Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Mainus


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MAINUS (Jason), l’un des plus célèbres jurisconsultes de son siècle, naquit l’an 1435 [* 1]. Andréot Mainus, son père, ayant été banni de Milan, pour un crime qu’il avait commis, se retira à Pésaro, et y engrossa sa servante [a]. C’est à cette belle action que notre jurisconsulte doit sa naissance. Il fut élevé à Milan, où son père s’en retourna : mais son précepteur le traita fort durement et n’eut pas pour lui les mêmes soins que pour les fils légitimes d’Andréot Mainus. On l’envoya étudier en jurisprudence à Pavie. Il s’adonna tellement au jeu des cartes, qu’après y avoir perdu tout son argent et ses livres, on le vit aller par les rues dans un misérable état (A). Il profita des châtimens que son père lui fit souffrir ; car il s’appliqua si bien à l’étude, qu’il fit des progrès admirables tant à Pavie, qu’à Boulogne ; de sorte qu’il fut jugé digne d’enseigner le droit, l’an 1471. Il enseigna dans Pavie depuis cette année-là jusqu’en 1486 qu’il fut appelé à Padoue. Quoiqu’on lui donnât de gros gages (B), il ne s’en contenta point, et cela fut cause que n’ayant pu obtenir qu’on les augmentât, il se retira au bout de trois ans à Pise, où il eut une meilleure pension. Il fut rappelé à Pavie, l’an 1491, et s’y rendit si célèbre qu’il avait jusqu’à 3000 disciples. Il fut envoyé à Rome l’année suivante, pour féliciter le nouveau pape Alexandre VI. Sa harangue fut très-belle. Celle qu’il fit sur le mariage de Maximilien d’Autriche, roi des Romains, avec la nièce de Louis Sforce, ne fut pas moins applaudie à la cour de l’empereur, d’où il revint chargé de présens et de titres honorables (C). Il harangua aussi l’an 1495, lorsque Louis Sforce fut déclaré duc de Milan, ce qui lui valut de nouveaux titres [b]. Étant devenu presque aveugle, il interrompit ses leçons (D), et ne put être engagé à les reprendre, que par les pressantes sollicitations de Louis XII. Il fut honoré de la présence de ce prince à l’une de ses leçons (E) : cela fut accompagné de mille agrémens ; mais le fief dont on l’investit ne lui apporta jamais un sou [c], et au contraire l’engagea à des dépenses considérables. La jalousie de profession entre lui et Philippe Décius alla fort loin (F). Ce n’était pas un homme qui eût l’esprit fort subtil, ni qui fît scrupule de se prévaloir du travail d’autrui (G). Il rançonnait cruellement ceux qui le venaient consulter, mais il promettait de leur rendre leur argent s’ils perdaient leur cause [d]. Il fut dispensé de faire leçon les dernières années de sa vie. Ce fut une grâce qu’il obtint du duc de Milan, et que le mauvais état de son esprit lui aurait suffisamment procurée. Cette dernière partie de sa vie fut triste : il avait perdu l’esprit, et il avait un neveu qui le battait [e]. Il mourut à Pavie, le 22 de mars 1519, âgé de quatre-vingt-quatre ans, et laissa un fils naturel, qui eut des charges dans la république de Gênes [f]. La réponse qu’il fit à Louis XII a été mal rapportée par M. Moréri (H). Il est auteur de plusieurs livres (I). Il étudiait à la chandelle en plein jour (K).

  1. * Il y a dans cet article, dit Leclerc, bien des faits uniquement fondés sur des ouï dire. J’en dis autant de l’article Majoragius et de beaucoup d’autres dont le détail serait trop long.
  1. Pisaurum ad Galeacium malatestam oppidi dominum venit ubi ex ancillâ Annete concubinâ... Jasonem filium suscepit Guidus Panzirol. de claris Legum Interpretib., lib. II, capite CXXVII, pag. 281.
  2. Voyez la remarque (C).
  3. Voyez la remarque (D).
  4. Voyez la remarque (B).
  5. Ferunt cum senio confectum delirâsse, et Sæpè à Corn. Hippolyto ex fratre nepote pugnis cæsum fuisse. Panziroll. ubi infrà, pag. 286.
  6. Tiré de Panzirole, lib. II de claris Legum Interpretibus, cap. CXXVII.

