Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Marests 1


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MARESTS (Jean des), Parisien, sieur de Saint-Sorlin, a été un des beaux esprits du XVIIe. siècle ; mais il devint enfin visionnaire et fanatique. Il fut fort aimé du cardinal de Richelieu, et l’on peut dire qu’entre autres charges[a] il eut chez cette éminence un emploi d’esprit (A). Il nous a laissé lui-même une peinture de ses mœurs qui n’est pas fort avantageuse ; car il avoue que pour séduire les femmes qui lui opposaient l’intérêt de leur salut, il ne feignait point de les pousser vers l’athéisme (B). Il fut de l’académie française dès le commencement de sa fondation, et il en a été l’un des principaux ornemens. Il composa plusieurs pièces de théâtre [b], qui furent fort applaudies, et surtout celle qui a pour titre Les Visionnaires. Il entreprit un poëme épique [c], qui lui coûta le travail de plusieurs années ; et il a cru qu’il aurait été beaucoup plus long-temps à l’achever, si la Providence n’eût eu dessein de se servir de sa plume pour des ouvrages de dévotion (C). Il fit aussi des romans, où il s’éloigna de ces idées de vertu qu’on représentait alors dans cette sorte d’écrits (D). Il mourut l’an 1676. Il se déclara l’ennemi des jansénistes, et il eut sans doute mieux fait de ne prendre point de part à cette querelle ; car ses visions, si bien décrites par ces messieurs (E), seraient sans cela demeurées dans les ténèbres. Il promettait au roi de France, par l’explication des prophéties, l’avantage de ruiner les mahométans (F). Nous verrons ailleurs sa conduite contre un certain Morin [d], qui se disait le fils de Dieu. Des Marests écrivit quelque chose contre les satires de M. Boileau [e], dans ses dernières années. Je parlerai de son frère aîné dans une remarque (G).

  1. Il était contrôleur général de l’extraordinaire des guerres, et secrétaire général de la marine de Levant. Hist. de l’académie française, pag. 342.
  2. Voyez-en le titre, et celui de plusieurs autres de ses pièces dans l’Histoire de l’Académie française, pag. m. 343.
  3. Intitulé Clovis.
  4. Dans l’article de ce Morin, dans ce volume.
  5. Voyez la remarque (R) de l’article Macédoine, pag. 18 de ce volume.

(A) Il eut chez le cardinal de Richelieu un emploi d’esprit. ] Il faut entendre ce qu’il dit de lui sous le nom d’Eusèbe dans l’un de ses livres [1]. Avec l’aide de quelques-uns sur lesquels je m’appuyai pour arriver jusqu’au haut du palais de la Fortune, je parvins jusqu’à l’appartement de celui qui dominait dans ce lieu élevé. Là je goûtai mille plaisirs ravissans par l’estime qu’il fit de moi, par les caresses et publiques et particulières dont il m’honora, par les applaudissemens que je recevais de toutes parts, et par les victoires que je remportais souvent sur mes envieux [2]... Tu me forces à te dire quelqu’un de ces gouts délicats, qui te fera juger des autres, et qui servira à te faire connaître l’infatigable force du génie de ce grand homme, qui ne pouvait se délasser d’un travail d’esprit que dans un autre. Aussitôt qu’il avait employé quelques heures à resoudre toutes les affaires d’état, il se renfermait souvent avec un savant théologien, pour traiter avec lui les plus hautes questions de la religion, et son esprit prenait de nouvelles forces dans ces changemens d’entretien. Après cela d’ordinaire il me faisait entrer seul, pour se divertir sur des matières plus gaies et plus délicates, où il prenait des plaisirs merveilleux ; car, ayant reconnu en moi quelque peu de fertilité à produire sur-le-champ des pensées, il m’avouait que son plus grand plaisir était lorsque, dans notre conversation, il renchérissait de pensées par-dessus les miennes. Que si je produisais une autre pensée par-dessus la sienne, alors son esprit faisait un nouvel effort avec un contentement extrême... Or jugez si je ne goûtais pas aussi parfois ce même plaisir qui lui semblait si grand, puisqu’il n’arrivait souvent de renchérir de pensées par-dessus les siennes.

