Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Marie 2


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MARIE l’Égyptienne, fameuse débauchée, et fameuse convertie. À l’âge de douze ans elle sortit de la maison de son père, et s’en alla dans la ville d’Alexandrie. Elle y passa vingt-sept années dans les désordres de l’impureté, et puis elle s’en alla à Jérusalem pour continuer la même vie : mais une puissance invisible l’ayant empêchée d’entrer dans le temple, le jour de l’exaltation de la sainte Croix, elle sentit des remords qui l’obligèrent à se prosterner devant une image de la Sainte Vierge, et à promettre de renoncer à ses débauches. Elle entra ensuite dans le temple, et après y avoir adoré le croix, elle demanda à la Sainte Vierge ce qu’elle ferait pour plaire à Dieu. Elle entendit une voix qui lui ordonna de s’en aller dans le désert. Elle obéit, et fit pénitence dans ce lieu-là quarante-sept ans sans voir personne. Elle y fut servie par les anges les trente dernières années. L’auteur [a], qui me fournit cet article, ne parle point du paiement qu’elle voulut faire aux bateliers qui l’avaient passée (A). La Confession de Sancy a trop abrégé l’histoire de cette femme (B). C’est dans ce chapitre où il y a une fraude concernant saint Dominique, et une nonne nommée Marie (C). Ce nom fera que ma remarque ne sera pas tout-à-fait hors de son lieu : mais comme d’ailleurs elle sera destinée à combattre le mauvais penchant qu’ont les hommes à se fier aux écrivains satiriques (D), j’espère qu’on excusera ce qu’elle pourrait avoir d’irrégulier quant à la situation.

Si j’avais pu consulter l’ouvrage qui a pour titre : Sancta Maria Ægyptiaca, musca de extrermo fluminum Ægypti, sibilo Domini evocata (E), j’eusse pu allonger beaucoup dans cette seconde édition l’article de sainte Marie l’Égyptienne. Ne l’ayant pu recouvrer, je me réduis à cette seule addition. Cette sainte vécut sans manger et sans habits les trente dernières années de sa solitude, et fut si maltraitée du chaud et du froid qu’on l’aurait prise pour une Éthiopienne [b]. Deux pains et quelques herbes lui avaient suffi pendant les dix-sept premières années de sa pénitence [c].

  1. Paul Boyer, écuyer, sieur de Petit-Puy, dans son Dictionnaire servant de Bibliothéque universelle, imprimé à Paris, 1649, in-folio, pag. 254. (où il cite Sophrone, évêque de Jérusalem : Nicéphore Calixte, liv. 8, chap. 5, de son Histoire ; S. Jean Damascène, en sa troisième oraison des Images), et pag. 323.
  2. Festibus consumptis nuda, frigore et æstu tosta ut videretur Æthiopissa. Cornel., à Lapide in Deuteron., cap. VIII, vs. 4, pag. m. 1010.
  3. Tiré de Cornelius à Lapide, ibidem.

(A) Du paiement qu’elle voulut faire aux bateliers qui l’avaient passée. ] N’ayant point d’argent à leur donner pour le prix de son passage, elle s’offrit à leur laisser faire de son corps tout ce qu’ils voudraient. C’est ce qui fait dire au célèbre Pierre Dumoulin, que les auteurs des légendes n’ont eu aucun jugement, et qu’ils ont tenu la même conduite que s’ils avaient eu pour but de tourner en ridicule les saints dont ils parlent. Vitas sanctorum sic descripserunt pontificit, quasi propositum eis fuisset eos differre populo, et exsibilandos proponere. Mariam Ægyptiam perhibent cùm non haberet undè naulum solveret, voluisse facere nautis corporis sui copiam, ut quod non habebat in ære lueret in corpore [1]. On me croira facilement, quand j’assurerai que je ne veux point prendre le parti des légendaires ; mais je ne laisse pas de dire qu’un écrivain judicieux aurait pu narrer ce que M. Dumoulin allègue comme une preuve d’un mauvais discernement : car s’il était véritable que Marie l’Égyptienne eût voulu se prostituer aux bateliers en paiement de ce qu’elle leur devait, et qu’elle ne trouvait pas dans sa bourse, je ne vois point par qu’elle raison un historien aurait dû le supprimer. Cela n’est-il point fort propre à relever la miséricorde de Dieu, et l’efficace de son esprit ? Plus les déréglemens d’une débauchée ont été énormes, plus nous devons admirer sa conversion, et les longues austérités de sa pénitence. Ainsi le discernement exact n’engage point un auteur à ne rien dire sur les circonstances singulières des impuretés d’une convertie. D’ailleurs, on ne peut pas reprocher aux légendaires d’avoir choqué la vraisemblance ; car ces créatures victimes de l’impureté publique, comme les appelle Tertullien, sont réduites quelquefois au dernier denier, ou bien elles aiment mieux faire plaisir de leur corps à un créancier, que de s’acquitter de leurs dettes en actant la main à la bourse [* 1].

