Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Mort

Henri Plon (p. 474-480).

Mort. « La mort, si poétique, parce qu’elle touche aux choses immortelles, si mystérieuse à cause de son silence, devait avoir mille manières de s’énoncer pour le peuple. Tantôt un trépas se faisait prévoir par le tintement d’une cloche qui sonnait d’elle-même, tantôt l’homme qui devait mourir entendait frapper trois coups sur le plancher de sa chambre. Une religieuse de Saint-Benoît, près de quitter la terre, trouvait une couronne d’épines blanches sur le seuil de sa cellule. Une mère perdait-elle son fils dans un pays lointain, elle en était instruite à l’instant par ses songes. Ceux qui nient les pressentiments ne connaîtront jamais les routes secrètes par où deux cœurs qui s’aiment communiquent d’un bout du monde à l’autre. Souvent le mort chéri, sortant du tombeau, se présentait à son ami, lui recommandait de dire des prières pour le racheter des flammes et le conduire à la félicité des élus[1]. »

De tous les spectres de ce monde, la mort est le plus effrayant. Dans une année d’indigence, un paysan se trouve au milieu de quatre petits enfants qui portent leurs mains à leur bouche, qui demandent du pain, et à qui il n’a rien à donner… La démence s’empare de lui ; il saisit un couteau ; il égorge les trois aînés ; le plus jeune, qu’il allait frapper aussi, se jette à ses pieds et lui crie : — Ne me tuez pas, je n’ai plus faim.

Dans les armées des Perses, quand un simple soldat était malade à l’extrémité, on le portait en quelque forêt prochaine, avec un morceau de pain, un peu d’eau et un bâton pour se défendre contre les bêtes sauvages, tant qu’il en aurait la force. Ces malheureux étaient ordinairement dévorés. S’il en échappait quelqu’un qui revînt chez lui, tout le monde le fuyait comme si c’eût été un démon ou un fantôme ; on ne lui permettait de communiquer avec personne qu’il n’eût été purifié. On était persuadé qu’il devait avoir eu de grandes liaisons avec les démons, puisque les bêtes ne l’avaient pas mangé, et qu’il avait recouvré ses forces sans aucun secours.

Les anciens attachaient tant d’importance aux cérémonies funèbres, qu’ils inventèrent les dieux mânes pour veiller aux sépultures. On trouve dans la plupart de leurs écrits des traits frappants qui nous prouvent combien était sacré parmi eux ce dernier devoir que l’homme puisse rendre à l’homme. Pausanias conte que, certains peuples de l’Arcadie ayant tué inhumainement quelques jeunes garçons qui ne leur faisaient aucun mal, sans leur donner d’autre sépulture que les pierres avec lesquelles ils les avaient assommés, et leurs femmes, quelque temps après, se trouvant atteintes d’une maladie qui les faisait toutes avorter, on consulta les oracles, qui commandèrent d’enterrer au plus vite les enfants si cruellement privés de funérailles.

Les Égyptiens rendaient de grands honneurs aux morts. Un de leurs rois, se voyant privé d’héritiers par la mort de sa fille unique, n’épargna rien pour lui rendre les derniers devoirs et tâcha d’immortaliser son nom par la plus riche sépulture qu’il put imaginer. Au lieu d’un mausolée, il lui fit bâtir un palais ; et on ensevelit le corps de la jeune princesse dans un bois incorruptible, qui représentait une génisse Couverte de lames d’or et revêtue de pourpre. Cette figure était à genoux, portant entre ses cornes un soleil d’or massif, au milieu d’une salle magnifique et entourée de cassolettes où brûlaient continuellement des parfums odoriférants.

Les Égyptiens embaumaient les corps et les conservaient précieusement ; les Grecs et les Romains les brûlaient. Cette coutume de brûler les morts est fort ancienne. Les Égyptiens, avant de rendre à leurs rois les honneurs funèbres, les jugeaient devant le peuple et les privaient de sépulture s’ils s’étaient conduits en tyrans.