(B) Il avoue que pour séduire les femmes... il ne feignait point de les pousser vers l’athéisme. ] Il ne se contente pas de dire [3] qu’il s’était arrêté quelque temps dans la cabane des plaisirs charnels et grossiers, qui n’avait qu’une enseigne grossièrement peinte, où étaient représentés un Bacchus et une Vénus ; et qu’ayant senti que ces plaisirs ruinaient son corps et sa fortune, il en voulut chercher de plus relevés. Il ajoute [4] qu’il devrait pleurer des larmes de sang, pensant au mauvais usage qu’il a fait de l’éloquence auprès des femmes. Car je n’y employais que des mensonges déguisés, des malices subtiles, et des trahisons infimes. Je tâchais à ruiner l’esprit de celles que je feignais d’aimer. Je cherchais des paroles artificieuses pour le troubler, pour l’aveugler et pour le séduire, afin de lui faire croire que le vice était vertu, ou pour le moins chose naturelle et indifférente. Je trahissais Dieu, même en interprétant malicieusement ses lois, et en faisant valoir les faux et damnables raisonnemens des voluptueux et des impies comme toi, et mon éloquence faisait toute sorte d’efforts pour éteindre la vertu dans une âme. On lui prouva [5] qu’il s’est désigné par des caractères individuels et personnels, de sorte que ce qu’il fait dire par son Eusèbe est sa propre histoire.

(C) Il a cru qu’il aurait été... plus long-temps à achever son Clovis, si la Providence n’eût eu dessein de se servir de sa plume pour des ouvrages de dévotion. ] C’est encore lui qui a révélé ce petit mystère ; car il a commencé les Délices de l’Esprit [6] par une espèce de prodige, qu’il prétend lui être arrivé ; qui est, dit-il [7], que Dieu l’a si sensiblement assisté, pour « lui faire finir le grand ouvrage de son Clovis, pour le rappeler plus promptement à des choses bien plus utiles, plus délicates et plus relevées, qu’il n’ose dire en combien de temps il a achevé les neuf livres de ce poëme qui restaient à faire, et repoli les autres. » Voici la réflexion que MM. de Port-Royal ont faite sur ce passage : Ainsi, selon le sieur des Marests, c’est l’esprit de Dieu qui lui a fait composer ces neuf livres, qui lui a fait repolir les autres, et qui l’a porté à publier cet ouvrage. C’est l’esprit de vérité, qui l’a assisté pour lui faire débiter et répandre parmi les chrétiens tant de fables impertinentes et ridicules. C’est l’esprit de Dieu qui l’a porté à les tenter par tant d’images dangereuses, et par la représentation de tant de passions criminelles. C’est l’esprit de Dieu, qui lui a fait faire un roman qu’il est différent des autres, que parce qu’il est plus extravagant [8]. Au reste, M. l’abbé de Marolles nous apprend une particularité, d’où l’on peut conclure que notre Jean des Marests faisait un grand cas de son Clovis. Il me donna ses Délices de l’Esprit, c’est l’abbé qui parle [9], et quelques autres ouvrages en prose et en vers, du temps que je n’étais pas brouillé avec lui, comme je le fus depuis, à cause qu’il prit contre mon sens ce que j’avais écrit de son poëme de Clovis, que je n’avais pas mis au-dessus de l’Énéide, bien que je l’eusse estimé, et que je l’eusse en effet trouvé digne de lui.

(D) Il fit des romans où il s’éloigna de ces idées de vertu qu’on représentait alors dans cette sorte d’écrits. ] C’est de quoi on le raille agréablement dans le Parnasse réformé ; car on y a mis cette plainte dans la bouche d’Ariane, son héroïne « On ne trouve chez moi que des lieux infâmes : chaque livre en fournit un pour le moins, et les héros du roman sont si bien accoutumés à fréquenter ces endroits, qu’on les prendrait pour des soldats aux gardes, ou des mousquetaires. Me rendre visite, et aller au (vous m’entendez bien) n’est plus qu’une même chose : on confond maintenant l’un avec l’autre ; et je suis devenue le répertoire de tous les bons lieux. Je ne m’étonne point après cela si l’on me fait paraître nue : il y aurait eu de l’irrégularité d’en avoir usé d’autre sorte ; et puisqu’Astrée, qui n’avait pas l’avantage du lieu comme moi, se montre à Céladon en cette posture, il était d’une nécessité indispensable que j’en fisse autant [10]. » Ce n’est donc point pour le roman d’Ariane que des Marests peut avoir part à la dernière partie de la censure que je m’en vais rapporter, et qu’on lui adresse principalement. Un faiseur de romans et un poëte de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, où qu’il a causés en effet, ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux. Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses, et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. Ces sortes de péchés sont d’autant plus effroyables, qu’ils sont toujours subsistans, parce que ces livres ne périssent pas, et répandent toujours le même venin dans ceux qui des lisent [11]. Il aurait tort de se défendre contre le Parnasse réformé, en disant qu’il a suivi le précepte des anciens maîtres, que les romans doivent être vraisemblables [12] : car il y a un milieu entre une héroïne qui n’est pas assez vertueuse, et une héroïne qui l’est trop ; et ce milieu n’excède pas le vraisemblable. Voyez ce qui a été remarqué ailleurs concernant les anciens romans [13].