(B) La confession de Sancy a trop abrégé l’histoire de cette femme. ] Voici les paroles de d’Aubigné [2] : « La légende des saints est le jardin de l’âme.... Dans ce jardin se trouvent des herbes qui, pour le moins, endorment si elles ne guérissent pas. Un galant homme, qui s’accommode en ce temps, sait ce que les paysans appellent voler. S’il se trouve que son âme désolée ne puisse changer de vie, il y a dans la légende, au chap. de l’annonciation, l’exemple d’un chevalier qui volait sans pitié pauvres et riches, et était quitte pour dire tous les jours une fois, Ave, Maria ; et pour les soldats de ce temps, c’est ce qu’ils pratiquent. Si une dame de la cour sent en son âme désolée qu’elle ne se puisse passer d’une grande, catholique, et universelle luxure, n’a-t-elle pas pour se consoler sainte Marie Égyptienne, qui, depuis douze ans, jusques à l’âge du mépris ne refusa homme ? Et n’avons-nous pas l’exemple de sainte Madeleine, tant célèbre par les chroniques anciennes ? Les poëtes de la légende nous ont depuis enseigné comme elle fit par allèchemens, que force gens de bonne maison vendirent leur bien pour elle ; plusieurs courageux se coupèrent la gorge pour les jalousies de son amour, et puis elle ne fut pas sitôt lasse, que la voilà canonisée. » L’omission de cet auteur à l’égard de sainte Marie Égyptienne, et de sainte Madeleine, est inexcusable ; car il suppose que ces deux prostituées montèrent tout droit des lieux infâmes au rang des saintes canonisées ; et par cette supposition il prétend prouver que la légende est très-capable de lâcher la bride aux dames qui ont une envie démesurée de passer le temps avec des hommes. Pour agir de bonne foi, il fallait parler de la longue pénitence de ces deux saintes ; mais comme cela aurait énervé la plaisanterie de l’objection que l’on voulait faire aux légendaires, on a cru qu’il valait mieux n’en rien dire, ou passer même dans la négation [3]. Apprenons de là que les auteurs satiriques sont les gens du monde contre lesquels il faut qu’un lecteur soit le plus en garde. Ce sont ceux qui raisonnent le plus mal, et qui communiquent le plus un certain plaisir qui empêche de rechercher en quoi consistent leurs sophismes. Souvenons-nous cependant que s’ils peuvent se dispenser de plusieurs règles, ils ne doivent pas être moins soumis que les auteurs graves aux lois du raisonnement [4].

