Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Milton


◄  Milletière (Théophile Brachet sieur de la)
Index alphabétique — M
Minutoli  ►
Index par tome


MILTON (Jean), fameux apologiste du supplice de Charles Ier., roi d’Angleterre[* 1], naquit à Londres, l’an 1608 (A). Il nous apprend lui-même [a], qu’après avoir étudié les langues, et un peu de philosophie dans le lieu de sa naissance, il fut envoyé à Cambridge où il continua ses études pendant sept ans, au bout desquels il retourna chez son père (B), qui se tenait alors à la campagne. Qu’ayant passé là cinq années dans la lecture des bons livres grecs et latins, il alla voyager en France et en Italie, à quoi il employa plus de trois ans. Que trouvant à son retour l’Angleterre dans les désordres de la guerre civile, il prit le parti de se tenir enfermé dans son cabinet, et de laisser les événemens aux soins de la Providence. Que l’autorité des évêques ayant été affaiblie, et chacun parlant contre eux, il espéra que ce grand commencement de liberté pourrait délivrer du joug de la servitude le genre humain. Qu’il se crut obligé d’y travailler selon ses forces. Que pour cet effet il fit deux livres sur les moyens de réformer l’église anglicane ; et puis quelques autres contre deux évêques qui avaient écrit en faveur de l’épiscopat. Qu’ayant vu la fin de cette dispute, il considéra qu’outre la liberté ecclésiastique, pour laquelle lui et tant d’autres avaient travaillé heureusement, il y en avait deux autres, savoir la domestique et la civile, qui n’étaient pas moins importantes. Qu’il tourna sa plume du côté de la liberté domestique, pendant que les magistrats travaillaient avec ardeur pour la liberté civile. Qu’ayant considéré que la liberté domestique se rapportait à trois choses, au mariage, à l’éducation des enfans et au droit de philosopher sans contrainte, il écrivit sur le divorce (C), et fit voir que l’Évangile n’avait point changé les lois sous lesquelles les Juifs avaient vécu à cet égard ; et que ce serait en vain que l’on crierait, liberté ! liberté ! dans les assemblées publiques : si l’on était dans sa maison l’esclave d’un sexe inférieur au nôtre. Qu’ensuite il écrivit sur l’éducation des enfans, et enfin sur la liberté des imprimeries, afin d’empêcher qu’un petit nombre de gens malhabiles, et presque toujours résolus à supprimer tout ce qui n’est pas du goût populaire, ne décident en dernier ressort de ce qui doit, ou qui ne doit pas sortir de dessous la presse. Qu’après la sentence de mort rendue contre le roi Charles Ier., il écrivit sur la thèse générale du droit des peuples contres les tyrans (D), et fit un recueil des sentimens de plusieurs graves théologiens là-dessus, pour faire taire ceux qui disaient que la doctrine des églises protestantes était contraire à ce qui s’était passé depuis peu à Londres. Qu’après cela, comme il travaillait à l’histoire de sa nation (E), le conseil d’état, qui venait d’être établi par l’autorité du parlement, voulut se servir de sa plume, et lui donna ordre de réfuter l’Icon regia, qui courait sous le nom du roi défunt. Qu’il intitula sa réfutation Iconoclastes [b]. Qu’ayant été choisi peu après pour réfuter un ouvrage que Saumaise avait publié contre le parlement d’Angleterre, il s’engagea à ce travail quoiqu’il eût presque perdu un œil [c], et que les médecins lui prédissent comme certaine la perte de l’autre, s’il s’y engageait [d]. Voilà ce qu’il nous dit de lui-même : ajoutons-y qu’il devint en effet aveugle vers ce temps-là ; et que sa réponse au livre de M. de Saumaise fit parler de lui par tout le monde [e] (F). Il répondit quelque temps après à un livre intitulé : Regit sanguinis Clamor ad cælum, qu’il attribua à M. Morus, quoique ce fût Pierre Dumoulin le fils qui l’eût composé. Comme cette réponse diffamait M. Morus horriblement ; celui-ci ne voulut point demeurer sans répartie ; mais Milton lui fit une seconde réponse aussi sanglante que la première. Il vécut fort à son aise sous l’usurpation de Cromwel ; et par un bonheur tout-à-fait extraordinaire, il ne fut point inquiété ni recherché après le rétablissement de Charles II. On le laissa tranquille dans son logis, quoique jamais écrivain n’eût porté l’insulte contre les têtes couronnées, plus avant qu’il avait fait contre le roi Charles Ier., et contre sa famille exilée. Son impunité ne vint point de la débonnaireté de Charles II : mais de ce qu’il ne se trouva point excepté de l’amnistie générale. On imprima à Londres, en 1674, quelques-unes de ses lettres latines, et quelques harangues qu’il avait récitées en latin, lorsqu’il était écolier. Les lettres latines, qui furent imprimées l’an 1676 [f], et qui avaient été écrites par les usurpateurs de l’Angleterre, à diverses princes, sont de sa façon. Il aimait la poésie (G), et il y a plusieurs de ses poèmes, tant en latin qu’en anglais, qui ont vu le jour, soit pendant sa vie, soit après sa mort. Patin a débité beaucoup de mensonges (H).

Depuis la première édition de ce dictionnaire, on a publié à Londres [g], la vie de Jean Milton composée en anglais par M. Toland. J’en ai fait faire plusieurs extraits en latin, qui vont me fournir un assez long supplément de cet article. Milton était né gentilhomme (I), et fut élevé conformément à cet état [h]. Il eut une passion insatiable pour les lettres, de sorte que dès l’âge de douze ans, il s’accoutuma à veiller jusqu’à minuit, et que la faiblesse de sa vue, ni ses fréquens maux de tête ne furent point capables de retarder son inclination studieuse. Il fut envoyé à Cambridge à l’âge de quinze ans, et dès la même année il paraphrasa quelques psaumes en vers anglais. Il composa à dix-sept ans plusieurs pièces de poésies, les unes en sa langue maternelle, et les autres en latin, et toutes d’un caractere et d’une beauté fort au-dessus de son âge. Il reçut à Cambridge le dégré de maître ès arts, et s’en retourna chez son père. Ceux qui ont dit qu’il y retourna ayant été chassé de l’académie de Cambridge pour quelque forfait, ou rempli pour le moins de ressentiment de ce qu’il n’avait pu y obtenir nulle promotion, ont abusé malicieusement de quelques vers contenus dans une élégie latine qu’il adressa à son bon ami ami Charles Diodati. C’est sur le même fondement qu’on a débité qu’il passait son temps à Londres avec des filles de joie, et fort assidu à la comédie. Son voyage d’Italie lui procura l’amitié des plus beaux esprits et des plus illustres savans de ce pays-là [i]. Il apprit si bien la langue italienne, qu’il fut sur le point d’en composer une grammaire, et qu’il composa de fort bons vers italiens. Il avait le dessein de passer dans la Sicile et dans la Grèce ; mais ayant appris les commencemens des troubles de l’Angleterre il ne jugea pas à propos de s’occuper à des voyages divertissans, lorsque ses compatriotes portaient les armes pour le maintien de la liberté. Il s’en revint donc en son pays, et comme il passa par Genève, il y contracta des habitudes avec des gens de conséquence, qui lui firent savoir, dans la suite, les aventures d’Alexandre Morus, contre lequel il eut à écrire. Il arriva en Angleterre au temps de la deuxième expédition d’Écosse, de Charles Ier. ; et parce qu’il fut chargé de la tutelle de ses neveux [j], il prit la résolution de devenir leur précepteur : il enseigna aussi à quelques autres écoliers (K). Il épousa, en 1643, Marie Powel, fille d’un juge de paix dans la province d’Oxford. Cette jeune femme ne tarda guère à se dégoûter de lui (L) : elle le quitta au bout d’un mois, et fit clairement connaître qu’elle ne reviendrait point chez lui. Il prit ses mesures là-dessus, et après avoir publié un ouvrage sur le divorce, il se prépara à un second mariage ; mais elle se ravisa, et le supplia si ardemment de la reprendre, qu’il se laissa attendrir. Il en eut une fille un an après cette réconciliation, et puis bien d’autres enfans (M). Cette femme étant morte en couche, il en épousa une autre [k], qui mourut de la même manière au bout d’un an. Il demeura veuf quelques années, et ne se remaria qu’après le rétablissement de Charles II et l’amnistie qu’il obtint de ce monarque. Il l’avait offensé entre autres livres par celui qui est intitulé Iconoclastes, et qui est la réfutation d’un ouvrage qu’on attribuait à Charles Ier. Il soutint que ce monarque n’en était point l’auteur. Le temps a montré qu’il soutint cela avec fondement (N). Il se tint caché lorsqu’on rappela Charles II, et ne se montra qu’après la proclamation de l’amnistie. Il obtint des lettres d’abolition, et ne fut soumis qu’à la seule peine d’être exclus des charges publiques. Quelques-uns ont cru que le roi eut plus de part à cette grande modération par un défaut de mémoire, que par sa clémence. Mais d’autres disent que Milton avait des amis dans la chambres des communes et dans le conseil privé, qui intercédèrent pour lui. Il n’acheva qu’à plusieurs reprises son grand poëme du Paradis perdu ; car sa veine ne coulait pas en toute saison, mais seulement au printemps et en automne. Il publia son histoire d’Angleterre [l], l’an 1670. Elle s’étend jusques à Guillaume-le-Conquérant, et n’est pas tout-à-fait conforme à l’original de l’auteur. Les censeurs des livres en effacèrent divers endroits qui décrivaient vivement la superstition, l’orgueil et les artifices de l’ancien clergé : ils s’imaginèrent qu’on appliquerait cela au clergé moderne. Le dernier livre qu’il publia est un Traité de la vraie Religion, de l’Hérésie, du Schisme, de la Tolérance, et des meilleurs Moyens qu’on puisse employer pour prévenir la propagation du Papisme. J’en rapporterai un passage (O). Ceux qui dirent que la pauvreté l’avait contraint de se défaire de sa bibliothéque s’abusèrent grossièrement : il ne la vendit que parce qu’il crut qu’il en tirerait plus d’argent que ses héritiers ne sauraient faire ; et il est certain qu’il leur a laissé une succession très-considérable [m]. La goutte fut sa principale maladie : il en mourut sans une grande douleur, l’an 1674, âgé de soixante-six ans. Ce fut un homme d’une agréable conversation, d’une humeur douce et égale, extraordinairement sobre, et qui se plaisait infiniment à la musique. La secte qui lui plaisait davantage dans sa jeunesse était celle des puritains ; mais dans son âge viril, celle des indépendans et celle des anabaptistes lui devinrent plus agréables, parce qu’elles accordent plus de liberté que les autres à chaque particulier, et qu’il lui semblait que leur pratique s’accordait mieux avec celle des premiers chrétiens. Enfin, quand il fut vieux, il se détacha de toute sorte de communions, et ne fréquenta aucune assemblée chrétienne, et n’observa dans sa maison le rituel d’aucune secte. Quant au reste, il faisait paraître, et par ses actions, et par ses paroles, un profond respect pour Dieu [n]. On fit une édition de toutes ses œuvres [o] à Londres, l’an 1690, en trois volumes in-fol. et l’on mit dans les deux premiers ce qu’il a écrit en anglais, et dans le troisième ses traités latins. On verra dans la remarque N, le parallèle que Milton fit entre une prière qui est dans le livre de Charles Ier., et une prière qui se trouve dans le fameux roman qui a pour titre l’Arcadie de la comtesse de Pembrok.

