Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Vampires

Henri Plon (p. 677-683).
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Vampires. Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’histoire des vampires, c’est qu’ils ont partagé avec les philosophes, ces autres démons, l’honneur d’étonner et de troubler le dix-huitième siècle ; c’est qu’ils ont épouvanté la Lorraine, la Prusse, la Silésie, la Pologne, la Moravie, l’Autriche, la Russie, la Bohême et tout le nord de l’Europe, pendant que les démolisseurs de l’Angleterre et de la France renversaient les croyances en se donnant le ton de n’attaquer que les erreurs populaires.

Chaque siècle, il est vrai, a eu ses modes ; chaque pays, comme l’observe D. Calmet, a eu ses préventions et ses maladies. Mais les vampires n’ont point paru avec tout leur éclat dans les siècles barbares et chez les peuples sauvages : ils se sont montrés au siècle des Diderot et des Voltaire, dans l’Europe, qui se disait déjà civilisée.

On a donné le nom d’upiers oupires, et plus généralement vampires en Occident, de broucolaques (vroucolacas) en Morée, de katakhanès à Ceylan, — à des hommes morts et enterrés depuis plusieurs années, ou du moins depuis plusieurs jours, qui revenaient en corps et en âme, parlaient, marchaient, infestaient les villages, maltraitaient les hommes et les animaux ; et surtout qui suçaient le sang de leurs proches, les épuisaient, leur causaient la mort[1]. On ne se délivrait de leurs dangereuses visites et de leurs infestations qu’en les exhumant, les empalant, leur coupant la tête, leur arrachant le cœur, ou les brûlant.

 
Vampires
Vampires
 

Ceux qui mouraient sucés devenaient habituellement vampires à leur tour. Les journaux publics de la France et de la Hollande parlent, en 1693 et 1694, des vampires qui se montraient en Pologne et surtout en Russie. On voit dans le Mercure galant de ces deux années que c’était alors une opinion répandue chez ces peuples que les vampires apparaissaient depuis midi jusqu’à minuit ; qu’ils suçaient le sang des hommes et des animaux vivants avec tant d’avidité, que souvent ce sang leur sortait par la bouche, par les narines, par les oreilles. Quelquefois, ce qui est plus fort encore, leurs cadavres nageaient dans le sang au fond de leurs cercueils.

 
Vampires
Vampires
 

On disait que ces vampires, ayant continuellement grand appétit, mangeaient aussi les linges qui se trouvaient autour d’eux. On ajoutait que, sortant de leurs tombeaux, ils allaient la nuit embrasser violemment leurs parents ou leurs amis, à qui ils suçaient le sang en leur pressant la gorge pour les empêcher de crier. Ceux qui étaient sucés s’affaiblissaient tellement qu’ils mouraient presque aussitôt. Ces persécutions ne s’arrêtaient pas à une personne seulement : elles s’étendaient jusqu’au dernier de la famille ou du village (car le vampirisme ne s’est guère exercé dans les villes), à moins qu’on n’en interrompît le cours en coupant la tête ou en perçant le cœur du vampire, dont on trouvait le cadavre mou, flexible, mais frais, quoique mort depuis très-longtemps. Comme il sortait de ces corps une grande quantité de sang, quelques-uns le mêlaient avec de la farine pour en faire du pain : ils prétendaient qu’en mangeant ce pain ils se garantissaient des atteintes du vampire.

Voici quelques histoires de vampires.

M. de Vassimont, envoyé en Moravie par le duc de Lorraine Léopold Ier, assurait, dit D. Calmet, que ces sortes de spectres apparaissaient fréquemment et depuis longtemps chez les Moraves, et qu’il était assez ordinaire dans ce pays-là de voir des hommes morts depuis quelques semaines se présenter dans les compagnies, se mettre à table sans rien dire avec les gens de leur connaissance, et faire un signe de tête à quelqu’un des assistants, lequel mourait infailliblement quelques jours après.

Un vieux curé confirma ce fait à M. de Vassimont et lui en cita même plusieurs exemples, qui s’étaient, disait-il, passés sous ses yeux.