(C) .....Où il y a une fraude concernant saint Dominique, et une nonne nommée Marie. ] Je ne fais cette remarque que pour mettre dans un plus grand jour ce qu’on vient de lire : ainsi on ne la doit pas condamner, sous prétexte qu’elle semble trop étrangère dans cet endroit-ci. Quand j’étais huguenot, c’est Sancy que l’on fait parler, je ne trouvais rien qui me fît tant rire que la Légende de frère Jacopon. Il a encore un livre chez nous, où j’ai fait de belles annotations, comme sur ce qu’il faisait confesser à un sien frère ses péchés pas signes. Madame de Villeroy s’enquérant comment il confessait sa paillardise : de même curiosité elle s’enquérait comment s’appelait en grec cette huile légère que saint Dominique sema entre les cuisses d’une nonnain, l’appelant l’huile d’amour [5]. Il est certain que d’Aubigné falsifie la légende [* 2], afin de donner au conte un air plus divertissant : or je ne crois point que les lois de la raillerie, ni même celles de la satire, permettent cela. La légende de saint Dominique [6] porte qu’une religieuse, étant ravie en extase, crut le voir entrer dans sa chambre accompagné de deux frères, et tirer de dessous sa robe un onguent de très-bonne odeur, dont il lui frotta la jambe, et qu’il appela le signe de charité. Maria sanctimonialis in ectasi rapta vidit Dominicum cum duobus fratribus antè lectum ejus intrantem, qui de sub cappâ unguentum miræ fragrantiæ proferens, tibiam ejus inunxit, quum unctionem dilectionis esse signum dixit [7]. En comparant ces paroles avec celles de la Confession de Sancy, quelles falsifications ne trouve-t-on pas ? La légende ne dit point que Dominique ait appliqué un onguent à la jambe de la religieuse ; elle dit que la religieuse extasiée crut voir ce saint qui lui mettait de cet onguent sur la jambe. Ainsi ce ne fut qu’un songe, et qu’une vision. Au pis aller, ne fallait-il pas en demeurer à la jambe ? Fallait-il corrompre le texte, par la fausse glose de semer de huile légère entre les cuisses ? S’il s’agissait d’un tronc d’arbre, ce serait une méprise de rien : un peu plus près ou un peu plus loin de la terre ne ferait point de différence ; mais dans un sujet comme celui-ci, la différence est capitale. M. Dumoulin, répondant à Pétra Sancta, promet de parler ailleurs de cette onction de saint Dominique [8]. Je ne sais s’il s’acquitta de sa promesse : mais son beau-frère André Rivet, répondant au même jésuite, s’arrêta littéralement et de bonne foi au texte de la légende : il reconnut que cette onction de la jambe n’était qu’un songe, et déclara néanmoins que ces visions extatiques étaient ridicules et suspectes [9]. C’est de cela qu’il prétend que Dumoulin s’était moqué, et non simplement de l’usage des onctions pour la guérison des malades ; chose pratiquée par les apôtres [10]. Accusat Molinæum, quòd riserit Dominicum sanantem mulierem olco, et Franciscum aviculis concionantem. Primùm illud non potuit simpliciter irridere Molinæus, qui noverat initio christianismi apostolos unxisse ægros oleo, et sanâsse, Marc. 7. Sed risit et meritò, quòd in legendâ Dominici legitur, quòd Maria sanctimonialis, etc. [11]. Remarquez que Pétra Sancta, ayant su que dans la Bibliothéque de Sedan on avait raillé de cette action de Dominique, ne se servit point de la réponse que la légende lui pouvait fournir, savoir que c’était un songe : il ignorait cette circonstance ; il répondit fort sérieusement qu’on pouvait faire cette raillerie de Jésus-Christ, qui oignit de sa salive un homme muet. Sedani, dùm Bibliotheca, his qui mecum advenerant, ostenderetur, nihil fermè auditum est, præter sanctorum irrisiones. Risit aliquis sanctum Dominicum, persanantem oleo mulierem ægram. Rideat perindè Christum Dominum aut salivâ utentem, aut luto, dum os muti aperiret, et dùm oculis unius cæci nati explicaret lucem et diem [12]. C’est une mauvaise réponse, car c’est convenir du fait. Après tout, les railleries de d’Aubigné ne peuvent être que fausses, puisqu’elles ne sont fondées que sur un mensonge. Cela doit apprendre aux lecteurs que, pour bien s’instruire dans la controverse, il ne faut consulter ni les satires, ni les ouvrages burlesques : ce serait s’asseoir au banc des moqueurs, action condamnée dans le premier psaume. Ces gens-là, quand il s’agit de se divertir, n’épargnent pas leurs meilleurs amis [13], mais ils épargnent la vérité [14]. Voyez ci-dessous la remarque (D). Ainsi, quand le poëte que je cite fait cette demande : Y a-t-il quelque chose qui empêche qu’un railleur ne dise la vérité [15] ? On pourrait lui dire : Vous trouverez la réponse à cette question dans votre IVe. satire, où vous dites si sensément qu’un rieur ne fait pas même quartier à ses bons amis. À plus forte raison n’en fait-il pas aux circonstances d’une histoire. La demande d’Horace ne laisse pas d’être raisonnable ; car elle ne signifie autre chose si ce n’est qu’il est possible de dire la vérité en raillant et en plaisantant. Cela est incontestable.