  1. * Dans leur traduction de Bayle, les Anglais firent beaucoup d’additions à cet article. Chaufepié les a comprises dans son dictionnaire.
  1. Defensione II pro populo anglicano pag. 60 et sequentibus editionis Hagæ Comitis, 1654.
  2. J’en ai la version française, faite sur la 2e. édition anglaise, et imprimée à Londres, l’an 1652.
  3. Defens. II pro Populo angl. pag. 35.
  4. Voyez la remarque (A).
  5. Defens. I pro Populo angl. pag. 95.
  6. On les a réimprimées à Leipsic, en 1690.
  7. L’an 1699, à la tête des œuvres de Jean Milton, in folio, et à part, in-8°.
  8. C’est ce qu’on n’a dit que signifient Les mots anglais de M. Toland, A Gentleman by his education and family. Mais comme Milton, qui devait connaître mieux que personne la qualité de sa famille, s’est contenté de dire, Defens. II. pag. m. 60, qu’il était né genere honesto, je ne sais si en anglais le mot Gentleman n’a pas une signification plus étendue qu’en français le mot gentilhomme,
  9. Comme Carlo Doti, Gaddi, Frescobaldi, Francini, Bonmattei, Coltellini, Climentelli, Jean-Baptiste Manso.
  10. Fils de sa sœur.
  11. Fille du capitaine Woodcock.
  12. Elle est en anglais.
  13. 15000 livres sterlings et autres biens.
  14. Tiré des extraits latins qu’on a fait faire de la Vie de Milton, composée en anglais par M. Toland. J’ai ouï dire à des gens qui savent l’anglais, qu’elle est bien écrite, et parsemée de réflexions très-curieuses. Voyez l’Histoire des Ouvrages des Savans, février 1699, pag. 79 et suiv.
  15. Excepté ses poësies.

(A) Il naquit à Londres, l’an 1608. ] C’est ce qu’on apprend par l’inscription qui est au bas de sa taille-douce, dans un de ses livres [1] ; car elle porte qu’en 1671 il avait désigné ses années d’une façon un peu vague, dans sa IIe. apologie, composée en 1653, ou en 1654, s’étant contenté de dire qu’il avait plus de quarante ans [2]. Il ne sera pas hors de propos de remarquer pourquoi il apprend au public cette circonstance, puisque cela nous donne lieu de relever quelques faussetés. On lui avait reproché qu’il n’était qu’un petit bout d’homme, qui n’avait que les os et la peau ; et c’était un correctif ajouté à l’application qu’on lui avait faite de ces paroles de Virgile,

Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum [3].

Il répondit [4] qu’il ne croyait pas que personne l’eût jamais trouvé laid ; que sa taille approchait plus de la médiocre que de la petite ; qu’il se sentait encore et le courage et les forces dont il avait été pourvu autrefois, lorsque, l’épée au côté, il se croyait en état de tenir tête à des gens beaucoup plus robustes que lui ; que son visage, bien loin d’être pâle, défait et ridé, lui faisait beaucoup d’honneur, puisqu’à l’âge de quarante ans passés il semblait être plus jeune de près de dix ans ; qu’il prenait à témoin de tout cela une infinité de gens qui le connaissaient de vue, et qui le traiteraient justement de ridicule s’il ne disait pas la vérité. Il avoua la dette pour ce qui est d’être aveugle, sans oublier néanmoins de dire que ses yeux ne paraissaient pas avoir le moindre défaut. Il n’y a personne qui puisse douter, après cela, que l’on n’en eût fait accroire à M. Morus et à M. de Saumaise, sur la taille et sur l’extérieur de Milton : je dis à M. de Saumaise ; car il a dit aussi, dans sa Réplique, qu’il avait ouï dire que son adversaire était petit comme un main, etc. Relatum quippè est mihi ab illis qui viderunt, esse staturâ pumilionem [5]. Ab eâ laboriosâ et anxiâ longâque meditatione languorem etiam videtur contraxisse delicatum illud et infirmum corpusculum suum [6]. M. Morus ne contesta là-dessus quoi que ce soit à cet adversaire : il protesta seulement [7] qu’il n’avait point prétendu lui reprocher d’être aveugle, puisqu’il ne l’avait appris que par la réponse de Milton, et que s’il avait dit quelque chose qui semblât se rapporter à l’aveuglement, il l’avait entendue de celui de l’âme. Par là il se reconnaissait l’auteur de l’épître dédicatoire du Clamor regii Sanguinis : or comme c’est là qu’il avait dit que rien ne saurait être plus hâve ni plus décharnée que Milton, je crois qu’on l’eût bien embarrassé, si on l’eût contraint d’accorder son épître dédicatoire, avec l’endroit de sa réponse où il avoue qu’il avait cru que Milton était bel homme, et surtout après l’avoir vu si mignonnement peint à la tête de ses poésies. An deformitatem tibi vitio verterem, qui bellum [* 1]etiam credidi maximè, postquàm tuis prefixam poematibus [8] comptulam iconem illam vidi ? M. de Saumaise semble se glorifier d’avoir été cause que Milton eût perdu son embonpoint et ses yeux, à répondre à l’apologie du roi Charles : et bien loin de lui reprocher aucune laideur naturelle, il le plaint malignement de n’avoir plus cette beauté qui l’avait rendu si aimable pendant son séjour d’Italie. Indè etiam fortassè cerebrum tibi nimis inquies in oculis destillaverat, eosque afflixerat. Malo isto magnam partem tuæ pulchritudinis deperiisse, pro eo ac debeo doleo. Nam in oculis maximè viget ac valet formæ decus. Quid Itali nunc dicerent site viderent cum istâ fœdâ lippitudine ? Non haberent ampliùs quod in te laudarent. Non ergò miror si Salmasium istum odisti propter quem tantùm tibi laboris et oneris impositum est, undè ægritudo tibi corporis et mentis hæc accidit : et prætereà detrimentum tantum pristini decoris passus es [9]. Iste jam lippulus vel cæculus potiùs, olim bellulus pusio [10]. Il s’exprime plus nettement en un autre endroit [11]. Je ne sais point ce que Milton a opposé à cette dernière médisance, lorsqu’il a eu occasion de parler à ses amis, touchant la réplique posthume de M. de Saumaise : mais j’ai ouï dire que, quand on lui eut appris que son ennemi se vantait de lui avoir fait perdre la vue : et moi, répondit-il, je lui ai fait perdre la vie. Ce conte est fort vraisemblable, puisqu’on en trouve le fond dans les livres de ces deux écrivains. On va le voir. Sunt, dit Milton [12], qui nos etiam necis ejus (Salmasii) reos faciunt, illosque nostros nimis acriter strictos aculeos quos dùm repugnando altiùs sibi infixit, dùm quod præ manibus habebat opus vidit spissius procedere, tempus responsionis abiisse, operis gratiam periisse, recordatione amissæ famæ, existimationis, principum denique favoris, ob rem regiam malè defensam ergà se imminuti, triennali tandem mœstitiâ et animi magis ægritudine quàm morbo confectum obiisse.

