Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Esprits frappeurs

Henri Plon (p. 250-251).

Esprits frappeurs. Depuis les précédentes éditions de ce livre, des faits nouveaux sont venus jeter de grandes lumières sur les esprits. Tout le monde sait aujourd’hui qu’on peut les évoquer par divers procédés, et notamment au moyen de tables qu’ils animent. Ces tables dès lors frappent, tournent, s’agitent, marchent, gesticulent et répondent aux questions. C’est aux États-Unis que Dieu a permis d’abord ces manifestations. Elles ont éclaté bientôt partout, comme pour confirmer ces paroles de saint Paul, que nous vivons entourés des puissances de l’air contre lesquelles nous avons à lutter. Les consciencieux ouvrages de M. Eudes de Mirville et de M. des Mousseaux ont parfaitement donné l’histoire de ces nouveaux prodiges. Mais leurs savants écrits ne peuvent pas être mis indifféremment dans toutes les mains. Il y a danger à se jouer avec les démons, et quoique les esprits frappeurs et parleurs se donnent quelquefois pour de bons anges ou pour des âmes d’honnêtes défunts, il ne faut pas s’y tromper. On voit dans saint Thomas que souvent les esprits se font passer pour des âmes dont ils prennent frauduleusement le nom, afin de ne pas effrayer tout d’abord[1]. Aussi l’Église catholique a-t-elle partout défendu ces coupables tentatives qui appellent les démons.

Sur ces faits nouveaux qui déconcertent la science humaine, voici le jugement d’un savant médecin, publié dans la Revue médicale :

« En ma qualité de chrétien, je crois sur la parole de l’Évangile que la foi, cette force de l’homme par excellence, peut faire qu’un mûrier planté sur une rive du fleuve, aille se planter sur l’autre rive. Je crois, sur la parole de saint Paul, qu’il y a des puissances répandues dans l’air, des esprits, des intelligences intermédiaires dont Dieu, le diable et l’homme peuvent provoquer l’intervention, pour produire dans le monde physique des phénomènes dont le physicien aura le droit d’être fort étonné… Quant à la question spéciale du fait réalisé, la quantité, et dans cette quantité la qualité des témoins qui l’attestent, me paraît suffisante pour obliger à l’admettre. Les tables ont donc tourné et parlé. Mais après la question de réalité vient pour moi la question de l’utilité des tables tournantes au beau milieu du dix-neuvième siècle. Selon moi, si un fait comme celui-là n’était pas utile, il aurait beau être possible, il ne se serait pas réalisé. Je crois donc qu’à l’époque où des corps bruts et inertes ont exécuté des mouvements et reproduit des signes d’intelligence, il y avait utilité à ce que cela eût lieu ainsi. Je ne sais pas, ignorant que je suis, tout ce à quoi pouvaient servir ces manifestations ; mais je sais que, lorsqu’elles ont paru, la science selon nos savants n’existait que pour et par l’observation : la science était l’observation même et l’observation sensuelle la plus grossière ! L’intelligence avait failli, dans ces temps de lumière menteuse, devenir inutile et superflue… Je connais des savants de la veille qui n’osent plus prononcer le mot observation depuis qu’ils ont observé des tables tournantes. Le fait était donc utile pour le rétablissement des droits de l’intelligence. En un mot, je crois que les tables ont tourné pour la mystification des savants, qui avaient dégradé la science jusqu’à la réduire à ce qu’ils appelaient l’observation sensuelle… »