Au reste, l’on connaîtra mieux le tort qu’a eu d’Aubigné, si l’on songe que, selon toutes les apparences, l’apologie d’Hérodote a été son original. Or voici ce que l’on trouve dans cet ouvrage [16] : Je n’oublierai pas un autre acte du même saint Dominique, récité vers la fin de sa légende, acte vraiment d’un bon compagnon, pour le moins récité en telle sorte qu’il est pour faire rire les bons compagnons, et leur donner matière de gausser : c’est qu’une nonnain, dite Marie, étant malade en la cuisse, endura grand mal l’espace de cinq mois, sans espérer qu’elle en dit échapper. Alors elle dit en soi-même qu’elle ne se sentait digne de prier Dieu, ni d’être ouïe de lui, et pourtant pria saint Dominique d’être médiateur entre Dieu et elle, pour lui impétrer le bénéfice de sa santé. Et après cette oraison s’étant endormie, elle vit auprès de soi saint Dominique, qui tira de dessous sa chape un onguent de grand’odeur, duquel il lui oignit la cuisse. Et quand elle demanda comment cet onguent s’appelait ; saint Dominique répondit que c’était l’onction d’amour. Vous voyez bien que, de l’aveu même de Henri Étienne, la religieuse dormait.

M. Jurieu avoue la même chose ; mais, selon sa coutume, il se met fort peu en peine si ce qu’il dit est exact. Voici ses paroles [17] : « La même légende dit qu’une religieuse, nommée Marie, ayant eu durant cinq mois une grande douleur dans des parties voisines de celles qu’on n’oserait nommer, saint Dominique lui apparut en songe, et que de dessous son froc il tira un onguent de très-bonne odeur, dont il lui frotta la partie malade, et qu’étant interrogé par la fille, ce que c’était, il répondit, que cela s’appelait unguentum amoris. Cela est aussi chaste que les amours de François pour sainte Claire, et ses ardeurs pour le frère Massé, lequel il embrassait, soulevait de terre dans ses embrassemens. Ce qui mit le père Massé dans une si grande chaleur, qu’il était comme au milieu d’un feu, dit le livre des Conformités. » Notez qu’il met à la marge ce sommaire, abominations de saint François et de saint Dominique ; et concluez de là qu’il traite la controverse comme si c’était un jeu où l’on cherchait à tâtons et les yeux fermés ce qu’il faut prendre. Je laisse à juger aux personnes qui ne croient pas qu’il soit permis d’agir de mauvaise foi en faveur de la religion, c’est-à-dire de violer les devoirs de la religion pour l’amour de la religion, je leur laisse, dis-je, à juger si l’honneur et la conscience peuvent souffrir qu’on traduise le mot tibia par les parties voisines de celles qu’on n’oserait nommer. C’est une périphrase qui serait absurde dans toutes sortes de sujets ; car enfin le mot jambe, qui répond à celui de tibia, n’a rien qui oblige à des circuits de paroles ; mais quand on se sert de ce détour afin de donner l’idée d’une impureté, on se porte au delà de l’absurde : c’est une supercherie criminelle. La mauvaise foi ne règne pas moins dans le changement des termes signum dilectionis, en ceux d’unguenium amoris. Mais que direz-vous d’un écrivain qui, pour ne pas perdre la comparaison qu’il a trouvée dans l’apologie d’Hérodote [18], compare avec les embrassemens de deux hommes pleins de vie, la vision d’une religieuse extasiée ? Quand il serait sûr qu’une telle religieuse aurait songé que Dominique venait la trouver au lit, et commettait des impuretés, en pourrait-on conclure qu’il est coupable ? Pouvons-nous répondre des rêveries d’autrui ? La mère de Jules César perdait-elle rien de son mérite, sous prétexte que son fils songea qu’il avait affaire avec elle [19] ? Et voici un controversiste qui appelle abomination de saint Dominique, une application d’onguent qui n’était qu’une apparition en songe, comme il le dit lui-même.

