’on désespère presque d’imiter : c’est Épictète dans l’esclavage, ce sont les Antonins et les Julien sur le trône.
Quel est le citoyen parmi nous qui se priverait, comme Julien, Antonin et Marc-Aurèle, de toutes les délicatesses de notre vie molle et efféminée ? qui dormirait comme eux sur la dure ? qui voudrait s’imposer leur frugalité ? qui marcherait comme eux à pied et tête nue à la tête des armées, exposé tantôt à l’ardeur du soleil, tantôt aux frimas ? qui commanderait comme eux à toutes ses passions ? Il y a parmi nous des dévots ; mais où sont les sages ? où sont les âmes inébranlables, justes, et tolérantes ?
Il y a eu des philosophes de cabinet en France; et tous, excepté Montaigne, ont été persécutés. C’est, ce me semble, le dernier degré de la malignité de notre nature, de vouloir opprimer ces mêmes philosophes qui la veulent corriger.
Je conçois bien que des fanatiques d’une secte égorgent les enthousiastes d’une autre secte, que les franciscains haïssent les dominicains, et qu’un mauvais artiste cabale pour perdre celui qui le surpasse ; mais que le sage Charron ait été menacé de perdre la vie, que le savant et généreux Ramus ait été assassiné, que Descartes ait été obligé de fuir en Hollande pour se soustraire à la rage des ignorants, que Gassendi ait été forcé plusieurs fois de se retirer à Digne, loin des calomnies de Paris : c’est là l’opprobre éternel d’une nation.
Un des philosophes les plus persécutés fut l’immortel Bayle, l’honneur de la nature humaine. On me dira que le nom de Jurieu son calomniateur et son persécuteur est devenu exécrable, je l’avoue ; celui du jésuite Le Tellier l’est devenu aussi ; mais de grands hommes qu’il opprimait en ont-ils moins fini leurs jours dans l’exil et dans la disette ?
Un des prétextes dont on se servit pour accabler Bayle, et pour le réduire à la pauvreté, fut son article de David dans son utile dictionnaire[1]. On lui reprochait de n’avoir point donné de louanges à des actions qui en elles-mêmes sont injustes, sanguinaires, atroces, ou contraires à la bonne foi, ou qui font rougir la pudeur.
Bayle à la vérité, ne loua point David pour avoir ramassé, selon les livres hébreux , si cent vagabonds perdus de dettes et de crimes ; pour avoir pillé ses compatriotes à la tête de ces bandits ; pour être venu dans le dessein d’égorger Nabal et toute sa famille, parce qu’il n’avait pas voulu payer les contributions ; pour avoir été vendre ses services au roi Achis, ennemi de sa nation ; pour avoir trahi ce roi Achis, son bienfaiteur ; pour avoir saccagé les villages alliés de ce roi Achis ; pour avoir massacré dans ces villages jusqu’aux enfants à la mamelle, de peur qu’il ne se trouvât un jour une personne qui put faire connaître ses déprédations, comme si un enfant à la mamelle aurait pu révéler son crime ; pour avoir fait périr tous les habitants de quelques autres villages sous des scies, sous des herses de fer, sous des cognées de fer, et dans des fours à briques ; pour avoir ravi le trône à Isboseth, fils de Saül, par une perfidie ; pour avoir dépouillé et fait périr Miphiboseth, petit-fils de Saül et fils de son ami, de son protecteur Jonathas ; pour avoir livré aux Gabaonites deux autres enfants de Saül, et cinq de ses petits-enfants, qui moururent à la potence.
Je ne parle pas de la prodigieuse incontinence de David, de ses concubines, de son adultère avec Bethsabée, et du meurtre d’Urie.
Quoi donc ! les ennemis de Bayle auraient-ils voulu que Bayle eût fait l’éloge de toutes ces cruautés et de tous ces crimes ? Faudrait-il qu’il eût dit : « Princes de la terre, imitez l’homme selon le cœur de Dieu ; massacrez sans pitié les alliés de votre bienfaiteur ; égorgez ou faites égorger toute la famille de votre roi ; couchez avec toutes les femmes en faisant répandre le sang des hommes : et vous serez un modèle de vertu, quand on dira que vous avez fait des psaumes ? »
Bayle n’avait-il pas grande raison de dire que si David fut selon le cœur de Dieu, ce fut par sa pénitence, et non par ses forfaits ? Bayle ne rendait-il pas service au genre humain, en disant que Dieu, qui a sans doute dicté toute l’histoire juive, n’a pas canonisé tous les crimes rapportés dans cette histoire ?