Les évêques et les prêtres du pays avaient consulté Rome sur ces matières embarrassantes ; mais le saint-siége ne fit point de réponse, parce qu’il regardait tout cela comme des visions. Dès lors on s’avisa de déterrer les corps de ceux qui revenaient ainsi, de les brûler ou de les consumer en quelque autre manière, et ce fut par ce moyen qu’on se délivra de ces vampires, qui devinrent de jour en jour moins fréquents. Toutefois ces apparitions donnèrent lieu à un petit ouvrage composé par Ferdinand de Schertz, et imprimé à Olmutz, en 1706, sous le titre de Magia posthuma. L’auteur raconte qu’en un certain village, une femme, étant morte munie des sacrements, fut enterrée dans le cimetière à la manière ordinaire. On voit que ce n’était point une excommuniée, mais peut-être une sacrilège. Quatre jours après son décès, les habitants du village entendirent un grand bruit et virent un spectre qui paraissait tantôt sous la forme d’un chien, tantôt sous celle d’un homme, non à une personne seulement, mais à plusieurs. Ce spectre serrait la gorge de ceux à qui il s’adressait, leur comprimait l’estomac jusqu’à les suffoquer, leur brisait presque tout le corps et les réduisait à une faiblesse extrême ; en sorte qu’on les voyait pâles, maigres et exténués. Les animaux mêmes n’étaient pas à l’abri de sa malice : il attachait les vaches l’une à l’autre par la queue, fatiguait les chevaux et tourmentait tellement le bétail de toute sorte, qu’on n’entendait partout que mugissements et cris de douleur. Ces calamités durèrent plusieurs mois : on ne s’en délivra qu’en brûlant le corps de la femme vampire.

L’auteur de la Magia posthuma raconte une autre anecdote plus singulière encore. Un pâtre du village de Blow, près la ville de Kadam en Bohême, apparut quelque temps après sa mort avec les symptômes qui annoncent le vampirisme. Le fantôme appelait par leur nom certaines personnes, qui ne manquaient pas de mourir dans la huitaine. Il tourmentait ses anciens voisins, et causait tant d’effroi que les paysans de Blow déterrèrent son corps et le fichèrent en terre avec un pieu qu’ils lui passèrent à travers le cœur. Ce spectre, qui parlait quoiqu’il fût mort, et qui du moins n’aurait plus dû le faire dans une situation pareille, se moquait néanmoins de ceux qui lui faisaient souffrir ce traitement.

« Vous avez bonne grâce, leur disait-il, en ouvrant sa grande bouche de vampire, de me donner ainsi un bâton pour me défendre contre les chiens ? » On ne fit pas attention à ce qu’il put dire, et on le laissa. La nuit suivante, il brisa son pieu, se releva, épouvanta plusieurs personnes et en suffoqua plus qu’il n’avait fait jusqu’alors. On le livra au bourreau, qui le mit sur une charrette pour le transporter hors de la ville et l’y brûler. Le cadavre remuait les pieds et les mains, roulait des yeux ardents et hurlait comme un furieux. Lorsqu’on le perça de nouveau avec des pieux, il jeta de grands cris et rendit du sang très-vermeil ; mais quand on l’eut bien brûlé, il ne se montra plus…

On en usait de même, dans le dix-septième siècle, contre les revenants de ce genre ; et dans plusieurs endroits, quand on les tirait de terre, on les trouvait pareillement frais et vermeils, les membres souples et maniables, sans vers et sans pourriture, mais non sans une très-grande puanteur.

L’auteur que nous avons cité assure que de son temps on voyait souvent des vampires dans les montagnes de Silésie et de Moravie. Ils apparaissaient en plein jour, comme au milieu de la nuit, et l’on s’apercevait que les choses qui leur avait appartenu se remuaient et changeaient de place sans que personne parût les toucher. Le seul remède contre ces apparitions était de couper la tête et de brûler le corps du vampire.