(E) Ses visions si bien décrites par messieurs de Port-Royal. ] La première fois que je lus leur lettre, je fus saisi d’une surprise extraordinaire : je ne pouvais assez admirer qu’un bel esprit, auteur de pièces galantes et de pièces de théâtre, se vantât fort sérieusement, que Dieu par sa bonté infinie lui a envoyé la clef du trésor de l’Apocalypse, qui n’a été connue que de peu de personnes avant lui [14] ;... et que par l’ordre de Dieu il lève une armée de cent quarante-quatre mille combattans, dont il y en a déjà une partie enrôlée, pour faire la guerre aux impies et aux jansénistes [15]. Ma surprise augmentait quand je faisais réflexion sur le temps et sur le lieu où ces chimères étaient débitées : elle se redoublait encore quand je prenais garde, que non-seulement on laissait à ce prétendu prophète l’administration de son bien, mais aussi qu’on lui conférait la charge d’inquisiteur, et que personne ne s’intriguait plus que lui, et ne se donnait plus de mouvemens pour l’extirpation du jansénisme. Si j’avais su alors ce que j’ai vu faire vingt ans après. Je n’aurais pas eu cette surprise ; mais assurément j’étais excusable de trouver étrange en ce temps-là, qu’un homme qui publiait dans Paris tant de chimères acquît plus d’autorité qu’il n’en avait auparavant. Quel désordre ! « M. de Paris le prend pour son apologiste, le reçoit à sa table, lui donne retraite chez lui. M. l’archevêque d’Auch approuve le dessein de son armée. On lui permet de se faire fondateur d’un ordre nouveau ; de s’établir (tout laïque qu’il est) en directeur d’un grand nombre de femmes et de filles ; de leur faire rendre compte de leurs pensées les plus secrètes : de leur écrire des lettres de conscience, pleines d’une infinité de choses très-dangereuses et très-imprudentes, pour ne rien dire davantage ; de se glisser en plusieurs couvens de filles pour y débiter ses rêveries et ses nouvelles spiritualités. Et enfin c’est sur lui que M. de Paris a jeté les yeux pour l’aider à réformer le monastère de Port-Royal de Paris. On y reçoit avidement ses instructions : on y confère avec lui de l’oraison mentale : on lui rend compte de l’état où l’on s’y trouve : si on y est consolé, ou si on y est misérable [16]. »