(B) Il fut envoyé à l’académie de Cambridge..... d’où il retourna chez son père. ] L’auteur du Clamor regii Sanguinis avance sur un ouï-dire [13], que Milton, chassé de l’académie de Cambridge pour ses mauvaises actions, abandonna le pays, et se retira en Italie. Milton nie tout cela, et fait un autre récit qui lui est extrêmement avantageux. Or, comme ni M. Morus, en répondant au livre où est contenu ce récit, ni M. de Saumaise dans sa Réplique, où il y a bien des contes diffamatoires contre Milton, n’ont rien dit de la sortie ignominieuse de Cambridge qui lui avait été objectée, on a lieu de croire que c’est une fable ; car il faut qu’il y ait pour ces sortes de procès, quelques principes qu’il ne soit pas permis de nier, et qui fassent une véritable prescription : et quels principes y a-t-il plus dignes de ce rang-là, que de voir qu’un homme, publiquement accusé de choses qu’il est facile de prouver, les nie publiquement sans que ses parties adverses osent soutenir l’accusation ? Quelque ressource qu’on puisse trouver dans des subtilités de métaphysique, pour se défendre contre cette preuve de fausseté, il faut convenir que moralement parlant elle est convaincante : puis donc que Milton a pour lui une telle preuve, nous pouvons compter entre les mensonges qui ont été débités contre lui, ce qui concerne la prétendue sortie de Cambridge.

(C) Il écrivit sur le divorce. ] On voit par la seizième de ses lettres, écrite en 1654, qu’Aitzéma voulait faire traduire en flamand cet ouvrage de Milton, et que l’auteur aurait mieux aimé une traduction latine, ayant éprouvé que le peuple reçoit de travers tous les sentimens non communs. Il nous apprend là qu’il avait fait trois traités sur cette matière : le premier[14] sous le titre de Doctrine et Discipline du Divorce ; le second[15] sous le titre de Tetrachordon, où il explique les quatre principaux passages de l’Écriture qui concernent ce sujet ; le troisième[16] sous le titre de Colasterion, où il réfute un petit savant. On avait reproché à Milton[17] d’avoir traité de diabolique la doctrine de Jésus-Christ sur le divorce : telle qu’elle est expliquée par les pères, par les théologiens anciens et modernes, et par toutes les académies et les églises d’Angleterre, de Hollande et de France ; et que quant à lui, il prétend que le divorce doit être permis, lors même que la contrariété d’humeurs en est le seul fondement. Il ne répond que ces deux choses[18] : l’une, que le sens donné par le commun des interprètes aux paroles de l’Évangile, pour leur faire signifier qu’après un divorce fait en cas de nécessité, il n’est pas permis de passer à un second mariage, pourrait bien être une doctrine diabolique ; l’autre, qu’il n’est pas vrai que tous les pères, les théologiens anciens et modernes, toutes les académies, etc., soient d’accord sur la matière du divorce, et qu’il a fait voir dans son Tétrachordon que sa doctrine est celle de quelques pères, et celle de Bucer, de Fagius, de Pierre Martyr et d’Érasme. Voyez sa IIe. apologie à la page 58. Il est à noter que Milton, qui a tant particularisé plusieurs endroits de sa vie, ne nous a rien appris de son mariage. M. de Saumaise avait pourtant ouï dire, non-seulement, qu’il avait été marié, mais aussi qu’il avait répudié sa femme au bout d’un an, à cause qu’elle était de mauvaise humeur[19]. En un autre endroit il soupçonne que la jalousie, ou même le panache s’en mêlèrent[20]. Milton n’a donc pas plaidé pour le divorce et pour la polygamie, avec le même désintéressement que Lysérus[21] ; son intérêt personnel le faisait agir [22].

(D) Il écrivit sur la Thèse générale du droit des peuples contre les tyrans. ] C’est apparemment le livre dont il fait mention dans sa IIe. Apologie[23], lorsqu’il parle ainsi : id fusiùs docui in eo libro qui nostro idiomate Tenor sive Tenura regum et magistratuum inscriptus est… Illic ex Luthero, Zuinglio, Calvino, Bucero, Martyre, Paræo, citantur ipsa verbatim loca, ex illo deniquè Knoxo quem unum me Scotum ais innuere, quemque hâc in re reformatos omues præsetim Gallos illâ ætate condemnâsse. Atqui ille contrâ quod ibi narratur, se illam doctrinam nominatim à Calvino, summisque aliis eâ tempestate theologis, quibuscum familiariter consueverat, hausisse affirmat. Quant à ce que l’auteur du Clamor regii Sanguinis accuse Milton[24] d’avoir écrit aux parlementaires, pour les déterminer à une chose sur laquelle ils demeuraient en suspens, je veux dire à la mort du roi, Milton se retranche dans la négative, et prétend n’avoir travaillé sur ces questions qu’après le supplice de ce monarque.

(E) Comment il travaillait à l’histoire de sa nation. ] Il était, selon M. de Saumaise [25], un petit régent qui enseignait le latin dans Londres ; ludi trivialis magister Londinensis ; ludi magister in scholâ triviali Londinensi, de pedaneo magistro secretarius parlamenti rebellis factus. Mais comme dans le Cri du Sang royal, où l’on fait un court récit de ses aventures, on ne dit point qu’il régentât quelque classe, et que d’ailleurs il est apparent qu’il n’eût pas osé raconter fort en détail les divers états et les diverses occupations de sa vie, sans rien dire de sa régence, si elle eût été effective, il semble que les espions avaient mal servi M. de Saumaise. Cependant il ne faut point se fier à ces apparences : nous verrons ci-dessous [26], qu’il y avait quelque fondement dans ce qu’il disait.

(F) Sa réponse à... M. de Saumaise fit parler de lui par tout le monde. ] Je crois que tous les livres en prose que Milton avait publiés, avant que de réfuter M. de Saumaise, étaient en anglais. Il paraît néanmoins par cette réfutation, qu’il avait la langue latine fort en main : on ne peut nier que son style ne soit fort coulant, vif et fleuri, et qu’il n’ait défendu adroitement et ingénieusement la cause des monarchomaques ; mais, sans se mêler ici de prononcer sur la matière, je crois pouvoir dire que la manière dont il mania ce grand sujet devint très-mauvaise par le peu de gravité qu’il y garda. On le voit à tout moment, je ne dis pas étaler des railleries piquantes contre M. de Saumaise, car cela ne gâterait pas son ouvrage, et servirait puissamment à mettre de son côté les rieurs, mais faire le goguenard et le bouffon. Ce défaut règne plus visiblement dans ses deux réponses à M. Morus. Elles sont remplies de pointes, et de plaisanteries outrées : le caractère de l’auteur y paraît à nu : c’était un de ces esprits satiriques qui, à la vérité se plaisent beaucoup à ramasser tous les bruits qui courent au désavantage des gens, et à se faire écrire par les ennemis d’une personne toutes les médisances qu’ils en savent, mais qui se plaisent beaucoup plus encore à insérer ces médisances dans le premier libelle qu’ils publient contre quelqu’un. Sa Réponse à M. de Saumaise fut brûlée à Paris et à Toulouse, par la main du bourreau [27] ; ce qui ne servit qu’à lui procurer plus de lecteurs, Ce ne fut point le parlement de Paris, comme on l’assure dans le Cri du Sang royal, qui condamna l’ouvrage au feu, mais le lieutenant civil. Milton ne laissa point passer à son adversaire cette méprise [28]. Il tira une grande vanité de ce que la reine Christine, à ce qu’il prétend, fit tant de cas de ce livre, qu’elle passa même jusques à mépriser M. de Saumaise qui était alors à sa cour [29]. Il est certain que cet ouvrage fut lu avec une grande avidité, comme M. Ziegler, qui en parle d’ailleurs avec un mépris extrême, nous l’assure dans la préface de ses Exercitationes ad Regicidium Anglorum. L’anonyme qui publia une apologie, pro Rege et Populo Anglicano contrà Johannis Polypragmatici (alias Miltoni Angli) defensionem destructivam regis et populi Anglicani : [30], se plaint fort douloureusement de la destinée inégale de Saumaise et de Milton. On n’a pu qu’avec mille peines, dit-il, procurer une édition de l’ouvrage de Saumaise, mais celui de Milton s’est imprimé plusieurs fois. Quod ornatissimus Salmasius ad tuendum jus et honorem Caroli Britanniæ monarchæ, sceleratorum manibus interfecti, prudenter scripserat, unâ tantum impressione, idque, magnâ cum difficultate in lucem erupit : tanto odio hisce ultimis temporibus, veritatem mundus persequitur. Sed quod scelestissimus Miltonus, ad lacerandam famam regis defuncti, et subvertendum in subditos dominium hæreditarium, invidiosé elaboravit, illius tot sunt exemplaria, ut nescio cui lectorem remitterem, sic mendaciorum et convitiorum amore flagrant homines ; volumine in decimo sexto perditissimi pretii, usus sum [31].