Vers l’an 1725, un soldat qui était en garnison chez un paysan des frontières de la Hongrie vit entrer, au moment du souper, un inconnu qui se mit à table auprès du maître de la maison. Celui-ci en fut très-effrayé, de même que le reste de la compagnie. Le soldat ne savait qu’en juger et craignait d’être indiscret en faisant des questions, parce qu’il ignorait de quoi il s’agissait. Mais le maître du logis étant mort le lendemain, il chercha à connaître le sujet qui avait produit cet accident et mis toute la maison dans le trouble. On lui dit que l’inconnu qu’il avait vu entrer et se mettre à table, au grand effroi de la famille, était le père du maître de la maison ; qu’il était mort et enterré depuis dix ans, et qu’en venant ainsi s’asseoir auprès de son fils, il lui avait apporté la mort. Le soldat raconta ces choses à son régiment. On en avertit les officiers généraux, qui donnèrent commission au comte de Cabreras, capitaine d’infanterie, de faire infor­mation de ce fait. Cabréras s’étant transporté sur les lieux avec d’autres officiers, un chirurgien et un auditeur, ils entendirent les dépositions de tous les gens de la maison, qui attestèrent que le revenant n’était autre que le père du maître du logis, et que tout ce que le soldat avait rapporté était exact : ce qui fut aussi affirmé par la plupart des habitants du village. En conséquence, on fit tirer de terre le corps de ce spectre. Son sang était fluide et ses chairs aussi fraîches que celles d’un homme qui vient d’expirer. On lui coupa la tête, après quoi on le remit dans son tombeau. On exhuma ensuite, après d’amples informations, un homme mort depuis plus de trente ans, qui était revenu trois fois dans sa maison à l’heure du repas, et qui avait sucé au cou, la première fois, son propre frère ; la seconde, un de ses fils ; la troisième, un valet de la maison. Tous trois en étaient morts presque sur-le-champ. Quand ce vieux vampire fut déterré, on le trouva, comme le premier, ayant le sang fluide et le corps frais. On lui planta un grand clou dans la tête, et ensuite on le remit dans son tombeau. Le comte de Cabréras fit brûler un troisième vampire, qui était enterré depuis seize ans, et qui avait sucé le sang et causé la mort à deux de ses fils. — Alors enfin le pays fut tranquille[2].

On a vu, dans tout ce qui précède, que généralement, lorsqu’on exhume les vampires, leurs corps paraissent vermeils, souples, bien conservés. Cependant, malgré tous ces indices de vampirisme, on ne procédait pas contre eux sans formes judiciaires. On citait et on entendait les témoins, on examinait les raisons des plaignants, on considérait avec attention les cadavres : si tout annonçait un vampire, on le livrait au bourreau, qui le brûlait. Il arrivait quelquefois que ces spectres paraissaient encore pendant trois ou quatre jours après leur exécution ; cependant leur corps avait été réduit en cendres. Assez souvent on différait d’enterrer pendant six ou sept semaines les corps de certaines personnes suspectes. Lorsqu’ils ne pourrissaient point et que leurs membres demeuraient souples, leur sang fluide, alors on les brûlait. On assurait que les habits de ces défunts se remuaient et changeaient de place sans qu’aucune personne les touchât. L’auteur de la Magia posthuma raconte que l’on voyait à Olmutz, à la fin du dix-septième siècle, un de ces vampires qui, n’étant pas enterré, jetait des pierres aux voisins et molestait extrêmement les habitants.

Dom Calmet rapporte, comme une circonstance particulière, que, dans les villages où l’on est infesté du vampirisme, on va au cimetière, on visite les fosses, on en trouve qui ont deux ou trois, ou plusieurs trous de la grosseur du doigt ; alors on fouille dans ces fosses, et l’on ne manque pas d’y trouver un corps souple et vermeil. Si on coupe la tête de ce cadavre, il sort de ses veines et de ses artères un sang fluide, frais et abondant. Le savant bénédictin demande ensuite si ces trous qu’on remarquait dans la terre qui couvrait les vampires pouvaient contribuer à leur conserver une espèce de vie, de respiration, de végétation, et rendre plus croyable leur retour parmi les vivants ; il pense avec raison que ce sentiment, fondé d’ailleurs sur des faits qui n’ont rien de réellement constaté, n’est ni probable ni digne d’attention.

Le même écrivain cite ailleurs, sur les vampires de Hongrie, une lettre de M. de l’Isle de Saint-Michel, qui demeura longtemps dans les pays infestés, et qui devait en savoir quelque chose. Voici comment M. de l’Isle s’explique là-dessus :

« Une personne se trouve attaquée de langueur, perd l’appétit, maigrit à vue d’œil et, au bout de huit ou dix jours, quelquefois quinze, meurt sans fièvre et sans aucun autre symptôme de maladie que la maigreur et le dessèchement. On dit, en Hongrie, que c’est un vampire qui s’attache à cette personne et lui suce le sang. De ceux qui sont attaqués de cette mélancolie noire, la plupart, ayant l’esprit troublé, croient voir un spectre blanc qui les suit partout, comme l’ombre fait le corps.