Quand le roi des Tartares mourait, on mettait son corps embaumé dans un chariot, et on le promenait dans toutes ses provinces. Il était permis à chaque gouverneur de lui faire quelque outrage, pour se venger du tort qu’il en avait reçu. Par exemple, ceux qui n’avaient pu obtenir audience maltraitaient les oreilles, qui leur avaient été fermées ; ceux qui avaient été indignés de ses débauches s’en prenaient aux cheveux, qui étaient sa principale beauté, et lui faisaient mille huées, après l’avoir rasé, pour le rendre laid et ridicule. Ceux qui se plaignaient de sa trop grande délicatesse lui déchiraient le nez, croyant qu’il n’était devenu efféminé que parce qu’il avait trop aimé les parfums. Ceux qui décriaient son gouvernement lui brisaient le front, d’où étaient sorties toutes ses ordonnances tyranniques ; ceux qui en avaient reçu quelque violence lui mettaient les bras en pièces. Après qu’on l’avait ramené au lieu où il était mort, on le brûlait avec une de ses femmes, un échanson, un cuisinier, un écuyer, un palefrenier, quelques chevaux et cinquante esclaves[2].

Quand un Romain mourait, on lui fermait les yeux pour qu’il ne vît point l’affliction de ceux qui l’entouraient. Lorsqu’il était sur le bûcher, on les lui rouvrait pour qu’il pût voir la beauté des cieux qu’on lui souhaitait pour demeure. On faisait faire ordinairement la figure du mort, ou en cire, ou en marbre, ou en pierre ; et cette figure accompagnait le cortège funèbre, entourée de pleureuses à gages. Chez plusieurs peuples de l’Asie et de l’Afrique, aux funérailles d’un homme riche et de quelque distinction, on égorge et on enterre avec lui cinq ou six de ses esclaves. Chez les Romains, dit Saint-Foix, on égorgeait aussi des vivants pour honorer les morts ; on faisait combattre des gladiateurs devant le bûcher, et on donnait à ces massacres le nom de jeux funéraires. En Égypte et au Mexique, dit le même auteur, on faisait toujours marcher un chien à la tête du convoi funèbre. En Europe, sur les anciens tombeaux des princes et des chevaliers, on voit communément des chiens à leurs pieds.

LesParthes, les Mèdes et les Ibériens exposaient les corps, ainsi que chez les Perses, pour qu’ils fussent au plus tôt dévorés par les bêtes sauvages, ne trouvant rien de plus indigne de l’homme que la putréfaction. Les Bactriens nourrissaient, pour ce sujet, de grands chiens dont ils avaient un soin extrême. Ils se faisaient autant de gloire de les nourrir grassement que les autres peuples de se bâtir de superbes tombeaux. Un Bactrien faisait beaucoup d’estime du chien qui avait mangé son père. Les Barcéens faisaient consister le plus grand honneur de la sépulture à être dévorés par les vautours ; de sorte que toutes les personnes de mérite et ceux qui mouraient en combattant pour la patrie étaient aussitôt exposés dans les lieux où les vautours pouvaient en faire curée. Quant à la populace, on l’enfermait dans des tombeaux, ne la jugeant pas digne d’avoir pour sépulture le ventre des oiseaux sacrés.

Plusieurs peuples de l’Asie eussent cru se rendre coupables d’une grande impiété en laissant pourrir les corps ; c’est pourquoi, aussitôt que quelqu’un était mort parmi eux, ils le mettaient en pièces et le mangeaient en grande dévotion avec les parents et les amis. C’était, lui rendre honorablement les derniers devoirs. Pythagore enseigna la métempsycose des âmes ; ceux-ci pratiquaient la métempsycose des corps, en faisant passer le corps des morts dans celui des vivants. D’autres peuples, tels que les anciens Hiberniens, les Bretons et quelques nations asiatiques, faisaient encore plus pour les vieillards : ils les égorgeaient dès qu’ils étaient septuagénaires et en faisaient pareillement un festin. C’est ce qui se pratique encore chez quelques peuplades sauvages.