Le livre qu’il publia, intitulé : Avis du Saint-Esprit au roi, porte tous les caractères du fanatisme. Il y explique trois prophéties de l’Écriture, qu’il prétend s’entendre des jansénistes, comme devant être exterminés par le roi de France, avec l’appareil d’une grande armée. Voici un caractère qui est comme la marque populaire des fanatiques. Car si vous y prenez garde, quelque spirituels que ces gens-là tâchent de paraître, néanmoins leur spiritualité aboutit d’ordinaire à quelque effet extérieur et sensible ; et ils ne sont jamais satisfais qu’ils n’aient poussé leurs imaginations et leurs allégories jusqu’à quelque grand événement exposé aux sens, dont ils se figurent devoir être non-seulement les spectateurs, mais aussi les ministres [17]. L’auteur dont j’emprunte ces paroles prouve cela par plusieurs exemples ; et puis il continue de cette façon [18] : « Il fallait donc aussi que les imaginations du sieur des Marests, étant du même genre que celle de ces autres visionnaires, se terminassent à quelque chose d’extérieur, et qu’il voulut, comme les autres, jouir dès ce monde du fruit de ses prophéties. Il est vrai qu’il semble n’en être pas venu là tout d’un coup ; car au commencement il a fait tout ce qu’il a pu pour s’en éloigner, en spiritualisant toutes choses, et en réduisant les bêtes les plus terribles de l’Apocalypse en chimères, ou en quintessences de théologie mystique. Mais enfin, il s’est lassé de ces spiritualités si déliées, et la pente naturelle de l’imagination fanatique l’a porté à former, comme les autres, un dessein vaste pour ce monde-ci, à l’exécution duquel il a cru qu’il était choisi de Dieu. L’idée n’en est pas tout-à-fait noble et relevée. Mais, afin que vous ne croyiez pas que je lui impose, je ne vous la représenterai que par ses propres paroles. Ce dessein donc est de dresser une armée pour combattre et exterminer partout les impiétés et les hérésies. Le nombre de ceux qui la composeront doit être, selon la prophétie de saint Jean, de cent quarante-quatre mille, qui auront la marque du Dieu vivant sur le front, c’est-à-dire, qui feront voir à découvert par leur vie que Dieu est vivant dans leurs cœurs. Et, comme toute armée a besoin d’un général, il y a pourvu en offrant cette charge au roi, afin que leur zèle et la valeur de sa personne sacrée qui sera le général de cette belle armée, comme fils aîné de l’église et principal roi de tous les chrétiens, anime tous les soldats. Pour les moindres charges, il déclare à sa majesté qu’elles sont destinées pour les chevaliers de l’ordre. Votre royale compagnie, dit-il, de chevaliers du Saint-Esprit doit marcher à leur tête, si elle est aussi noble et aussi vaillante comme elle se persuade de l’être. Et pour les piquer d’honneur, il ajoute : qu’elle le sera beaucoup, si elle est aussi prête que le reste de cette sainte armée à tout faire et à tout souffrir. Pour les moyens que l’on doit employer dans cette guerre, et dont cette nombreuse armée se doit servir, il ne s’en ouvre pas encore, mas il réserve à les déclarer en temps et lieu, comme les ayant appris du Saint-Esprit. Il dit seulement en passant, qu’elle doit exterminer toutes les impiétés, non par la force des armes temporelles [19], mais par la force des armes spirituelles, selon les moyens et les remèdes tout célestes que Dieu a donnés, et qui seront déclarés en particulier. Mais, afin que l’on ne crût pas que ce ne fût qu’une visions ; et de peur que l’attente d’un événement éloigné ne fît pas assez d’impression sur l’esprit du roi, il déclare que la plus grande partie de cette armée est déjà levée. Déjà, sire, dit-il, Dieu a prévenu vos desseins, et vous a composé dès il y a long-temps une armée de personnes qui lui sont fidèles, et qui sont dévouées à lui comme victimes à sa colère justement irritée pour tant d’abominations, pour le prier sans cesse, et pour souffrir toutes choses, afin qu’il lui plaise convertir les faux chrétiens, et exterminer par votre autorité tant de sectes et de vices détestables qui règnent dans la France. Cette armée n’est composée que d’âmes vaillantes et à toute épreuve, qui combattent sans cesse Satan et ses suppôts. Et dans le vœu d’union, il assure qu’elle est déjà de plusieurs mille âmes. Néanmoins, comme elle n’a pas encore atteint le nombre prophétique de cent quarante-quatre mille, le sieur des Marests a commission du ciel de faire publier partout que ceux qui veulent s’y enrôler le peuvent faire par son moyen ; et c’est à quoi les Avis du Saint Esprit sont particulièrement destinés. Il faut, dit-il, faire part de ces saints avis à tout le monde, afin d’animer plusieurs âmes fidèles à s’offrir à Dieu comme victimes, pour être de cette sainte armée. Et comme c’est la coutume de faire prêter le serment aux soldats, le sieur des Marests en a dressé un pour ceux qui composeront son armée, qu’il a fait imprimer à la fin de ces avis, sous le titre d’Union et vœu de chaque chevalier ou soldat de l’armée de Jésus-Christ. Il leur a même prescrit un exercice pour la journée, dans lequel il paraît que ces gens sont tous Chevaliers de l’infaillibilité du Pape. » Il a prédit aussi tous les exploits que cette armée doit faire. Car il marque expressément qu’elle doit emporter la victoire sur les ennemis de Dieu, par la destruction des impiétés et des hérésies ; et qu’alors on verra un nombre innombrable de toutes sortes de nations et de peuples s’unir à l’église, qui seront en oraison devant le trône de Dieu en eux mêmes [20]. Et tout cela doit arriver sous le règne de Louis XIV, qui sera le Josué de cette armée, c’est-à-dire le chef et le général, conduisant et animant les troupes, et combattant valeureusement avec elles, sous la conduite invisible des quatre princes des bandes célestes, saint Michel, saint Gabriel, saint Raphaël, et saint Uriel [21].

