Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Lipse


◄  Lippoman (Aloïsio)
Index alphabétique — L
Lysérus (Polycarpe)  ►
Index par tome


LIPSE (Juste), en latin Lipsius[* 1], a été un des plus savans critiques qui aient fleuri au XVIe. siècle. Je pourrais rapporter beaucoup de choses curieuses sur son chapitre ; mais comme d’autres[a] les ont déjà ramassées, et n’ont pas même oublié ce qui concerne son éducation et la prématurité de sa science[b], je me vois réduit à ne parler que de ce qu’ils ont négligé. Un des plus grands défauts qu’on reproche à Lipse est l’inconstance en matière de religion (A). On fonde ce blâme sur ce qu’étant né catholique il professa le luthéranisme pendant qu’il fut professeur à Iène[c]. Ensuite, étant retourné dans le Brabant, il y vécut à la catholique : et puis, ayant accepté une charge dans l’académie de Leyde, il y fit profession de ce qu’on nommait le calvinisme. Enfin il sortit de Leyde, et s’en retourna au Pays-Bas espagnol, ou non-seulement il vécut dans la communion romaine, mais aussi il se jeta dans une bigoterie de femme ; ce qu’il témoigna par des livres imprimés (B). Ce qu’il y eut d’étrange dans sa conduite, et qui ne lui a pas été pardonné, fut qu’étant à Leyde dans la profession extérieure de l’église réformée, il approuva publiquement les principes de persécution qui se pratiquaient par toute l’Europe contre cette église. On l’embarrassa étrangement lorsqu’on lui fit voir les conséquences de son dogme (C) ; et ce fut sans doute l’une des raisons qui l’obligèrent à sortir de la Hollande. On lui avait offert une profession à Pise, avec promesse qu’il y jouirait de la liberté de conscience (D) ; mais il refusa cette vocation. Il se fixa à Louvain, où il enseigna les belles-lettres d’une manière qui lui fut glorieuse ; et il y mourut le 23 de mars 1606, dans sa cinquante-neuvième année. Il se trouva des protestans qui ne secondèrent pas la passion de quelques-uns de leurs confrères, pour diffamer ce savant homme (E). Il se maria à Cologne avec une veuve, environ l’an 1574, et il n’en eut point d’enfans. Quelques-uns disent que c’était une très-méchante femme (F) ; mais il assure qu’il vécut en paix avec elle. Je ne sais si je dois dire que son écriture était très-mauvaise (G), et que sa conversation et sa mine ne répondaient point à l’idée qu’on s’était faite de lui (H). Ses amis ne l’abandonnèrent point après sa mort à la critique de ses adversaires (I) ; mais il était difficile en bien des choses de faire son apologie. Je ne mets point en ce rang-là ce que le père Garasse se crut obligé de censurer[d]. Lipse se vit accusé plus d’une fois d’avoir été plagiaire, et ne voulut point demeurer d’accord qu’on l’en accusât justement (K). On a mis entre les plus grands périls, à quoi il ait, été exposé, la maladie qu’il gagne dans un repas (L). C’est une chose étrange qu’un style latin aussi mauvais que le sien, ait pu créer une secte dans la république des lettres (M). Voyez en note une faute de M. Teissier[e].

J’ai déjà parlé[f] du mépris qu’il s’attira par ses Histoires des miracles de la Sainte Vierge ; mais je ne savais pas alors ce que Joseph Hall a publié là-dessus. Cela mérite d’être rapporté (N).

  1. * Joly renvoie au tome XXIV des Mémoires de Niceron, en ajoutant que dans les Antiquitates romanæ de Kipping, réimprimées à Leyde, en 1713, in-8o., on voit divers Traités de Juste Lipse qui ne se trouvent pas dans le recueil de ses œuvres.
  1. M. Teissier, Additions aux Éloges de M. de Thou, tom. II, pag. 381 et 432 ; Bullart, Académies des Sciences, tom. II, pag. 193.
  2. Baillet, Ènfans célèbres, pag. 184.
  3. Cette profession dura un peu plus d’un an. Lipsius, epist. LXXXVII, cent. III Miscellan., pag. m. 313. Il sortit d’Iène le 1er. de mars 1574. Idem, epist. LXVIII, cent. ad German. et Gallos, pag. 702.
  4. Voyez la remarque (I).
  5. Lipse, après avoir vécu jusqu’à sa quarante-cinquième année dans la religion des protestans, embrassa la catholique. Teissier, Additions aux Éloges, tom. II, pag. 385, édit. d’Utrecht, 1696. Il avait vingt-cinq ans lorsqu’il se fit protestant la première fois.
  6. Dans la remarque (B).

(A) Un de ses plus grands défauts …… est l’inconstance en matière de religion. ] Le récit du docteur Schlusselburgius ne sera point mal placé dans cette page, et nous apprendra que Lipse comptait pour la même chose d‘être luthérien, ou calviniste, ou papiste. Talis ambiguæ pelargicæ fidei erat Luciani similis, cothurno versatilior et epicureus philosophus, Justus Lipsius, olim collega meus et professor oratoriæ facultatis in universitate Jenensi, in Thuringiâ, ubi magnum amatorem lutheranæ religionis agebat, et jurejurando confirmabat, se doctrinam Lutheri ut unam, æternam et divinam veritatem agnoscere, romanique antichristi idololatriam et blasphemiam damnare. Ad Lugdunum Batav. veniens, fiebat apostata, ut Pelargus, abnegabatque agnitam et adprobatam veritatem ; quamvis hoc diffiteretur, dicens se christianum esse, nec Christum deseruisse, nec abnegâsse. Id de hoc viro verè dicere et testari possum. Nam cùm ad ipsum anno Christi M. D. LXXXII, æstivo tempore in reditu meo ex Antuerpiâ, in academiâ Leidensi, ubi professor erat, inviserem, ut veterem amicum, et ex illo quærerem, qui rationem reddere posset, defectionis suæ à verâ religione, quam Jenæ anno M. D. LXXII, confessus esset, à Christo, quem abnegâsset et deseruisset ; respondebat mihi in domo suâ et in præsentiâ M. Henrici Latomi ecclesiastæ olim Antuerpiensis : Mi Schlusselburgi, vetus amice et collega : Ego Christum non abnegavi, nec deserui, licèt hìc lutheranam doctrinam non profitear, et cum calvinianis converser. Nam omnis religio et nulla religio sunt mihi unum et idem. Et apud me lutherana et calvinistarum doctrina pari passu ambulant. Cohorrescens ad hæc, dicebam : Mi Lipsi, si eâ in opinione manseris, malè tecum agetur, facilèque credo, cùm hæc religio æquè tibi probetur ac ista, te tandem pontificium futurum, qualis initio fuisti. Ad quæ respondebat, sibi perindè esse. Sicuti et evenit, teste illius libro de invocandâ Hallensi Mariâ[1]. Remarquez en passant dans ces paroles le zèle outré d’un rigide luthérien. Schlusselburgius nomme apostasie et abnégation de Jésus-Christ le changement de luthérien en calviniste. Je pourrais citer beaucoup d’écrivains qui, sur le chapitre de la religion, ne regardent Juste Lipse que comme une girouette ; mais qu’il vous suffise de trouver ici le jugement de Boéclérus, et l’avis qu’il donne aux étudians. Non fuerit operæ pretium, dit-il[2], singula examinare, cum potiùs universim monendi sint juvenes studiosi, ne tales quæstiones Lipsio velint magistro discere, qui ubique sibi similis est, id est, in re theologicâ aut quocumque modo ad religionem pertinente lubricus, anceps, vagus, in omnes formas mutabilis : qui modò aliquid largiri, modò adimere rursùm cupiat : id quod necesse est accidere homini verâ religione serio nunquàm imbuto, sacrarumque litterarum penitùs experti.

