Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Bortisme

Henri Plon (p. 111-112).
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Bortisme. Parmi les nouvelles religions qui s’établissent à Genève, la plus curieuse est celle de M. Bort, ministre du saint Évangile, qui s’est ouvert un temple et n’a pas d’autre autel qu’une table tournante. Les détails que nous allons donner sont empruntés aux Annales catholiques de Genève.

La réunion des fidèles qui ont admis ce culte est composée d’hommes, de femmes, et même de toutes jeunes personnes, rangés autour d’un guéridon. La table est tenue par trois influents, dont M. Bort est le principal acteur. Autrefois, la table répondait en frappant à mesure qu’on lui nommait une lettre de l’alphabet ;


aujourd’hui, il y a, au milieu de la table, un pivot surmonté d’une tige et d’un plus petit guéridon, sur lequel se trouvent, à la circonférence, les lettres de l’alphabet, puis du pied part une autre tige fixe, qui se replie de manière à présenter sa pointe sur les lettres du petit guéridon, et quand la table veut répondre, ce petit guéridon tourne de manière que les lettres s’arrêtent sous la tige. Avec les lettres on fait des mots, avec les mots des phrases, et avec des phrases les révélations divines et mystérieuses. Quand il s’agit d’un oui ou d’un non, la table se penche ou frappe.

Il y a plusieurs secrétaires sténographes ; il y a le secrétaire qui rédige le procès-verbal et un lecteur. Pour gagner du temps, lorsque la table commence un mot, une ou deux lettres suffisent à M. Bort pour le compléter, sans attendre les interminables tours du guéridon supérieur. Lorsque c’est l’ange Gabriel qui parle par la table, les auditeurs sont assis ; mais lorsque c’est Jésus-Christ, tout le monde se lève dans l’attitude et le sentiment du respect. Quand c’est l’ange Gabriel qui répond, il commence ordinairement par ces mots : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. » Jésus-Christ s’écrie : « Pais mes agneaux ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. » Dans le livre des Révélations divines et mystérieuses, arrangé par M. Bort, il n’y aurait absolument rien de lui. « La préface elle-même aurait été dictée par le Sauveur. » Puis « la préface de l’ange Gabriel, » puis « la déclaration de l’ange Gabriel, à l’occasion de quelques propos tenus » par quelques personnes qui attribuaient à Satan, déguisé en ange de lumière, ces dictées qui étaient pour les auditeurs un sujet d’allégresse et d’actions de grâces… » Puis une oraison dominicale dictée par le Sauveur, différente de celle des Évangiles ; puis les paroles de l’ange et du Sauveur, jour par jour ; puis une préface, toujours « dictée par le Sauveur, pour l’ouvrage intitulé Du repentir envers Dieu, traduit de l’anglais par Gustave Petit-Pierre, et lu à la table du Sauveur » ; puis les paroles du Sauveur à une maîtresse de pension ; puis les histoires du Millenium, ou de la vallée sauvage ; de Mon règne s’avance, ou la cabane du pauvre nègre ; de la sanctification du chrétien par l’épreuve, ou de deux petits agneaux ; de l’heureuse famille, ou de la main paternelle de Jéhovah. Puis les prières, les actions de grâces, les invocations, les supplications, réceptions, odes, entretiens, psaumes, hymnes, magnificat, etc. Et tout cela absolument de Jésus-Christ, de l’ange Gabriel, de l’ange Luther, de l’ange Uriel, de l’archange Michel, de l’ange L…, de l’ange M…, de l’ange David, etc.

Le tout imprimé à Lausanne, chez Pache, cité Drapière, n° 3.

La préface dictée par le Sauveur fait Notre-Seigneur Jésus-Christ Genevois et calviniste renforcé. Remarquez bien que c’est le Sauveur lui-même qui a parlé de Genève comme suit :

« Cette table n’est point à Bethléem. Tu ne la trouveras ni sur le Golgotha ni sur le Calvaire ; non. Cette table n’est point non plus à Jérusalem ; mais elle est à Genève, dans la petite ville que me prépara mon serviteur Calvin ; oui, c’est la fille de ce digne missionnaire qui reçoit aujourd’hui les honneurs des cieux.

» Bethléem fut bénie ; mais Dieu regarde Genève. Le Sinaï trembla sous le pied de Jéhovah ; mais Genève chante sous son regard d’amour. Le Calvaire se fendit à l’ouïe de la voix de Dieu ; mais Genève s’épanouit comme une fleur à l’appel de sa douce voix. La colère de Jéhovah couvrit Jérusalem comme un déluge ; mais Genève va se couvrir de la rosée de son souffle paternel. La foudre de Jéhovah frappera la ville rebelle et maudite ; mais un bon père sourit à Genève.

» Oui, Genève ! ville bénie qui fus dès ton enfance couchée sur les bras de ton Dieu, appelle tes eaux el tes riantes campagnes pour bénir le jour de l’Éternel !

» Un Dieu, jadis, fit la garde sur tes remparts, et tes enfants écrivirent de leur sang sur tes murs : « La liberté et l’amour d’un Dieu et de leur patrie ! » Genève ! relève-toi !… debout !… monte sur les cadavres de tes ennemis… et proclame encore la liberté de ton Dieu ! Genève, tu as encore des remparts… ne crains point ! car ces remparts sont l’Éternel ton Dieu, l’Éternel des armées, le Dieu des combats, le maître des batailles…

» Genève, petite ville d’entre les villes, tu es grande devant le Seigneur, parce que tu as gardé la foi pour servir de flambeau aux nations de la terre !

» Genève, Genève, ô Genève ! Rome s’avance tenant à la main un joug de fer. Genève, tu es libre, prends garde ! tu porteras la couronne de victoire, mais tes pieds ne seront jamais souillés par les fers ennemis. Ton épée se rougira, mais ton front restera pur comme le lis sous la rosée.

» Enfants de Genève, restez dans vos murs pour défendre la mère qui vous cacha au jour du danger. Tes portes, Genève, c’est le bras de l’Éternel, et "sa voix est ton canon d’alarme.

» Ami lecteur, si tu as un cœur patriotique, tu me pardonneras ma petite digression ; mais je n’ai pu retenir le torrent qui bouillonnait dans mon âme. Aimes-tu ta patrie ? Oh ! si tu l’aimes, cours aux armes, car sa voix t’appelle, et tu pourrais un jour pleurer le sang qu’elle versa sous le feu ennemi. Oui, enfants libres d’un même Dieu, prenez vos armes et courez à la frontière ! Mais vos armes, ô enfants de Genève ! c’est la Bible de votre Roi. »