L’auteur janséniste fait une réflexion trop judicieuse pour ne devoir pas être rapportée. Je veux croire, dit-il [22], que le sieur des Marests n’a point encore dessein de faire prendre les armes de rébellion à ses victimes, et que son armée est encore toute spirituelle et toute extatique ; mais il ne sait pas lui-même ce qu’il voudra demain, parce qu’il ne sait pas à quoi son imagination se portera, ni ce qu’elle lui découvrira dans l’Apocalypse. Un homme comme lui, qui prend toutes ses pensées pour des révélations de Dieu, ne peut plus répondre de soi-même. Les figures de l’Apocalypse changent souvent dans sa tête, et elles signifient tantôt une chose, et tantôt une autre, et toujours par inspiration de Dieu. On donne là quelques exemples des variations qui avaient déjà paru dans sa doctrine prophétique. Voyez toute la cinquième lettre de ce janséniste : elle expose tant de chimères du sieur des Marests, que pour comprendre qu’un homme ait pu se remplir de tant de visions, sans perdre cette partie du bon sens qui empêche de courir les rues [23], il faut entrer dans la réflexion qu’un bel esprit a fortifiée d’exemples. C’est une des misères humaines, dit-il [24] ; la raison et le bon sens sont quelquefois renversés et détrônés, pour parler ainsi, en une de leurs provinces, et demeurent maîtres dans les autres, où l’effort d’une imagination violente ne s’est point dressé. Consultez l’article Tulénus. Nous allons voir quelques autres traits du fanatisme de Saint-Sorlin.

(F) Il promettait au roi de France......... l’avantage de ruiner les mahométans. ] « Ce qui relève les prophètes est premièrement la grandeur des événemens qu’ils prédisent, et en second lieu la clarté avec laquelle ils expriment les circonstances particulières, qui font voir que ce sont de véritables prophéties, et non pas des discours en l’air, parmi lesquels il se pourrait rencontrer par hasard quelque chose qui sera conforme à l’événement. C’est ce que le sieur des Marests a soin d’éviter sur toutes choses. Il n’use point d’un langage obscur et énigmatique. C’est le plus clair des prophètes. Il semble qu’il nous conte une histoire du temps passé. Il en marque le temps, le lieu, les circonstances, en termes précis et intelligibles. Il ne nous renvoie pas même à un temps fort éloigné, pour vérifier ses prophètes : et cependant ce sont les plus grandes choses qu’un homme puisse jamais prophétiser. Il est bon de l’entendre parler lui-même, car il s’exprime fort nettement. Ce prince valeureux, prédit selon lui dans Jérémie par les mots de Fils du Juste, qui ne sont point par malheur dans ce prophète, va détruire et chasser de son état l’impiété et l’hérésie, et réformer les ecclésiastiques, la justice et les finances. Puis d’un commun consentement avec le roi d’Espagne, il convoquera tous les princes de l’Europe avec le pape, pour réunir tous les chrétiens à la vraie et seule religion catholique. Il mandera le pape pour se rendre à Avignon, afin d’y conférer ensemble des moyens pour un si grand bien, parce qu’autrement (voyez quelle circonspection !) il serait, dit-il, obligé d’aller à Rome avec une grande armée digne d’un roi de France, pour y conférer en personne avec lui : et le pape aimera mieux se rendre en Avignon, que de se voir chargé dans Rome d’une grande armée. Voilà de grandes choses, et bien particulières : la destruction de toutes les impiétés ; les hérétiques et impies chassés de France ; les ecclésiastiques, la justice et les finances réformés ; la convocation des princes et du pape à Avignon ; la réunion le tous les chrétiens à la religion catholique. Mais celles qui suivent sont encore plus grandes. Après, dit-il, la réunion de tous les hérétiques sous le saint siége, le roi sera déclaré chef de tous les chrétiens, comme fils aîné de l’église, et avec les forces de la chrétienté il ira détruire par mer et par terre l’empire des Turcs et la loi de Mahomet, et étendre la foi et le règne de Jésus-Christ par tout le monde, c’est-à-dire dans la Perse, dans l’empire du grand Mogol, dans la Tartarie et dans la Chine. Que peut-on désirer davantage ; sinon que toutes ces grandes choses soient marquées en particulier dans les prophéties ? et c’est de quoi le sieur des Marests nous assure positivement. Tout cela, dit-il, est spécialement désigné par les prophéties comme il sera fait voir au roi, à qui seul Dieu a donné la force de supporter un si grand secret, une si grande nouvelle, et la vue éclatante d’une vie si glorieuse, pendant laquelle doit être établi partout le règne de Dieu, qui doit durer jusques à la fin des siècles. Et pour nous rendre ces événemens plus croyables, il en marque les moyens [25]. » Il marque aussi les raisons pourquoi les autres personnes ne pouvaient pas supporter ces grandes lumières. Les reines mêmes, ajoute-t-il [26], ne pourraient souffrir d’abord que le roi parlât de quitter Paris, et d’aller en Avignon, où il est appelé par une spéciale prophétie, pour s’y arrêter quelque temps avec le pape, afin d’y réunir toute la chrétienté d’un commun consentement avec le roi d’Espagne, ainsi qu’il est marqué par une prophétie expresse.