(B) Il témoigna sa bigoterie par des livres imprimés. ] L’un de ces livres a pour titre : Justi Lipsii Diva Virgo Hallensis : beneficia ejus et miracula fide atque ordine descripta[3]. Un autre intitulé, Justi Lipsii Diva Sichemiensis sive aspricollis : nova ejus beneficia et admiranda[4]. Il y adopte les plus petits contes et les traditions les plus incertaines qui se puissent ramasser sur ce sujet. Quelques-uns de ses amis l’avaient voulu détourner de ce travail, et lui avaient allégué l’incertitude de ces traditions, et le tort qu’il se ferait ; mais leurs conseils ne le purent détourner de son entreprise. At mali aut morosi quidam et pravè sapientes non occultè deterrent aut improbant, tanquàm à narrationibus parùm certis, ut aiunt, et opinione sæpe nixis. Non debere talibus obsolefieri auctoritatem nostram si quam habemus, dissentio[5]. Les vers qu’il lit, lorsqu’il consacra à Notre-Dame de Hall une plume d’argent, sont tout-à-fait singuliers, tant à cause des éloges qu’il s’y donne, qu’à cause des hommages excessifs qu’il y rend à la Sainte Vierge. Ipse pennam argenteam (nec potuit pretiosius quidpiàm) in templo antè aram Virginis suspendit, et pios hosce versus subscripsit :

Hanc, Diva, Pennam interpretem mentis meæ,
Per alta spatia quæ volavit ætheris,
Per ima quæ volavit et terræ, et maris :
Scientiæ, Prudentiæ, Sapientiæ
Operata semper, ausa quæ Constantiam
Describere, et vulgare ; quæ Civilia,
Quæ Militaria atque Poliorcetica :
Quæ Roma, Magnitudinem adstruxit tuam :
Variaque luce scripta prisci sæculi
Affecit, et perfudit : hanc Pennam tibi
Nunc, Diva, meritò consecravi Lipsius.
Nam numine istæc inchoata sunt tuo.
Et numine istæc absoluta sunt tuo.
Porrò ô benignitatis aura perpetim
Hæc spiret ! et famæ fugacis in vicem,
Quam Penna peperit, tu perenne gaudium
Vitamque, Diva, Lipsio pares tuo[6].


Il légua, par son testament, sa robe fourrée à la même Notre-Dame, ce qui fit dire qu’il en usait de la sorte, parce que les miracles qu’il avait tant célébrés mouraient de froid[7]. Quelques protestans écrivirent contre lui d’une grande force : il les laissa dire, et ne répondit qu’en très-peu de mots à l‘un d’eux : voyez sa Rejectiuncula à la fin de la Virgo Aspricollis. On souhaitait qu’il se défendît contre l’auteur du Traité de Idolo Hallensi[8], et contre Thomson[9] qui le réfuta entre autres matières sur la Virgo Sichemiensis ; mais il refusa de s’engager dans ces disputes[10], et fit sagement. Voyez dans la remarque (E) ce que Baudius disait des livres de dévotion de ce critique. Voyez aussi la remarque (N).

Il ne faut pas oublier que l’on a dit que Juste Lipse ne composa de tels ouvrages qu’afin de persuader qu’il n’était point tiède et indifférent sur le chapitre de la religion, comme il s’en voyait soupçonné[11]. On a cru aussi que c’étaient de purs ouvrages de commande, et que les jésuites les lui extorquaient. Κέρκωπες Lojolitæ precibus, quæ vim imperii apud Lipsium habent, hanc operam ab eo vel extorserunt, vel eblanditi sunt ; vel utrumque. Nam ut ipsi hominem totum possident, ita ipse illis εὐσχημόνως nihil negare potest[12]. En ce cas il peut être comparé aux pleureuses à louage, qui criaient plus que les parens du défunt. Le poëte Lucilius nous l’apprend :

............ Mercede quæ
Conductæ flent alieno in funere præficæ,
Multo et capillos scindunt, et clamant magis.

Horace n’en dit guère moins :

Ut qui conducti plorant in funere, dicunt
Et faciunt propè plura dolentibus ex animo : sic
Derisor vero plus laudatore movetur[13].