(G) Il aimait la poésie. ] M. de Saumaise ayant dit [32], que des gens, qui connaissaient Milton à fond, soutenaient fort sérieusement qu’il ne savait pas le latin, qu’il n’était point capable d’écrire en latin, ajoute que pour lui il est d’un tout autre sentiment, et que Milton étant poëte, peut bien être aussi orateur. Là-dessus il se moque de ses poésies : il dit que les lois de la quantité y ont été violées ; il le prouve par des exemples ; et il conclut que, quand même cet auteur n’y eût pas marqué à quel âge il les avait composées, on n’eût pas laissé de sentir que c’était l’ouvrage d’un écolier. Mais Milton est responsable de ces fautes de jeunesse, poursuit-il, puisqu’il les a fait imprimer depuis peu d’années à Londres. Par la IIe. lettre de Milton, il paraît qu’il fit imprimer des vers latins en l’année 1628, et par la Xe., qui est datée du 21 d’avril 1647, qu’il avait publié depuis quelque temps un Recueil de Poésies Anglaises et Latines. Ce Recueil est de l’an 1645. Cela ne sentirait pas trop un homme désabusé des faux bruits qu’on lui apprenait concernant Milton, si l’on traitait à la rigueur M. de Saumaise. Il dit qu’au sentiment de beaucoup de sens, Milton n’avait point écrit l’Apologie du Peuple d’Angleterre, et qu’il n’avait fait que prêter son nom au livre d’un maître d’école français, qui enseignait des enfans à Londres [33]. C’étaient toutes fables que je suis bien aise de rapporter, afin de faire en sorte que les auteurs apprennent à n’ajouter point de foi aux médisances dont on leur remplit la tête contre leurs antagonistes. On croit faire sa cour par-là à un homme, et l’on est cause qu’il publie cent sottises. Je ne mets point dans cette classe les quatre mille livres de rente, gagnées par Milton à écrire pour le parlement, si l’on en croit M. de Saumaise [34] ; car il est très-vraisemblable que Cromwel le récompensa largement. Au reste, Milton a fait deux poëmes en vers non rimés ; l’un sur la tentation d’Ève, l’autre sur la tentation de Jésus-Christ. Le premier est intitulé le Paradis perdu ; le second a pour titre le Paradis recouvré. Le premier passe pour l’un des plus beaux ouvrages de poésie que l’on ait vus en anglais. Le fameux poëte Dryden en a tiré une pièce de théâtre, qui fut extrêmement applaudie. L’autre n’est pas si bon à beaucoup près ; ce qui fit dire à quelques railleurs, que l’on trouve bien Milton dans le Paradis perdu, mais non pas dans le Paradis recouvré. Ces poëmes ont été traduits en vers latins, et publiés, l’an 1690, par Guillaume Hog, Écossais.

Le même Dryden, admirant le poëme du Paradis perdu a jugé, que la Grèce, l’Italie et l’Angleterre ont produit trois poëtes en différens siècles ; Homère, Virgile, et Milton : que le premier excelle par la sublimité des pensées, et le second par la majesté ; et que la nature, ne pouvant aller au delà, avait formé le troisième par l’assemblage des perfections des deux autres. C’est le sujet d’une épigramme de M. Dryden [35] insérée par M. Toland à la page 129 de la Vie de Milton.

(H) Patin a débité beaucoup de mensonges. ] « Voilà M. de la Motte-le-Vayer, qui vient de sortir de céans, et qui m’y a apporté un de ses livres nouvellement fait, lequel m’a dit que le livre de Milton contre le feu roi d’Angleterre a été brûlé par la main du bourreau ; que Milton est prisonnier ; qu’il pourra bien être pendu ; que Milton n’avait fait ce livre qu’en anglais ; et qu’un nommé Pierre Dumoulin, fils de Pierre, ministre de Sedan, qui l’avait mis en beau latin, est en danger de sa vie [36]. » Prenez garde à la personne qui débita ces nouvelles à Guy Patin. Ce n’était pas un nouvelliste du Pont-Neuf, ou du troisième pilier de la grand’salle : c’était le précepteur de Monsieur, c’était le Caton français, c’était un homme très-docte : il crut bonnement que Dumoulin courait risque de sa vie, pour avoir mis en latin l’écrit de Milton. Cependant ce Dumoulin était l’un des confesseurs du parti royal : il écrivit contre les rebelles, et sa fidélité fut récompensée promptement par Charles II.

(I) Il était né gentilhomme. ] Jean Milton, son père, issu de la famille des Miltons, considérable dans la province d’Oxford, était fils d’un catholique romain, et en fut déshérité parce qu’il s’était fait protestant, Christophle Milton, son autre fils, étudia en droit, et n’eut pas beaucoup d’esprit. Ce fut un homme superstitieux, et qui s’attacha au parti royal, et qu’on laissa néanmoins dans l’obscurité après que la famille royale fut rétablie. Mais le roi Jacques II, voulant faire déclarer par un corps de juges qu’il était au-dessus des constitutions du royaume, le créa sergent aux lois, et baron de l’échiquier, et puis juge des plaidoyers communs. Ces charges finirent bientôt après par la mort de celui qui les avait obtenues [37].

(K) Il devint précepteur de ses neveux et de... quelques autres écoliers. ] Voici le fondement de ce qu’on a vu ci-dessus [38]. J’avais cru que M. de Saumaise avait été mal servi par ses espions ; mais je sais présentement qu’il n’est coupable que d’avoir donné un tour odieux à la nouvelle qu’il débitait, que Milton avait été un petit maître d’école. M. Toland avoue que Milton, se voyant prié de rendre à quelques enfans de ses amis le même service qu’il rendait à ses neveux, c’est-à-dire de leur enseigner les langues, l’histoire, la géographie, etc., leur accorda cette faveur. Il est donc vrai qu’il tenait école dans son logis, et qu’encore que ce ne fût pas une régence de basse classe dans un collége, comme les expressions de son ennemi l’insinuaient, c’était au fond une véritable pédagogie, et une fonction de régent. Mais d’ailleurs ce n’était pas un juste sujet d’insulte, non pas même en supposant que la pauvreté l’eût réduit à s’assujettir à une peine si fatigante, pourvu qu’il s’en acquittât fidèlement et habilement. Consultez là-dessus son historien.