Cependant Bayle fut persécuté ; et par qui ? par des hommes persécutés ailleurs, par des fugitifs qu’on aurait livrés aux flammes dans leur patrie ; et ces fugitifs étaient combattus par d’autres fugitifs appelés jansénistes, chassés de leur pays par les jésuites, qui ont enfin été chassés à leur tour.
Ainsi tous les persécuteurs se sont déclaré une guerre mortelle, tandis que le philosophe, opprimé par eux tous, s’est contenté de les plaindre.
On ne sait pas assez que Fontenelle, en 1713, fut sur le point de perdre ses pensions, sa place et sa liberté, pour avoir rédigé en France, vingt ans auparavant, le Traité des oracles du savant Van Dale, dont il avait retranché avec précaution tout ce qui pouvait alarmer le fanatisme. Un jésuite[2] avait écrit contre Fontenelle, il n’avait pas daigné répondre ; et c’en fut assez pour que le jésuite Le Tellier, confesseur de Louis XIV, accusât auprès du roi Fontenelle d’athéisme.
Sans M. d’Argenson, il arrivait que le digne fils d’un faussaire, procureur de Vire, et reconnu faussaire lui-même, proscrivait la vieillesse du neveu de Corneille.
Il est si aisé de séduire son pénitent que nous devons bénir Dieu que ce Le Tellier n’ait pas fait plus de mal. Il y a deux gîtes dans le monde où l’on ne peut tenir contre la séduction et la calomnie : ce sont le lit et le confessionnal.
Nous avons toujours vu les philosophes persécutés par des fanatiques ; mais est-il possible que les gens de lettres s’en mêlent aussi, et qu’eux-mêmes ils aiguisent souvent contre leurs frères les armes dont on les perce tous l’un après l’autre ?
Malheureux gens de lettres ! est-ce à vous d’être délateurs ? Voyez si jamais chez les Romains il y eut des Garasse, des Chaumeix, des Hayer[3], qui accusassent les Lucrèce, les Posidonius, les Varron, et les Pline.
Être hypocrite, quelle bassesse ! mais être hypocrite et méchant, quelle horreur ! Il n’y eut jamais d’hypocrites dans l’ancienne Rome, qui nous comptait pour une petite partie de ses sujets. Il y avait des fourbes, je l’avoue, mais non des hypocrites de religion, qui sont l’espèce la plus lâche et la plus cruelle de toutes. Pourquoi n’en voit-on point en Angleterre, et d’où vient y en a-t-il encore en France ? Philosophes, il vous sera aisé de résoudre ce problème.
Ce beau nom a été tantôt honoré, tantôt flétri, comme celui de poeëte, de mathématicien, de moine, de prêtre, et de tout ce qui dépend de l’opinion.
Domitien chassa les philosophes ; Lucien se moqua d’eux. Mais quels philosophes, quels mathématiciens furent exilés par ce monstre de Domitien ? Ce furent des joueurs de gobelets, des tireurs d’horoscopes, des diseurs de bonne aventure, de misérables juifs qui composaient des philtres amoureux et des talismans ; des gens de cette espèce qui avaient un pouvoir spécial sur les esprits malins, qui les évoquaient, qui les faisaient entrer dans le corps des filles avec des paroles ou avec des signes, et qui les en délogeaient par d’autres signes et d’autres paroles.
Quels étaient les philosophes que Lucien livrait à la risée publique ? C’était la lie du genre humain. C’étaient des gueux incapables d’une profession utile, des gens ressemblants parfaitement au Pauvre Diable, dont on nous a fait une description aussi vraie que comique[5], qui ne savent s’ils porteront la livrée ou s’ils feront l’Almanach de l’Année merveilleuse[6], s’ils travailleront à un journal ou aux grands chemins, s’ils se feront soldats ou prêtres ; et qui, en attendant, vont dans les cafés dire leur avis sur la pièce nouvelle, sur Dieu, sur l’être en général, et sur les modes de l’être ; puis vous empruntent de l’argent, et vont faire un libelle contre vous avec l’avocat Marchand, ou le nommé Chaudon, ou le nommé Bonneval[7].