(A) On le vit aller par les rues dans un misérable état. ] Il le fallut tondre, à cause que la teigne lui mangeait la tête, et d’ailleurs il était très-mal habillé. Servons-nous des termes de Panzirole. In pestilenti chartarum lusu adeò miserè deperditus est, ut omni consumptâ suppellectile etiam jurium volumine in membranis magno pretio descripta vendere cogeretur, ad extremamque inopiam deductus vili veste, et tonso capite, quòd deformi tineâ obsitum erat, omnium sordidissimus incedebat [1].

(B) Quoiqu’on lui donnât de gros gages. ] C’est-à-dire la somme de mille ducats, ce qui ne s’était jamais fait. Il fut le premier qui jouit d’une si forte pension ; avant lui on ne donnait aux professeurs de jurisprudence que 2 à 300 ducats. Primus ex nostris interpretibus mille aureorum salarium obtinuit, cùm antè ducentis et summum trecentis aureis docerent [2]. Il fut aussi le premier qui se fit donner pour une consultation cinquante ducats, et même cent ou davantage, au lieu qu’on n’avait accoutumé d’en donner que quatre [3]. Il se trompa quelquefois dans ses avis ; mais je ne sais point s’il tint parole aux consultans : il leur promettait la restitution de l’argent qu’il prenait d’eux, en cas qu’ils perdissent leur procès. Consultoribus onerosus in hoc laudem meruit, quòd si causâ excidissent, extortam pecuniam se restituturum pollicebatur, in quibusdam tamen minùs rectè consuluisse arguitur [4]. Il y a des vendeurs de fébrifuges qui promettent une semblable restitution, en cas que la livre ne s’en aille point. Je ne pense pas, quoi qu’il en arrive, qu’on leur fasse jamais rendre gorge.

(C) Il revint de la cour de l’empereur chargé de présens et de titres honorables. ] Auro argentoque donatus, et equestri ac palatinâ dignitate honestatus, Cæsarisque patritius factus lætus in patriam rediit [5]. M. Bullart raconte [6] « que Louis Sforce, duc de Milan, s’intéressant encore dans la gloire d’un homme qui était son sujet, lui donna rang de sénateur dans son conseil, avec l’ordre de chevalerie [7], et l’envoya en quelques ambassades vers les empereurs Frédéric et Maximilien ; qui le jugeant digne de leur estime, par ses propres mérites autant que par son caractère, lui firent des honneurs extraordinaires, et le congédièrent chargé de leurs présens. » Cela n’est pas bien narré : en faisant fonds sur ces paroles, on s’imagine que Mainus fut envoyé successivement à l’empereur Frédéric, et à l’empereur Maximilien. C’est une erreur ; il ne fut envoyé à la cour impériale, que lorsque Bonne Sforce épousa Maximilien, roi des Romains.

(D) Il interrompit ses leçons. ] Pendant plus de neuf ans, si l’on en croit Panzirole : mais il ne souffre pas lui-même que nous l’en croyions, car il dit que le roi Louis XII le réengagea aux leçons publiques, et que Mainus, investi d’un fief à condition qu’il enseignerait la jurisprudence [8], remplit cette condition, et ne laissa pas d’être frustré de son fief [9]. Il s’en plaignit à Louis XII, qui expédia des lettres en sa faveur ; mais on les jeta par terre, et l’on donna mille coups à celui qui les présenta. Jason amicorum opera à rege litteras impetravit, ut sibi ablata restituerentur, sed nuntius pugnis et calcibus percussus perè cœsus est, litteræ in terram projectæ et conculcatæ fuêre. Mainus écrivit ses plaintes à Guy de Rochefort, chancelier de France, et n’oublia pas les 150 écus que cette affaire lui avait coûtés, sans qu’il eût tiré des terres que le roi lui avait données un seul denier. Panzirole ajoute que ces choses arrivèrent l’an 1500, et que Mainus continua d’enseigner jusqu’en l’année 1511. L’interruption n’avait commencé pour le plus tôt qu’en 1495, où trouverons-nous donc les neuf ans que Panzirole la fait durer ? Autrefois j’étais surpris quand je rencontrais de telles fautes d’arithmétique dans les bons auteurs ; mais à présent elles ne me surprennent plus : j’en a trouvé un trop grand nombre pour n’y être pas accoutumé et bien endurci.