(L) Cette jeune femme ne tarda guères à se dégoûter de lui. ] On allègue plusieurs conjectures sur la cause de son prompt retour à la maison de son père. Elle y avait été élevée dans la pompe et dans les plaisirs, et apparemment cela fut cause qu’elle ne s’accommodait point d’un ménage philosophique tel que celui de Milton : peut-être aussi que la personne de son époux lui était désagréable, ou qu’étant d’une famille royaliste elle ne pouvait souffrir les principes républicains de Milton : et il n’est pas impossible que son père se fût proposé quelque avancement auprès du roi en rompant les nœuds de ce mariage. Quoi qu’il en soit, sa fille retourna chez lui un mois après la célébration des noces, sous prétexte d’aller passer à la campagne le reste de l’été. Son mari consentit à ce voyage sous condition qu’elle reviendrait à la fête de Saint-Michel : et parce qu’elle laissa passer ce terme sans revenir, il lui écrivit plusieurs lettres à quoi elle ne daigna répondre ; mais enfin elle déclara catégoriquement qu’elle ne reviendrait point, et renvoya avec mépris le messager de Milton. Celui-ci en fut tellement indigné, qu’il résolut de ne la reconnaître jamais pour son épouse ; et afin de faire voir au public la justice de ce dessein, il donna le jour à un ouvrage sur le divorce, l’an 1644. Les raisons qu’il y propose, pour prouver que les mariages ne doivent pas être indissolubles, semblent suspectes venant d’un homme intéressé en cette cause : mais son historien remarque que cela ne peut point les affaiblir ; car autrement il faudrait se laisser préoccuper contre les apologies des premiers chrétiens, vu qu’elles ont été composées par des personnes qui gémissaient sous la rigueur des persécutions. Il ajoute que, pour bien juger des commodités d’une région tempérée, il faut avoir passé une partie de sa vie dans des climats trop froids, ou trop chauds ; et que tout de même l’on ne peut jamais s’instruire plus exactement des raisons qui favorisent la bonne cause, que lorsqu’on a éprouvé les dégoûts du mauvais parti. Ceux qui traitent une matière qui ne les concerne point personnellement, ne produisent que des jeux d’imagination, et ne font que s’amuser dans leur loisir, ou, qui pis est, que déclamer sans cette force et sans cette vivacité que l’expérience inspire. D’où il faut conclure que ceux qui n’ont point passé par les incommodités du mariage, sont infiniment moins propres que Milton à décrire et à soutenir les argumens qui attaquent la tyrannie de l’indissolubilité du lien conjugal. On aurait pu croire que les traités qu’il publia touchant le divorce étaient le fruit, ou de sa colère, ou de l’envie de faire parade de son esprit dans le soutien d’un paradoxe, plutôt que le fruit d’une véritable persuasion. Mais pour empêcher qu’on ne fît de lui un tel jugement, il voulut montrer qu’il y allait tout de bon, et mettre en pratique son hypothèse [39]. Il rechercha pour cet effet, en mariage, une jeune fille de grand esprit, et tout-à-fait belle. Mais étant un jour chez un ami qu’il allait voir très-souvent, il vit tout d’un coup sa femme qui se jeta à ses genoux, et qui, la larme à l’œil, reconnut sa faute, et lui en demanda pardon. Il fut d’abord inflexible, et l’on aurait dit qu’il serait inexorable ; mais cette première dureté de cœur s’amollit bientôt. Sa générosité naturelle, et l’intercession de ses amis le portèrent à une prompte réconciliation, et à oublier tout le passé. Il ne garda point de rancune : il reçut dans son logis le père, la mère, les frères, les sœurs de sa femme, lorsque le parti royal tombait par pièces, et il protégea et nourrit cette parenté jusques à ce qu’elle vit venir un meilleur temps [40]. N’y a-t-il pas là de quoi le mettre dans la liste des bons maris, et de quoi le faire servir de preuve à la remarque que tant de gens font, qu’il n’y a rien de plus débonnaire qu’un homme à l’égard d’une épouse qui l’a offensé, et même déshonoré ? Celui-ci avait sur les bras, non-seulement le ressentiment d’époux, mais même l’intérêt d’auteur : il s’était, pour ainsi dire, lié les mains par ses écrits, sa thèse du divorce appuyée de répliques le portait à soutenir la gageure. Ajoutez à cela qu’il sentait de nouvelles flammes pour une fille charmante par sa beauté et par son esprit : et néanmoins deux ou trois larmes de son épouse le démontèrent ; il consentit à tout ce qu’elle voulut. Anciennes résolutions de ne la plus voir, engagement d’auteur, nouvelles amours, tout plia sous la force victorieuse d’un peccavi prononcé par une épouse éplorée. Voyez la note [41].

(M)... Il en eut une fille... et puis bien d’autres enfans. ] Un fils, qui mourut l’an 1652, et trois filles, qui lui servirent de lecteur. Il leur apprit à prononcer exactement les mots latins, grecs, hébreux, italiens, français, espagnols ; et à mesure qu’il avait besoin d’un livre, il fallait que l’une d’elles lui en fît la lecture. Comme elles n’entendaient pas le sens de ce qu’elles prononçaient, cet exercice leur était fort désagréable : il s’en aperçut par leurs murmures ; et prévoyant qu’à l’avenir ce serait une corvée qui leur deviendrait ennuyeuse de plus en plus, il les en dispensa, et leur fit apprendre des choses plus convenables à leur condition, et à leur sexe [42].

(N) Il soutint que Charles Ier. n’était point l’auteur de l’Εἰκὼν βασιλική. Le temps a montre qu’il soutint cela avec fondement. ] Il n’est peut-être jamais arrivé aucune chose plus singulière que celle-ci dans ce qui concerne l’histoire des livres. La dispute qui s’est élevée sur ce point de fait, a été féconde en écrits. Les parties, ayant jugé que la chose traînait après elle plusieurs conséquences notables, se sont piquées au jeu, et ont mis en usage toute l’industrie des discussions. C’est ce qui m’autorise à donner quelque détail sur cette affaire. Je commence par le livre même qui à pour titre Εἰκὼν Βασιλική. Il a été traduit de l’anglais en diverses langues. Le sieur Porrée le traduisit en français, et y ajouta une fort longue préface, et dédia sa version au roi d’Angleterre, Charles II. Je me sers de l’édition de Paris, chez Louys Vendosme, 1649, in-12. En voici le frontispice : ΕΙΚΩΝ ΒΑΣΙΛΙΚΗ, le Pourtraict du roy de la Grand’ Bretagne. Fait de sa propre main, durant sa solitude et ses souffrances. Rom. 8. Plus que vainqueur, etc. Bona agere, et mala pati, regium est. Revue, corrigée, et augmentée de nouveau. Milton, qui réfuta cet ouvrage, supposa que les amis de Charles Ier., en étaient les véritables auteurs, et qu’ils l’avaient publié afin de rendre plus odieuse la conduite des parlementaires. J’ai une version française de sa réponse in-12, et voici tout ce que le titre en contient : ΕΙΚΟΝΟΚΛΑ᾽ΣΤΗΣ, ou réponse au livre intitulé ΕΙ᾽ΚΩ᾽Ν ΒΑΣΙΛΙΚΗ᾽ : ou Le Portrait de sa sacrée majesté durant sa solitude et ses souffrances, par le sieur Jean Milton ; traduite de l’anglais sur la seconde et plus ample édition, et revue par l’auteur, à laquelle sont ajoutées diverses pièces, mentionnées en ladite réponse, pour la plus grande commodité du lecteur. À Londres, par Guill. Du-Gard, imprimeur du conseil d’état, l’an 1652, et se vend par Nicolas Bourne, à la porte Méridionale de la vieille Bourse. Voyons un passage de la réplique de Milton au Clamor regii Sanguenis : il concerne l’ordre que le roi donna sur l’échafaud, à M. l’évêque de Londres, de faire savoir à son fils qu’il voulait que l’on ne punît jamais les auteurs de son supplice. Cet évêque, pressé par les juges de déclarer ce que le roi lui avait recommandé, avoua enfin ce que c’était. Milton décoche là-dessus cette remarque : O magis, regemne dicam pietatis, an episcopum rimarum plenum ! qui rem tam secretò in pegmate suæ fidei commissam ut effutiret, tam facilè expugnari potuit. At ô taciturne ! jampridem Carolus hoc idem inter alia præcepta filio mandaverat, in illâ Icone basilicâ, quem librum ideò scriptum satis apparet, ut omni cum diligentiâ nobis vel invitis secretum illud, quâ ostentatione simulatum erat, eâdem paulò post evulgaretur. Sed video planè decrevisse vos Carolum quemdam absolutissimum, si non Stuartum hunc, at saltem hyperboreum aliquem et fabulosum, fu catis quibuslibet coloribus depictum, imperitis rerum obtrudere ita fabellam hanc velut acroama quoddam, diverbiis et sententiolis pulchrè distinctam, nescio quem ethologum imitatus, ad inescandas vulgi aures putidé concinnâsti [43]. Le sentiment de cet écrivain n’avait point fait d’impression dans les pays étrangers. Tout le monde y était persuadé que le roi Charles Ier. avait fait le livre qui portait son nom. Cela faisait tant d’honneur à sa mémoire, et paraissait si capable de le faire considérer comme un vrai martyr, que l’on jugeait que Milton s’inscrivant en faux n’avait fait que se servir de la ruse des avocats qui nient tout ce qui est trop favorable au parti contraire. Ce qui restait de cromwellistes en Angleterre se conformait au jugement de Milton ; mais leur sentiment était suspect par la raison que je viens dire. Tous les partisans de la cause de Charles Ier. s’opposaient avec ardeur à ce sentiment ; et comme les intérêts de leur cause se trouvaient dans l’opinion que ce prince était l’auteur véritable de l’Εἰκὼν βασιλικὴ, ils pouvaient être suspects tout comme les autres, de se servir de l’artifice des avocats. Néanmoins leur opinion prévalait en Angleterre, et ne pouvait être combattue par des faits certains. Enfin il est arrivé des choses qui l’ont détruite. Voici le commencement et le progrès de l’affaire, selon le narré de M. Toland.

L’an 1686, M. Millington vendait à l’encan la bibliothéque de milord Anglesey, et lorsqu’on en fut à l’Icon basilica, il eut le temps de feuilleter l’exemplaire ; car les enchérisseurs étaient fort froids. Il y rencontra une page où milord Anglesey avait écrit de sa propre main ce qui suit : « Le roi Charles II et le duc d’Yorck, voyant un exemplaire manuscrit de cet ouvrage, que je leur montrai dans la chambre des seigneurs pendant les dernières séances du parlement, l’an 1675, dans lequel exemplaire il y avait des corrections et des changemens écrits de la propre main du roi Charles Ier., me dirent tous deux qu’il était certain que cet ouvrage avait pas été compilé par le roi leur père, mais par le docteur Gauden, évêque d’Exeter. Ce que j’insère lei pour désabuser les autres. En foi de quoi j’atteste ce fait de ma propre main.

