Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Expiation

Éd. Garnier - Tome 19
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EXPIATION[1].

Dieu fit du repentir la vertu des mortels[2].


C’est peut-être la plus belle institution de l’antiquité que cette cérémonie solennelle qui réprimait les crimes en avertissant qu’ils doivent être punis, et qui calmait le désespoir des coupables en leur faisant racheter leurs transgressions par des espèces de pénitences. Il faut nécessairement que les remords aient prévenu les expiations : car les maladies sont plus anciennes que la médecine, et tous les besoins ont existé avant les secours.

Il fut donc, avant tous les cultes, une religion naturelle, qui troubla le cœur de l’homme quand il eut, dans son ignorance ou dans son emportement, commis une action inhumaine. Un ami dans une querelle a tué son ami, un frère a tué son frère, un amant jaloux et frénétique a même donné la mort à celle sans laquelle il ne pouvait vivre ; un chef d’une nation a condamné un homme vertueux, un citoyen utile : voilà des hommes désespérés, s’ils sont sensibles. Leur conscience les poursuit ; rien n’est plus vrai, et c’est le comble du malheur. Il ne reste plus que deux partis, ou la réparation, ou raffermissement dans le crime. Toutes les âmes sensibles cherchent le premier parti, les monstres prennent le second.

Dès qu’il y eut des religions établies, il y eut des expiations ; les cérémonies en furent ridicules : car quel rapport entre l’eau du Gange et un meurtre ? comment un homme réparait-il un homicide en se baignant ? \ous avons déjà remarqué[3] cet excès de démence et d’absurdité, d’avoir imaginé que ce qui lave le corps lave l’âme, et enlève les taches des mauvaises actions.

L’eau du Nil eut ensuite la même vertu que l’eau du Gange : on ajoutait à ces purifications d’autres cérémonies ; j’avoue qu’elles furent encore plus impertinentes. Les Égyptiens prenaient deux boucs, et tiraient au sort lequel des deux on jetterait en bas, chargé des péchés des coupables. On donnait à ce bouc le nom d’Hazazel, l’expiateur. Quel rapport, je vous prie, entre un bouc et le crime d’un homme ?

Il est vrai que depuis Dieu permit que cette cérémonie fût sanctifiée chez les Juifs nos pères, qui prirent tant de rites égyptiaques ; mais sans doute c’était le repentir, et non le bouc, qui purifiait les âmes juives.

Jason, ayant tué Absyrthe son beau-frère, vient, dit-on, avec Médée, plus coupable que lui, se faire absoudre par Circé, reine et prêtresse d’Æa, laquelle passa depuis pour une grande magicienne. Circé les absout avec un cochon de lait et des gâteaux au sel. Cela peut faire un assez bon plat, mais cela ne peut guère ni payer le sang d’Absyrthe, ni rendre Jason et Médée plus honnêtes gens, à moins qu’ils ne témoignent un repentir sincère en mangeant leur cochon de lait.

L’expiation d’Oreste, qui avait vengé son père par le meurtre de sa mère, fut d’aller voler une statue chez les Tartares de Crimée. La statue devait être bien mal faite, et il n’y avait rien à gagner sur un pareil effet. On fit mieux depuis, on inventa les mystères : les coupables pouvaient y recevoir leur absolution en subissant des épreuves pénibles, et en jurant qu’ils mèneraient une nouvelle vie. C’est de ce serment que les récipiendaires furent appelés chez toutes les nations d’un nom qui répond à initiés, qui ineunt vitam novam, qui commencent une nouvelle carrière, qui entrent dans le chemin de la vertu. 

Nous avons vu, à l’article Baptême, que les catéchumènes chrétiens n’étaient appelés initiés que lorsqu’ils étaient baptisés. 

Il est indubitable qu’on n’était lavé de ses fautes dans ces  mystères que par le serment d’être vertueux : cela est si vrai que  l’hiérophante, dans tous les mystères de la Grèce, en congédiant  l’assemblée, prononçait ces deux mots égyptiens : Koth, ompheth,  « veillez, soyez purs » ; ce qui est à la fois une preuve que les  mystères viennent originairement d’Égypte, et qu’ils n’étaient  inventés que pour rendre les hommes meilleurs. 