Les Chinois font publier le convoi, pour que le concours du peuple soit plus nombreux. On fait marcher devant le mort des drapeaux et des bannières, puis des joueurs d’instruments, suivis de danseurs revêtus d’habits fort bizarres, qui sautent tout le long du chemin avec des gestes ridicules. Après cette troupe viennent des gens armés de boucliers et de sabres, ou de gros bâtons noueux. Derrière eux, d’autres portent des armes à feu dont ils font incessamment des décharges. Enfin, les prêtres, criant de toutes leurs forces, marchent avec les parents, qui mêlent à ces cris des lamentations épouvantables ; le cortège est fermé par le peuple. Cette musique enragée et ce mélange burlesque de joueurs, de danseurs, de soldats, de chanteuses et de pleureurs donnent beaucoup de gravité à la cérémonie. On ensevelit le mort dans un cercueil précieux, et on enterre avec lui, entre plusieurs objets, de petites figures horribles, pour faire sentinelle près de lui et effrayer les démons ; après quoi on célèbre le festin funèbre, où l’on invite de temps en temps le défunt à manger et à boire avec les convives. Les Chinois croient que les morts reviennent en leur maison une fois tous les ans, la dernière nuit de l’année. Pendant toute cette nuit, ils laissent leur porte ouverte, afin que les âmes de leurs parents trépassés puissent entrer ; ils leur préparent des lits et mettent dans la chambre un bassin plein d’eau pour qu’ils puissent se laver les pieds. Ils attendent jusqu’à minuit. Alors, supposant les morts arrivés, ils leur font compliment, allument des cierges, brûlent des odeurs et les prient, en leur faisant de profondes révérences, de ne pas oublier leurs enfants et de leur obtenir des dieux la force, la santé, les biens et une longue vie.

Les Siamois brûlent les corps et mettent autour du bûcher beaucoup de papiers où sont peints des jardins, des maisons, des animaux, des fruits, en un mot, tout ce qui peut être utile et agréable dans l’autre vie. Ils croient que ces papiers brûlés deviennent réellement de qu’ils représentent. Ils croient aussi que tout être, dans la nature, quel qu’il soit, un habit, une flèche, une hache, un chaudron, etc., a une âme, et que cet âme suit dans l’autre monde le maître à qui la chose appartenait dans ce monde-ci. On aurait dit sérieusement pour eux ces vers burlesques :

      J’aperçus l’ombre d’un cocher Qui,
      tenant l’ombre d’une brosse,
      En frottait l’ombre d’un carrosse[3].

Le gibet, qui nous inspire tant d’horreur, a passé chez quelques peuples pour une telle marque d’honneur que souvent on ne l’accordait qu’aux grands seigneurs et aux souverains. Les Tibaréniens, les Suédois, les Goths suspendaient les corps à des arbres et les laissaient se défigurer ainsi peu à peu, et servir de jouet aux vents. D’autres emportaient dans leurs maisons ces corps desséchés et les pendaient au plancher comme des pièces de cabinet[4]. Les Groënlandais, habitant le pays du monde le plus froid, ne prennent pas d’autres soins des morts que de les exposer nus à l’air, où ils se gèlent et se durcissent aussitôt comme des pierres ; puis, de peur qu’en les laissant au milieu des champs ils ne soient dévorés par les ours, les parents les enferment dans de grands paniers qu’ils suspendent aux arbres. Les Troglodytes exposaient les corps morts sur une éminence, le derrière tourné vers les assistants ; de sorte qu’excitant, par cette posture, le rire de toute l’assemblée, on se moquait du mort au lieu de le pleurer ; chacun lui jetait des pierres, et quand il en était couvert, on plantait au-dessus une corne de chèvre et on se retirait. Les habitants des îles Baléares dépeçaient le corps en petits morceaux et croyaient honorer infiniment le défunt en l’ensevelissant dans une cruche. Dans certains pays de l’Inde, la femme se brûle sur le bûcher de son mari.

Lorsqu’elle a dit adieu à sa famille, on lui apporte des lettres pour le défunt, des pièces de toile, des bonnets, des souliers, etc. Quand les présents cessent de venir, elle demande jusqu’à trois fois à l’assemblée si l’on n’a plus rien à lui apporter et à lui recommander, ensuite elle fait un paquet de tout et l’on met le feu au bûcher. Dans le royaume de Tonquin, il est d’usage, parmi les personnes riches, de remplir la bouche du mort de pièces d’or et d’argent, pour ses besoins dans l’autre monde. On revêt l’homme de sept de ses meilleurs habits et la femme de neuf robes. Les Galates mettaient dans la main du mort un certificat de bonne conduite.