» Lorsque nous étions en quartiers d’hiver chez les Valaques, deux cavaliers de la compagnie dont j’étais cornette moururent de cette maladie, et plusieurs autres, qui en étaient attaqués, seraient probablement morts de même, si un caporal de notre compagnie n’avaient guéri les imaginations en exécutant le remède que les gens du pays emploient pour cela. Quoique assez singulier, je ne l’ai jamais lu nulle part. Le voici :

» On choisit un jeune garçon, on le fait monter à poil sur un cheval entier, absolument noir ; on conduit le jeune homme et le cheval au cimetière ; ils se promènent sur toutes les fosses. Celle où l’animal refuse de passer, malgré les coups de cravache qu’on lui délivre, est regardée comme renfermant un vampire. On ouvre cette fosse, et on y trouve un cadavre aussi beau et aussi frais que si c’était un homme tranquillement endormi. On coupe, d’un coup de bêche, le cou de ce cadavre ; il en sort abondamment un sang, des plus beaux et des plus vermeils, du moins on croit le voir ainsi. Cela fait, on remet le vampire dans sa fosse, on la comble et on peut compter que dès lors la maladie cesse et que tous ceux qui en étaient attaqués recouvrent leurs forces peu à peu, comme des gens qui échappent d’une longue maladie d’épuisement… »

Les Grecs appellent leurs vampires broucolaques ; ils sont persuadés que la plupart des spectres d’excommuniés sont vampires, qu’ils ne peuvent pourrir dans leurs tombeaux, qu’ils apparaissent le jour comme la nuit, et qu’il est très-dangereux de les rencontrer.

Léon Allatius, qui écrivait au seizième siècle, entre là-dessus dans de grands détails ; il assure que dans l’île de Chio les habitants ne répondent que lorsqu’on les appelle deux fois, car ils sont persuadés que les broucolaques ne les peuvent appeler qu’une fois seulement. Ils croient encore que quand un broucolaque appelle une personne vivante, si cette personne répond, le spectre disparaît ; mais celui qui a répondu meurt au bout de quelques jours. On raconte la même chose des vampires de Bohême et de Moravie.

Pour se garantir de la funeste influence des broucolaques, les Grecs déterrent le corps du spectre et le brûlent, après avoir récité sur lui des prières. Alors ce corps, réduit en cendres, ne paraît plus.

Ricaut, qui voyagea dans le Levant au dix-septième siècle, ajoute que la peur des broucolaques est générale aux Turcs comme aux Grecs. Il raconte un fait qu’il tenait d’un caloyer candiote, lequel lui avait assuré la chose avec serment.

Un homme, étant mort excommunié pour une faute qu’il avait commise dans la Morée, fut enterré sans cérémonie dans un lieu écarté et non en terre sainte. Les habitants furent bientôt effrayés par d’horribles apparitions qu’ils attribuèrent à ce malheureux. On ouvrît son tombeau au bout de quelques années, on y trouva son corps enflé, mais sain et bien dispos ; ses veines étaient gonflées du sang qu’il avait sucé : on reconnut en lui un broucolaque. Après qu’on eut délibéré sur ce qu’il y avait à faire, les caloyers furent d’avis de démembrer le corps, de le mettre en pièces et de le faire bouillir dans le vin ; car c’est ainsi qu’ils en usent, de temps très-ancien, envers les broucolaques. Mais les parents obtinrent, à force de prières, qu’on différât cette exécution ; ils envoyèrent en diligence à Constantinople, pour solliciter du patriarche l’absolution dont le défunt avait besoin. En attendant, le corps fut mis dans l’église, où l’on disait tous les jours des prières pour son repos. Un matin que le caloyer faisait le service divin, on entendit tout d’un coup une espèce de détonation dans le cercueil : on l’ouvrit, et l’on trouva le corps dissous, comme doit l’être celui d’un mort enterré depuis sept ans. On remarqua le moment où le bruit s’était fait entendre ; c’était précisément l’heure où l’absolution accordée par le patriarche avait été signée…

 
Vampires
Vampires
 

Les Grecs et les Turcs s’imaginent, que les cadavres des broucolaques mangent pendant la nuit, se promènent, font la digestion de ce qu’ils ont mangé, et se nourrissent réellement (V. Mastication). Ils content qu’en déterrant ces vampires, on en a trouvé qui étaient d’un coloris vermeil, et dont les veines étaient tendues par la quantité de sang qu’ils avaient sucé ; que, lorsqu’on leur ouvre le corps, il en sort des ruisseaux de sang aussi frais, que celui d’un jeune homme d’un tempérament sanguin. Cette opinion populaire est si généralement répandue que tout le monde en raconte des histoires circonstanciées.