(C) On l’embarrassa étrangement lorsqu’on lui fit voir les conséquences de son dogme de la persécution. ] Voici ce qu’on trouve là-dessus dans le Commentaire Philosophique sur contrains-les d’entrer[14]. « J’ai vu un autre embarras qui a du rapport à ces matières dans un traité de Juste Lipse. Cet homme ayant été ruiné par les guerres du Pays-Bas trouva une retraite fort honorable à Leyde où on le fit professeur, et il ne fit point scrupule d’abjurer extérieurement son papisme. Pendant ce temps-là il fit imprimer quelques livres de politique, où il avança entre autres maximes qu’il ne faut souffrir qu’une religion dans un état, ni user d’aucune clémence envers ceux qui troublent la religion, mais les poursuivre par le fer et le feu, afin qu’un membre périsse plutôt que tout le corps. Clementiæ non hîc locus. Ure, seca, ut membrorum potiùs aliquod, quàm totum corpus intereat[* 1]. Cela était fort malhonnête à lui, entretenu comme il était par une république protestante qui venait de réformer la religion ; car c’était approuver hautement toutes les rigueurs de Philippe II et du duc d’Albe. Et c’était d’ailleurs une imprudence terrible et une exécrable impiété, puisque d’une part on pouvait conclure de son livre qu’il ne fallait souffrir en Hollande que la religion reformée, et de l’autre, que les païens ont fort bien fait de faire pendre les prédicateurs de l‘Évangile. Il fut entrepris sur cela par le nommé Théodore Koornhert[15], et poussé dans l’embarras ; car il fut obligé de répondre en louvoyant, et en déclarant que ces deux mots Ure, seca, n’étaient qu’une phrase empruntée de la médecine, pour signifier, non pas littéralement le feu et le fer, mais un remède un peu fort. C’est dans son Traité de unâ Religione, que l’on voit toutes ces tergiversations. C’est bien le plus méchant livre qu’il ait jamais fait, excepté les impertinentes histoires et les fades poésies qu’il fit, sur ses vieux jours, sur quelques chapelles de la Vierge, son esprit commençant à baisser comme celui de Périclès, lorsqu’il se laissa entourer le cou et les bras d’amulettes et de remèdes de femme ; et étant tout infatué des jésuites, entre les bras desquels il se jeta lorsqu’il vit que le petit méchant livre en question serait regardé de travers en Hollande : cela fit qu’il s’évada furtivement de Leyde. Pour revenir au petit livre, c’est une méchante rapsodie de passages qui autorisent toutes les impiétés païennes sur quoi on fondait la persécution horrible des premiers chrétiens, et d’autres passages qui disent tout le contraire. Et comme l’auteur n’osait avouer la force de ces mots Ure, seca, il se servit de méchantes distinctions qui revenaient à ceci, qu’il ne fallait faire mourir les hérétiques que rarement et secrètement, mais que pour les amendes, les exils et les notes d’infamie, les dégradations, il ne fallait pas les leur épargner. Tout cela tombe par terre par les réflexions ci-dessus. » Nous rapporterons plus amplement dans l’addition à cette remarque (C) ce qui concerne la dispute de Koornhert et de Juste Lipse.

Koornhert n’est pas le seul qui l’ait maltraité sur cette matière ; car le jésuite Pétra Sancta ayant fait des plaintes contre l’auteur des Stricturæ [16] Politicæ[17], voici ce qui lui fut répondu[18] : Conquereris de autore notarum sive stricturarum in proditoriam Justii Lipsii Epistolam, qui quùm in Belgio fœderato vixisset, et illustrissimorum ordinum stipendiarius fuisset, postquàm insalutatis hospitibus benè meritis abiisset, stylum in eos convertit, et adversùs rempublicam eorum, consilia subministravit. Quis fuerit autor stricturarum illarum, seu notarum fateor me ignorare : sed quisquis ille fuerit, patriæ fuit amantissimus, et Lipsii fraudium callentissimus…… Nescio an cui Lipsiana tantoperè placent, et qui versibus delectari videris, libenter lecturus sis eos quos anno 1579 præfixit ad Zeandos libro adversùs tenebrionem quendam. Editi fuerunt tum Leydæ apud Andream Schoutenum, et quo animo fuerit, aut esse finxerit, indicant. Audi illum,

Duplicia Hesperii rupistis vincla tyranni,
Mattiaci : atque armis asseritis patriam :
Asseritisque fidem, patriam sed turbat Iberus.
Ecce iterùm, ecce fidem turbat hic ardelio.
Verùm alii patriam : sed tu, Feugræe, tueri
Perge fidem, et fidei qui faciunt tenebras
Scriptis illucere tuis ; sunt vera ministri
Hæc munia, ingenio digne tuo et genio.

Vides quo loco tum fuerit apud Lipsium Hispaniæ rex, quo romana fides et religio : qui posteà factus est religionis transfuga, infide et constantiam ἀλλοπρόσαλλος, ut loquitur Montacutus[19]. Ces vers de Lipse déshonorent sa mémoire, quand on les compare avec l’aveu qu’il a fait, qu’il n’était à Leyde protestant qu’en apparence, et que son cœur était catholique. Voici cet aveu : Sed altera calumnia, in religione mutavi. Nego, in sede vestrâ, non in sensu fui, et ut in peregrinatione corporis non animi requiem illic elegi. In tempore, ut meum ingenium est, quietè modestèque me habui : an in sacra aut ritus vestros transivi ? nec impudentia hoc dicet[20]. Il avait beau faire et beau dire ; lui et tous ses apologistes étaient incapables d’éluder les preuves qu’on alléguait pour faire voir que son style avait répondu à sa profession extérieure, pendant qu’il avait paru protestant. L’auteur de l’Idolum Hallense prouve que Lipse ayant protesté à Iène devant Tilemannus Héshusius, qui était alors[21] recteur de l’académie, qu’il embrassait sincèrement la religion luthérienne, communia publiquement[22], et que dans une oraison funèbre qui fut imprimée, il déclara que Dieu avait donné à son église la maison de Saxe, pour ruiner la peste de la papauté. De bello Smalcaldico locutus causæ bonitatem à Saxone, fortunam et martem ab imperatore stetisse dicet, et…… Saxonicam generosam stirpem ad Dei hostes extirpandos, errores evertendos, pestem pontificiam excindendam donatam divinitùs et concessam Ecclesiæ esse[23]. On avoue qu’il ne communia point à Leyde ; mais on prouve[24] par plusieurs extraits de ses lettres, que pendant qu’il y séjourna il regardait la cause des Espagnols comme le mauvais parti, dont il souhaitait la ruine, et qu’il lui échappait plusieurs expressions qui sentaient le protestant[25].