Ce n’est pas d’une pareille école que sortirent les Cicéron, les Atticus, les Épictète, Trajan, Adrien, Antonin Pie, Marc-Aurèle, Julien.
Ce n’est pas là que s’est formé ce roi de Prusse qui a composé autant de livres philosophiques qu’il a gagné de batailles, et qui a terrassé autant de préjugés que d’ennemis.
Une impératrice victorieuse, qui fait trembler les Ottomans, et qui gouverne avec tant de gloire un empire plus vaste que l’empire romain, n’a été une grande législatrice que parce qu’elle a été philosophe. Tous les princes du Nord le sont, et le Nord fait honte au Midi. Si les confédérés de Pologne avaient un peu de philosophie, ils ne mettraient pas leur patrie, leurs terres, leurs maisons au pillage ; ils n’ensanglanteraient pas leur pays, ils ne se rendraient pas les plus malheureux des hommes ; ils écouteraient la voix de leur roi philosophe, qui leur a donné de si vains exemples et de si vaines leçons de modération et de prudence.
Le grand Julien était philosophe quand il écrivait à ses ministres et à ses pontifes ces belles lettres, remplies de clémence et de sagesse, que tous les véritables gens de bien admirent encore aujourd’hui en condamnant ses erreurs.
Constantin n’était pas philosophe quand il assassinait ses proches, son fils et sa femme, et que, dégouttant du sang de sa famille, il jurait que Dieu lui avait envoyé le Labarum dans les nues.
C’est un terrible saut d’aller de Constantin à Charles IX et à Henri III, roi d’une des cinquante grandes provinces de l’empire romain. Mais si ces rois avaient été philosophes, l’un n’aurait pas été coupable de la Saint-Barthélemy ; l’autre n’aurait pas fait des processions scandaleuses avec ses gitons, ne se serait pas réduit à la nécessité d’assassiner le duc de Guise et le cardinal son frère, et n’aurait pas été assassiné lui-même par un jeune jacobin, pour l’amour de Dieu et de la sainte Église.
Si Louis le Juste, treizième du nom, avait été philosophe, il n’aurait pas laissé traîner à l’échafaud le vertueux de Thou et l’innocent maréchal de Marillac ; il n’aurait pas laissé mourir de faim sa mère à Cologne ; son règne n’aurait pas été une suite continuelle de discordes et de calamités intestines.
Comparez à tant de princes ignorants, superstitieux, cruels, gouvernés par leurs propres passions ou par celles de leurs ministres, un homme tel que Montaigne ou Charron, ou le chancelier de L’Hospital, ou l’historien de Thou, ou La Mothe-le-Vayer, un Locke, un Shaftesbury, un Sydney, un Herbert ; et voyez si vous aimeriez mieux être gouvernés par ces rois ou par ces sages.
Quand je parle des philosophes, ce n’est pas des polissons qui veulent être les singes de Diogène[8], mais de ceux qui imitent Platon et Cicéron.
Voluptueux courtisans, et vous petits hommes revêtus d’un petit emploi qui vous donne une petite autorité dans un petit pays, vous criez contre la philosophie : allez, vous êtes des Nomentanus qui vous déchaînez contre Horace, et des Cotins qui voulez qu’on méprise Boileau.
L’empesé luthérien, le sauvage calviniste, l’orgueilleux anglican, le fanatique janséniste, le jésuite qui croit toujours régenter, même dans l’exil et sous la potence, le sorboniste qui pense être Père d’un concile, et quelques sottes que tous ces gens-là dirigent, se déchaînent tous contre le philosophe. Ce sont des chiens de différente espèce qui hurlent tous à leur manière contre un beau cheval qui paît dans une verte prairie, et qui ne leur dispute aucune des charognes dont ils se nourrissent, et pour lesquelles ils se battent entre eux.
Ils font tous les jours imprimer des fatras de théologie philosophique, des dictionnaires philosopho-théologiques ; et leurs vieux arguments traînés dans les rues, ils les appellent démonstrations ; et leurs sottises rebattues, ils les nomment lemmes et corollaires, comme les faux-monnayeurs appliquent une feuille d’argent sur un écu de plomb.
