Essai sur les mœurs/Chapitre 127

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CHAPITRE CXXVII.

De Léon X, et de l’Église.

Vous avez parcouru tout ce vaste chaos dans lequel l’Europe chrétienne a été confusément plongée depuis la chute de l’empire romain. Le gouvernement politique de l’Église, qui semblait devoir réunir toutes ces parties divisées, fut malheureusement la nouvelle source d’une confusion inouïe jusqu’alors dans les annales du monde[1]. s L’Église romaine et la grecque, sans cesse aux prises, avaient, par leurs querelles, ouvert les portes de Constantinople aux Ottomans. L’empire et le sacerdoce, toujours armés l’un contre l’autre, avaient désolé l’Italie, l’Allemagne, et presque tous les autres États. Le mélange de ces deux pouvoirs, qui se combattaient partout, ou sourdement ou hautement, entretenait des troubles éternels. Le gouvernement féodal avait fait des souverains de plusieurs évêques et de plusieurs moines. Les limites des diocèses n’étaient point celles des États. La même ville était italienne ou allemande par son évêque, et française par son roi : c’est un malheur que les vicissitudes des guerres attachent encore aux villes frontières. Vous avez vu la juridiction séculière s’opposer partout à l’ecclésiastique, excepté dans les États où l’Église a été et est encore souveraine : chaque prince séculier cherchant à rendre son gouvernement indépendant du siège de Rome, et ne pouvant y parvenir : des évêques tantôt résistant aux papes, tantôt s’unissant à eux contre les rois ; en un mot, la république chrétienne du rite latin unie presque toujours dans le dogme en apparence et à quelques scissions près, mais sans cesse divisée sur tout le reste.

Après le pontificat détesté, mais heureux, d’Alexandre VI, après le règne guerrier et plus heureux encore de Jules II, les papes pouvaient se regarder comme les arbitres de l’Italie, et influer beaucoup sur le reste de l’Europe. Il n’y avait aucun potentat italien qui eût plus de terres, excepté le roi de Naples, lequel relevait encore de la tiare.

(1513) Dans ces circonstances favorables, les vingt-quatre cardinaux qui composaient alors tout le collége élurent Jean de Médicis, arrière-petit-fils de ce grand Cosme de Médicis, simple négociant, et père de la patrie.

Créé cardinal à quatorze ans, il fut pape à l’âge de trente-six, et prit le nom de Léon X. Sa famille alors était rentrée en Toscane. Léon eut bientôt le crédit de mettre son frère Pierre à la tête du gouvernement de Florence. Il fit épouser à son autre frère, Julien le Magnifique, la princesse de Savoie, duchesse de Nemours, et le fit un des plus puissants seigneurs d’Italie. Ces trois frères, élevés par Ange Politien et par Chalcondyle, étaient tous trois dignes d’avoir eu de tels maîtres. Tous trois cultivaient à l’envi les lettres et les beaux-arts ; ils méritèrent que ce siècle s’appelât le siècle des Médicis. Le pape surtout joignait le goût le plus fin à la magnificence la plus recherchée. Il excitait les grands génies dans tous les arts par ses bienfaits, et par son accueil plus séduisant encore. Son couronnement coûta cent mille écus d’or. Il fit représenter dans plusieurs fêtes publiques le Pénule de Plaute, la Calandra du cardinal Bibiena. On croyait voir renaître les beaux jours de l’empire romain. La religion n’avait rien d’austère, elle s’attirait le respect par des cérémonies pompeuses ; le style barbare de la daterie était aboli, et faisait place à l’éloquence des cardinaux Bembo et Sadolet, alors secrétaires des brefs, hommes qui savaient imiter la latinité de Cicéron, et qui semblaient adopter sa philosophie sceptique. Les comédies de l’Arioste et celles de Machiavel, quoiqu’elles respectent peu la pudeur et la piété, furent jouées souvent dans cette cour en présence du pape et des cardinaux, par les jeunes gens les plus qualifiés de Rome. Le mérite seul de ces ouvrages (mérite très-grand pour ce siècle) faisait impression. Ce qui pouvait offenser la religion n’était pas aperçu dans une cour occupée d’intrigues et de plaisirs, qui ne pensait pas que la religion pût être attaquée par ces libertés. En effet, comme il ne s’agissait ni du dogme ni du pouvoir, la cour romaine n’en était pas plus effarouchée que les Grecs et les anciens Romains ne le furent des railleries d’Aristophane et de Plaute.