Chez les Turcs, on loue des pleureuses qui accompagnent le convoi, et on porte des rafraîchissement auprès du tombeau pour régaler les passants, qu’on invite à pleurer et à pousser des cris lamentables. Les Gaulois enterraient avec le corps mort ses armes, ses habits, ses animaux, et même ceux de ses esclaves qu’il avait paru le plus chérir. Quand on découvrit le tombeau de Childéric, père de Clovis, à Tournay, on y trouva des pièces d’or et d’argent, des boucles, des agrafes, des filaments d’habits, la poignée d’une épée, le tout d’or ; la figure en or d’une tête de bœuf, qui était, dit-on, l’idole qu’il adorait ; les os, le mors, un fer et quelques restes du harnais d’un cheval, un globe de cristal dont il se servait pour deviner, une pique, une hache d’armes, un squelette d’homme en entier, une autre tête moins grosse, qui paraissait avoir été celle d’un jeune homme, et apparemment de l’écuyer qu’on avait tué, selon la coutume, pour accompagner et aller servir là-bas son maître. On voit qu’on avait eu soin d’enterrer avec lui ses habits, ses armes, de l’argent, un cheval, un domestique, des tablettes pour écrire, en un mot tout ce qu’on croyait devoir lui être nécessaire dans l’autre monde. Quelquefois même on enterrait avec les grands personnages leur médecin. La belle Austregilde obtint en mourant, du roi Gontran, son mari, qu’il ferait tuer et enterrer avec elle les deux médecins qui l’avaient soignée pendant sa maladie. « Ce sont, je crois, les seuls, dit Saint-Foix, qu’on ait inhumés dans le tombeau des rois ; mais je ne doute pas que plusieurs autres n’aient mérité le même honneur. »

On observait anciennement en France une coutume singulière aux enterrements des nobles : on faisait coucher dans le lit de parade qui se portait aux enterrements un homme armé de pied en cap pour représenter le défunt. On trouva dans les comptes de la maison de Polignac : Donné cinq sous à Blaise, pour avoir fait le chevalier mort, à la sépulture de Jean, fils de Randonnet Armand, vicomte de Polignac.

Quelques peuples de l’Amérique enterraient leurs morts assis et entourés de pain, d’eau, de fruits et d’armes. À Panuco, dans le Mexique, on regardait les médecins comme de petites divinités, à cause qu’ils procuraient la santé, qui est le plus précieux de tous les biens. Quand ils mouraient, on ne les enterrait pas comme les autres ; on les brûlait avec des réjouissances publiques ; les hommes et les femmes dansaient pêle-mêle autour du bûcher. Dès que les os étaient réduits en cendres, chacun tâchait d’en emporter dans sa maison et les buvait ensuite avec du vin, comme un préservatif contre toutes sortes de maux. Quand on brûlait le corps de quelque empereur du Mexique, on égorgeait d’abord sur son bûcher l’esclave qui avait eu soin, pendant sa vie, d’allumer ses lampes, afin qu’il lui allât rendre les mêmes devoirs dans l’autre monde. Ensuite on sacrifiait deux cents esclaves, tant hommes que femmes, et parmi eux quelques nains et quelques bouffons pour son divertissement. Le lendemain, on enfermait les cendres dans une petite grotte voûtée, toute peinte en dedans, et on mettait au-dessus la figure du prince, à qui l’on faisait encore de temps en temps de pareils sacrifices, car le quatrième jour après qu’il avait été brûlé, on lui envoyait quinze esclaves en l’honneur des quatre saisons, afin qu’il les eût toujours belles ; on en sacrifiait cinq le vingtième jour, afin qu’il eût, toute l’éternité, une vigueur pareille à celle de vingt ans ; le soixantième, on en immolait trois autres, afin qu’il ne sentît aucune des principales incommodités de la vieillesse, qui sont la langueur, le froid et l’humidité. Enfin, au bout de l’année, on lui en sacrifiait encore neuf, qui est le nombre le plus propre à exprimer l’éternité, pour lui souhaiter une éternité de plaisir.