(E) Il fut honoré de la présence de Louis XII à l’une de ses leçons. ] Louis XII étant allé à Pavie, voulut l’entendre. Mainus, vêtu d’une robe d’or, le conduisit à l’auditoire. Le roi le fit passer devant lui, et dit que la puissance royale dans ces lieux-là était inférieure à celle des professeurs. Rex eum velut præceptorem præire jussit, quòd eo in loco profitentibus regiam potestatem inferiorem esse diceret [10]. Il était suivi de cinq cardinaux et de cent seigneurs. Il embrassa Mainus à la descente de la chaire, et lui fit présent d’un château. On peut comparer ceci avec les honneurs rendus par Pompée au philosophe Posidonius. Cn. Pompeïus conjecto Mithridatico bello intraturus Posidonii sapientiæ professione clari domum fores percuti de more à lictore vetuit, et fasces litterarum januæ submisit is cui se oriens occidensque submiserat [11]. Le sieur Bullart ne devait pas dire que Louis XII entra souvent dans cet auditoire [12]. Mais voilà l’esprit de presque tous ceux qui font des éloges : ils ne prennent point garde aux nombres ; ils multiplient tout. La matière qui fut traitée par Mainus dans cette leçon, ne doit pas être oubliée : il soutint que la dignité de chevalier, conférée par un prince à celui qui se signale dans un combat, doit passer du père aux enfans. lectione dignitatem equestrem ob spectatum in acie facinus de manu regis traditam, accendendæ virtutis ergò ad posteros manare diffinivit [13].

(F) La jalousie de profession entre lui et Philippe Décius alla fort loin. ] Il n’est rien de plus ordinaire que de voir produire à cette espèce de jalousie un torrent d’injures, et une grêle de médisances ; mais il est rare que ceux qui en sont atteints se jettent des pierres au sens littéral, comme firent un jour ces deux professeurs. Ils se rencontrèrent dans une petite rue, et se disputèrent le haut du pavé, et pensèrent s’assommer l’un l’autre à grands coups de pierres. Quel spectacle ! et qu’il était propre à divertir les enfans, et tous les passans ! Jasonis nominis invidiâ exagitatus Philippus Decius, ipsum usquè ad insanas cavillationes nunquàm insectari destitit. In tantum denique odium prorupêre, ut semel in angiportu obviam facti, cùm de loco contendere cœpissent, etiam lapidibus sese incessisse ferantur [14].

(G) Il ne faisait pas scrupule de se prévaloir du travail d’autrui. ] Si on ne l’avait pas encore enrôlé dans les listes des plagiaires [15], on aurait eu tort : car il s’attribua un livre qu’Alexandre d’Imola avait composé ; et il avait à ses gages quelques écoliers qui allaient copier les leçons des plus savans professeurs, dont ensuite il savait faire son profit. L’un de ces professeurs s’en plaignit publiquement, et fut si outré de cette supercherie, qu’il changea de sentiment par dépit, et qu’il réfuta les opinions qu’on lui avait enlevées. Lisez ce latin, vous y trouverez le nom des personnes intéressées. Aliorum etiam laboribus Jason libenter fruebatur, siquidem commentarium in titulum de actionibus ab Alexandro Imolensi scitè elaboratum sibi adscripsisse, et inlucem edidisse, fertur [* 1]. Hieronymi Torti Papiensis, qui cum Jacobo Puteo in patriâ vespertinas lectiones paulò antè explicuerat, et aliorum scriptis locupletari voluit ; Bononiæ quoque dum ibi Bartholomæus Socinus, deindè Carolus Ruinus profiterentur, auditores aluisse dicitur, qui eorum descriptas lectiones ad se referrent : id et ejus commentaria ostendunt, et Ruinus sæpè publicè deploravit, qui mutatâ per indignationem sententiâ, surreptus opiniones confutare consueverat[16].

