Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Austérités

Éd. Garnier - Tome 17
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AUSTÉRITÉS.
Mortifications, flagellations[1].

Que des hommes choisis, amateurs de l’étude, se soient unis après mille catastrophes arrivées au monde ; qu’ils se soient occupés d’adorer Dieu, et de régler les temps de l’année, comme on le dit des anciens brachmanes et des mages, il n’est rien là que de bon et d’honnête. Ils ont pu être en exemple au reste de la terre par une vie frugale ; ils ont pu s’abstenir de toute liqueur enivrante, et du commerce avec leurs femmes, quand ils célébrèrent des fêtes. Ils durent être vêtus avec modestie et décence. S’ils furent savants, les autres hommes les consultèrent ; s’ils furent justes, on les respecta et on les aima ; mais la superstition, la gueuserie, la vanité, ne se mirent-elles pas bientôt à la place des vertus ?

Le premier fou qui se fouetta publiquement pour apaiser les dieux ne fut-il pas l’origine des prêtres de la déesse de Syrie, qui se fouettaient en son honneur ; des prêtres d’Isis, qui en faisaient autant à certains jours ; des prêtres de Dodone, nommés Saliens, qui se faisaient des blessures ; des prêtres de Bellone, qui se donnaient des coups de sabre ; des prêtres de Diane, qui s’ensanglantaient à coups de verges ; des prêtres de Cybèle, qui se faisaient eunuques ; des fakirs des Indes, qui se chargèrent de chaînes ? L’espérance de tirer de larges aumônes n’entra-t-elle pour rien dans leurs austérités ?

Les gueux qui se font enfler les jambes avec de la tithymale, et qui se couvrent d’ulcères pour arracher quelques deniers aux passants, n’ont-ils pas quelque rapport aux énergumènes de l’antiquité qui s’enfonçaient des clous dans les fesses, et qui vendaient ces saints clous aux dévots du pays ?

Enfin la vanité n’a-t-elle jamais eu part à ces mortifications publiques, qui attiraient les yeux de la multitude ? Je me fouette, mais c’est pour expier vos fautes ; je marche tout nu, mais c’est pour vous reprocher le faste de vos vêtements ; je me nourris d’herbes et de colimaçons, mais c’est pour corriger en vous le vice de la gourmandise ; je m’attache un anneau de fer à la verge, pour vous faire rougir de votre lasciveté. Respectez-moi comme un homme cher aux dieux, qui attirera leurs faveurs sur vous. Quand vous serez accoutumés à me respecter, vous n’aurez pas de peine à m’obéir : je serai votre maître au nom des dieux, et si quelqu’un de vous alors transgresse la moindre de mes volontés, je le ferai empaler pour apaiser la colère céleste.

Si les premiers fakirs ne prononcèrent pas ces paroles, il est bien probable qu’ils les avaient gravées dans le fond de leur cœur.

Ces austérités affreuses furent peut-être les origines des sacrifices de sang humain. Des gens qui répandaient leur sang en public à coups de verges, et qui se tailladaient les bras et les cuisses pour se donner de la considération, firent aisément croire à des sauvages imbéciles qu’on devait sacrifier aux dieux ce qu’on avait de plus cher ; qu’il fallait immoler sa fille pour avoir un bon vent ; précipiter son fils du haut d’un rocher, pour n’être point attaqué de la peste ; jeter une fille dans le Nil, pour avoir infailliblement une bonne récolte.

Ces superstitions asiatiques ont produit parmi nous les flagellations, que nous avons imitées des Juifs[2]. Leurs dévots se fouettaient et se fouettent encore les uns les autres, comme faisaient autrefois les prêtres de Syrie et d’Égypte[3].

Parmi nous les abbés fouettèrent leurs moines ; les confesseurs fouettèrent leurs pénitents des deux sexes. Saint Augustin écrit à Marcellin le tribun « qu’il faut fouetter les donatistes comme les maîtres d’école en usent avec les écoliers ».

On prétend que ce n’est qu’au xe siècle que les moines et les religieuses commencèrent à se fouetter à certains jours de l’année. La coutume de donner le fouet aux pécheurs pour pénitence s’établit si bien que le confesseur de saint Louis lui donnait très-souvent le fouet. Henri II d’Angleterre fut fouetté par les chanoines de Cantorbéry[4]. Raimond, comte de Toulouse, fut fouetté la corde au cou par un diacre, à la porte de l’église de Saint-Gilles, devant le légat Milon, comme nous l’avons vu[5].

Les chapelains du roi de France Louis VIII[6] furent condamnés par le légat du pape Innocent III à venir, aux quatre grandes fêtes, aux portes de la cathédrale de Paris, présenter des verges aux chanoines pour les fouetter, en expiation du crime du roi leur maître, qui avait accepté la couronne d’Angleterre que le pape lui avait ôtée, après la lui avoir donnée en vertu de sa pleine puissance. Il parut même que le pape était fort indulgent en ne faisant pas fouetter le roi lui-même, et en se contentant de lui ordonner, sous peine de damnation, de payer à la chambre apostolique deux années de son revenu.

C’est de cet ancien usage que vient la coutume d’armer encore, dans Saint-Pierre de Rome, les grands pénitenciers de longues baguettes au lieu de verges, dont ils donnent de petits coups aux pénitents prosternés de leur long. C’est ainsi que le roi de France Henri IV reçut le fouet sur les fesses des cardinaux d’Ossat et Duperron. Tant il est vrai que nous sortons à peine de la barbarie, dans laquelle nous avons encore une jambe enfoncée jusqu’au genou !

Au commencement du xiiie siècle, il se forma en Italie des confréries de pénitents, à Pérouse et à Bologne. Les jeunes gens, presque nus, une poignée de verges dans une main, et un petit crucifix dans l’autre, se fouettaient dans les rues. Les femmes les regardaient à travers les jalousies des fenêtres, et se fouettaient dans leurs chambres,

Ces flagellants inondèrent l’Europe : on en voit encore beaucoup en Italie, en Espagne[7] et en France même, à Perpignan. Il était assez commun, au commencement du xvie siècle, que les confesseurs fouettassent leurs pénitentes sur les fesses. Une histoire des Pays-Bas, composée par Meteren[8] rapporte que le cordelier nommé Adriacem, grand prédicateur de Bruges, fouettait ses pénitentes toutes nues.

Le jésuite Edmond Auger, confesseur de Henri III[9], engagea ce malheureux prince à se mettre à la tête des flagellants.

Dans plusieurs couvents de moines et de religieuses on se fouette sur les fesses. Il en a résulté quelquefois d’étranges impudicités, sur lesquelles il faut jeter un, voile pour ne pas faire rougir celles qui portent un voile sacré, et dont le sexe et la profession méritent les plus grands égards[10].


  1. Questions sur l’Encyclopédie, deuxième partie, 1770. (B.)
  2. Voyez Confession. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez Apuleii Metam., livre XI. (Note de Voltaire.)
  4. En 1209. (Id.)
  5. Voyez l’article Avignon ci-après ; mais dans la première édition des Questions sur l’Encyclopédie, cet article Avignon précédait l’article Austérités. (B.)
  6. En 1223. (Note de Voltaire.)
  7. Histoire des flagellants, page 198. (Note de Voltaire.)
  8. Meteren, Historia Belgica, anno 1570. (Id.)
  9. De Thou, livre XXVIII. (Id.)
  10. Voyez Expiation. (Id.)


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