Voici un fait très-singulier et en même temps assez remarquable pour donner à réfléchir au lecteur ; il est raconté par M. de Mirville dans son livre sur la Question des esprits : « M. le baron de N***, occupant une position officielle et considérable dans un des ministères de Paris, en nous permettant, à M. des Mousseaux et à nous, de raconter les faits qui vont suivre, a bien voulu y joindre la permission de le nommer verbalement. Nous rappelant parfaitement ses expressions, nous croyons pouvoir les reproduire avec la plus grande fidélité. — Nourri, nous dit-il, ou plutôt saturé de tout le scepticisme du dix-huitième siècle, doublé au dix-neuvième de celui que je tenais de ma propre nature, j’avais et j’aurais défié tous les prédicateurs du monde de pratiquer la moindre brèche a une pareille forteresse… Mais arrivèrent les tables ; les manier, les écouter et deviner tout le mystère ne fut pas long pour moi. Vous dire quelle révolution cette conviction nouvelle opéra dans mon esprit serait une chose impossible. Dès le premier instant, j’entrevis à quelles extrémités tout cela devait infailliblement me conduire, et je ne le cachai pas à ces convertisseurs d’un nouveau genre. — Savez-vous bien, leur disais-je, que vous travaillez contre vous ? Savez-vous que vous me mènerez tout droit à confesse ? — Non, non, répondirent-ils. — Mais si, si. — Non. — Si. — Non, je t’en empêcherai bien. — Et comment pensez-vous vous y prendre ? — Tu le verras. Le fait est que je remportai la victoire et que j’allai tout droit à ce qui les révoltait tant. Mais à partir de ce moment, leur vengeance fut atroce : je devins leur table à mon tour ; ils s’emparèrent de moi et l’identification fut complète. Je ne pensais plus par moi-même ; ce n’était plus moi qui parlais ; je souffrais tous les tourments de l’enfer et littéralement j’étais fou ou plutôt possédé. Mon désespoir était extrême, et je ne sais ce que tout cela fût devenu, sans la grande et prudente vertu du directeur que je m’étais donné. Grâce à lui, à la paix, à l’obéissance, au redoublement de prière et de confiance dans lesquels il avait su me maintenir, la possession disparut, et le dernier de ces cruels hôtes me quitta en me disant : — Adieu, tu l’emportes, mais nous te retrouverons sur ton lit et à l’heure de la mort ; c’est là que nous sommes tout-puissants. Depuis lors, messieurs, je me regarde comme sauvé, et suis le plus heureux des hommes. Néanmoins, un jour, je voulus encore essayer de tirer d’eux quelques vérités et peut-être quelque bien. — Donnez-nous, leur disais-je, quelque idée de la bonté divine. — Comment le voudrais-tu, puisqu’elle est infinie ? — Elle est infinie, et cependant tu souffres, malheureux ! — Cruellement… — Et toujours ? — Toujours… — Mais, misérable comme tu parais l’être, et Dieu étant bon comme tu le dis, si tu essayais de le fléchir !… Qui sait ? — Tu demandes encore là une chose absolument impossible. — Et pourquoi ? — Il ne saurait me pardonner, puisque je ne le veux pas ? — Et s’il te proposait l’anéantissement complet, accepterais-tu ? Après quelque hésitation, l’un des esprits répond : — Oui, parce que l’être est le seul bien que je tienne encore de lui, et qu’alors, ne lui devant plus rien, je serais quitte envers lui. Quant à l’autre : — Non, je n’accepterais pas, dit-il, parce que je n’aurais plus la consolation de le haïr. — Tu hais donc bien !… — Si je hais ! Mais mon nom est : la haine. Je hais tout ; je me hais moi-même… Quant à l’authenticité du récit, nous ferons remarquer pour la dernière fois que la permission de nommer équivaut à l’acte de signer. »

Ce qui doit sembler prodigieux à tout esprit qui n’est pas détraqué, c’est que les pays protestants voient s’élever dans leur sein le culte des esprits à la hauteur d’une religion. Les démons, qui ont déjà des temples à Genève, à New-York et ailleurs, se flatte sans doute de ramener le paganisme au sein des sociétés que les philosophes ont égarées. C’est du reste la fin et la clôture de toutes les époques de philosophie.

Citons encore un petit trait fort original, rapporté dans le journal français de New-York :

« Un jeune homme, fiancé à une jeune fille de Bordentown, où il demeurait, mourut vendredi dernier. Les deux promis et leurs familles étaient les uns et les autres de fermes croyants dans l’existence et les manifestations des esprits, ce qui leur suggéra l’idée la plus bizarre dont on ait entendu parler. Il fut résolu d’un commun accord que le mariage ne serait pas suspendu par la mort du futur, mais que son esprit, dégagé de l’enveloppe terrestre, serait néanmoins uni à l’esprit incarné dans le corps de la fiancée.

» Dimanche, en effet, la cérémonie a été célébrée entre la jeune fille, pleine de vie et de jeunesse, et le cadavre inanimé de son adorateur, dont l’esprit avait guidé ces absurdes prescriptions.

» Heureusement cette mêmerie impie ne saurait avoir d’effet qu’autant que la survivante le trouvera bon, car il n’est pas de loi au monde qui reconnaisse un pareil mariage. Lors donc que la première exaltation sera calmée, elle sera libre encore de reconnaître efficacement que, si l’union des esprits a quelque chose de séduisant, c’est surtout lorsqu’ils ont des corps animés pour leur servir d’intermédiaires. » Voy. Drépano, Hudemullen, Spiritisme, Tables tournantes, Wesley, Bortisme, etc.

  1. Pour mieux venir à bout de leurs mauvais desseins, les démons, dit saint Thomas, feignent souvent d’être les âmes des morts : Fréquenter dœmones simulant se esse animas mortuorum. [Summa, p. 4, quest. cxvii, art. 4.)