Quand les Indiens supposent qu’un de leurs chefs est près de rendre le dernier soupir, les savants de la nation se rassemblent. Le grand prêtre et le médecin apportent et consultent chacun la figure de la divinité, c’est-à-dire de l’esprit bienfaisant de l’air et de celui du feu. Ces figures sont en bois, artistement taillées, et représentent un cheval, un cerf, un castor, un cygne, un poisson, etc. Tout autour sont suspendues des dents de castor, des griffes d’ours et d’aigle. Leurs maîtres se placent avec elles dans un coin écarté de la cabane pour les consulter ; il existe ordinairement entre eux une rivalité de réputation, d’autorité, de crédit ; s’ils ne tombent pas d’accord sur la nature de la maladie, ils frappent violemment ces idoles les unes contre les autres, jusqu’à ce qu’une dent ou une griffe en tombe. Cette perte prouve la défaite de l’idole qui l’a éprouvée et assure par conséquent une obéissance formelle à l’ordonnance de son compétiteur.

Aux funérailles du roi de Méchoacan, le corps était porté par le prince que le défunt avait choisi pour son successeur ; la noblesse et le peuple le suivaient avec de grandes lamentations. Le convoi ne se mettait en marche qu’à minuit, à la lueur des torches. Quand il était arrivé au temple, on faisait quatre fois le tour du bûcher ; après quoi on y déposait le corps et on amenait les officiers destinés à le servir dans l’autre monde ; entre autres, sept jeunes filles, l’une pour serrer ses bijoux, l’autre pour lui présenter sa coupe, la troisième pour lui laver les mains, la quatrième pour lui donner la serviette, la cinquième pour lui faire sa cuisine, la sixième pour mettre son couvert, la septième pour laver son linge. On mettait le feu au bûcher, et toutes ces malheureuses victimes, couronnées de fleurs, étaient assommées à grands coups de massue et jetées dans les flammes.

Chez les sauvages de la Louisiane, après les cérémonies des obsèques, quelque homme notable de la nation, mais qui doit n’être pas de la famille du mort, fait son éloge funèbre. Quand il a fini, les assistants vont tout nus, les uns après les autres, se présenter devant l’orateur, qui leur applique à chacun, d’un bras vigoureux, trois coups d’une lanière large de deux doigts, en disant : « Souvenez-vous que pour être un bon guerrier comme l’était le défunt, il faut savoir souffrir. »

Les protestants luthériens n’ont point de cimetière et enterrent indistinctement les morts dans un champ, dans un bois, dans un jardin. « Parmi nous, dit Simon de Paul, l’un de leurs prédicants, il est fort indifférent d’être enterré dans les cimetières ou dans les lieux où l’on écorche les ânes. — Hélas, disait un vieillard du Palatinat, faudra-t-il donc qu’après avoir vécu avec honneur, j’aille demeurer après ma mort parmi les raves, pour en être éternellement le gardien ? »

Les Circassiens lavent les corps des morts, à moins que le défunt ne soit mort loyalement dans une bataille pour la défense du pays, auquel cas on l’enterre dans son harnais, sans le laver, supposant qu’il sera reçu d’emblée en paradis[5].

Les Japonais témoignent la plus grande tristesse pendant la maladie d’un des leurs, et la plus grande joie à sa mort. Ils s’imaginent que les maladies sont des démons invisibles, et souvent ils présentent requête contre elles dans les temples. Ces mêmes Japonais poussent quelquefois si loin la vengeance, qu’ils ne se contentent pas de faire périr leur ennemi ; mais ils se donnent encore la mort pour aller l’accuser devant leur dieu et le prier d’embrasser leur querelle ; on conte même que des veuves, non contentes d’avoir bien tourmenté leurs maris pendant leur vie, se poignardent pour avoir le plaisir de les faire enrager après leur mort.