Les affaires les plus graves, que Léon X savait traiter en maître, ne dérobèrent rien à ses plaisirs délicats. La conspiration même de plusieurs cardinaux contre sa vie, et le châtiment sévère qu’il en fit, n’altérèrent point la gaieté de sa cour.

Les cardinaux Petrucci, Soli, et quelques autres, irrités de ce que le pape avait ôté le duché d’Urbin au neveu de Jules II, corrompirent un chirurgien qui devait panser un ulcère secret du pape ; et la mort de Léon X devait être le signal d’une révolution dans beaucoup de villes de l’État ecclésiastique. La conspiration fut découverte (1517). Il en coûta la vie à plus d’un coupable. Les deux cardinaux furent appliqués à la question, et condamnés à la mort. On pendit le cardinal Petrucci dans la prison : l’autre racheta sa vie par ses trésors.

Il est très-remarquable qu’ils furent condamnés par les magistrats séculiers de Rome, et non par leurs pairs. Le pape semblait, par cette action, inviter les souverains à rendre tous les ecclésiastiques justiciables des juges ordinaires ; mais jamais le saint-siége ne crut devoir céder aux rois un droit qu’il se donnait à lui-même. Comment les cardinaux, qui élisent les papes, leur ont-ils laissé ce despotisme, tandis que les électeurs et les princes de l’empire ont tant restreint le pouvoir des empereurs ? C’est que ces princes ont des États, et que les cardinaux n’ont que des dignités.

Cette triste aventure fit bientôt place aux réjouissances accoutumées. Léon X, pour mieux faire oublier le supplice d’un cardinal mort par la corde, en créa trente nouveaux, la plupart italiens : et, se conformant au génie du maître, s’ils n’avaient pas tous le goût et les connaissances du pontife, ils l’imitèrent au moins dans ses plaisirs. Presque tous les autres prélats suivirent leurs exemples. L’Espagne était alors le seul pays où l’Église connût les mœurs sévères ; elles y avaient été introduites par le cardinal de Ximénès, esprit né austère et dur, qui n’avait dégoût que celui de la domination absolue, et qui, revêtu de l’habit d’un cordelier quand il était régent d’Espagne, disait qu’avec son cordon il saurait ranger tous les grands à leur devoir, et qu’il écraserait leur fierté sous ses sandales.

Partout ailleurs les prélats vivaient en princes voluptueux. Il y en avait qui possédaient jusqu’à huit et neuf évêchés. On s’effraye aujourd’hui en comptant tous les bénéfices dont jouissaient, par exemple, un cardinal de Lorraine, un cardinal de Wolsey, et tant d’autres ; mais ces biens ecclésiastiques, accumulés sur un seul homme, ne faisaient pas un plus mauvais effet alors que n’en font aujourd’hui tant d’évêchés réunis par des électeurs ou par des prélats d’Allemagne.

