Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Tables tournantes

Henri Plon (p. 645-649).
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Tables tournantes. De même que le magnétisme il y a cent ans et le somnambulisme au commencement de ce siècle, la divination par les tables tournantes et les esprits frappeurs occupe aujourd’hui bien des têtes, et fait, depuis quelques années, le mystérieux entretien des

 
Table tournante
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causeries. Cette évocation toute magique n’est pourtant pas nouvelle. Toutes les époques philosophiques ont fini par là. À ceux qui repoussent Dieu, athées ou panthéistes, pour exalter la matière, Dieu laisse aller le diable et ses légions ; et dès lors il n’est plus possible de ne pas s’incliner devant ce que dit saint Paul, que nous devons lutter contre les puissances invisibles qui circulent dans notre atmosphère. Tertullien parle des tables tournantes que l’on consultait de son temps ; mais il y avait alors d’autres tables divinatoires L’auteur du savant livre Des esprits, M. de Mirville, cite, du livre XXIX d’Ammien Marcellin, un passage que nous reproduisons ici :

« Patricius et Hilarius, traduits devant un tribunal romain pour crime de magie, se défendirent ainsi :

» Hilaire parla le premier : Nous avons fait, dit-il, avec des morceaux de laurier, à Limitation du trépied de Delphes, la petite table (mensulam) que vous voyez ici. Puis, l’ayant consacrée, suivant l’usage…, nous nous en sommes servis… Nous la posons au milieu de la maison, et plaçons proprement dessus un bassin rond fait de plusieurs métaux. Alors un homme vêtu de lin récite une formule de chant et fait un sacrifice au dieu de la divination, puis il tient suspendu au-dessus du bassin un anneau en fil de lin très-fin et consacré par des moyens mystérieux. Cet anneau saute successivement, mais sans confusion, sur plusieurs des lettres gravées et s’arrête sur chacune ; il forme aussi des vers parfaitement réguliers…, et ces vers sont les réponses aux questions qu’on a faites. Nous demandions un jour qui serait le successeur de l’empereur actuel…, l’anneau sauta et donna les deux syllabes Théo… Nous ne poussâmes pas plus loin, nous trouvant suffisamment avertis que ce serait Théodore. Les faits démentirent plus tard les magiciens, mais non la prédiction, car ce fut Théodose. »

Voilà bien, vous en conviendrez, tout ce qui se passe aujourd’hui. C’est la mensula qui joue le premier rôle ; c’est elle qui est consacrée ; le prêtre remplace notre medium (intermédiaire entre l’esprit évoqué et le curieux) ; et l’anneau tient lieu du crayon ; puis au-dessus de ces trois organes plane le dieu de la divination

Le secret des tables divinatoires ne s’est jamais perdu. On lisait, il n’y a pas longtemps, dans l’Abeille de Saint-Pétersbourg, que les lamas, prêtres de la religion de Bouddha dans l’Inde, se servaient de tables pour deviner depuis un temps immémorial Voici un extrait de cet article, signé Alexis de Valdemar :

« Une personne vient-elle s’adresser au lama et lui porter sa plainte avec prière de lui découvrir l’objet qui lui a été volé, il est rare que le lama consente sur-le-champ à acquiescer à la demande. Il la renvoie à quelques jours, sous prétexte de préparations à son acte de divination.

» Quand arrive le jour et l’heure indiqués, il s’assied par terre devant une petite table carrée, place sa main dessus, et commence à voix basse la lecture d’un ouvrage thibétain. Une demi-heure après, le prêtre se soulève, détache sa main de la table, élève son bras, tout en lui conservant, par rapport à son corps, la position qu’il avait en se reposant sur la table ; celle-ci s’élève aussi suivant la direction de la main. Le lama se place alors debout, élève sa main au-dessus de sa tête, et la table se retrouve au niveau de ses yeux.

» L’enchanteur fait un mouvement en avant, la table exécute le même mouvement ; il court, la table le précède avec une rapidité telle que le lama a peine à la suivre. Après avoir suivi diverses directions, elle oscille un peu dans l’air et finit par tomber.

» De toutes les directions qu’elle a suivies, il en est une plus marquée, c’est de ce côté que l’on doit chercher les objets volés.

» Si l’on prêtait foi aux récits des gens du pays, on les retrouverait à l’endroit où tombe la petite table.