Quand un Caraïbe est mort, ses compagnons viennent visiter le corps et lui font mille questions bizarres, accompagnées de reproches sur ce qu’il s’est laissé mourir, comme s’il eût dépendu de lui de vivre plus longtemps : « Tu pouvais faire si bonne chère ! il ne te manquait ni manioc, ni patates, ni ananas ; d’où vient donc que tu es mort ? Tu étais si considéré ! chacun avait de l’estime pour toi, chacun t’honorait, pourquoi donc es-tu mort ?… Tes parents t’accablaient de caresses : ils ne te laissaient manquer de rien ; dis-nous donc pourquoi tu es mort ? Tu étais si nécessaire au pays ! tu t’étais signalé dans tant de combats ! tu nous mettais à couvert des insultes de nus ennemis ; d’où vient donc que tu es mort ? » Ensuite on l’assied dans une fosse ronde ; on l’y laisse pendant dix jours sans l’enterrer ; ses compagnons lui apportent tous les matins à manger et à boire ; mais enfin, voyant qu’il ne veut point revenir à la vie, ni toucher à ces viandes, ils les lui jettent sur la tête, et, comblant la fosse, ils font un grand feu, autour duquel ils dansent avec des hurlements.

Les Turcs en enterrant les morts leur laissent les jambes libres, pour qu’ils puissent se mettre à genoux quand les anges viendront les examiner ; ils croient qu’aussitôt que le mort est dans la fosse, son âme revient dans son corps et que deux anges horribles se présentent à lui et lui demandent : « Quel est ton dieu, ta religion et ton prophète ? » S’il a bien vécu, il répond : « Mon dieu est le vrai Dieu, ma religion est la vraie religion, et mon prophète est Mahomet. » Alors on lui amène une belle figure, qui n’est autre chose que ses bonnes actions, pour le divertir jusqu’au jour du jugement, où il entre en paradis. Mais si le défunt est coupable, il tremble de peur et ne peut répondre juste. Les anges noirs le frappent aussitôt avec une massue de feu et l’enfoncent si rudement dans la terre que tout le sang qu’il a pris de sa nourrice s’écoule par le nez. Là-dessus vient une figure très-vilaine (ses mauvaises actions) qui le tourmente jusqu’au jour du jugement, où il entre en enfer. C’est pour délivrer le mort de ces anges noirs que les parents lui crient sans cesse : « N’ayez pas peur et répondez bravement. » Ils font une autre distinction des bons et des méchants, qui n’est pas moins absurde. Ils disent qu’au jour du jugement Mahomet viendra dans la vallée de Josaphat, pourvoir si Jésus-Christ jugera bien les hommes ; qu’après le jugement il prendra la forme d’un mouton blanc ; que tous les Turcs se cacheront dans sa toison, changés en petite vermine, qu’il se secouera alors, et que tous ceux qui tomberont seront damnés, tandis que tous ceux qui resteront seront sauvés, parce qu’il les mènera en paradis. Des docteurs musulmans exposent encore autrement la chose : Au jugement dernier, Mahomet se trouvera à côté de Dieu, monté sur le Borak et couvert d’un manteau fait des peaux de tous les chameaux qui auront porté à la Mecque le présent que chaque sultan y envoie à son avènement à l’empire. Les âmes des bienheureux musulmans se transformeront en puces, qui s’attacheront aux poils du manteau du prophète, et Mahomet les emportera dans son paradis avec une rapidité prodigieuse ; il ne sera plus question alors que de se bien tenir, car les âmes qui s’échapperont, soit par la rapidité du vol, soit autrement, tomberont dans la mer, où elles nageront éternellement.