Ils se sentent méprisés par tous les hommes qui pensent, et se voient réduits à tronquer quelques vieilles imbéciles. Cet état est plus humiliant que d’avoir été chassés de France, d’Espagne et de Naples. On digère tout, hors le mépris. On dit que quand le diable fut vaincu par Raphael (comme il est prouvé), cet esprit-corps si superbe se consola très-aisément, parce qu’il savait que les armes sont journalières ; mais quand il sut que Raphael se moquait de lui, il jura de ne lui pardonner jamais. Ainsi les jésuites ne pardonnèrent jamais à Pascal ; ainsi Jurieu calomnia Bayle jusqu’au tombeau ; ainsi tous les tartufes se déchaînèrent contre Molière jusqu’à sa mort.
Dans leur rage ils prodiguent les impostures, comme dans leur ineptie ils débitent leurs arguments.
Un des plus raides calomniateurs, comme un des plus pauvres argumentants que nous ayons, est un ex-jésuite nommé Paulian, qui a fait imprimer de la théologo-philosopho-rapsodie[10] en la ville d’Avignon, jadis papale, et peut-être un jour papale[11]. Cet homme accuse les auteurs de l’Encyclopédie d’avoir dit :
« Que l’homme n’étant par sa naissance sensible qu’aux plaisirs des sens, ces plaisirs par conséquent sont l’unique objet de ses désirs ;
« Qu’il n’y a en soi ni vice ni vertu, ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste ;
« Que les plaisirs des sens produisent toutes les vertus ;
« Que pour être heureux il faut étouffer les remords, etc. »
En quels endroits de l’Encyclopédie, dont on a commencé cinq éditions nouvelles, a-t-il donc vu ces horribles turpitudes ? Il fallait citer. As-tu porté l’insolence de ton orgueil et la démence de ton caractère jusqu’à penser qu’on t’en croirait sur ta parole ? Ces sottises peuvent se trouver chez tes casuistes, ou dans le Portier des Chartreux ; mais certes elles ne se trouvent pas dans les articles de l’Encyclopédie faits par M. Diderot, par M. d’Alembert, par M. le chevalier de Jaucourt, par M. de Voltaire. Tu ne les as vues ni dans les articles de M. le comte de Tressan, ni dans ceux de MM. Blondel, Boucher d’Argis, Marmontel, Venelle, Tronchin, d’Aubenton, d’Argenville, et de tant d’autres qui se sont dévoués généreusement à enrichir le Dictionnaire encyclopédique, et qui ont rendu un service éternel à l’Europe. Nul d’eux n’est assurément coupable des horreurs dont tu les accuses. Il n’y avait que toi et le vinaigrier Abraham Chaumeix le convulsionnaire crucifié qui fussent capables d’une si infâme calomnie.
Tu mêles l’erreur et la vérité, parce que tu ne sais les distinguer ; tu veux faire regarder comme impie cette maxime adoptée par tous les publicistes, que tout homme est libre de se choisir une patrie.
Quoi ! vil prédicateur de l’esclavage, il n’était pas permis à la reine Christine de voyager en France, et de vivre à Rome ? Casimir et Stanislas ne pouvaient finir leurs jours parmi nous ? Il fallait qu’ils mourussent en Pologne, parce qu’ils étaient Polonais ? Goldoni, Vanloo, Cassini, ont offensé Dieu en s’établissant à Paris ? tous les Irlandais qui ont fait quelque fortune en France ont commis en cela un péché mortel ?
Et tu as la bêtise d’imprimer une telle extravagance, et Riballier, celle de t’approuver ! et tu mets dans la même classe Bayle, Montesquieu, et le fou de la Métrie ! et tu as senti que notre nation est assez douce, assez indulgente pour ne t’abondonner qu’au mépris.
Quoi ! tu oses calomnier ta patrie (si un jésuite en a une) ! tu oses dire « qu’on n’entend en France que des philosophes attribuer au hasard l’union et la désunion des atomes qui composent l’âme de l’homme » ! Mentiris impudentissime ; je te défie de produire un seul livre fait depuis trente ans où l’on attribue quelque chose au hasard, qui n’est qu’un mot vide de sens.