Voici des circonstances plus précises de son démêlé avec Théodore Koornhert. Dès que son Traité de politique, où il approuvait les persécutions de religion, eut paru, l’an 1589, Koornhert, grand zélateur de la tolérance, lui écrivit son sentiment sur ce livre-là, et ne laissa point sans réplique les réponses qu’il reçut ; et enfin il publia un ouvrage sous le titre de Processus contra hæreticidium et coactionem conscientiarum. Il le dédia aux magistrats de Leyde, et en envoya des exemplaires aux magistrats des autres villes, et les exhorta à se donner bien de garde des sentimens de cet écrivain. La publication de cet ouvrage chagrina Lipse ; mais comme il était un grand ornement de l’académie de Leyde, il obtint des magistrats un acte de complaisance qui pouvait le consoler. Ils publièrent à la maison de ville qu’ils n’admettaient point l’épître dédicatoire de Koornhert, et que cet auteur, en leur dédiant son livre, ne leur avait fait ni service, ni honneur, ni amitié : qu’ils n’interdisaient pas pourtant son ouvrage ; qu’ils en permettaient la lecture aux habitans ; mais qu’ils les exhortaient aussi de lire l’excellente réponse de Juste Lipse. Ils déclarèrent qu’ils estimaient très-particulièrement ce professeur. Cet acte ne le contenta pas pleinement, et il ne fut pas bien aise d’apprendre que Koornhert, relevé d’une longue maladie, travaillait à répliquer. On dit que par la faveur de quelques villes il tâcha d’obtenir que les états de Hollande défendissent de réfuter ses écrits de politique ; mais que Gérhard de Lange, bourgmestre de Tergou, s’y opposa en se servant de ce discours : Si ce que Lipse a écrit est vrai, on ne pourra le combattre que faiblement, et nous y serons confirmés par celle faiblesse même des écrits que l’on publiera contre : mais si quelqu’un y découvre ce que nous n’y voyons pas, quelque fausseté dommageable à la patrie, quel mal peut faire la correction ? Lipse se retira de Hollande peu après, sous prétexte d’aller faire un petit tour aux eaux de Spa pour le bien de sa santé. Il ne revint plus, il rentra dans le papisme, et protesta dans une lettre qu’il écrivit de Mayence[26], qu’il avait toujours été de l’ancienne religion, quoiqu’il en eût professé une autre quand il s’était trouvé aux lieux où l’ancienne n’était pas reçue. Cela fait croire à bien des gens que c’était un hypocrite. Quelques-uns crurent que le chagrin que lui causa Koornhert, et la crainte que les Hollandais ne succombassent dans la guerre contre l’Espagnol[27], le firent changer de parti. Quoi qu’il en soit, Koornhert, détenu au lit, et atteint de la maladie dont il mourut, ne laissa pas de travailler à sa réplique, et de l’achever. Ses héritiers la firent traduire du flamand en latin, et la publièrent[28].

Il faut noter que Lipse avait fait couler quelque petit mot contre l’inquisition espagnole, aux premières éditions, mais il l’ôta des suivantes. Boéclérus lui a dit là dessus ses vérités dans le chapitre de nævis Lipsiani operis, qui est le Ve. de son Traité de Politicis Justi Lipsii. Lisez ces paroles[29] : Illud non omittendum est, quo seipsum prodit damnatque Lipsius ; æterno cum dedecore famæ, quam unam videtur in omni vitâ quæsivisse. Cùm enim in prioribus Politicorum suorum editionibus lib. 4, cap. 4, pro libertate religionis, adversùs pontificiam crudelitatem et Hispanicam inquisitionem (quam nemo bonus unquàm probavit) quædam scripsisset : in posterioribus editionibus, tanquàm non à religione modò, sed à sanâ simul mente defecisset, partim omisit ea (scilicet quæ in Freinshemianâ editione reponuntur n. 7, 9, 12) partim simpliciter et ingenuè dicta mutavit. Boéclérus rapporte quelques autres changemens des expressions de cet homme.

(D) On lui avait offert une profession à Pise, avec promesse qu’il y jouirait de la liberté de conscience. ] Acidalius raconte[30], que Mercurial, négociateur de l’affaire, lui avait dit que le grand-duc avait fait offrir à Lipse une chaire de professeur dans l’académie de Pise, avec le privilége de croire tout ce qu’il voudrait sur la religion, et que ce prince avait obtenu à Rome cette tolérance pour ce savant homme. En même temps Acidalius ajoute que le bruit courait que ce professeur avait embrassé la foi romaine en Allemagne, et il assure que Lipse, en refusant la chaire de Pise, n’avait allégué pour raison que l’infirmité de sa santé, et la distance des lieux, viæ longinquitatem, et valetudinis imbecillitatem. Il n’avait garde d’alléguer son protestantisme ; car il était assez disposé à la profession publique de la religion romaine. Mais néanmoins nous voyons ici qu’on le prenait en Italie pour un très-bon calviniste, puisqu’on lui négocia à Rome la liberté de conscience. Il y a deux lettres de Lipse[31] d’où nous pouvons inférer qu’Acidalius était bien instruit de ce qu’il disait ; mais elles ne parlent pas de l’offre de la liberté de conscience.

(E) Il y eut des protestans qui ne secondèrent pas la passion de quelques-uns de leurs confrères, pour diffamer ce savant homme. ] Un ministre nommé Lydius, voulant publier les lettres que son père avait reçues de Juste Lipse, fut instamment supplié par Baudius de ne le pas faire ; par Baudius, dis-je, qui sachant que Lydius persistait dans son dessein, se prépara à écrire contre lui en faveur de Lipse. Perstat in incœpto, ut sermonem tuum audio. Sed quia sibi sumit eam licentiam ut faciat quæ sunt contrà morem bonorum, contra fas gentium, contrà jus humanitatis : faxo dicat se nactum, qui hâc in parte causam amici et quondam doctoris indefensam esse non patiatur[32]. Ce n’est pas que Baudius approuvât les deux ouvrages de Lipse sur les miracles de la Sainte Vierge : au contraire, il en parlait avec le dernier mépris ; mais il croyait que les lettres que les amis s’entr’écrivent doivent être un secret inviolable[33]. Non quòd ejus Divas ullo colore defendi posse censeam, sed interim non est tollenda è vitâ vitæ societas, quod faciunt qui litteras, hoc est amicorum colloquia absentium, foràs eliminant [34].... Deest scilicet hostis, et seges ac materies metendæ gloriæ non suppetit, nisi ex labe et ruinâ celebratissimi in litteris viri, et honorificè à bonis nominandi, tametsi famam suam miserè decoxerit duplici illâ publicatione Virginum, quibus sæpè incolumi authore lumbifragium, exoptavi[35]. Encore que Lydius fût un grand prédicateur, Baudius ne laissait pas d’espérer d’en avoir fort bon marché. Etiamsi multum in concionibus valeat, vereor tamen ut hic stare possit. Fervida ingenia plerumque violentiam naturæ et profundam ambitionem velare solent præclare schemate zeli, quod est everriculum et mantile multarum fraudum. Sed non desunt nobis rationes quibus sæculo planum et perspicuum fiet, Quid solidum crepet et pictæ tectoria linguæ[36]. Il nous apprend dans la même lettre, que Scaliger avait trouvé fort mauvais que Thomson eût fait un livre si violent contre Lipse[37]. Il dit aussi que c’est ignorer les lois de l’humanité, et les droits des belles-lettres, que de prétendre que les savans doivent épouser les uns contre les autres les guerres d’état, et les querelles de religion, et que pour lui il ne suivra jamais ces maximes, pendant qu’il lui restera une goutte de bon sens. Non dissimulo, nec unquàm dissimulabo, intercedere mihi cum Lipsio, extrà causam religionis et libertatis, ob quam publicè bello decertamus, omnia quam summæ necessitudinis, quæ cum ullo mortali esse possunt. Numquàm litârunt Gratiis, et ignorant quid humaniores litteræ, quid humanitas ipsa flagitet, qui ob eam rem testatas inimicitias promiscuè omnibus indicendas esse arbitrantur. In eo censu non erit Baudius, quamdiù sanam animi mentem obtinebit[38]. Grutérus, qui avait des lettres de Lipse, ne voulut jamais les communiquer à ceux qui les lui demandèrent, pour en faire part au public. Il ne voulut pas fournir des armes contre l’honneur de ce savant homme. Lipsii epistolas amici multi à me petierunt, quibus semper negavi quòd nollem quidquàm ex iis depromi undè ei aliquid inureretur infamiæ[39]. Mais Lingelsheim[40] ne fut pas si délicat, vu qu’après s’être servi de quelques lettres que Lipse étant à Iène avait écrites à Camérarius : il les offrit à Goldast pour être imprimées[41]. Goldast avait déjà fait à Lipse la supercherie dont j’ai parlé en un autre lieu[42].