» Anglesey. »

Depuis qu’on eut su cette particularité, on s’en entretint beaucoup, et cela fit qu’il y eut des gens qui questionnèrent sur ce sujet le docteur Walker, parce qu’ils n’ignoraient pas les liaisons qu’il avait eues avec cet évêque d’Exeter. Il leur avoua ce qu’il en savait ; et ayant été provoqué, et fort offensé par le docteur Hollingworth, il publia, pour sa justification, un narré touchant ce livre. Il exposa que le docteur Gauden lui avait communiqué tout le projet de cette affaire, et quelques chapitres de l’Icon basilica, et le plan de quelques autres : il rapporta le subterfuge dont il fut payé par ce docteur, après qu’il lui eut fait connaître qu’il n’approuvait point qu’on trompât ainsi le public. Il raconta plusieurs autres faits, et nommément ces trois-ci, comme les tenant du docteur Gauden : 1° que l’évêque de Salisburi s’était chargé de composer deux chapitres de l’ouvrage ; 2°. que le docteur Gauden avait envoyé au roi à l’île de Wicht, par le marquis de Hautford, une copie de l’Icon basilica ; 3°. que le duc d’York savait fort bien que le docteur Gauden en était l’auteur. On ajouta que le fils de ce docteur, sa femme, et M. Gifford qui avait copié l’ouvrage, croyaient fermement qu’il avait été composé dans le lieu où ils demeuraient. On assura que l’opinion générale de la famille était que le docteur Gauden l’avait composé : on allégua que la famille en avait toujours parlé sur ce pied-là, soit qu’il fût présent, soit qu’il fût absent ; et qu’il n’avait jamais pris la négative. Je passe sous silence plusieurs autres preuves ou éclaircissemens qui sont dans la relation du docteur Walker.

Son narré, quelque temps après, fut confirmé d’une manière qui passa pour une découverte totale de l’imposture. Voici comment : un marchand de Londres, nommé Arthur North, homme fort accrédité, et membre de l’église anglicane, avait épousé la sœur de la femme de Charles Gauden, fils du docteur, et après la mort de ce beau-frère, il avait eu soin des affaires de la veuve. Il avait trouvé parmi les papiers du défunt, un paquet qui concernait uniquement l’affaire de l’Icon basilica. La veuve du docteur Gauden avait laissé à son fils Jean Gauden, qui était celui de tous ses enfans qu’elle aimait avec le plus de tendresse. Celui-ci l’avait laissé à son frère Charles. On trouva dans ce paquet : 1°. une lettre du secrétaire Nicolas, écrite au docteur Gauden ; 2°. la copie d’une lettre que ce docteur avait écrite au chancelier Hyde, dans laquelle, entre autres obligations qu’on lui avait, il fait mention d’un service véritablement royal, et digne d’une récompense royale, puisqu’il avait eu pour but de fortifier et d’encourager les amis du roi, et de découvrir et de convertir les ennemis de ce prince ; 3°. la copie d’une lettre qu’il avait écrite au duc d’Yorck, pour représenter fortement les bons services qu’il avait rendus ; 4°. une lettre écrite de la propre main du chancelier Hyde, le 13 de mars 1661, par laquelle ce chancelier témoigne au docteur Gauden qu’il est fâché de ses importunités, et lui fait excuse de ce qu’il ne peut encore lui rendre service. La conclusion de cette lettre est remarquable ; elle contient ces paroles : « Cette particularité dont vous avez fait mention m’a été communiquée comme un secret ; je suis fâché de l’avoir sue : quand celle cessera d’être un secret, elle ne plaira qu’à M. Milton. » Le même paquet contient, entre plusieurs autres papiers, une longue narration écrite par la femme du docteur Gauden. C’est un récit qui prouve, d’une manière incontestable, que son mari est l’auteur de l’Icon basilica. On y voit la confirmation entière du narré du docteur Walker, et la plupart des faits que j’ai rapportés ci-dessus, et plusieurs autres circonstances tout-à-fait curieuses et extraordinaires. Cette narration, copiée sur l’original, en présence de quelques personnes doctes et intègres, a été imprimée dans un ouvrage qui a pour titre : Truth brought to light, la Vérité mise au jour. Voilà les moyens par lesquels cette imposture a été pleinement manifestée. Ce grand secret qu’on avait forgé avec beaucoup d’artifice, et que les personnes intéressées à le tenir caché, avaient fait valoir si adroitement, a été éventé par des incidens bien légers et bien fortuits. Si le docteur Gauden n’avait pas été frustré de l’évêché de Winchester, il n’eût pas tant insisté sur les services qu’il avait rendus par le moyen de cet écrit. Sa veuve n’aurait pas composé la narration, si elle eût été gratifiée du revenu de six mois après la mort de son mari. Les deux princes, fils de Charles Ier., se laissèrent échapper leur secret par une surprise bien casuelle, lorsque milord Anglesey leur montra de l’écriture du roi leur père. Et si d’autres que Millington eussent eu soin de la vente des livres de ce milord, on eût ignoré l’aveu que firent alors ces deux princes. Et si le docteur Hollingworth n’eût pas irrité par l’indiscrétion de son zèle le docteur Walker, celui-ci n’eût point publié sa relation, et s’il ne l’eût point publiée, les papiers de M. North, qui ont mis le comble aux preuves irréfragables du fait, n’eussent point servi à la découverte [44].

Notez que dans tout ceci je ne dois et je ne puis être considéré que comme un simple traducteur des extraits latins que j’ai fait faire du livre anglais que je cite. Notez aussi qu’on a combattu cet endroit-là de la vie de Milton ; car M. Wagstaf a publié des observations pour infirmer le témoignage de milord Anglesey, la narration du docteur Walker, et les papiers de M. North ; mais M. Toland les a réfutées toutes dans son Amyntor, où il a de plus discuté tous les témoignages que l’on allègue pour maintenir au roi Charles la propriété de l’Icon basilica. On m’a dit que sur l’une et l’autre de ces deux parties de son apologie [45], il n’oublie rien de tout ce qui est nécessaire pour conserver à ses preuves toute l’évidence et toute la force qu’elles paraissaient avoir avant que l’on eût écrit contre. C’est tout ce que j’en puis dire, n’ayant point lu ce qu’on a fait contre lui, ni ce qu’il a répliqué, et ne le pouvant point entendre, car ce sont tous livres anglais [* 2].

Je finirai cette remarque par une chose dont Milton fit un grand bruit, et qui a été renouvelée dans la dernière dispute sur l’Icon basilica : c’est que la prière que le roi Charles Ier. délivra au docteur Juxon, immédiatement avant sa mort, intitulée : Prière pour le temps de captivité, laquelle se trouve imprimée à la fin des meilleures éditions qui se soient faites de son livre [46], est toute semblable à une prière qui se trouve dans un roman, je veux dire dans l’Arcadie du chevalier Philippe Sidney. Cela paraît par le parallèle que Milton a mis à la fin de sa réponse [47] en la manière suivante.

« Prière du feu roi d’Angleterre pour de temps de captivité. « Prière de Pamméla, tirée mot à mot de l’Arcadie de la comtesse de Pembrouk, p. 248.
« O Dieu tout puissant et éternel, auquel n’y a rien de si grand, qui puisse résister ; ni de si petit, qui soit méprisable ; jette l’œil de tes compassions dessus ma misère, et que ton pouvoir infini daigne m’assigner quelque portion de délivrance, telle que tu trouveras pour moi le plus expédient : Ne permets point, ô seigneur, que l’outrage triomphe de moi : et fais que mes fautes soient corrigées par ta main ; ne rendant point mes injustes ennemis les ministres de ta justice. Toutefois, ô mon Dieu ? s’il semble à ta sagesse que ce soit ici le châtiment le plus convenable à mes transgressions, qui sont inexcusables ; Si cette ingrate captivité est la plus propre à réprimer mes désirs trop altiers : Si c’est par ce moyen que doit être brisé l’orgueil de mon cœur, qui n’est pas assez humilié ; ô seigneur ! je me soumets à ta volonté, et embrasse avec allégresse telle amertume, qu’il te plaira me faire souffrir. Seulement permet moi de te requérir ceci (et que ma requête, ô seigneur, soit acceptée de toi, puisque c’est toi-même, qui me la mets au cœur) savoir, que par ta bonté qui n’est autre chose que toi-même, il te plaise faire luire quelque rayon de la majesté en mon entendement ; afin que comme je reconnais que le plus noble de mes titres est d’être ta créature ; de même je puisse en mes plus grandes afflictions dépendre confidemment de toi. Fais en sorte que l’affliction soit l’exercice, mais non pas la ruine de ma vertu. Ô Dieu, ne permets point que leur pouvoir prévaille jusqu’à me détruire. Et si c’est ta volonté qu’ils continuent de plus en plus à me tourmenter par de semblables souffrances ; toutesfois, ô seigneur, ne permets jamais que leur malice passe si avant que de m’empêcher de conserver toujours un esprit pur, et une résolution ferme et inébranlable de te servir sans crainte ni présomption ; Mais cependant, avec cette humble confiance, qui te puisse être plus agréable, en telle sorte qu’à la fin je puisse parvenir en ton royaume éternel par les mérites de ton fils, notre seul et unique sauveur, Jésus-Christ.