» Le jour où j’assistai à cette expérience, après avoir parcouru dans l’air un trajet de plus de 80 pieds, elle est tombée dans un endroit où le vol n’a pas été découvert. Toutefois, je dois avouer, en toute humilité, que le même jour un paysan russe, demeurant dans la direction indiquée, s’est suicidé. Ce suicide a éveillé des soupçons ; on s’est rendu à son domicile, et on y a trouvé tous les objets volés.

» Par trois différentes fois cette expérience échoua en ma présence, et le lama déclara que les objets ne pouvaient être retrouvés. Mais en y assistant pour la quatrième fois, j’ai été témoin du fait que je viens de vous rapporter. Cela se passait aux environs du bourg Élane, dans la province actuelle de Zabaïkal.

» N’osant pas me fier aveuglément à mes yeux, je m’expliquais ce fait par un tour d’adresse employé par le lama prestidigitateur. Je l’accusais de soulever la table au moyen d’un fil invisible aux yeux des spectateurs. Mais après un examen plus minutieux, je n’ai trouvé aucune trace de supercherie quelconque. De plus, la table mouvante était en bois de pin et pesait une livre et demie.

» À l’heure qu’il est, je suis persuadé que ce phénomène se produisait en vertu des mêmes principes qui font mouvoir les tables, les chapeaux, les clefs, etc. »

Nous avons rapporté, à l’article Spiritisme, l’origine et les progrès de la divination par les esprits, au moyen surtout des tables tournantes. Cette nouveauté éclata comme une contagion. Au bout de deux ans, on comptait aux États-Unis cinq cent mille personnes en communication avec les esprits. Il se publia là-dessus des livres ; et des journaux furent consacrés à cette science, qui ouvrait aux curieux des voies nouvelles. Les tables tournantes furent bientôt interrogées en Europe, et, depuis 1850, on s’en est occupé partout. Nous pourrions citer des faits incontestables. Des hommes sérieux les ont étudiés et n’ont vu en résumé, dans ces esprits, que les démons dont saint Paul nous rappelle que nous vivons entourés.

Et cependant, les savants de nos académies se refusent à l’évidence, dès qu’elle gêne et contrarie tant soit peu leur doctrine, comme le dit M. de Mirville. Il ajoute : « On aura peine à comprendre un jour le degré d’acharnement manifesté par les docteurs en sciences médicales contre toute idée surnaturelle ; on dirait vraiment qu’ils n’ont pas d’autres ennemis, pas d’autres maladies à combattre.

» Vous entendez, par exemple, M. le docteur Leuret s’écrier que : « Tout homme qui s’avise de croire à un esprit doit être immédiatement renfermé à Charenton. » — « Dans nos temps modernes, dit à son tour le docteur Lelut, sous peine d’être pris pour un fou halluciné, on ne saurait plus se prétendre en communication avec aucun agent surnaturel, quel qu’il soit… »

» Le docteur Parchappe est encore moins poli pour les simples qu’il attaque : « Graduellement affaibli de siècle en siècle, le surnaturalisme, dit-il, a été définitivement chassé du domaine de la science, dès la fin du siècle dernier, et c’est à peine aujourd’hui s’il se trouve encore accrédité chez un petit nombre d’individus appartenant aux classes les plus infimes et les plus ignorantes de nos sociétés civilisées…[1] »

 
Table tournante
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Nous ne répondrons pas impolitesses ; pour grossièretés. Nous ne dirons pas (ce serait ici superflu) qu’il y a, chez les savants surtout, des hommes qui ont des yeux pour ne pas voir et une intelligence pour ne pas comprendre ; nous ne les enfermerons pas à Charenton, comme ils nous y poussent. En renvoyant le lecteur à M. de Mirville, à M. Des Mousseaux, à la Table parlante, nous reviendrons aux coups frappés et aux esprits frappeurs.

Au moyen de ces coups, et à l’aide de la récitation de l’alphabet, les êtres invisibles qui les produisent sont parvenus à faire des signes affirmatifs et négatifs, à compter, à écrire des phrases et des pages entières. Mais c’est loin d’être tout. Non-seulement ils battent des marches, suivent le rhythme des airs qu’on leur indique ou que l’on chante avec eux, et imitent toutes sortes de bruits, tels que celui de la scie-, du rabot, d’une navette, de la pluie, de la mer, du tonnerre ; mais on les a entendus, dans certains cas, jouer des airs sur des violons ou guitares, sonner des cloches, et même exécuter, sans qu’aucun instrument soit présent, de magnifiques morceaux de musique militaire.