Il faut convenir, comme Baudius l’assure, que les lois de la générosité ne permettent pas que l’on se prévaille de ce qu’un homme peut avoir écrit confidemment à ceux avec qui il entretient commerce de lettres. Les païens n’ignoraient pas cette vérité ; car voici comment on relança Marc Antoine, qui avait récité devant le sénat quelques lettres qu’il avait reçues de Cicéron. At etiam litteras, quas me sibi misisse diceret, recitavit, homo et humanitatis expers, et vitæ communis ignarus. Quis enim unquàm qui paulùm modò bonorum consuetudinem nôsset, litteras ad se ab amico missas, offensione aliquâ interpositâ, in medium protulit, palàmque recitavit ? Quid est aliud tollere è vitâ vitæ societatem, quàm tollere amicorum colloquia absentium ? Quàm multa joca solent esse in epistolis, quæ prolata si sint, inepta videantur ? quàm multa seria, neque tamen ullo modo divulganda ? Sit hoc inhumanitatis tuæ[43]. Bien des gens croient qu’en faveur de la religion il est permis de violer cette belle loi, c’est-à-dire lorsqu’on peut décrier un homme qui a écrit contre notre religion, ou qui par sa révolte pourrait ébranler la foi des simples ; et ainsi ils ne font point de scrupule de publier jusqu’à des billets de cet homme-là, s’il leur en tombe des copies entre les mains. Ils seraient peut-être plus scrupuleux, s’ils étaient eux-mêmes la personne à qui l’on aurait écrit ces billets ; car il n’est pas aussi contraire à la loi dont nous parlons, de publier une lettre qu’un autre a reçue, que de publier une lettre que l’on a reçue soi-même. Voyez l’avertissement des Considérations générales sur le livre de M. Brueys, imprimées à Roterdam en 1684. On y divulgue un secret que M. Brueys avait écrit à un ami. Voyez aussi les Nouvelles de la République des Lettres[44], dans l’extrait des Dialogues de Photin et d’Irénée, où l’on inséra une lettre de M. Ranchin. Le jurisconsulte Baudouin reproche à Calvin d’avoir imprimé plusieurs lettres qu’il lui avait écrites[45]. Voyez le père Quesnel contre la sentence de l’archevêque de Malines, fondée en partie sur les papiers qu’on lui avait saisis. Il cite Nicol. de Clemangis, epist. XLIII.

(F) Quelques-uns disent que sa femme était une très-méchante femme. ] « Le bon homme Lipse qui avait une méchante femme, a dit quelque part en ses épîtres, qu’il y a quelque secret du destin dans les mariages[46]. » Voici le passage dont Patin entend parler : Uxorem duxi, dit Lipse[47], mei magis animi quàm amicorum impulsi. Sed, ut ille ait[48], τὸ μὲν ἄρ που ἐπέκωσαν θεοὶ αὐτοί, à Diis fataliter hoc decretum, et concorditer sanè viximus, fructus tamen matrimonii, id est liberorum, exsortes. On a cru que Lipse ne changea de religion qu’à cause de son ambition, et de l’importunité de sa femme, qui était extraordinairement superstitieuse. M. Teissier[49] assure cela sur la foi de Scaliger, dont il cite la CXXe. lettre du IIe. livre. J’ai parlé à des gens qui m’ont fait des contes de l’humeur bourrue de cette femme. Ils les avaient ouï faire à des veillards qui avaient vu Lipse.

Quelques marchands du Pays-Bas racontèrent à Florimond de Rémond, l’an 1600, que Lipse s’était marié. Il l’en félicita ; mais Lipse lui répondit que cette nouvelle l’avait bien fait rire, et qu’il y avait long-temps qu’il était dans cette prison. At de conjugio, quod tu à mercurialibus nostris audieras, quàm risum mihi movit ! Ego, vir optime, non recens in eam nassam veni, sed annos jam viginti-sex custodia hæc me habet. Liberos tamen nullus genui, nec hunc conjugii fructum aut lenimentum Deus dedit[50].

(G) Son écriture était très-mauvaise. ] Il l’avoue lui-même, et il réfute par-là ceux qui prétendaient avoir imprimé sur l’original la harangue de duplici Concordiâ ; sur son original, dis-je, très-bien écrit. Ego bellè et mundulè scribo ? dit-il[51]. Vellem, sed totum Europam testem καλλιγραφίας hujus habeo, et querelas quòd autographa mea ægrè vel non legant. Confirmons cela par ce passage de Gabriel Naudé[52]: « Ce digne écolier de notre Muret, M. Antonius Bonciarius de Pérouse, se plaignait un jour, qu’il ne pouvait lire que les deux ou trois premières lignes des lettres que Lipse lui écrivait, parce que tout le reste était griffonné d’une étrange sorte. Nancélius en disait autant de l’écriture de Ramus. »

(H) Sa conversation et sa mine ne répondaient point à l’idée qu’on s’était faite de lui. ] Voici l’aveu d’Aubert le Mire[53] sur ce fait-là : In gestu, cultu, sermone, modicus fuit : adeò ut plerique, quibus magnos viros per ambitionem æstimare mos est, viso aspectoque Lipsio quærerent famam, pauci interpretarentur[* 2]. Constat certè exteros, quos ab ultimâ etiam Sarmatiâ, ejus videndi audiendique gratiâ (ut olim magni illius Livii) frequenter venisse scimus, cùm Lipsium viderent, eundem sæpè requisivisse.