Amen. »

« O lumière qui vois tout et la vie éternelle de toutes choses, auquel n’y a rien de si grand, qui puisse résister, ni de si petit qui soit méprisable ; jette l’œil de tes compassions dessus ma misère, et que ton pouvoir infini daigne m’assigner quelque portion de délivrance, telle que tu trouveras le plus expédient : Ne permets point, ô seigneur, que l’outrage triomphe de moi ; et fais que mes fautes soient corrigées par ta main ; et ne rends point mon injuste ennemi le ministre de la justice. Toutefois, ô mon Dieu ! s’il semble à la sagesse que ce soit ici le châtiment le plus convenable à ma folie, qui est inexcusable ; si cette abjecte captivité est la plus propre à réprimer mes désirs trop altiers ; si c’est par ce moyen que doit être brisé l’orgueil de mon cœur, qui n’est pas assez humilié ; ô Seigneur je me soumets à ta volonté, et embrasse avec allégresse telle affliction qu’il te plaira me faire souffrir. Seulement permets-moi de te requérir (et que ma requête, ô seigneur, soit acceptée de toi, puisque c’est toi-même qui me la mets au cœur) permets-moi de requérir, par le plus noble des titres, que dans ma plus grande affliction je m’attribue d’être ta créature, et par ta bonté (qui n’est autre chose que toi-même) qu’il te plaise faire luire tellement en mon entendement quelque rayon de ta majesté, qu’il puisse toujours dépendre confidemment de toi. Fais en sorte que l’affliction soit l’exercice, mais non pas la ruine de ma vertu ; que leur pouvoir prévaille, mais non pas jusqu’à me détruire ; que ma grandeur soit leur proie ; que mon tourment soit la douceur de leur vengeance ; qu’ils m’affligent (s’il te semble bon ainsi) de plus en plus de punitions ; Mais, ô Seigneur, ne permets pas que leur malice passe si avant que de m’empêcher de conserver un esprit pur dans un corps pur. »

« La version faite de l’Arcadie en français, imprimée à Paris l’an 1625, ne suivant pas exactement l’original anglais, j’ai été obligé de tourner la prière de Pamméla sur l’anglais de mot à mot, comme la prière du roi en avait été tirée, ainsi qu’il apparaîtra, en conférant l’une avec l’autre. »

(O) Je rapporterai un passage de son livre de la Vraie Religion, etc. ] C’est afin que l’on connaisse les principes de cet écrivain, chose aussi nécessaire qu’aucune autre dans les articles d’un Dictionnaire historique, qui concernent les auteurs. « L’erreur vient de la fragilité humaine, et aucun homme est infaillible. Mais si les luthériens, les calvinistes, les anabaptistes, les sociniens et les arminiens, qui font profession de prendre la seule parole de Dieu pour la règle de leur foi et de leur obéissance, appliquent tout leur soin et toute la sincérité de leur cœur à lire, à étudier, et à demander l’illumination du Saint Esprit, afin d’entendre cette règle, et d’y conformer leur vie, ils font tout ce qui dépend de l’homme. Dieu sans doute leur pardonnera leurs erreurs, comme il fit grâce aux amis de Job, honnêtes gens et pieux, quoiqu’ils bronchassent lourdement sur quelques points de doctrine. Mais, dira-t-on, la condition des chrétiens est bien différente, puisque Dieu leur a promis de leur enseigner toutes choses. Il est vrai, pourvu que par toutes choses on n’entende que les articles absolument nécessaires au salut. Or si l’on examine tranquillement, et selon l’instinct de la charité, des matières dont les protestans disputent entre eux avec le plus de chaleur, on trouvera qu’elles ne sont pas de ce genre. Le luthérien croit la consubstantiation : c’est une erreur sans contredit ; mais non pas une erreur mortelle. On blâme les calvinistes sur la doctrine de la prédestination, comme s’ils faisaient Dieu auteur du péché. Il est pourtant sûr qu’ils n’ont point dans l’âme aucune pensée qui répugne à l’honneur de Dieu ; mais par un zèle un peu trop ardent peut être, ils s’attachent à sa puissance absolue, non sans alléguer sa propre parole. On accuse les anabaptistes de nier que les enfans doivent être baptisés : ils répondent qu’ils ne nient que ce que l’Écriture Sainte rejette. On objecte aux sociniens et aux ariens qu’ils combattent la Trinité : ils assurent néanmoins qu’ils croient le Père, le Fils, et le Saint Esprit, selon l’Écriture et selon le symbole des apôtres ; et que pour ce qui est des termes, Trinité, Triunité, Coessentialité, Tripersonalité, et autres semblables, ils les rejettent comme des notions d’école qui ne se trouvent point dans l’Écriture, laquelle selon l’axiome général des protestans est assez claire pour fournir en mots propres et convenables l’explication des doctrines qu’elle contient. Enfin, on accuse les arminiens d’élever le franc arbitre sur les ruines de la grâce ; c’est ce qu’ils nient dans tous leurs écrits, et ils citent l’Écriture pour soutenir tous leurs dogmes. Nous ne pouvons nier que les fondateurs de toutes ces nouvelles sectes n’aient été doctes, vénérables, pieux et zélés, comme on peut le voir par la description de leur vie et par la bonne renommée de leurs sectateurs, parmi lesquels il y a beaucoup de personnes relevées, savantes, qui entendent bien l’Écriture, et dont la vie est irréprochable. Il n’est pas possible de s’imaginer que Dieu veuille que des ouvriers dans sa vigne, si laborieux et si zélés, et qui souffrent très-souvent plusieurs maux pour la conscience, soient abandonnés à des hérésies mortelles et à un sens réprouvé, eux qui ont imploré l’assistance de son saint Esprit en tant de rencontres. Il est plus croyable que, n’ayant donné à aucun homme le don d’infaillibilité, il leur a pardonné leurs erreurs, et s’est contenté bénignement des pieux efforts avec lesquels ils ont examiné toutes choses sincèrement et selon la règle de l’Écriture, et sous la direction céleste telle que leurs prières ont pu obtenir. Où est donc le protestant qui, attaché aux mêmes principes, et condamnant la foi implicite, veuille persécuter de pareilles gens, au lieu de les tolérer en charité ? La persécution ne prouverait-elle pas qu’il abandonne son propre principe ? Si quelqu’un demande jusqu’où il est bon de les tolérer, je réponds, 1°., que la tolérance doit être égale envers tous, puisqu’ils sont tous protestans ; 2°., que par cette tolérance il leur doit être permis de rendre raison de leur foi en toutes rencontres, soit par des disputes, et par des prédications dans leurs assemblées publiques, soit par des livres imprimés [48]. » Après cela, Milton montre que le papisme doit être entièrement privé du bénéfice de la tolérance, non pas en tant que c’est une religion, mais en tant que c’est une faction tyrannique qui opprime toutes les autres [* 3]. Il montre aussi que le moyen le plus efficace d’en empêcher l’augmentation dans l’Angleterre, est d’y tolérer toutes sortes de protestans, et en général toutes autres sectes dont les principes ne favorisent ni le vice ni la sédition.