D’autres fois, et c’est là le genre de phénomènes qui a le plus de rapport avec ce qui se passe en ce moment, on voit, sans cause connue, ou sur la simple demande des assistants et sans que personne les touche, des meubles ou autres objets de toute nature et de toute dimension se mettre en mouvement, tandis que d’autres, au contraire, prennent une telle adhérence au plancher, que plusieurs hommes ne peuvent les ébranler. D’énormes tables parcourent les appartements avec une rapidité effrayante, bien qu’elles soient chargées de plusieurs centaines de livres ; d’autres s’agitent et s’inclinent de plus de 45 degrés, sans que les menus objets qui les couvrent se renversent ; d’autres sautent sur un pied et exécutent une véritable danse, malgré le poids de plusieurs personnes qu’elles entraînent. Des hommes eux-mêmes sont transportés tout d’un coup d’un bout d’une chambre à un autre, ou bien sont élevés en l’air et y demeurent quelques instants suspendus. Là, des mains sans corps se laissent voir et sentir, ou bien elles apposent, sans qu’on les voie, des signatures appartenant à des personnes décédées, ou d’autres caractères sur des papiers dont nul ne s’est approché. Ici, on aperçoit des formes humaines diaphanes, dont on entend même quelquefois la voix. Dans d’autres endroits, des porcelaines se brisent d’elles-mêmes, des étoffes se déchirent, des vases se renversent, des bougies s’éteignent et se rallument, des appartements s’illuminent et rentrent tout à coup dans l’obscurité, des fenêtres sont brisées à coups de pierres, des femmes sont décoiffées.. Enfin, on n’en finirait pas si l’on voulait énumérer tous les faits étranges, fantastiques et souvent grotesques qui sont très-sérieusement rapportés dans les relations américaines.

Sans doute, parmi tous ces faits, il doit y en avoir un certain nombre d’inexacts, de faux ou même de controuvés ; mais dans une pareille matière la critique est inhabile à faire un choix, et dès l’instant où l’on entre dans le champ du surnaturel, la raison n’a plus le droit de s’arrêter à un point plutôt qu’à un autre. Ce qu’il y a de certain, c’est que beaucoup des faits que nous avons indiqués, et les plus importants, sont établis d’une manière si positive et si authentique qu’il est impossible de les révoquer en doute, sans attaquer le caractère et la bonne foi des nombreux témoins qui les attestent, et parmi lesquels se trouvent des hommes honorables et éclairés, tels que des magistrats, des médecins, des professeurs.

Quelles sont les conditions nécessaires pour le développement de ces manifestations ?… La seule dont on ait pu jusqu’à présent se rendre compte, mais qui paraît indispensable, est la présence de certaines personnes, qui sont des intermédiaires obligés entre les hommes et les auteurs de ces phénomènes, et que, pour cette raison, on désigne sous le nom de médium. Mais du reste ces médium ne peuvent être reconnus d’avance par aucun caractère physique ou moral. Ils se révèlent d’eux-mêmes ou sont indiqués par les médium déjà développés, et il s’en rencontre au moment où on s’y attend le moins parmi les personnes de tout sexe, de tout âge, de toute condition, croyants ou incrédules. Ainsi, dans les trente à quarante mille médium que l’on prétendait exister aux États-Unis au commencement de cette année (1854), on voit des hommes graves, instruits, entourés de l’estime et de la considération publique, parmi lesquels on compte un juge de la cour suprême et plusieurs ministres de différentes sectes, des femmes distinguées appartenant à la classe supérieure de la société, et à côté d’eux des gens du peuple tout à fait illettrés, des sauvages, et même des individus d’un caractère notoirement immoral et dépravé.

On ne sait pas encore si les médium se rencontrent plus fréquemment parmi les sujets magnétiques que parmi les autres, et, bien que cela paraisse probable, on trouve à cet égard des opinions contradictoires dans les différents ouvrages qui traitent de ces questions.