(I) Ses amis ne l’abandonnèrent point … à la critique de ses adversaires. ] Le jésuite Scribanius, selon l’espérance de Lipse[54], se porta pour son défenseur. Voyez son Orthodoxæ fidei controversa, sa Defensio Lipsii posthuma, etc. Claude Dausquéius, chanoine de Tournai, publia l’an 1616, un livre qu’il intitula D. Mariæ Aspricollis ΘΑΥΜΑΤΟΥΡΓΟΥ Scutum … alterum item J. Lipsii Scutum : utrumque adversùs Agricolæ Thracii satyricas petitiones. Il veut dire qu’il répond à un ouvrage que George Thomson, Écossais, publia à Londres, l’an 1606, sous ce titre : Vindex veritatis adversùs Justum Lipsium libri duo. Prior insanam ejus religionem politicam, fatuam nefariamque de Fato, sceleratissimam de fraude doctrinam refellit. Posterior ψευδοπαρθένου Sichemiensis, id est Idoli Aspricollis, et Deæ ligneæ miracula convellit. Uterque Lipsium ab orco Gentilismum revocâsse docet. Voyez la remarque (A) de l’article Lingelsheim, citation (12). Je ne parle pas de ceux qui l’ont attaqué ou défendu sur des matières de littérature. Vincent Contarini, successeur de Sigonius dans la chaire de Padoue, critiqua[55] assez doctement Juste Lipse, l’an 1609, circà frumentariam Romanorum largitionem et militare Romanorum stipendium.

Garasse, qui lui donna deux coups de dent, fut bien repoussé. Il prétendit[56] que le dogme de Lipsius sur la destinée est une vraie chimère sans fondement, et le blâma[57] d’avoir dressé des mausolées à ses trois petits chiens, dont le premier s’appelait Mopsus, le second Sapphirus, le troisième Mopsulus, comme il se voit dans le livre qui porte pour titre : Deliciæ christiani orbis. Je ne puis agréer, continue-t-il, toutes ces inventions ridicules et profanes, d’autant que c’est dire en bon français, quoique l’intention des auteurs puisse être bien différente, unus interitus est hominis et jumentorum, et æqua est utriusque conditio. Le censeur de la Doctrine curieuse de ce jésuite soutient[58] que le destin enseigné par Lipsius est conforme au sentiment de Thomas d’Aquin. Il rapporte[59] qu’Aubertus Miræus… n’a pas oublié l’affection que Lipsius avait aux chiens, et le nom même de trois qu’il avait chéris sur les autres… il les avait fait peindre en un tableau avec leur nom à chacun d’eux, leur âge, leur poil et quelques vers au-dessous, où il avait rencontré non moins ingénieusement que plaisamment : vers et inscriptions qui sont rapportés dans le livre intitulé, Selectæ christiani orbis Deliciæ. Voilà ce que Garasse prend pour tombeau et épitaphe : tellement que quiconque fait peindre son perroquet, son chien, son chat, sa femme, etc., avec quelque inscription ou quelque vers, lui dresse une épitaphe, un mausolée… Quant à l’épitaphe du seul Sapphirus, qui se trouve dans le livre susdit, Selectæ Deliciæ, etc., c’est une pièce supposée, que même le compilateur F. Suertius n’a pas osé mettre auprès des trois inscriptions qui se trouvent sous le titre Lovanensia, et que sans doute quelqu’un a moulé facilement sur l’inscription de Lipsius de son chien Sapphirus, pour exercer son esprit, connue il est facile à voir par la simple lecture. Le censeur ajoute que la prétendue profanation que Garasse trouve là est une chimère ; il s’étend assez là-dessus, et fait voir l’impertinence de la raison qu’on avait fondée sur le unus est interitus, etc. M. Desmarets[60], qui a cru que ce critique de Garasse était un anonyme docteur de Sorbonne, s’est trompé : il eût dû lui donner le nom de Charles Ogier[* 3], et lui ôter le titre de Sorbonista.

(K) Il se vit accusé … d’avoir été plagiaire, et ne voulut point demeurer d’accord qu’on l’en accusât justement. ] Muret et Petrus Faber furent ses principaux accusateurs. Les pièces de ce procès ont été diligemment recueillies par M. Thomasius, dans son traité de Plagio litterario ; et par M. Crénius, dans la VIIe. partie de ses Animadversiones Philologicæ et Historicæ.

(L) La maladie qu’il gagna dans un repas. ] Voici les paroles de Nicius Érythréus[61] : Sæpiùs in vitâ manifestum vitæ discrimen adiit ; ter in puerili ætate … deindè lethali morbo penè sublatus est Dolœ, quæ Sequanorum est academia, ubi quùm luculentâ oratione Victorem Giselinum, inter medicos allectum, laudâsset, ac statim deindè, opiparo convivio exceptus esset, in quo, ut mos est illarum regionum, convivæ invitare se plusculùm solent, et in sese longiùs merum invergere, repentè, insolito horrore correptus, cum febri domum rediit. Lipse, ayant fait une harangue dans la promotion de ce médecin, fut sans doute regardé comme l’un des principaux héros du repas ; on le fit boire d’autant, et on le pensa tuer. S’il eût été Italien ou Espagnol, cette aventure ne serait pas surprenante ; car il est vrai qu’à de telles gens un repas académique, un repas de promotion dans des universités septentrionales, est une occasion aussi périlleuse qu’une bataille rangée à un colonel, à moins qu’ils n’obtiennent dispense de faire raison à chaque santé. Mais Lipse était un Flamand : n’importe ; il succomba ; il fut vaincu dans une joute bachique par des Francs-Comtois : il lui en coûta presque la vie. Les règles les plus générales souffrent exception.

(M) C’est une chose étrange qu’un style latin aussi mauvais que le sien ait pu créer une secte dans la république des lettres. ] « Lipsius est cause qu’on ne fait guère état de Cicéron : lorsqu’on en faisait état, il y avait de plus grands hommes en éloquence que maintenant[62]. » C’est Scaliger qui parle ainsi, preuve évidente que la secte des Lipsiens s’était fort accrue. Mais c’est ici qu’on doit s’écrier :

O imitatores, servum pecus, ut mihi sæpè
Bilem, sæpè jocum vestri movêre tumultus [63]