L’usage de brûler les corps des vampires est très-ancien dans plusieurs autres pays, Guillaume de Neubrige, qui vivait au douzième siècle, raconte[3] que, de son temps, on vit en Angleterre, dans le territoire de Buckingham, un spectre qui apparaissait en corps et en âme, et qui vint épouvanter sa femme et ses parents. On ne se défendait de sa méchanceté qu’en faisant grand bruit lorsqu’il approchait. Il se montra même à certaines personnes en plein jour. L’évêque de Lincoln assembla sur cela son conseil, qui lui dit que pareilles choses étaient souvent arrivées en Angleterre, et que le seul remède que l’on connût à ce mal était de brûler le corps du spectre. L’évêque ne put goûter cet avis, qui lui parut cruel. Il écrivit une cédule d’absolution ; elle fut mise sur le corps du défunt, que l’on trouva aussi frais que le jour de son enterrement, et depuis lors le fantôme ne se montra plus. Le même auteur ajoute que les apparitions de ce genre étaient alors en effet très-fréquentes en Angleterre.

Quant à l’opinion répandue dans le Levant que les spectres se nourrissent, on la trouve établie depuis plusieurs siècles dans d’autres contrées. Il y a longtemps que les, Allemands sont persuadés que les morts mâchent comme des porcs dans leurs tombeaux, et qu’il est facile de les entendre grogner en broyant ce qu’ils dévorent[4]. Philippe Rherius, au dix-septième siècle, et Michel Raufft, au commencement du dix-huitième, ont même publié des traités sur les morts qui mangent dans leurs sépulcres[5].

Après avoir parlé de la persuasion où sont les Allemands qu’il y a des morts qui dévorent les linges et tout ce qui est à leur portée, même leur propre chair, ces écrivains remarquent qu’en quelques endroits de l’Allemagne, pour empêcher les morts de mâcher, on leur met dans le cercueil une motte de terre sous le menton ; qu’ailleurs on leur fourre dans la bouche une petite pièce d’argent et une pierre, et que d’autres leur serrent fortement la gorge, avec un mouchoir. Ils citent des morts qui se sont dévorés eux-mêmes dans leur sépulcre.

On doit s’étonner de voir des savants trouver quelque chose de prodigieux dans des faits aussi naturels. Pendant la nuit qui suivit les funérailles du comte Henri de Salm, on entendit dans l’église de l’abbaye de Haute-Seille, où il était enterré, des cris sourds que les Allemands auraient sans doute pris pour le grognement d’une personne, qui mâche ; et le lendemain, le tombeau du comte ayant été ouvert, on le trouva mort, mais renversé et le visage en bas, au lieu qu’il avait été inhumé sur le dos. On l’avait enterré vivant. On doit attribuer à une cause semblable l’histoire rapportée par Raufft d’une femme de Bohême qui, en 1345, mangea dans sa fosse la moitié de son linceul sépulcral.

Dans le dernier, siècle, un pauvre homme ayant été inhumé précipitamment dans le cimetière, on entendit pendant la nuit du bruit dans son tombeau ; on l’ouvrit le lendemain, et on trouva qu’il s’était mangé les chairs des bras. Cet homme, ayant bu de l’eau-de-vie avec excès, avait été enterré vivant.

Une demoiselle d’Ausbourg tomba dans une telle léthargie qu’on la crut morte ; son corps fut mis dans un caveau profond, sans être couvert de terre ; on entendit bientôt quelque bruit dans le tombeau, mais on m’y fit point attention. Deux ou trois ans après, quelqu’un de la même famille mourut ; on ouvrit le caveau, et l’on trouva le corps de la demoiselle auprès de la pierre qui en fermait l’entrée ; elle avait en vain tenté de déranger cette pierre, et elle n’avait plus de doigt à la main droite, qu’elle s’était dévorée de désespoir.