Tu oses accuser le sage Locke d’avoir dit « qu’il se peut que l’âme soit un esprit, mais qu’il n’est pas sûr qu’elle le soit, et que nous ne pouvons pas décider ce qu’elle peut et ne peut pas acquérir » !
Mentiris impudentissime. Locke, le respectable Locke dit expressément dans sa réponse au chicaneur Stillingfleet : « Je suis fortement persuadé qu’encore qu’on ne puisse pas montrer (par la seule raison ) que l’âme est immatérielle, cela ne diminue nullement l’évidence de son immortalité, parce que la fidélité de Dieu est une démonstration de la vérité de tout ce qu’il a révélé[12], et le manque d’une autre démonstration ne rend pas douteux ce qui est déjà démontré. »
Voyez d’ailleurs, à l’article Âme, comme Locke s’exprime sur les bornes de nos connaissances, et sur l’immensité du pouvoir de l’Être suprême.
Le grand philosophe lord Bolingbroke déclare que l’opinion contraire à celle de Locke est un blasphème.
Tous les Pères des trois premiers siècles de l’Église regardaient l’âme comme une matière légère, et ne la croyaient pas moins immortelle. Et nous avons aujourd’hui des cuistres de collége qui appellent athées ceux qui pensent avec les Pères de l’Église que Dieu peut donner, conserver l’immortalité à l’âme, de quelque substance qu’elle puisse être !
Tu pousses ton audace jusqu’à trouver de l’athéisme dans ces paroles : « Qui fait le mouvement dans la nature ? c’est Dieu. Qui fait végéter toutes les plantes ? c’est Dieu. Qui fait le mouvement dans les animaux ? c’est Dieu. Qui fait la pensée dans l’homme ? c’est Dieu. »
On ne peut pas dire ici, Mentiris impudentissime, tu mens impudemment ; mais on doit dire : Tu blasphèmes la vérité impudemment.
Finissons par remarquer que le héros de l’ex-jésuite Paulian est l’ex-jésuite Patouillet, auteur d’un mandement d’évêque dans lequel tous les parlements du royaume sont insultés. Ce mandement fut brûlé par la main du bourreau. Il ne restait plus à cet ex-jésuite Paulian qu’à traiter l’ex-jésuite Nonotte de Père de l’Église, et à canoniser le jésuite Malagrida, le jésuite Guignard, le jésuite Carnet, le jésuite Oldcorn, et tous les jésuites à qui Dieu a fait la grâce d’être pendus ou écartelés : c’étaient tous de grands métaphysiciens, de grands philosopho-théologiens.
Les gens non pensants demandent souvent aux gens pensants à quoi a servi la philosophie. Les gens pensants leur répondront : À détruire en Angleterre la rage religieuse qui fit périr le roi Charles Ier sur un échafaud ; à mettre en Suède un archevêque dans l’impuissance de faire couler le sang de la noblesse, une bulle du pape à la main ; à maintenir dans l’Allemagne la paix de la religion, en rendant toutes les disputes théologiques ridicules : à éteindre enfin dans l’Espagne les abominables bûchers de l’Inquisition.
Welches, malheureux Welches, elle empêche que des temps orageux ne produisent une seconde Fronde et un second Damiens.
Prêtres de Rome, elle vous force à supprimer votre bulle In cœna Domini, ce monument d’impudence et de folie.
Peuples, elle adoucit vos mœurs. Rois, elle vous instruit.
Le philosophe est l’amateur de la sagesse et de la vérité : être sage, c’est éviter les fous et les méchants. Le philosophe ne doit donc vivre qu’avec des philosophes.
Je suppose qu’il y ait quelques sages parmi les juifs : si l’un de ces sages mange avec quelques rabbins, s’il se fait servir un plat d’anguilles ou de lièvre, s’il ne peut s’empêcher de rire de quelques discours superstitieux de ses convives, le voilà perdu dans la synagogue ; il en faut dire autant d’un musulman, d’un guèbre, d’un banian.