 
Table tournante
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Certains médium très-développés, étant en rapports constants avec les esprits, obtiennent presque toujours, partout où ils se trouvent, qu’ils se manifestent à leur volonté. Mais la méthode suivie habituellement pour provoquer ces manifestations consiste à former des cercles spirituels qui, au dire des esprits, servent singulièrement à faciliter leurs rapports avec les vivants. Pour cela, quelques personnes ayant, autant que faire se peut, la même manière de voir sur ces questions, et bien disposées, c’est-à-dire prêtes à servir aux esprits d’instruments passifs, se réunissent autour d’une table, de préférence en compagnie d’un ou de plusieurs médium, s’il s’en trouve dans la localité : là elles attendent, en se tenant ou non par la main, et en fixant leur pensée commune sur ces questions, par des lectures ou des chants, ou simplement en gardant le silence, que les esprits manifestent leur présence de façon ou d’autre. Souvent ce n’est qu’après plusieurs séances, de plusieurs heures chacune, que de très-légers coups, qui se font entendre sur la table ou ailleurs, annoncent que leur désir est exaucé. Quelquefois aussi, et cela paraît dépendre surtout de l’état physique ou moral des personnes qui composent le cercle, ou même simplement de celles qui sont présentes, aucune manifestation ne s’obtient, quelque temps que l’on prolonge les séances ; et l’on voit fréquemment les esprits refuser de rien faire ou dire jusqu’à ce qu’une personne qui leur déplaît soit sortie de l’appartement. Dans d’autres cas, au contraire, la présence des esprits s’est, à la grande frayeur des assistants, manifestée subitement par des coups terribles, dans des cercles formés par des incrédules et par façon de plaisanterie.

Mais depuis que ces manifestations se sont multipliées, les esprits ont adopté différents autres modes de communication beaucoup plus simples, pour lesquels les médium eux-mêmes leur servent d’instrument direct.

Indépendamment des rapping médium, c’est-à-dire de ceux en présence desquels des coups se font entendre, on en voit qui, sous l’influence des esprits, tombent subitement dans des états nerveux tout à fait semblables à ceux que produit souvent le magnétisme, et qui deviennent alors de véritables automates, des membres et des organes desquels les esprits disposent à volonté. Dans cet état, les médium répondent aux questions verbales ou même mentales adressées aux esprits par des mouvements spasmodiques et involontaires, soit en frappant des coups avec la main, soit en faisant des signes de tête ou de corps, soit en indiquant du doigt sur un alphabet des lettres successives avec une rapidité telle qu’il est souvent difficile de les suivre.

D’autres, les writing médium, sentent tout à coup leur bras saisi d’une roideur tétanique, et armés d’une plume ou d’un crayon, ils servent aux esprits d’instruments passifs pour écrire ou dessiner les choses qu’ils veulent faire connaître, et parfois des volumes entiers, sans que la plupart du temps leur intelligence soit en jeu.

Il est des esprits qui, par l’intermédiaire de leurs médium, décrivent les maladies, en prévoient les crises, en indiquent le traitement et en opèrent la guérison par l’imposition des mains, ou par des passes magnétiques, comme le font les somnambules clairvoyants.

D’autres ont donné, sur des faits anciens et oubliés, ou sur des faits récents ignorés de toutes les personnes présentes, ou encore sur des choses qui se passaient à des distances telles qu’ils ne pouvaient pas en avoir naturellement connaissance, des détails suivis et circonstanciés qui parfois se sont trouvés d’une exactitude incroyable.

Mais c’en est assez sur ces redoutables matières, qui ont donné lieu à beaucoup d’ouvrages et même à une revue spéciale : la Table parlante[2] ; terminons en rappelant aux chrétiens que l’Église a formellement condamné et rigoureusement interdit ce dangereux commerce avec les démons, seuls meneurs de ces tours.


  1. Il est fait mention de coups semblables dans une foule d’histoires de revenants, de maisons hantées, de faux monnayeurs supposés, de Klopf et de Poltergeister, etc.

    On se rappelle aussi cette prière que l’Église répétait dans les exorcismes qui précédaient la bénédiction des édifices : « Mettez en fuite, Seigneur, tous les Esprits malins, tous les fantômes, et tout Esprit qui frappe (Spiritum percutientem). » Quel jour jeté sur la question !

  2. Réunie en un volume in-8o, chez Henri Plon, à Paris. Voyez aussi Bortisme.