(D) Le mauvais penchant qu’ont les hommes à se fier trop aux écrivains satiriques. ] Ces écrivains sont semblables à ces diseurs de bons mots qui sacrifient toutes choses au plaisir d’en débiter. Horace a très-bien marqué cette passion dans les vers que j’ai cités ci-dessus [20]. Quintilien s’est servi des mêmes couleurs pour le portrait de ces gens-là, et pour donner du dégoût de leur caractère. Gardons-nous bien, dit-il, de la maxime de ceux qui aiment mieux perdre un ami qu’un bon mot. Ludere nunquàm velimus, longèque absit propositum illud, potiùs amicum quàm dictum perdidi [21]. Cicéron observe qu’ils passent par-dessus toutes les considérations de la bienséance ; qu’ils n’ont égard, ni aux personnes, ni aux occasions, et qu’ils auraient moins de peine à tenir du feu dans leur bouche qu’une raillerie. Parcebat (Crassus) adversarii dignitati, in quo ipse servabat suam, quod est hominibus facetis, et dicacibus difficillimum, habere hominum rationem et temporum, et ea que occurrant, quùm salsissémè dici possint, tenere. Itaque nonnulli ridiculi homines hoc ipsum non insulsè interpretantur. Dicere enim aiunt Ennium à sapiente faciliùs ore inardente opprimi quàm bona dicta teneat : hæc scilicet bona dicta quæ salsa sint. Nam ea dicta appellantur proprio jam nomine [22]. Il ne faut pas s’étonner de ce qu’ils n’épargnent pas leurs amis ; car ils ne s’épargnent pas eux-mêmes, ils plaisantent à leurs propres dépens, ils donnent dans le caractère de ces bouffons qui, pour faire rire, frappent indifféremment leur propre personne et celle des autres. Aristote les caractérise par-là [23]. Ils ne font quartier ni au ciel ni à la terre ; la religion de leur cœur n’échappe pas à leurs pointes [24]. C’est une trop faible barrière pour arrêter l’irruption d’un trait d’esprit. Jugez si la religion qu’ils croient fausse pourrait réprimer cette saillie. La gloire ou la satisfaction qu’ils attendent de lâcher la bride à un bon mot l’emporte sur toutes les autres considérations, et ceux qui ont dit que la veine poétique est une potion vomitive dont l’effet ne se peut retenir sans un grand danger d’étouffer [25], nous ont fournit une vive image de la passion de ces gens-là. Disons encore que quand ils ont la plume à la main ils quittent tout pour courir après les pensées satiriques, et d’aussi loin qu’ils en découvrent la trace ils se jettent de ce côté-là à corps perdu ; et, afin de ne s’écarter pas inutilement, ils tortillent et ils tiraillent les matières, jusques à ce qu’elles se puissent ajuster à leur sujet ; et s’ils les trouvent trop longues et trop épaisses, ils les accourcissent et les aplatissent autant que leur intérêt le demande. Ce sont des auteurs qu’on peut comparer à ce Procrustes qui égalait ses prisonniers à la mesure de son lit [26]. Ces paroles de Montaigne leur conviennent parfaitement. [27] Il en est « de si sots, qu’ils se détournent de leur voie un quart de lieue pour courir après un beau mot : Aut qui nonverba rebus aptant [* 3], sed res extrinsecùs arcessunt, quibus verba conveniant. Et l’autre [* 4] : qui alicujus verbi decore plicentis vocentur ad id quod non proposuerant scribere. »