Tournefort raconte, dans le tome Ier de son Voyage au Levant, la manière dont il vit exhumer un broucolaque de l’île de Mycone, où il se trouvait en 1701.

« C’était un paysan d’un naturel chagrin et querelleur, circonstance qu’il faut remarquer dans de pareils sujets ; il fut tué à la campagne, on ne sait ni par qui, ni comment. Deux jours après qu’on l’eut inhumé dans une chapelle de la ville, le bruit courut qu’on le voyait la nuit se promener à grands pas, et qu’il venait dans les maisons renverser les meubles, éteindre les lampes, embrasser les gens par derrière et faire mille tours d’espiègle. On ne lit qu’en rire d’abord. Mais, l’affaire devint sérieuse lorsque les plus honnêtes gens commencèrent à se plaindre. Les papas (prêtres grecs) convenaient eux-mêmes du fait, et sans doute ils avaient leurs raisons. Cependant le spectre continuait la même vie. On décida enfin, dans une assemblée des principaux de la ville, des prêtres et des religieux, qu’on attendrait, selon je ne sais quel ancien cérémonial, les neuf jours après l’enterrement. Le dixième jour, on dit une messe dans la chapelle où était le corps, afin de chasser le démon que l’on croyait s’y être renfermé. La messe-dite, on déterra le corps et on se mit en devoir de lui ôter le cœur ; ce qui excita les applaudissements de toute l’assemblée. Le corps sentait si mauvais, que l’on fut obligé de brûler de l’encens ; mais la fumée, confondue avec la mauvaise odeur, ne fit que l’augmenter et commença d’échauffer la cervelle de ces pauvres gens : leur imagination se remplit de visions. On s’avisa de dire qu’il sortait une épaisse fumée de ce corps. Nous n’osions pas assurer, dit Tournefort, que c’était celle de l’encens. Oh ne criait que Vroucolacas dans la chapelle et dans la place. Le bruit se répandait dans les rues comme par mugissements, et ce nom semblait fait pour tout ébranler. Plusieurs assistants assuraient que le sang était encore tout vermeil ; d’autres juraient qu’il était encore tout chaud ; d’où l’on concluait que le mort avait grand tort de n’être pas mort, ou, pour mieux dire, de s’être laissé ranimer par le diable. C’est là précisément l’idée qu’on a d’un broucolaque ou vroucolaque. Les gens qui l’avaient mis en terre prétendirent qu’ils s’étaient bien aperçus qu’il n’était pas roide, lorsqu’on le transportait de la campagne à l’église pour l’enterrer, et que, par conséquent, c’était un vrai broucolaque. C’était le refrain. Enfin, on fut d’avis de brûler le cœur du mort, qui, après cette exécution, ne fut pas plus docile qu’auparavant. On l’accusa encore de battre les gens la nuit, d’enfoncer les portes, de déchirer les habits et de vider les cruches et les bouteilles. C’était un mort bien altéré. Je crois, ajoute Tournefort, qu’il n’épargna que la maison du consul chez qui nous logions. Mais tout le monde avait l’imagination renversée ; c’était une vraie maladie, de cerveau, aussi dangereuse que la manie et la rage. On voyait des familles entières abandonner leurs maisons, portant leurs grabats à la place, pour y passer la nuit. Les plus sensés se retiraient à la campagne. Les citoyens un peu zélés pour le bien public assuraient qu’on avait manqué au point le plus essentiel de la cérémonie. Il ne fallait, disaient-ils, célébrer la messe qu’après avoir ôté le cœur du défunt. Ils prétendaient qu’avec cette précaution on n’aurait pas manqué de surprendre le diable, et sans doute il n’aurait pas eu l’audace d’y revenir ; au lieu qu’ayant commencé par la messe, il avait eu le temps de rentrer, après s’être d’abord enfui. On fit cependant des processions dans toute la ville pendant trois jours et trois nuits ; on obligea les papas de jeûner ; on se détermina à faire le guet pendant la nuit, et on arrêta quelques vagabonds qui assurément avaient part à tout ce désordre. Mais on les relâcha trop tôt, et deux jours après, pour se dédommager du jeûne qu’ils avaient fait en prison, ils recommencèrent à vider les cruches de vin de ceux qui avaient quitté leur maison la nuit. On fut donc obligé de recourir de nouveau aux prières.