Tous les écrivains protestants et catholiques se récrient contre la dissolution des mœurs de ces temps : ils disent que les prélats, les curés, et les moines, passaient une vie commode ; que rien n’était plus commun que des prêtres qui élevaient publiquement leurs enfants, à l’exemple d’Alexandre VI. Il est vrai qu’on a encore le testament d’un Croy, évêque de Cambrai en ces temps-là, qui laisse plusieurs legs à ses enfants, et tient une somme en réserve pour « les bâtards qu’il espère encore que Dieu lui fera la grâce de lui donner, en cas qu’il réchappe de sa maladie ». Ce sont les propres mots de son testament. Le pape Pie II avait écrit dès longtemps « que pour de fortes raisons on avait interdit le mariage aux prêtres, mais que pour de plus fortes il fallait le leur permettre ». Les protestants n’ont pas manqué de recueillir les preuves que dans plusieurs États d’Allemagne les peuples obligeaient toujours leurs curés d’avoir des concubines, afin que les femmes mariées fussent plus en sûreté. On voit même dans les cent griefs, rédigés auparavant par la diète de l’empire sous Charles-Quint, contre les abus de l’Église, que les évêques vendaient aux curés, pour un écu par an, le droit d’avoir une concubine ; et qu’il fallait payer, soit qu’on usât de ce privilége, soit qu’on le négligeât ; mais aussi il faut convenir que ce n’était pas une raison pour autoriser tant de guerres civiles, et qu’il ne fallait pas tuer les autres hommes parce que quelques prélats faisaient des enfants, et que des curés achetaient avec un écu le droit d’en faire.

Ce qui révoltait le plus les esprits, c’est cette vente publique et particulière d’indulgences, d’absolutions, de dispenses à tout prix ; c’était cette taxe apostolique, illimitée et incertaine avant le pape Jean XII, mais rédigée par lui comme un code du droit canon. Un meurtrier sous-diacre, ou diacre, était absous, avec la permission de posséder trois bénéfices, pour douze tournois, trois ducats et six carlins ; c’est environ vingt écus. Un évêque, un abbé, pouvaient assassiner pour environ trois cents livres. Toutes les impudicités les plus monstrueuses avaient leur prix fait. La bestialité était estimée deux cent cinquante livres. On obtenait même des dispenses, non-seulement pour des péchés passés, mais pour ceux qu’on avait envie de faire. On a retrouvé dans les archives de Joinville une indulgence en expectative pour le cardinal de Lorraine et douze personnes de sa suite, laquelle remettait à chacun d’eux, par avance, trois péchés à leur choix. Le Laboureur, écrivain exact, rapporte que la duchesse de Bourbon et d’Auvergne, sœur de Charles VIII, eut le droit de se faire absoudre toute sa vie de tout péché, elle et dix personnes de sa suite, à quarante-sept fêtes de l’année, sans compter les dimanches.

Cet étrange abus semblait pourtant avoir sa source dans les anciennes lois des nations de l’Europe, dans celles des Francs, des Saxons, des Bourguignons. La cour pontificale n’avait adopté cette évaluation des péchés et des dispenses que dans les temps d’anarchie, et même quand les papes n’osaient résider à Rome. Jamais aucun concile ne mit la taxe des péchés parmi les articles de foi.

Il y avait des abus violents, il y en avait de ridicules. Ceux qui dirent qu’il fallait réparer l’édifice, et non le détruire, semblent avoir dit tout ce qu’on pouvait répondre aux cris des peuples indignés. Le grand nombre de pères de famille qui travaillent sans cesse pour assurer à leurs femmes et à leurs enfants une médiocre fortune, le nombre beaucoup supérieur d’artisans, de cultivateurs, qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, voyaient avec douleur des moines entourés du faste et du luxe des souverains : on répondait que ces richesses, répandues par ce faste même, rentraient dans la circulation. Leur vie molle, loin de troubler l’intérieur de l’Église, en affermissait la paix ; et leurs abus, eussent-ils été plus excessifs, étaient moins dangereux sans doute que les horreurs des guerres et le saccagement des villes. On oppose ici le sentiment de Machiavel, le docteur de ceux qui n’ont que de la politique. Il dit, dans ses discours sur Tite-Live, que « si les Italiens de son temps étaient excessivement méchants, on le devait imputer à la religion et aux prêtres ». Mais il est clair qu’il ne peut avoir en vue les guerres de religion, puisqu’il n’y en avait point alors ; il ne peut entendre par ces paroles que les crimes de la cour du pape Alexandre VI, et l’ambition de plusieurs ecclésiastiques, ce qui est très-étranger aux dogmes, aux disputes, aux persécutions, aux rébellions, à cet acharnement de la haine théologique qui produisit tant de meurtres.