Il y a du plus ou du moins dans tout ceci, et je ne rassemble pas, ni n’entasse pas toutes ces idées, afin de persuader que tous ceux qui se plaisent à la raillerie et à la satire adoptent ces excès-là également et sans exception. Mais il est important de faire voir par le côté le plus laid ce caractere d’esprit : on s’y laisse tromper aisément. Un controversiste qui a du génie divertit beaucoup les lecteurs de son parti, quand il tourne les choses malignement et avec des airs railleurs, satiriques et burlesques. Plus il divertit, plus a-t-il la force de persuader. Or comme les manières qu’il adopte l’engagent dans mille supercheries et dans mille falsifications, il est bon de le connaître sur le pied d’un imposteur dangereux. C’est le moyen de se tenir sur ses gardes : on le lira comme un homme dont il faut se défier, on ne croira rien sur sa parole, on examinera ce qu’il dit, on le confrontera avec les originaux ; et si l’on trouve qu’il change signum dilectionis en unguentiun amoris, On lui dira : Je ne suis point votre dupe, adressez vous à d’autres [* 5].

(E) L’ouvrage qui a pour titre : Sancta Maria Ægyptiaca, etc. ] Théophile Raynaud en est l’auteur. J’ai vu dans un autre de ses livres qu’il a supposé la vérité de l’histoire de cette sainte, nonobstant tous les efforts des Centuries de Magdebourg [28]. où l’on a traité de fable qu’elle ait vécu de deux pains dix-sept ans, qu’elle ait été enlevée en l’air, qu’elle ait passé le Jourdain sans nager et sans bateau, et que des lions aient eu soin de sa sépulture. J’y ai vu aussi que Nicolas Harpespheild, sous le nom d’Alanus Copus [29], a réfuté sur ce sujet les auteurs de ces Centuries, et qu’il y a dans l’ouvrage de Théophile Raynaud un appendix touchant les femmes qui étant sorties du bourbier de l’impureté, sont devenues saintes. Porrò hujus operis Mantissa est, Tractatio de Mulieribus sanctis è cœno turpitudinum emersis [30].

  1. * Leclerc reproche à Dumoulin de laisser croire par son récit que le paiement en nature fait par Marie est postérieur à sa conversion, et Leclerc raconte ainsi l’histoire : « Cette fille était livrée à la débauche : elle vit beaucoup de gens qui s’embarquaient, et s’informa où ils allaient. On lui dit qu’ils allaient à Jérusalem. Elle demanda si ces gens-là voudraient l’admettre en leur compagnie. Celui qu’elle interrogeait l’assura que, si elle avait de quoi payer son voyage, personne ne s’y opposerait. Naulum non habeo, répliqua-t-elle, vadam autem et ascendam in unam navim quam conduxerunt, et licet renuant memetipsarn tradam. Corpus enim meum hahentes, pro naulo accipient. Elle ajoute ensuite, en confessant humblement son crime, que ce n’était nullement la dévotion qui lui avait fait faire ce voyage, mais que c’était sa passion. Proptereà autem cum eis volui ambulare ut multos cooperatores haberem in meæ libidinis passione. Elle choisit parmi tous ces pèlerins, une troupe de dix jeunes hommes, qui d’abord se moquèrent d’elle, et puis qui enfin la reçurent ; et elle ajoute : et volens miseros ego compellebam (ad peccatum) nolentes. Elle continua pendant quelques jours sa mauvaise vie, étant à Jérusalem ; après quoi Dieu la convertit, etc. Voilà une partie de ce qu’elle raconta elle-même au moine Sosime, et celui-ci le rapporta d’après elle. »
  2. (*) Peut-être y a-t-il ici plus de négligence que de malice, de la part de d’Aubigné, quelque satirique que soit d’ailleurs cet auteur. Il écrivait ceci de mémoire, et ayant apparemment oublié le mot signum de la légende, il ne pouvait guère traduire que par huile d’amour l’unctionem dilectionis qui précède. Rem. crit.
  3. (*) Qui n’accommodent pas les paroles aux choses, mais attirent des choses externes et hors du sujet, à qui leurs paroles puissent cadrer. Quintil., l. 8.
  4. (*) Qui par l’attrait d’un mot qui leur plaît, sont portés à ce qu’ils n’avaient pas envie d’écrire. Senec., epist. 59.
  5. * Joly s’écrie : Qui pourrait s’imaginer que Bayle fait ici son portrait ? et il ajoute : Rien cependant n’est plus véritable.
  1. Petrus Molinæus, in Hyperaspite adversùs Silvestrum Petra-Sanctam, pag. 46.
  2. Confession catholique de Sancy, liv. I, chap. II, pag. m. 329.
  3. C’est ce que fait d’Aubigné dans ces paroles : Elle n’est pas sitôt lasse, que la voilà canonisée.
  4. Voyez l’article Colomiés, tom. V, pag. 242, remarque (C).
  5. D’Aubigné, Confession de Sancy, liv. I, chap. II, pag. 328.
  6. Dans Jacques de Voragine.
  7. Jacob. de Voragine, in Aureâ Legendâ, apud Rivetum, in Castigat. Notarum in Epist. Molinæi ad Balzacum, cap. VI, num. 7, Oper., tom. III, pag. 511.
  8. De Dominico confricante femur puellæ unguento amoris suo loco agetur. Molinæus, in Hyperaspiste ; adv. Petra-Sanctam, pag. 47.
  9. Ectases illæ monialium quæ monachos Somniant ingredientes et earum ungentes tibias unguento dilectionis de sub cappâ, et ridiculæ sunt et suspectæ. Rivet., Oper., tom. III, pag. 511.
  10. Rivet, Oper., tom. III, pag. 511.
  11. Vous trouverez la suite, ci-dessus, citation (7).
  12. Petra Sancta, Not. in epistol. Molinæi ad Balzacum, cap. III, pag. 32.
  13. Fenum habet in cornu, longè fuge, dummodò risum
    Excutiat sibi non hic cuiquam parcet amice.
    Horat., sat. IV, lib. I, vs. 34, 35.