Parmi les juifs modernes, aussitôt que Te malade est abandonné des médecins, on fait venir un rabbin, accompagné, pour le moins, de dix personnes. Le juif répare le mal qu’il a pu faire ; puis il change de nom, pour que l’ange de la mort, qui doit le punir, ne le reconnaisse plus ; ensuite il donne sa bénédiction à ses enfants, s’il en a, et reçoit celle de son père, s’il ne l’a pas encore perdu. De ce moment on n’ose plus le laisser seul, de peur que l’ange de la mort, qui est dans sa chambre, ne lui fasse quelque violence. Ce méchant esprit, disent-ils, avec l’épée qu’il a dans sa main, paraît si effroyable que le malade en est tout épouvanté. De cette épée, qu’il tient toujours nue sur lui, découlent trois gouttes d’une liqueur funeste : la première qui tombe lui donne la mort, la seconde le rend pâle et difforme, la dernière le corrompt et le fait devenir puant et infect Aussitôt que le malade expire, les assistants jettent par la fenêtre toute l’eau qui se trouve dans la maison ; ils la croient empoisonnée, parce que l’ange de la mort, après avoir tué le malade, y a trempé son épée pour en ôter le sang. Tous les voisins, dans la même crainte, en font autant. Les juifs racontent que cet ange de la mort était bien plus méchant autrefois ; mais que, par la force du grand nom de Dieu, des rabbins le lièrent un jour et lui crevèrent l’œil gauche ; d’où vient que, ne voyant plus si clair, il ne saurait plus faire tant de mal. Dans leurs cérémonies funèbres, les juifs sont persuadés que, si on omettait une seule des observations et des prières prescrites, l’âme ne saurait être portée par les anges jusqu’au lit de Dieu, pour s’y reposer éternellement ; mais que, tristement obligée d’errer çà et là, elle serait rencontrée par des troupes de démons qui lui feraient souffrir mille peines. Ils disent qu’avant d’entrer en paradis ou en enfer, l’âme revient pour la dernière fois dans le corps et le fait lever sur ses pieds ; qu’alors l’ange de la mort s’approche avec une chaîne, dont la moitié est de fer et l’autre moitié de feu, et lui en donne trois coups : au premier, il disjoint tous les os et les fait tomber confusément à terre ; au second, il les brise et les éparpille, et au dernier, il les réduit en poudre. Les bons anges viennent ensuite et ensevelissent les cendres. Les juifs croient que ceux qui ne sont point enterrés dans la terre promise ne pourront point ressusciter ; mais que toute la grâce que Dieu leur fera, ce sera de leur ouvrir de petites fentes au travers desquelles ils verront le séjour des bienheureux. Cependant le rabbin Juda, pour consoler les vrais israélites, assure que les âmes des justes enterrées loin du pays de Chanaan rouleront par de profondes cavernes, qui leur seront pratiquées sous terre, jusqu’à la montagne des Oliviers, d’où elles entreront en paradis.

En Bretagne, on croit que tous les morts ouvrent la paupière à minuit[6]. Et à Plouerden, près Landernau, si l’œil gauche d’un mort ne se ferme pas, un des plus proches parents est menacé sous peu de cesser d’être[7]. On dit ailleurs que tout le monde voit les démons en mourant, et que la sainte Vierge fut seule exempte de cette vision. Le jour de la Commémoration des trépassés, les Bretons ne balayent pas leurs maisons pour ne pas troubler les morts, qui y reviennent ce jour-là en grandes troupes.

Les Arméniens frottent les morts d’huile, parce qu’ils s’imaginent qu’ils doivent lutter corps à corps avec de mauvais génies. Chez les chrétiens schismatiques de l’archipel Grec, si le corps d’un mort n’est pas bien roide, c’est un signe que le diable y est entré, et on le met en pièces pour empêcher ses fredaines. Les Tonquinois de la secte des lettrés rendent un culte religieux à ceux qui sont morts de faim ; les premiers jours de chaque semaine, ils leurs présentent du riz cuit qu’ils ont été mendier par la ville.

Chez les anciens, celui qui rencontrait un cadavre était obligé de jeter sur lui, par trois fois, de la poussière, sous peine d’immoler à Cérès la victime que l’on nommait porca prœcidanea ; on regardait même comme maudits ceux qui passaient devant un cadavre sans lui rendre ce dernier devoir.