La réflexion du janséniste est fort belle : c’est un portrait qui ressemble à bien des gens ; on y voit l’esprit universel des faiseurs de prédictions. « Il y a sans doute quelque chose d’incommode dans ces paroles ; le bas âge du roi d’Espagne le mettant hors d’état de consentir de long-temps à ce dessein : de sorte qu’il semble que le sieur des Marests ait eu en vue le feu roi d’Espagne, qui n’a pas laissé de mourir, nonobstant la prophétie expresse. Mais peut-être que si l’on pressait sur ce point le sieur des Marests, il s’en tirerait de la même manière qu’un autre prophète, qui lui ressemblait assez, se démêla d’une pareille objection. Il s’appelait le prophète Jean, et il vint trouver la reine de Pologne, lorsqu’elle était encore à Paris, et qu’elle était retirée au monastère de Port-Royal. Il essaya de lui prouver par l’Apocalypse, que l’empire des Turcs devait être détruit sous le règne de Louis XIII, et le pontificat d’Urbain VIII. Elle lui fit sur cela une objection assez naturelle, qui était que l’un et l’autre étaient déjà morts. Mais ce prophète, sans s’embarrasser de cette difficulté, répondit gravement qu’il ne disputait jamais. Et sur cela il quitta cette princesse. Le sieur des Marests nous trouvera de même quelque réponse semblable sur les difficultés de sa prophétie ; et il nous dira qu’il a entendu la reine régente d’Espagne, qui agit au nom du roi. Car, de nous remettre à la majorité du roi d’Espagne, il y aurait de trop grands inconvéniens, puisqu’on ne saurait commencer trop tôt, quand il s’agit de conquérir tout le monde, et d’en achever la conquête durant sa vie [27]. »

(G) Je parlerai de son frère aîné dans une remarque. ] Il s’appelait Roland des Marests. Il naquit à Paris, l’an 1594, et s’attacha pendant quelque temps au barreau ; mais il se dégoûta du tumulte et des criailleries qu’il y entendait, et se consacra à une vie tranquille. Comme il ne se souciait ni d’amasser des richesses, ni de parvenir aux honneurs, il s’appliqua tout entier aux belles-lettres, et chercha sa félicité dans le sein des muses, et à l’ombre de son cabinet. A cupiditate gloriæ, reique studiosiùs augendæ desiderio prorsùs alienus, suæ animi conscientiæ testimonio ac domesticis copiis contentus, se modestè exhibere, quàm operosis fortunæ famæque bonis avidè captandis imminere maluit [28]. Il ne laissa pas de cultiver l’amitié des hommes doctes, et de conférer avec eux sur ses études. Il devint un très-bon critique ; de sorte que Nicolas Bourbon, son ami, homme d’un excellent goût, ne redoutait la censure de personne autant que celle de notre Roland [29]. Il publia quelques lettres en latin qui parurent parfaitement bien écrites, et de là vint qu’après sa mort on les joignit avec plusieurs autres qu’il avait faites depuis, et que l’on trouva parmi ses papiers. M. de Launoi prit ce soin avec MM. de Valois. Ils les publièrent à Paris, l’an 1655 [30]. On les a réimprimées en Allemagne, l’an 1687. Il ne fut jamais marié : il employa quelques heures de son loisir à l’éducation d’une nièce, qu’il trouva propre à l’étude : il lui apprit la langue latine et la langue grecque. Per otium Mariam Pratæam, sororis filiam, quæ in tenerâ ætate domestici vim ingenii et acumen haud obscurè exprimebat, latinis græcisque litteris non infelici successu informavit [31]. Il y eut toujours une étroite union entre lui et Jean des Marests son frère : sa santé fut assez bonne ; mais à force d’étudier il l’affaiblit tellement, qu’il tomba dans une langueur qui le mina peu à peu, jusqu’à ce qu’il rendit l’âme, à Paris, sur la fin du mois de décembre 1653 [32]. MM. de Port-Royal se prévalurent de l’approbation qu’il donna à leur Méthode latine, car ils firent imprimer à la tête de ce livre la lettre où est contenue cette approbation. C’est la XVIe. du Ier. livre.