» Un matin que l’on récitait certaines oraisons, après avoir planté quantité d’épées nues sur la fosse du cadavre, que l’on déterrait trois ou quatre fois par jour, suivant le caprice du premier venu, un Albanais qui se trouvait à Mycone s’avisa de dire, d’un ton de docteur, qu’il était ridicule de se servir, en pareil cas, des épées des chrétiens. Ne voyez-vous pas, pauvres gens, ajouta-t-il, que la garde de ces épées, faisant une croix avec la poignée, empêche le diable de sortir de ce corps ? Que ne vous servez-vous plutôt des sabres des Turcs ? L’avis ne servit de rien ; le broucolaque ne fut pas plus traitable, et on ne savait plus à quel saint se vouer, lorsqu’on résolut, d’une voix unanime, de brûler le corps, tout entier : après cela ils défiaient bien le diable de s’y nicher. On prépara donc un bûcher avec du goudron, à l’extrémité de l’île de Saint-Georges, et les débris du corps furent consumés le 1er janvier 1701. Dès lors on n’entendit plus parler du broucolaque. On se contenta de dire que le diable avait été bien attrapé cette fois-là, et l’on fit des chansons pour le tourner en ridicule.

» Dans tout l’Archipel, dit encore Tournefort, on est bien persuadé qu’il n’y a que les Grecs du rite grec dont le diable ranime les cadavres. Les habitants de l’île de Santonine appréhendent fort ces sortes de spectres. Ceux de Mycone, après que leurs visions furent dissipées, craignaient également les poursuites des Turcs et celles de l’évêque de Tine. Aucun prêtre, ne voulut se trouver à Saint-Georges quand on brûla le corps, de peur que l’évêque n’exigeât une somme d’argent pour avoir fait déterrer et brûler le mort sans sa permission. Pour les Turcs, il est certain qu’à la première visite ils ne manquèrent pas de faire payer à la communauté de Mycone le sang de ce pauvre revenant, qui fut, en toute manière, l’abomination et l’horreur de son pays. »

On a publié, en 1773, un petit ouvrage intitulé[6] Pensées philosophiques et chrétiennes sur les vampires, par Jean-Christophe Herenberg. L’auteur parle, en passant, d’un spectre qui lui apparut à lui-même en plein midi : il soutient en même temps que les vampires ne font pas mourir les vivants, et que tout ce qu’on en débite ne doit être attribué qu’au trouble de l’imagination des malades. Il prouve par diverses expériences que l’imagination est capable de causer, de très-grands dérangements dans le corps et dans les humeurs. Il rappelle qu’en Esclavonie on empalait les meurtriers, et qu’on y perçait le cœur du coupable avec un pieu qu’on lui enfonçait dans la poitrine. Si l’on a employé le même châtiment contre les vampires, c’est parce qu’on les suppose auteurs de la mort de ceux dont on dit qu’ils sucent le sang.

Christophe Herenberg donne quelques exemples de ce supplice exercé contre les vampires, l’un dès l’an 1337, un autre en l’année 1347, etc. ; il parle de l’opinion de ceux qui croient que les morts mâchent dans leurs tombeaux, opinion dont il tâche de prouver l’antiquité par des citations de Tertullien, au commencement de son livre de la Résurrection, et de saint Augustin, livre VIII de la Cité de Dieu.

Quant à ces cadavres qu’on a trouvés, dit-on, pleins d’un sang fluide, et dont la barbe, les cheveux et les ongles se sont renouvelés, avec beaucoup de surveillance on peut rabattre les trois quarts de ces prodiges ; et encore faut-il être complaisant pour en admettre une partie. Tous ceux qui raisonnent connaissent assez comme le crédule vulgaire et même certains historiens sont portés à grossir les choses qui paraissent extraordinaires. Cependant il n’est pas impossible d’en expliquer physiquement la cause. On sait qu’il y a certains terrains qui sont propres à conserver les corps dans toute leur fraîcheur : les raisons en ont été si souvent expliquées qu’il n’est pas nécessaire de s’y arrêter.