Venise même, dont le gouvernement passait pour le plus sage de l’Europe, avait, dit-on, très-grand soin d’entretenir tout son clergé dans la débauche, afin qu’étant moins révéré il fût sans crédit parmi le peuple, et ne pût le soulever. Il y avait cependant partout des hommes de mœurs très-pures, des pasteurs dignes de l’être, des religieux soumis de cœur à des vœux qui effrayent la mollesse humaine ; mais ces vertus sont ensevelies dans l’obscurité, tandis que le luxe et le vice dominent dans la splendeur.

Le faste de la cour voluptueuse de Léon X pouvait blesser les yeux ; mais aussi ou devait voir que cette cour même poliçait l’Europe, et rendait les hommes plus sociables. La religion, depuis la persécution contre les hussites, ne causait plus aucun trouble dans le monde. L’Inquisition exerçait, à la vérité, de grandes cruautés en Espagne contre les musulmans et les juifs ; mais ce ne sont pas là de ces malheurs universels qui bouleversent les nations. La plupart des chrétiens vivaient dans une ignorance heureuse. Il n’y avait peut-être pas en Europe dix gentilshommes qui eussent la Bible. Elle n’était point traduite en langue vulgaire, ou du moins les traductions qu’on en avait faites dans peu de pays étaient ignorées.

Le haut clergé, occupé uniquement du temporel, savait jouir et ne savait pas disputer. On peut dire que le pape Léon X, en encourageant les études, donna des armes contre lui-même. J’ai ouï dire à un seigneur anglais[2] qu’il avait vu une lettre du seigneur Polus ou de la Pôle, depuis cardinal, à ce pape, dans laquelle, en le félicitant sur ce qu’il étendait le progrès des sciences en Europe, il l’avertissait qu’il était dangereux de rendre les hommes trop savants. La naissance des lettres dans une partie de l’Allemagne, à Londres, et ensuite à Paris, à la faveur de l’imprimerie perfectionnée, commença la ruine de la monarchie spirituelle. Des hommes de la basse Allemagne, que l’Italie traitait toujours de barbares, furent les premiers qui accoutumèrent les esprits à mépriser ce qu’on révérait. Érasme[3], quoique longtemps moine, ou plutôt parce qu’il l’avait été, jeta sur les moines, dans la plupart de ses écrits, un ridicule dont ils ne se relevèrent pas. Les auteurs des Lettres des Hommes obscurs[4] firent rire l’Allemagne aux dépens des Italiens, qui jusque-là ne les avaient pas crus capables d’être de bons plaisants : ils le furent pourtant, et le ridicule prépara, en effet, la révolution la plus sérieuse.

Léon X était bien loin de craindre cette révolution qu’il vit dans la chrétienté. Sa magnificence, et une des plus belles entreprises qui puissent illustrer des souverains, en furent les principales causes.

Son prédécesseur, Jules II, sous qui la peinture et l’architecture commencèrent à prendre de si nobles accroissements, voulut que Rome eût un temple qui surpassât Sainte-Sophie de Constantinople, et qui fût le plus beau qu’on eût encore élevé sur la terre. Il eut le courage d’entreprendre ce qu’il ne pouvait jamais voir finir. Léon X suivit ardemment ce beau projet : il fallait beaucoup d’argent, et ses magnificences avaient épuisé son trésor. Il n’est point de chrétien qui n’eût dû contribuer à élever cette merveille de la métropole de l’Europe ; mais l’argent destiné aux ouvrages publics ne s’arrache jamais que par force ou par adresse. Léon X eut recours, s’il est permis de se servir de cette expression, à une des clefs de saint Pierre avec laquelle on avait ouvert quelquefois les coffres des chrétiens pour remplir ceux du pape.