Les sages, dans tous les temps, firent donc ce qu’ils purent pour inspirer la vertu, et pour ne point réduire la faiblesse humaine au désespoir ; mais aussi il y a des crimes si horribles qu’aucun mystère n’en accorda l’expiation. Néron, tout empereur qu’il était, ne put se faire initier aux mystères de Cérès. Constantin, au rapport de Zosime, ne put obtenir le pardon de ses crimes : il était souillé du sang de sa femme, de son fils, et de tous ses proches. C’était l’intérêt du genre humain que de si grands forfaits demeurassent sans expiation, afin que l’absolution n’invitât pas à les commettre, et que l’horreur universelle pût arrêter quelquefois les scélérats. 

Les catholiques romains ont des expiations qu’on appelle pénitences. Nous avons vu à l’article Austérités quel fut l’abus d’une institution si salutaire. 

Par les lois des barbares qui détruisirent l’empire romain, on expiait les crimes avec de l’argent ; cela s’appelait composer : « componat cum decem, viginti, triginta solidis. » Il en coûtait deux cents sous de ce temps-là pour tuer un prêtre, et quatre cents pour tuer un évêque ; de sorte qu’un évêque valait précisément deux prêtres. 

Après avoir ainsi composé avec les hommes, on composa ensuite  avec Dieu, lorsque la confession fut généralement établie. Enfin le  pape Jean XII, qui faisait argent de tout, rédigea le tarif des péchés. 

L’absolution d’un inceste, quatre tournois pour un laïque ; « ab incostu pro laïco in foro conscientiæ turonenses quatuor. » Pour l’homme et la femme qui ont commis l’inceste, dix-huit tournois quatre ducats et neuf carlins. Cela n’est pas juste; si un seul ne paye que quatre tournois, les deux ne devaient que huit tournois.

La sodomie et la bestialité sont mises au même taux, avec la cause inhibitoire au titre xliii : cela monte à 90 tournois 12 ducats et 6 carlins ; « cum inhibitione turonenses 90, ducatos 12, carlinos 6, etc, »

Il est bien difficile de croire que Léon X ait eu l’imprudence de faire imprimer cette taxe en 1514, comme on l’assure ; mais il faut considérer que nulle étincelle ne paraissait alors de l’embrasement qu’excitèrent depuis les réformateurs, que la cour de Rome s’endormait sur la crédulité des peuples, et négligeait de couvrir ses exactions du moindre voile. La vente publique des indulgences[4] qui suivit bientôt après, fait voir que cette cour ne prenait aucune précaution pour cacher des turpitudes auxquelles tant de nations étaient accoutumées. Dès que les plaintes contre les abus de l’Église romaine éclatèrent, elle fit ce qu’elle put pour supprimer le livre ; mais elle ne put y parvenir.

Si j’ose dire mon avis sur cette taxe, je crois que les éditions ne sont pas fidèles ; les prix ne sont du tout point proportionnés : ces prix ne s’accordent pas avec ceux qui sont allégués par d’Aubigné, grand-père de Mme de Maintenon, dans la Confession de Sanci ; il évalue un pucelage à six gros, et l’inceste avec sa mère et sa sœur à cinq gros : ce compte est ridicule. Je pense qu’il y avait en effet une taxe établie dans la chambre de la daterie, pour ceux qui venaient se faire absoudre à Rome, ou marchander des dispenses, mais que les ennemis de Rome y ajoutèrent beaucoup pour la rendre plus odieuse. Consultez Bayle aux articles Banck, Du Pinet, Drelincourt.

Ce qui est très-certain, c’est que jamais ces taxes ne furent autorisées par aucun concile ; que c’était un abus énorme inventé par l’avarice, et respecté par ceux qui avaient intérêt à ne le pas abolir. Les vendeurs et les acheteurs y trouvaient également leur compte : ainsi, presque personne ne réclama, jusqu’aux troubles de la réformation. Il faut avouer qu’une connaissance bien exacte de toutes ces taxes servirait beaucoup à l’histoire de l’esprit humain.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  2. Voltaire lui-même, Olympie, II, ii.
  3. Voyez l’article Baptême, tome XVII, page 517 ; et dans les Mélanges, année 1768, le troisième entretien de l’A, B, C, dialogue.
  4. Voyez tome XII, page 280 ; et plus loin le mot Taxe.


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