Ce qu’on trouve concernant les lettres Rolandi Maresii dans les Mélanges d’Histoire et de Littérature de Vigneul-Marville [33], est curieux et judicieux.

  1. Délices de l’Esprit, pag. 4.
  2. Là même, pag. 105.
  3. Là même, pag. 3.
  4. Là même, pag. 73. Voyez les Nouvelles Lettres de l’auteur de la Critique de Maimbourg, pag. 746, 747.
  5. MM. de Port-Royal, dans leurs Visionnaires, lettre VIII, pag. 456, édition de Cologne, 1683, in-8°.
  6. Les Visionnaires, lettre I, pag. 256.
  7. Préface des Délices de l’Esprit.
  8. Visionnaires, lettre I, pag. 256.
  9. Michel de Marolles, Dénombrement des auteurs qui lui ont donné de leurs livres.
  10. Parnasse réformé, pag. 148, 149.
  11. Visionnaires, lettre I, pag. 253.
  12. Ficta voluptatis causâ sint proxima veris.
    Horat., de Arte poëticâ, vs. 338.

  13. Remarque (C) de l’article Hypsipyle, tom. VIII, et remarque (C) de l’article Longus, tom. IX.
  14. Délices de l’Esprit, IIIe. part., pag. 2, dans les Visionnaires, lettre I, pag. 241.
  15. Avis du saint Esprit au roi, là même, pag. 242.
  16. Visionnaires, lettre II, pag. 287.
  17. Visionnaires, lettre II, pag. 279.
  18. Là même, pag. 280.
  19. Notez que la plupart des visionnaires commencent ainsi ; mais ils trouvent ensuite que les armes temporelles doivent aussi concourir : toutes les fureurs de la guerre entrent dans leur plan, et cela sous l’idée d’actions pieuses

    Prob superi, quantùm mortalia pectora cæcæ
    Noctis habent ! ipso sceleris molimine Tereus
    Creditur esse Pius laudemque à crimine sumit.
    Ovid., Metam., lib. VI vs. 472.

  20. Visionnaires, lettre II, pag. 282.
  21. Là même, pag. 283.
  22. Là même, pag. 286.
  23. Le visionnaire dont parle Horace était ainsi fait : il ne courait point les rues ; il était même raisonnable en plusieurs choses.

    Cætera qui vitæ servaret munia recto
    More, bonus sanè vicinus, amabilis hospes,
    Comis in uxorem, posset qui ignoscere servis,
    Et signo læso non insanire lagenæ :
    Posset qui rupem et puteum vitare patentem.
    Horat., epist. II, lib. II, vs. 131.

  24. Pelisson, Chimères de M. Jurieu, IIe. partie, sect. II, pag. 69, édition de Hollande.
  25. Visionnaires, lettre V, pag. 395, 396.
  26. Là même, pag. 398.
  27. Là même.
  28. Petrus Hallæus, ubi infrà, citation (32).
  29. Tantùm existimationis in operibus aliorum examinandis sibi quæsiverat, ut eundem Borbonium, se sibi magis ab uno Maresio quàm à cæteris omnibus censoribus timere, sæpè affirmantem audiverim. Ibidem.
  30. Intitulées : Rolandi Maresii Epistolarum philologicarum, lib. II.
  31. Petr. Hallæus, ubi infrà.
  32. Tiré de son Éloge, composé par Pierre Hallé, et mis à la tête des Lettres latines de Rolandus Maresius.
  33. À la page 171 et 172 de la première édition de Rouen.

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