(H) Sa réponse à Louis XII a été mal rapportée par M. Moréri. ] « Paul Jove..…. ajoute que le roi Louis XII lui ayant demandé à sa présence, pour quelle raison il ne s’était jamais marié ; il répondit qu’il s’était persuadé qu’à la sollicitation de sa majesté, le pape Jules II le ferait cardinal[17]. » Ce n’est pas traduire comme il fallait ces paroles de Paul Jove : Me audiente, interrogatus à Ludovico, Gallorum rese, cur nunquàm duxisset uxorem, ut te commendante, inquit, Julius pontifex ad purpureum galerum gestandum me habilem sciat[18]. Mais on ne laisse pas de connaître dans cette mauvaise version, que Mainus avait souhaité le chapeau de cardinal. Il ne lui servit de rien de découvrir le secret de son ambition. Hoc responso animi quidem secretum ostendit, sed nunquàm voti compos factus est[19]. Voila ce que dit Panzirole, après avoir dit ce que l’on va lire : In domestico colloquio ab eodem (rege) interrogatus Jason, cur nunquàm uxorem duxisset, ut tua , inquit, amplissime rex, opera Julius pontifex me ad purpureum galerum promovere possit[20].

(I) Il est auteur de plusieurs livres. ] D’un commentaire sur les Pandectes, et sur le code de Justinien, outre quatre volumes de réponses, et l’explication du titre de Actionibus[21]. Il compilait beaucoup ; mais il ne comprenait pas toujours ce qu’il empruntait des autres[22]. Jason non multi ingenio acutus ob hæsitationem indecisos quandoque articulos reliquit, nec semel malè percepta aliorum argumenta recitat, ac in referendis receptis opinionibus, quæ communes vocantur, non nunquàm decipitur. Vir alioqui laboriosus, et in cumulandis aliorum dictis diligens, [* 2] quicquid enim legebat, scriptis mandabat, unde à solo calamo juris studiosum adjuvari dictitabat, et se, quantùm studebat, tantùm scribere referebat.

(K) Il étudiait à la chandelle en plein jour. ] J’ai ouï dire cela de quelques autres savans, et je suis bien aise de le trouver imprimé touchant Jason Mainus[23]. On devine facilement la raison de cette conduite : il y a de certains esprits qui ne peuvent rien produire s’ils ne se recueillent, s’ils ne se concentrent en eux-mêmes ; et ils ont beaucoup de peine à prévenir les distractions. C’est pourquoi il faut qu’ils dérobent à leurs yeux la diversité des objets que le grand jour leur présente.

  1. (*) Apostil., ad cons. 62 et 163 Decii.
  2. (*) Hieron. Buttigel., in t. 1, § si quis simpliciter. n 9. ff. de ver. oblig.
  1. Panzir., de claris Leg. Interpret., lib. II, cap. CXXVII, pag. m. 281,
  2. Idem, ibidem, pag. m. 282.
  3. Primus etiam 50, 100 et ampliùs aureos pro responsis accepit, cùm priùs quatuor aureolis honorarentur. Panzirol., ubi suprà, p. 282.
  4. Idem, pag. 285. Il cite Marza, cons. 1, fol. 10 et 12, in princ.
  5. Panzirol., ibid., pag. 283.
  6. Bullart, Académie des Sciences, tom. I, pag. 212.
  7. Ejus (Ludovici Sfortiæ) senator ac patricius est declaratus. Panzirol., de claris Legum Interpretibus, pag. 283.
  8. Castrum Pioperam rex in fendum Jasoni, dum viveret, cum multis prædiis et proventibus concessit, hoc animo, ut jura profitera teneretur, nisi valetudine esset impeditus. Idem, ibid., pag. 253.
  9. Dominus à Corcu regiæ domûs magister Jasonem Castro spoliavit, etsi post acquisitum Castrum semper docuit. Ibidem, pag. 284.
  10. Panzirol., pag. 283.
  11. Plin., lib. VII, cap. XXX.
  12. Bullart, Académie des Sciences, tom. I, pag. 212.
  13. Jovius, in Elog., cap. LXVI, pag. 154. Voyez aussi Panzirole, de claris Legum Interpret., pag. 283.
  14. Panzirol., pag. 284.
  15. Il est dans la liste de Thomasius, num. 471.
  16. Panzirol., de claris Legum Interpretibus, pag. 285.
  17. Moréri, au mot Mayni.
  18. Jovius, in Elog., cap. LXVI, p. 154.
  19. Panzirol., pag. 288.
  20. Conférez avec ceci la réponse d’Allatius, rapportée dans son article, remarq. (D), tom. I. pag. 456.
  21. Panzirol., pag. 282.
  22. Ibidem, pag. 285.
  23. Linteo capiti obvoluto, etiam meridie occlusis fenestris ad accensum lumen elucubrare consueverat, ne cœli claritate mentem evagari sineret. Panzirol., pag. 285.

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