Voici sur les morts des anecdotes d’un autre genre. Méhémet Almédi, roi de Fez, prince ambitieux, rusé, hypocrite, eut une longue guerre à soutenir contre des peuples voisins qui refusaient de se soumettre à lui. Il remporta sur eux quelques victoires ; mais ayant perdu une bataille, où il avait exposé ses troupes avec une fureur aveugle, elles refusèrent de retourner à l’ennemi. Pour les ranimer, il employa un stratagème. Il offrit à un certain nombre de ses officiers, ceux qui lui étaient le plus affectionnés, des récompenses considérables, s’ils voulaient se laisser enfermer quelques heures dans des tombeaux, comme s’ils fussent morts à la bataille. — J’ai fait pratiquer à ces tombeaux, leur dit-il, des ouvertures par lesquelles vous pourrez respirer et vous faire entendre ; car je disposerai les esprits, et, quand l’armée passera, je vous interrogerai ; vous répondrez que vous avez trouvé ce que je vous avais promis, c’est-à-dire une félicité entière et parfaite, récompense de votre dévouement, bonheur réservé à tous ceux qui combattront avec vaillance. Le tout s’exécuta comme l’avait proposé Méhémet Almédi. Il cacha parmi les morts ses plus fidèles serviteurs, les couvrit de terre, leur laissant un petit soupirail pour respirer et se faire entendre. Ensuite il rentra au camp, et faisant assembler les principaux chefs au milieu de la nuit : — Vous êtes, leur dit-il, les soldats de Dieu, les défenseurs de la loi et les protecteurs de la vérité. Disposez-vous à exterminer nos ennemis, qui sont aussi ceux du Très-Haut ; comptez que vous ne retrouverez jamais une occasion aussi certaine de lui plaire. Mais comme il pourrait se trouver parmi vous des cœurs pusillanimes qui ne s’en rapporteraient pas à mes paroles, je veux les convaincre par un grand prodige. Allez au champ de bataille ; interrogez ceux de nos frères qui ont été tués aujourd’hui ; ils vous assureront qu’ils jouissent du plus parfait bonheur, pour avoir perdu la vie dans la guerre sainte. Il conduisit alors ses guerriers sur le champ de bataille, où il cria de toute sa force : — Assemblée des fidèles martyrs, faites-nous savoir ce que vous avez vu des merveilles du Dieu Très-Haut. Les compères enfouis répondirent : — Nous avons reçu du Tout-Puissant des récompenses infinies et qui ne peuvent être comprises par des vivants. Les chefs, surpris du prodige de cette réponse, coururent la publier dans l’armée et réveillèrent le courage dans le cœur de tous les soldats. Pendant que le camp s’agitait, le roi, feignant une extase occasionnée par le miracle qui venait d’avoir lieu, était demeuré près des tombeaux où ses serviteurs ensevelis attendaient leur délivrance. Mais il boucha les soupiraux par lesquels ils respiraient et les envoya recueillir, par ce barbare stratagème, les récompenses qu’il venait d’annoncer à leurs frères.

Disons un mot de la peur que tous les hommes ont pour les morts. Trois mauvais sujets de musiciens, au retour d’une partie de débauche, passaient devant un cimetière ; ils y entrent ; après s’être permis, pour s’encourager, de mauvaises plaisanteries sur les morts qui habitaient là, une idée folle leur vint. Ils portaient avec eux leurs instruments de musique. Ils trouvent original de donner un concert à un tas d’ossements rassemblés en faisceau dans l’une des extrémités de ce champ du repos. Ils n’ont pas plutôt commencé leur affreuse sérénade, qu’un cri part du fond de l’ossuaire ; tous les ossements qui le composent se meuvent, s’agitent, s’entrechoquent avec bruit, semblent se réunir et se ranimer pour punir les audacieux qui bravent ainsi l’empire de la mort. Les concertants sont tellement effrayés que deux d’entre eux tombent morts à l’instant, et l’autre, à demi écrasé, reste longtemps sans connaissance. En reprenant ses sens il demeura si vivement frappé qu’il se fit ermite. — Voici le secret de l’aventure. Un pauvre mendiant, qui n’avait pas d’asile, s’était réfugié derrière le monceau d’ossements, pour y passer la nuit ; cette musique inattendue Lui avait fait une telle frayeur, en le réveillant en sursaut, qu’il s’était enfui et qu’en se sauvant il avait fait crouler la pyramide fatale.

Voy. Nécromancie, Vampires, Revenants, etc.

  1. M. de Chateaubriand, Génie du christianisme.
  2. Muret, Des cérémonies funèbres.
  3. De Ch. Perrault, attribués mal à propos à Scarron.
  4. Muret, Des cérémonies funèbres, etc
  5. Stanislas Bell. Voyage en Circassie.
  6. Cambry, Voyage dans le Finistère, t. II, p. 15.
  7. Cambry, Voyage dans le Finistère, t. II, p. 170.