On montre encore à Toulouse, dans une église, un caveau où les corps restent si parfaitement dans leur entier, qu’il s’en trouvait, en 1789, qui étaient là depuis près de deux siècles, et qui paraissaient vivants. On les avait rangés debout contre la muraille, et ils portaient les vêtements avec lesquels on les avait enterrés.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les corps qu’on met de l’autre côté de ce même caveau deviennent, deux ou trois jours après, la pâture des vers. Quant à l’accroissement des ongles, des cheveux et de la barbe, on l’aperçoit très-souvent dans plusieurs cadavres. Tandis qu’il reste encore beaucoup d’humidité dans les corps, il n’y a rien de surprenant que pendant un certain temps on voie quelque augmentation dans des parties qui n’exigent pas l’influence des esprits vitaux. Pour le cri que les vampires font entendre lorsqu’on leur enfonce le pieu dans le cœur, rien n’est plus naturel. L’air qui se trouve renfermé dans le cadavre, et que l’on en fait sortir avec violence, produit nécessairement ce bruit en passant par la gorge : souvent même les corps morts produisent des sons sans qu’on les touche.

Voici encore une anecdote qui peut expliquer quelques-uns des traits du vampirisme, que nous ne prétendons pourtant pas nier ou expliquer sans réserve. Le lecteur en tirera les conséquences qui en dérivent naturellement. Cette anecdote a été rapportée dans plusieurs journaux anglais, et particulièrement dans le Sun du 22 mai 1802.

Au commencement d’avril de la même année, le nommé Alexandre Anderson, se rendant d’Elgin à Glascow, éprouva un certain malaise, et entra dans une ferme qui se trouvait sur sa route, pour y prendre un peu de repos. Soit qu’il fût ivre, soit qu’il craignît de se rendre importun, il alla se coucher sous une remise, ou il se couvrit de paille, de manière à n’être pas aperçu. Malheureusement, après qu’il fut endormi, les gens de la ferme eurent occasion d’ajouter une grande quantité de paille à celle où cet homme s’était enseveli. Ce ne fut qu’au bout de cinq semaines qu’on le découvrit dans cette singulière situation. Son corps n’était plus qu’un squelette hideux et décharné ; son esprit était si fort aliéné, qu’il ne donnait plus aucun signe d’entendement : il ne pouvait plus faire usage de ses jambes. La paille qui avait environné son corps était réduite en poussière, et celle qui avait avoisiné sa tête paraissait avoir été mâchée. Lorsqu’on le retira de cette espèce de tombeau, il avait le pouls presque éteint, quoique ses battements fussent très-rapides, la peau moite et froide, les yeux immobiles, très-ouverts, et le regard étonné. — Après qu’on lui eut fait avaler un peu de vin, il recouvra suffisamment l’usage de ses facultés physiques et intellectuelles pour dire à une des personnes qui l’interrogeaient que la dernière circonstance qu’il se rappelait était celle où il avait senti qu’on lui jetait de la paille sur le corps ; mais il paraît que, depuis cette époque, il n’avait eu aucune connaissance de sa situation. On supposa qu’il était constamment resté dans un état de délire, occasionné par l’interception de l’air et par l’odeur de la paille, pendant les cinq semaines qu’il avait ainsi passées, sinon sans respirer, du moins en respirant difficilement, et sans prendre de nourriture que le peu de substance qu’il put extraire de la paille qui l’environnait et qu’il eut l’instinct de mâcher.

« Cet homme vit peut-être encore. Si sa résurrection eût eu lieu chez des peuples infectés d’idées de vampirisme, en considérant ses grands yeux, son air égaré et toutes les circonstances de sa position, on l’eût brûlé avant de lui donner le temps de se reconnaître ; et ce serait un vampire de plus. » Voy. Paul, Harpe, Plogojowits, Polycrite, Katakhanès, Gholes, Huet, etc.


  1. C’est la définition que donne le R. P. D. Calmet.
  2. D. Calmet déclare qu’il tient ces faits d’un homme grave, qui les tenait de M. le comte de Cabréras.
  3. Wilhelm. Neubrig., Berum. anglicarum lib. V, cap. xxii.
  4. Les anciens croyaient aussi que les morts mangeaient. On ne dit pas s’ils les entendaient mâcher ; mais il est certain qu’il faut attribuer à l’idée qui conservait aux morts la faculté de manger d’habitude des repas funèbres qu’on servait, de temps immémorial et chez tous les peuples, sur la tombe des défunts.
  5. De masticatione mortuorum in tumulis.
  6. Philosophicæ et christianæ cogitationes de vampiriis, a Joanne Christophoro Herenbergio.