Il prétexta une guerre contre les Turcs, et fit vendre, dans tous les États de la chrétienté, ce qu’on appelle des indulgences, c’est-à-dire la délivrance des peines du purgatoire, soit pour soi-même, soit pour ses parents et amis. Une pareille vente publique fait voir l’esprit du temps : personne n’en fut surpris. Il y eut partout des bureaux d’indulgences : on les affermait comme les droits de la douane, La plupart de ces comptoirs se tenaient dans des cabarets. Le prédicateur, le fermier, le distributeur, chacun y gagnait. Le pape donna à sa sœur une partie de l’argent qui lui en revint, et personne ne murmura encore. Les prédicateurs disaient hautement en chaire que « quand on aurait violé la sainte Vierge, on serait absous en achetant des indulgences » ; et le peuple écoutait ces paroles avec dévotion. Mais quand on eut donné aux dominicains cette ferme en Allemagne, les augustins, qui en avaient été longtemps en possession, furent jaloux, et ce petit intérêt de moines, dans un coin de la Saxe, produisit plus de cent ans de discordes, de fureurs et d’infortunes chez trente nations.

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  1. Les abus de la puissance ecclésiastique en Occident commencèrent à devenir sensibles vers la fin de la première race de nos rois ; les réclamations qui s’élevèrent contre elle datent du même temps, et elles ont continué sans interruption.

    Jusqu’aux guerres contre les Albigeois, le clergé n’eut besoin, pour conserver sa puissance, que de livrer au supplice comme hérétiques tous ceux qui, par ces réclamations, se faisaient un petit parti dans le peuple. Cet usage barbare de punir de mort pour les opinions, introduit dans l’Église chrétienne, à la fin du IVe siècle, par le tyran Maxime, a subsisté depuis plus constamment qu’aucun autre point de la discipline ecclésiastique. Les Albigeois ne s’étaient répandus que dans quelques provinces ; une croisade prêchée contre eux étouffa cette hérésie dans le sang de deux ou trois cent mille hommes ; les souverains de la Bohême commirent la faute de risquer leur trône, et de détruire leur pays pour assurer au clergé le maintien de sa puissance, et l’hérésie des hussites fut anéantie. Ces événements avaient peu influé sur le reste de l’Europe. Chaque opinion n’était répandue que dans le pays où elle avait pris naissance. L’invention de l’imprimerie vint tout changer. Un auteur se faisait entendre à la fois de tous les pays où sa langue était connue. Un livre écrit en latin était lu dans toute l’Europe. Le clergé crut pouvoir employer au XVIe siècle les mêmes armes qu’au XIIIe, et il se trompa : ceux qu’il persécutait plaidèrent leur cause au tribunal de toutes les nations, et la gagnèrent auprès de quelques-unes.

    La destruction des abus de la puissance ecclésiastique était le vœu secret de tous les hommes instruits et vertueux, de tous les princes, de tous les magistrats de l’Europe. Mais par malheur ceux qui attaquèrent ces abus étaient théologiens par état ; ils mêlèrent à leurs réclamations des opinions théologiques. Ces questions, sur lesquelles presque personne n’avait d’opinion précise ou bien arrêtée, et auxquelles le plus grand nombre n’avait jamais pensé, occupèrent bientôt tous les esprits, et chacun prit ou garda l’opinion qu’il crut la plus vraie.

    Les hommes ne changèrent pas d’opinion, comme on le croit communément ; mais chacun en adopta une, ou garda celle qu’il avait auparavant, sans savoir que ses voisins en eussent une autre.