Il faut bien aimer les mauvais modèles, quand on est capable de préférer le style de Lipse à celui de Paul Manuce, ou à celui de Muret, un style qui va par sauts et par bonds, hérissé de pointes et d’ellipses, à un style bien lié et coulant, et qui développe toute la pensée. Lipse est d’autant moins excusable, qu’il était passé du bon goût au méchant goût. Il écrivait bien dans sa jeunesse, cela paraît dans le livre qu’il dédia au cardinal de Granvelle[64], et dans l’oraison funèbre du duc de Saxe. Il se gâta en vieillissant. Sa troisième centurie d’Épîtres, disait Scaliger[65], ne vaut rien du tout : il a désappris à parler ; je ne sais quel latin c’est. Un savant humaniste a cru faire honneur à son père qui était un théologien illustre ; il a cru, dis-je, lui faire honneur en publiant son mépris pour le langage que Juste Lipse mit à la mode. Imprimis verò fastidiebat scribendi illam novam formam, quam magnus cæteroquin vir Justus Lipsius sæculo nostro obstrusit, quamque, servum pecus, imitatores plurimum arripuerunt, quamvis impari felicitate[66]. Il rapporte le jugement que faisaient du même style Jacques Pontanus et Marc Velsérus. Nos Justi Lipsii excellens ingenium, summamque doctrinam suspicimus, et prædicamus, nec de studiis nostris quemquam melius meritum statuimus. Ab ejus autem idiotismo, et excogitatâ hæresi in scribendo, pluribus, et opinor justis de causis refugimus, et horremus. Marcum Velserum ipsi Lipsio amicissimum profitentem meis auribus audivi : malle se in scribendo Muretum, quàm Lipsium posse exprimere. Adeò, cujus probabat ingenium, et scientiam summopere, ejus novitiam, et plus æquo exquisitam et affectatam dictionem non probabat[67]. Enfin il rapporte que Scaliger, prêt à rendre l’âme, témoigna qu’il abhorrait cette affectation de style. Il fallait que la chose lui tînt au cœur, puisque même dans cet état-là, où des objets infiniment plus importuns devaient attirer son attention, il voulut apprendre à la compagnie ce qu’il en pensait : « Jam in agone mortis constitutus (ut refert Clarissimus Daniel Heynsius, in epistolâ ad Isaacum Casaubonum) hoc κακόηθες novi stili admodùm execratus est. Sic enim de eo scribit Heynsius : Justi Lipsii affectationem in stilo vehementer fastidire solebat : in iis præsertim, quæ senex scripsisset, et nonnunquàm litteras ejus cum indignatione legebat ; eodem modo te quoque judicare, certò scio[68]. » Henri Étienne publia un livre de 560 pages, l’an 1595, contre la latinité de Lipse[69]. Mais cet ouvrage est si rempli de digressions, que l’auteur n’y vient à son but presque jamais. On ne laisse pas de connaître qu’il désapprouvait extrêmement le style de Lipse. Voyez dans un livre de Balzac[70] le Viri magni judicium de imitatione Lipsianæ latinitatis : voyez aussi les paroles de Grotius[71]. Il ne faut pas craindre qu’une affectation semblable fasse secte dans notre langue, quand même le président de Novion[72] reviendrait au monde.

(N) Ce que Joseph Hall a publié touchant ses Histoires des Miracles de la Sainte Vierge mérite d’être rapporté. ] Ayant raconté un prodige qui servit de punition à un prevôt qui avait fait couper la langue à un martyr protestant, il s’écrie : « Sus donc, Lipsius, va maintenant escrire les nouveaux miracles de la deesse, et confirme la supperstition par des évenemens estranges. Vous tous qui l’avez veu, jugez si jamais la chapelle de Halle et de Zichem a produit chose plus notable. Nous rencontrons par tout des pelerins allans faire leurs devotions vers ces sienes dames : je ne sçai si je les dois nommer deux dames, ou bien une en deux chasses. Si elles sont deux, pourquoi n’en adorent-ils qu’une ? Si elles ne sont qu’une, pourquoi fait-elle à Zichem la cure qu’elle ne pourrait faire à Halle ? Oh ! quelle grande pitié qu’un esprit si haut et relevé au dernier acte de sa vie ait esté sujet à resverie ! Nous avons cheri et admiré, si besoin estoit, tous les bons fruicts et l’engeance masculine de ce cerveau : mais qui pourroit supporter ces Vierges simplettes, foibles avortons d’une vieillesse radotante ? L’un de ses plus grands mignons me dit, l’ayant appris de sa propre bouche, que l’aisnée de ces deux vierges fut par lui engendrée, conceue, mise en lumiere, et baptisée dans l’espace de dix jours : je le crus, et n’en fus point esbahi. Ces actes de superstition ont un pere et une sage-femme invisible, outre ce qu’il n’est pas seant qu’un elephant demeure trois ans à engendrer une souris. Il me fut dit en la boutique de son Moret, non sans quelque indignation, que nostre roi[73] ayant bien consideré le livre, et leu quelques passages d’icelui, le jetta à terre avec cette censure, damnation à celui qui l’a fait et à celui qui le croit. Je ne m’enquiers pas si c’est une histoire veritable, ou un de leurs contes. Bien suis-je asseuré que cette sentence ne leur causoit pas tant de mescontentement que de joye à moi[74]. »