  14. Conférez l’article Brossier, tom. IV, p. 159, remarque (B).
  15. ........... Ridentem dicere verum
    Quid vetat ?..........
    Horat., sat. I, lib. I, vs. 24.

  16. Henri Étienne, Apologie d’Hérodote, chap. XXXIV, pag. m. 367, 368,
  17. Jurieu, Préjugés, Ire. part., pag. 398.
  18. Chap. XXXIV, pag. 168.
  19. Sueton., in Cæsare, cap. VII.
  20. Citation (13).
  21. Quintil., lib. VI, cap. III, pag. m. 288.
  22. Cicero. de Orat., lib. II, cap. LIV, folio m. 81, C.
  23. Ὁ δὲ βωμολόχος, ἧττων ἐςι τοῦ γελοίου, καὶ οὔτε ἐαυτοῦ, οὔτε τῶν ἄλλων ἀπεχόμενος, εἰ γέλωτα ποιήσει. Scurra autem ridiculè moderari non potest, cùm nec sibi nec aliis parcat, dummodò risum moveat. Aristot., de Morib., ad Nicomach., lib. IV, cap. XIV, pag. m. 42, 43.
  24. Voyez, tom. V, pag. 534, l’article Diogène, remarque (N), vers la fin du premier alinéa.
  25. J’ai lu cela dans un roman intitulé : La reine d’Éthiopie. Il parut l’an 1670 ou 1671.
  26. Voyez dans la Critique générale du Calvinisme de Maimbourg, lettre V, pag. 95 de la troisième édition, l’usage que l’on a fait de ce parallèle. Voyez aussi, dans M. Ménage, à la page 517 des Origines de la langue italienne, et au chap. LXXXIV de l’Anti-Baillet, une autre comparaison entre Procrustes et le sonnet.
  27. Montaigne, Essais, liv. I, chap. XXV, pag. m. 261.
  28. Centur. IV, cap. X, pag. 1334.
  29. Dialog. II, cap. I et XIV.
  30. Tiré de Théophile Raynaud, Syntagm. de Libris propriis, num. 24, pag. 42 et 43 Apopompæi.

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