    Il eût été facile aux princes d’étouffer ces disputes en ne paraissant point y attacher d’importance, et de faire le bien de leurs peuples en augmentant leur puissance et leurs propres richesses par la destruction des abus. L’indépendance de leur couronne et de leur personne assurée, tant d’ecclésiastiques inutiles rendus à la population et au travail, les biens de l’Église réunis au domaine de l’État, le peuple délivré de l’impôt qui se levait sur lui en frais de culte, en aumônes aux moines, en fêtes, en pèlerinages, en achats de dispenses ou d’indulgences, la superstition bannie avec la férocité, l’ignorance et la corruption, qui en sont les suites : que d’avantages pour les souverains très-peu riches de provinces dépeuplées, sans industrie, et sans culture ! Il n’eût fallu que vouloir, on n’eût trouvé dans les peuples, au premier moment, que de l’horreur pour les scandales et les extorsions du clergé, et de l’indifférence pour les dogmes. Cela est si vrai que tous les princes qui ont voulu se séparer de Rome et réformer leur clergé y ont réussi. La fausse politique de Charles-Quint et de François Ier empêcha la révolution d’être générale et paisible. Ils ne songèrent qu’à l’intérêt qu’ils croyaient avoir de se ménager l’appui du pape pour leurs guerres d’Italie, et ils se disputèrent à qui lui immolerait le plus de victimes humaines. Cependant ni la protection du pape, ni les États qu’ils se disputaient, ne pouvaient augmenter leur puissance réelle autant que la réunion à leur domaine des bénéfices inutiles. La sécularisation des évêchés et des abbayes d’Allemagne eût donné à Charles, dans l’empire, une puissance plus grande que celle qu’il se flatta vainement d’acquérir en allumant les guerres funestes qui ont manqué deux fois de causer la ruine de sa maison. Le rescrit de la diète de Nuremberg, en 1523, et sa réponse au pape, prouvent que Charles eût alors été le maître d’établir la réforme sans exciter le moindre trouble. Peut-être l’opinion eût-elle eu la force de l’emporter sur la mauvaise politique de ces princes ; mais malheureusement une grande partie de ceux qui dominaient alors sur les opinions restèrent attachés à la religion romaine, qu’ils méprisaient au fond du cœur autant que les subtilités théologiques des nouveaux sectaires : les uns, par crainte, par amour de la paix ; d’autres dans l’idée que la réforme des abus devait être la suite infaillible, mais tranquille, du progrès des lumières, et qu’il ne fallait pas se hâter de peur de tout perdre. Ils se trompèrent, et leur indifférence ou leur erreur a plongé l’Europe dans des malheurs auxquels nulle autre époque de l’histoire ne présente rien de comparable.

    À la vérité, l’intolérance des protestants rend plus excusable la conduite de ceux qui refusèrent de se joindre à eux. Ils ne virent point que le principe d’examen adopté par les protestants conduisait nécessairement à la tolérance, au lieu que le principe de l’autorité, point fondamental de la croyance romaine, en écarte non moins nécessairement ; qu’enfin l’intolérance des protestants, et même ce qu’ils avaient conservé de dogmes théologiques, n’était qu’un reste de papisme que les principes mêmes sur lesquels la réforme était fondée devaient détruire un jour. Ils crurent que puisqu’ils n’avaient que le choix de leurs chaînes, il valait mieux porter celles que la naissance leur avait données que d’en prendre de nouvelles, et ne se mêler de ces querelles que pour adoucir l’erreur des partis, puisque, dans tous ceux qui partageaient l’Europe, quiconque voulait penser d’après lui-même n’avait que le choix du silence ou du bûcher. (K.)

  2. Bolingbroke ; voyez, dans la Correspondance, la lettre à Barigny, du 24 février 1757.
  3. Érasme, que ses tuteurs forcèrent, à dix-sept ans, d’entrer chez les chanoines réguliers au monastère de Stein, n’y demeura pas longtemps ; il fut, trois ou quatre ans après, tiré du cloître par Henri de Bergue, évêque de Cambrai. (B.)
  4. Voyez, dans les Mélanges, année 1767, la seconde des Lettres à S. A. monseigneur le prince de Brunswick.