  1. (*) Civil. Doctr., l. 4, c. 3.
  2. (*) Tacitus in Vitâ Agricolæ.
  3. (*) Il fallait dire François Ogier, frère de Charles. Rem. crit.
  1. Conradus Schlusselb., in Responsione ad calumniosum Scriptum Christoph. Pelargi apud Crenium, Animadv. philol. et histor., part., VII, pag. 54, 55.
  2. Boeclerus, Dissertat. de Politicis Lipsii, cap. V, pag. 54, 55.
  3. Il le composa l’an 1603.
  4. Il le composa l’an 1604.
  5. Lipsius, epist. LIX, centur. V miscellan.
  6. Aubert, Miræus, in Vitâ Lipsii, p. m. 23.
  7. Cui Virgini Hallensi moriens lacernam suam pelliceam testamento legavit : in quo, non potuit, quin facetorum hominum urbanitatem incurreret, qui quidem ridiculè, sed non admodùm religiosè, ideò lacernam pelliceam Virgini illi relictam ajebant, quòd ejus miracula, quæ tantoperè in cœlum laudibus efferebat, frigerent ad populum. Nicius Erythræus, pinacoth. III, pag. 6.
  8. M. Teissier, Elog., tom. II, pag. 383, le nomme Lingelmius : il fallait dire Lingelshemius, qui n’est pourtant point l’auteur. Voyez l’article Lingelsheim, dans ce volume, p. 254, remarque (A).
  9. M. Teissier, là même, le nomme Thomason.
  10. Miræus, in Vitâ Lipsii, pag. 24, 25.
  11. Voyez Crenius, animadv. Philolog. et Histor., part. VII, pag. 55, qui n’oublie pas le passage de Scaliger dont on voit une partie dans la citation suivante. Voyez aussi la XXVIIe. lettre de Patin.
  12. Scalig., epist. CVI, lib. II.
  13. Horat., de Arte poët., vs. 431.
  14. Comment., Philos., IIe. part., p. 285 et suiv.
  15. Voyez la remarque (C) de l’article Koornhert, tom, VIII, pag. 584.
  16. Voyez, touchant ces Stricturæ, la remarque (E) de l’article Putéanus, tom. XII.
  17. Prodiit etiam recentissimè dum hæc scribo, calumnia eadem de societate nostrâ in libello quem auctor inscribit, Stricturas politicas, et in quo imprimis acerbissimè invehitur in Justum Lipsium. Petra Sancta, Not. in epistol. Molinæi ad Balzacum, pag. 96. Le livre de Petra Sancta fut imprimé l’an 1634.
  18. Rivet., Castigat. Notarum in epist. ad Balzacum, cap. XII, num. 14. Operum, tom. III, pag. 535.
  19. Rivet peu auparavant avait dit : Vide si placet expostulationem Richardi Montacutii cum tuo Rosweido, in Antidiatribis : ibi Lipsii habebis latinitatem et eruditionem expensam, et de eâ judicium quod tibi non arridebit.
  20. Lipsius, in Rejectiunculâ, ad calcem Virginis Aspricollis.
  21. C’est-à-dire, vers la fête de saint-Michel 1572.
  22. Eamque professionem sacræ cœnæ ibidem usu et communicatione publicè obsignavit. Dissert. de Idolo Hallensi, pag. 17.
  23. Dissert. de Idolo Hallensi, pag. 16.
  24. Ibidem, pag. 22 et seq.
  25. Ibidem, pag. 17, 18.
  26. Ce fut chez les jésuites de Mayence qu’il fit son abjuration. Il souhaita qu’elle demeurât cachée pendant quelque temps. Voyez Miræus, in Vitâ Lipsii, pag. m. 17.
  27. Voyez Grotius, Histor., lib. V, pag. m. 378.
  28. Tiré de quelques extraits latins que l’on m’a communiqués de l’Histoire flamande de la Réformation de Gérhard Brandt, pag. 765 et seq., ad ann. 1590.
  29. Boeclerus, de Polit. Lipsii, pag. 55, 56.
  30. Dans sa IIe. lettre, écrite de Boulogne le mois de janvier 1592.
  31. La Ire. de la centurie ad Italos et Hispanos, et la IIIe. de la IIIe. centurie ad Belgas. Dans celle-ci il dit que le pape l’exhortait de venir à Rome : Ipse pontifex caput nostrum recenter nunc me Romam invitavit.
  32. Baudius, epist. LVI, centur. II, pag. m. 241.
  33. Idem, ibidem.
  34. Idem, ibidem, pag. 242.
  35. Voyez Patin, lettre XXVII, pag. 124 du Ier. volume, où il cite aussi du Moulin et Keckerman.
  36. Baudius, epist. LVI, cent. II, pag. 241.
  37. Opus est sanè non ineruditum, et quod arguas scriptorem multæ lectionis : nisi quod suprà modum modestiæ effervescit, quo numine etiam seriò reprehensus est ab heroe Scaligero. Baudius, epist. LVI, cent. II, pag. 242.
  38. Ibidem.
  39. Gruter., apud Quirinum Reuterum, epist. CCCXCIII, inter eas quæ ad Goldastum scriptæ prodierunt anno 1688.
  40. Voyez le Recueil des lettres écrites à Goldast, publié l’an 1688, pag. 391.
  41. Goldast publia quelques lettres anecdotes de Lipse, sous le titre de Lipsii λείψανα.
  42. À l’article de Goldast, remarque (I), tom. VII, pag. 102.
  43. Cicero, Philipp. II, cap. IV.
  44. Mois de décembre 1685, pag. 1337.
  45. Balduin., Respons. II ad Jo. Calvin., pag. 56.
  46. Patin, lettre CCXCIV, pag. 565 du IIe. tome.
  47. Epist. LXXXVII, centur. III miscell., pag. m. 313.
  48. Voici ce que dit Aubert le Mire, dans la Vie de Lipse, pag. 12 : Sed ut ille ait, sic erat in fatis, et fatalem viro fæminæque torum esse Euripides olim monuit, Lipsius usu didicit.
  49. Additions aux Éloges, tom. II, p. 383.
  50. Lipsius, epist. LXXII, centur. ad Germanos et Gallos, pag. m. 705.
  51. Lipsius, epist. LXVIII, centur. ad Germanos et Gallos, pag. m. 701.
  52. Dialog. de Mascurat, pag. 363.
  53. In Vitâ Lipsii, pag. 32.
  54. Heus ! importune, qui jam abeuntem et majora magisque seria meditantem, supervacuò lacessis : si opus et usui fuerit, non deerit amica aliqua manus (et Carolum Scribanium… designabat) quæ Lipsium non patietur inultum. Miræus, in Vitâ Lipsii, pag. 25.
  55. Son livre fut réimprimé à Wésel, l’an 1669, in-12.
  56. Garasse, Doctrine curieuse, pag. 343.
  57. Là même, pag. 904.
  58. Censure de la Doctrine curieuse, pag. m. 159.
  59. Là même, pag. 162.
  60. Samuel Maresius, in Salute Reformat. adsertâ, pag. 56.
  61. Pinacoth. III, pag. 6.
  62. Scaligerana, voce Lipsius, pag. m. 143.
  63. Horat., epist. XIX, vs. 19. lib. I.
  64. Ses Variæ Lectiones, l’an 1566.
  65. In Scaligeranis, voce Lipsius, pag. 143.
  66. Philippus Pareus, in Vitâ Davidis Parci, pag. m. 18.
  67. Jacobus Pontanus, è soc. Jesu, Variarum Rerum, quæst. XXXI, apud Philippum Pareum, ibidem, pag. 19.
  68. Philippus Pareus, in Vitâ D. Parei, pag. 19.
  69. De Lipsii latinitate (ut ipsimet antiquarii antiquarium Lipsii stylum indigitant) palæstra prima.
  70. À la fin du Socrate Chrétien, p. m. 228.
  71. Suâ quâdam eloquentiâ plerosque alliciens (Lipsius), nam cùm floridum ipsi et profluens natura haud abnegaret, alterum maluit dicendi genus, concisum quidem nec sinè festivitate, sed verè novum obtentu antiqui : quod cùm imitarentur quibus ingenii judiciique non idem fuit, ad corruptissima quæque deventum est. Grot., Hist., lib. V, pag. m. 378.
  72. Il avait une style laconique, sententieux, et tout coupé.
  73. C’est-à-dire, Jacques Ier., roi de la Grande Bretagne.
  74. Joseph. Hall, Epistres meslées, Ire. décade, pag. 77 et suivantes. Je me sers de la traduction de Jaquemot, imprimée à Genève l’an 1627.

◄  Lippoman (Aloïsio)
Lysérus (Polycarpe)  ►