Je sais qu’on prétend que le sage ne doit jamais laisser entrevoir aux profanes ses opinions, qu’il doit être fou avec les fous, imbécile avec les imbéciles ; mais on n’a pas encore osé dire qu’il doit être fripon avec les fripons. Or, si on exige que le sage soit toujours de l’avis de ceux qui trompent les hommes, n’est-ce pas demander évidemment que le sage ne soit pas un homme de bien ? Exigera-t-on d’un médecin qu’il soit toujours de l’avis des charlatans ?
Le sage est un médecin des âmes ; il doit donner ses remèdes à ceux qui lui en demandent, et fuir la société des charlatans qui le persécuteront infailliblement. Si donc un fou de l’Asie Mineure, ou un fou de l’Inde, dit au sage : Mon ami, tu as bien la mine de ne pas croire à la jument Borac, ou aux métamorphoses de Vistnou ; je te dénoncerai, je t’empêcherai d’être bostangi, je te décrierai, je te persécuterai ; le sage doit le plaindre et se taire.
Si des ignorants, nés avec un bon esprit et voulant sincèrement s’instruire, interrogent le sage, et lui disent : Dois-je croire qu’il y a cinq cents lieues de la lune à Vénus, autant de Mercure à Vénus et de Mercure au soleil, comme l’assurent tous les premiers Pères musulmans, malgré tous les astronomes ? Le sage doit leur répondre que les Pères peuvent se tromper. Le sage doit en tout temps les avertir que cent dogmes ne valent pas une bonne action, et qu’il vaut mieux secourir un infortuné que de connaître à fond l’abolissant et l’aboli.
Quand un manant voit un serpent prêt à l’assaillir, il doit le tuer : quand un sage voit un superstitieux et un fanatique, que fera-t-il ? il les empêchera de mordre.
- ↑ Voyez, sous ce même mot, l’article de Voltaire ainsi que celui qui est consacré à Bayle.
- ↑ Jean-François Baltus, jésuite français, né à Metz en 1667, mort à Reims en 1743, est auteur d’une Réponse à l’Histoire des oracles, 1707, in-8°, et d’une Suite à la Réponse, 1708. (B.)
- ↑ Garasse, dénonciateur de Théophile Viau ; Chaumeix, Hayer, ennemis de Voltaire. (G. A.)
- ↑ Les sections ii, iii, iv, formaient les sections i, ii, iii et tout l’article des Questions sur l’Encyclopedie, sixième partie. 1771. L’arlicle était placé à la lettre F, et intitulé Filosofe ou Philosophe ; et cette disposition a été conservée dans les éditions in-4o et de 1775, données du vivant de l’auteur. (B.)
- ↑ Voyez tome X, page 97.
- ↑ Opuscule d’un abbé d’Étrée, du village d’Étrée. (Note de Voltaire.) — Cet abbé avait dénoncé le Dictionnaire portatif au procureur général.
- ↑ L’avocat Marchand, auteur du Testament politique d’un académicien, libelle odieux. (Note de Voltaire.) — L’avocat Marchand (mort en 1785) est auteur du Testament politique de M. de V*** (Voltaire), 1770, in-8o de 68 pages. Huit ans auparavant avait paru un Testament de M. de Voltaire, trouvé parmi ses papiers après sa mort, 1762, in-12, de 34 pages. D’après une phrase de la Correspondance de Grimm (voyez tome V de l’édition Maurice Tourneux, page 51, et dans la même édition la lettre du 15 janvier 1771), on serait porté à croire que les deux ouvrages sont de Marchand. Le Testament de 1752 est cependant peut-être moins plat que celui de 1770. — Au moment où Voltaire allait publier la sixième partie des Questions où cet article parut, Frédéric lui écrivit : « J’avais donc deviné que ce beau testament n’était pas de vous.... Cependant bien du monde qui n’a pas le tact assez fin s’y est trompé, et je crois qu’il ne serait pas mal de le désabuser. » De là cette note.
- ↑ Jean-Jacques Rousseau.
- ↑ Voyez la note 1 de la page 200.
- ↑ Voyez une note de l’article Julien, section iii, tome XIX, page 546.
- ↑ Voyez Avignon. Cet article a été écrit, au moment (1771) où Louis XV, en possession d’Avignon, allait restituer cette ville au saint-siége.
- ↑ Traduction de Coste. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez la note 1 de la page 200.
- ↑ Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. (B.)