Par ce morceau de la doctrine de Milton, on peut aisément connaître qu’il n’y avait personne qui eût plus de zèle que lui pour la tolérance ; car ceux qui n’en excluent pas le papisme, et qui par conséquent la limitent beaucoup moins que lui, ne sont pas comme il le semble d’abord ses plus fidèles sectateurs. Ceux-ci, par un excès d’amitié pour la tolérance, sont intolérans au dernier point à l’égard des sectes persécutrices : et comme le papisme est de temps immémorial le parti qui persécute le plus, et qu’il ne cesse de tourmenter le corps et l’âme des autres chrétiens, partout où il le peut faire, c’est principalement à son expulsion que concluent les tolérans les plus outrés. Ils prétendent raisonner conséquemment, et ils ne savent comment accorder l’édit de l’empereur de la Chine avec cette haute sagesse dont on le loue. Je parle de l’édit de tolérance qu’il a fait pour les chrétiens, et dont un jésuite a donné une belle histoire [49]. Ils croient qu’un prince sage n’eût pas accordé aux missionnaires du pape et à leurs néophytes la liberté de conscience, avant que de s’informer quels sont leurs principes de conversion, et de quelle manière leurs prédécesseurs en ont usé. S’il eût cherché là-dessus tous les éclaircissemens que la bonne politique demandait, il n’eût point permis aux missionnaires ce qu’il leur accorde, il eût su que ce sont des gens qui prétendent que Jésus-Christ leur ordonne de contraindre d’entrer, c’est-à-dire de bannir, d’emprisonner, de torturer, de tuer, de dragonner tous ceux qui refusent de se convertir à l’Évangile, et de détrôner les princes qui s’opposent à ses progrès. On ne voit point que l’empereur de la Chine se pût laver d’une imprudence inexcusable, si sachant cela il eût néanmoins accordé l’édit [50]. Il faut donc croire pour son honneur qu’il n’en savait rien, et par cela même il est blâmable, il ne s’est point informé de ce qu’il fallait qu’il sût. Apparemment il ne vivra pas assez pour avoir lieu de se repentir de sa négligence : mais il ne faut point répondre que ses descendans ne maudiront pas sa mémoire ; car peut-être se verront-ils obligés plus tôt qu’on ne pense à résister à des séditions dangereuses, excitées par les sectateurs de la nouvelle religion, et à égorger s’ils ne veulent être égorgés. Il faudra peut-être jouer au plus fin comme autrefois dans le Japon [51]. Ne craignez pas que les missionnaires s’amusent à se quereller, quand il faudra mettre en pratique le dogme de la contrainte, et celui des soulèvemens et des dragonnades. Les thomistes, les scotistes et les molinistes oublieront alors tous leurs différends et travailleront d’une même épaule à l’exécution du contrains-les d’entrer. Aujourd’hui [52] toute l’Europe retentit de leurs disputes : ils s’entr’accusent à Rome ; les congrégations des cardinaux, la Sorbonne, les princes, Les auteurs, se trémoussent là-dessus, et se donnent cent mouvemens. Et il est bien étrange que les divisions des missionnaires, leurs disputes et leurs entremangeries, qui ne peuvent être inconnues aux nouveaux chrétiens du Levant, leur permettent de faire les grands progrès dont ils se vantent [53]. Ils ne seraient point de mauvaise intelligence, s’il n’était question que de vexer et de tourmenter les idolâtres de la Chine. Mais brisons-là : ce sont des objets contraires à la tranquillité d’un écrivain, et à celle de plusieurs lecteurs. Ils se chagrinent assez de ne pouvoir parcourir une gazette, sans y trouver quantité de gens persécutés en France, au Palatinat, etc.

Pour revenir à Milton, et finir par lui, je dirai qu’il me serait bien difficile de marquer pourquoi il se détacha de toutes les sectes chrétiennes ; car son propre historien laisse indécise la question, si ce fut à cause qu’il lui déplaisait de les voir embarrassées dans une infinité de disputes destituées de charité, et de remarquer en elles un esprit de domination et un penchant à persécuter, qu’il considérait comme une portion de papisme, inséparablement annexée à toutes les communions ; ou bien si ce fut à cause qu’il était persuadé qu’on peut être homme de bien sans souscrire au formulaire d’aucune secte, et que toutes les sectes avaient corrompu en quelque chose les statuts de Jésus-Christ [54].

  1. * Joly pense que bellum signifie joli, et non beau.
  2. * Il est certain que Gauden fut l’éditeur de ce livre : il est certain que les chapitres 15 et 24, sont de Duppa. Rapin-Thoyras, Burnet, Hume pensaient que le livre ne pouvait être que de Charles Ier. Une lettre de Gauden, qui se trouve dans les papiers d’État (State Papers) de Clarendon, dément cette opinion. Malcom Laing, qui donna en anglais une Histoire d’Écosse, en 1800, pense que l’Eikon basiliké est de Gauden. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, au mot Ana et au mot Épopée, parle de cet ouvrage, et demande si Charles aurait mis un titre grec à son livre. Depuis qu’un roi de France a eu le sort du roi d’Angleterre, cette question littéraire est devenue aussi en France une affaire de parti.
  3. * Joly, là-dessus, rapporte un long passage des Mémoires d’Avrigny, qui invective Bayle. C’est à ce passage qu’il renvoyait dans sa note sur la fin du texte de l’article Japon, tom. VIII.
  1. C’est sa Logique.
  2. Quadragenario major. Milton, Défens. II, pag. 31.
  3. Quamquam nec ingens, quo nihil est exilius, exsanguius, contractius. Epist. dedicatoria, Clamor. Regii Sang.
  4. Milton, Défens. II, pag. 30.
  5. Salmas., Respons. ad Milt., pag. 3.
  6. Là même, pag. 15 et 16.
  7. Fid. publ., pag. 31.
  8. Par la réponse que Milton fit à ces paroles, pag. 84, il paraît que ces poëmes sont ceux qu’il publia l’an 1645, et qu’il n’était pas content de son graveur.
  9. Salmas., Respons. ad Milt., pag. 15 et 16.
  10. Idem, ibidem, pag. 19.
  11. Tu quem olim Itali pro fœminâ habuerunt, cuiquam audeas, quòd parùm vir sit, objicere ? Ibidem, pag. 23,
  12. Milton, Defens. II, pag. 11.
  13. Aiunt hominem Cantabrigiensi academiâ ob flagitia pulsum, dedecus et patriam fugisse, et in Italiam commigrâsse. Pag. 8.
  14. Imprimé à Londres, en 1644.
  15. Imprimé à Londres, en 1645.
  16. Imprimé en 1645.
  17. Dans une préface de George Crantzius, docteur en théologie, au devant de la IIe. Apologie de Milton, édition de la Haye, 1654. Voyez aussi Clam. reg. Sang., pag. 8.
  18. Defensio pro se, pag. 40, edit. Londin., 1655, in-12.
  19. Uxorem suam post annum à nuptiis dicitur res suas sibi habere jussisse ob graves tantùm mores. Salmas., Resp. ad Milton., pag. 253. Voyez aussi pag. 3.
  20. Si eunuchi omnes fuissent qui domum tuam, frequentabant, uxorem fortassè non repudiasses. Ibidem, pag. 23,
  21. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, mois d’avril 1685.
  22. Voyez, ci-dessous, la remarque (L).
  23. Pag. 101.
  24. Pag. 9.
  25. Resp., pag. 1, 3, 14.
  26. Dans la remarque (K).
  27. Defens. II, pag. 93.
  28. Ibidem.
  29. Ibidem, pag. 8, 52, 96.
  30. Je me sers de l’édition d’Anvers, 1651, in-12.
  31. In monito ad lectorem.
  32. Respons., pag. 4 et 5.
  33. Eam et multi negant illum auctorem debere agnoscere nisi solo titulo, conscriptam enim esse à ludi magistro quodam Gallo de trivio qui Londini pueros nihil sapere docet. Salmasii Resp. pag. 4.
  34. Ibidem, pag. 16.
  35. Elle est en anglais.
  36. Patin, lettre CLXXXVII, tom. II, pag. 135. Elle est datée du 13 juillet 1660.
  37. Tiré des extraits latins de la Vie de Milton, composée en anglais par M. Toland.
  38. Dans la remarque (E).
  39. Qui était, que non-seulement on peut se séparer de sa femme, mais aussi en épouser une autre.
  40. Tiré des Extraits de la Vie de Milton.
  41. Ceux qui voudront voir une partie des raisons de Milton pour le divorce, n’ont qu’à lire l’Extrait de sa Vie, dans le journal de M. de Beauval, mois de février 1699, pag. 81 et suiv.
  42. Tiré des Extraits de la Vie de Milton.
  43. Milton, Defens. II, pag. m. 86.
  44. Tiré des Extraits latins de la Vie de Milton, par M. Toland.
  45. La Réponse aux Objections de M. Wagstaf, et la Réponse aux preuves directes alléguées par les partisans du roi Charles.
  46. Milton, pag. m. 24 de l’Iconoclastes.
  47. C’est-à-dire de son Iconoclastes.
  48. Milton, dans le livre anglais de verâ Religione, Hæresi, etc., selon les Extraits latins de sa Vie, par M. Toland.
  49. Le père Charles le Gobien : son livre a été imprimé à Paris, l’an 1698, in-12. J’en ai cité quelque chose, tom. IV, pag. 99, citation (33) de l’article Brachmanes.
  50. Voyez le Commentaire philosophique sur Contrains-les d’entrer, part. I, pag. 81 et suiv.
  51. Conférez ce que dessus, remarque (E) de l’article Japon, tom. VIII, pag. 328.
  52. On écrit ceci, en novembre 1700.
  53. Voyez le même Commentaire philosophique, au supplément, pag, 117 et suiv.
  54. Tiré des Extraits de la Vie de Milton, par M. Toland.

◄  Milletière (Théophile Brachet sieur de la)
Minutoli  ►