Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/IIIe Éclaircissement


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IIIe. ÉCLAIRCISSEMENT.
Que ce qui a été dit du pyrrhonisme, dans ce Dictionnaire, ne peut point préjudicier à la religion.

I. J’établis d’abord comme la base de ce troisième éclaircissement, cette maxime certaine et incontestable, que le christianisme est d’un ordre surnaturel, et que son analyse est l’autorité suprême de Dieu nous proposant des mystères, non pas afin que nous les comprenions, mais afin que nous les croyions avec toute l’humilité qui est due à l’être infini, qui ne peut ni tromper ni être trompé. C’est là l’étoile polaire de toutes les discussions et de toutes les disputes sur les articles de la religion que Dieu nous a révélée par Jésus-Christ.

De là résulte nécessairement l’incompétence du tribunal de la philosophie pour le jugement des controverses des chrétiens, vu qu’elles ne doivent être portées qu’au tribunal de la révélation.

Toute dispute sur la question de droit mérite la rejection dès le premier mot. Personne ne doit être reçu à examiner s’il faut croire ce que Dieu ordonne de croire. Cela doit passer pour un premier principe en matière de religion. C’est aux métaphysiciens à examiner s’il y a un Dieu, et s’il est infaillible[1] ; mais les chrétiens, en tant que chrétiens, doivent supposer que c’est une chose déjà jugée.

Il ne s’agit donc plus que de la question de fait, savoir si Dieu veut que nous croyions ceci ou cela. Deux sortes de gens en peuvent douter, les uns parce qu’ils ne croient pas que l’Écriture soit divine, les autres parce qu’ils ne croient pas que le sens de la révélation soit tel ou tel.

Toute la dispute donc que les chrétiens peuvent admettre avec les philosophes est sur cette question de fait, si l’Écriture a été composée par des auteurs inspirés de Dieu. Si les preuves que les chrétiens allèguent sur ce sujet ne convainquent pas les philosophes, la partie doit être rompue ; car il serait inutile de descendre à l’examen particulier de la Trinité, etc., avec des gens qui ne reconnaîtraient pas la divinité de l’Écriture, le seul et unique moyen de juger qui a tort ou qui a raison dans de semblables controverses. L’autorité révélée doit être le principe commun des disputans là-dessus ; et ainsi plus de dispute, lorsque les uns n’admettent point ce principe, et que les autres l’admettent. Adversùs negantem principia non est disputandum.

Si ceux qui ne l’admettent point s’opiniâtrent à criailler et à disputer, on leur doit répondre froidement, Vous sortez de la question, non feritis thesim, non probatis negatum ; et s’ils se moquent de cette réponse, il faut avoir pitié de leurs moqueries.

II. Or de tous les philosophes qui ne doivent point être reçus à disputer sur les mystères du christianisme avant que d’avoir admis pour règle la révélation, il n’y en a point d’aussi indignes d’être écoutés que les sectateurs du pyrrhonisme ; car ce sont des gens qui font profession de n’admettre aucun signe certain de distinction entre le vrai et le faux : de sorte que si par hasard la vérité se montrait à eux, ils ne pourraient jamais s’assurer que ce fût la vérité. Ils ne se contentent pas de combattre le témoignage des sens, les maximes de la morale, les règles de la logique, les axiomes de la métaphysique ; ils tâchent aussi de renverser les démonstrations des géomètres et tout ce que les mathématiciens peuvent produire de plus évident. S’ils s’arrêtaient aux dix moyens de l’époque, et s’ils se bornaient à les employer contre la physique, on pourrait encore négocier avec eux ; mais ils vont beaucoup plus loin, ils ont une sorte d’armes qu’ils nomment le dialelle [2], et qu’ils empoignent au premier besoin : après cela, l’on ne saurait faire ferme contre eux sur quoi que ce soit. C’est un labyrinthe où aucun fil d’Ariadne ne peut donner nul secours. Ils se perdent eux-mêmes dans leurs propres subtilités, et ils en sont ravis, vu que cela sert à montrer plus nettement l’universalité de leur hypothèse que tout est incertain, de quoi ils n’exceptent pas même les argumens qui attaquent l’incertitude. On va si loin par leur méthode, que ceux qui en ont bien pénétré les conséquences sont contraints de dire qu’ils ne savent s’il existe quelque chose [3].

Les théologiens ne doivent point avoir honte de confesser qu’ils ne peuvent point entrer en lice avec de tels disputeurs, et qu’ils ne veulent point exposer à un pareil choc les vérités évangéliques. La nacelle de Jésus-Christ n’est point faite pour voguer sur cette mer orageuse, mais pour se tenir à l’abri de cette tempête au port de la foi. Il a plu au Père, au Fils, et au Saint-Esprit, doivent dire les chrétiens, de nous conduire par le chemin de la foi, et non pas par le chemin de la science ou de la dispute. Ils sont nos docteurs et nos directeurs, nous ne saurions nous égarer sous de tels guides ; et la raison même nous ordonne de les préférer à sa direction.

Mais n’est-il pas bien scandaleux, me dira-t-on, que vous ayez rapporté sans le réfuter l’aveu que fit un abbé, que le pyrrhonisme trouve dans les dogmes des chrétiens plusieurs argumens qui le rendent plus formidable qu’il ne l’était ? Je réponds que cela ne peut donner du scandale qu’à des personnes qui n’ont pas assez examiné le caractère du christianisme. Ce serait une pensée bien fausse que de s’imaginer que Jésus-Christ a eu quelque sorte de dessein de favoriser ou directement ou indirectement une partie des sectes des philosophes dans les disputes qu’elle avait avec les autres. Son dessein a été plutôt de confondre toute la philosophie, et d’en faire voir la vanité. Il a voulu que son Évangile choquât, non-seulement la religion des païens, mais aussi les aphorismes de leur sagesse ; et que, nonobstant ce contraste entre ses principes et ceux du monde, il triomphât des gentils par le ministère d’un petit nombre d’ignorans qui n’employaient ni l’éloquence, ni la dialectique, ni aucun des instrumens nécessaires à toutes les autres révolutions. Il a voulu que ses disciples et les sages de ce monde fussent si diamétralement opposés, qu’ils se traitassent réciproquement de fous ; il a voulu que comme son Évangile paraissait une folie aux philosophes, la science de ceux-ci parût à son tour une folie aux chrétiens. Lisez bien ces paroles de saint Paul : « Jésus-Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher [* 1] l’Évangile, et le prêcher sans y employer la sagesse de la parole, pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ. Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent : mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire pour nous, elle est la vertu [* 2] et la puissance de Dieu. C’est pourquoi il est écrit [* 3] : Je détruirai la sagesse des sages, et j’abolirai la science des savans [* 4]. Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ceux qui recherchent avec tant de curiosité les sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine ne l’avait point reconnu dans les ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui. Les juifs demandent des miracles, et les gentils cherchent la sagesse. Et pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale aux juifs, et une folie aux gentils : mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu à ceux qui sont appelés, soit juifs ou gentils, parce que ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes ; et que ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force de tous les hommes. Considérez, mes frères, ceux d’entre vous que Dieu a appelés à la foi : il y en a peu de sages selon la chair, peu de puissans, et peu de nobles. Mais Dieu a choisi les moins sages selon le monde, pour confondre les sages ; il a choisi les faibles selon le monde, pour confondre les puissans : il a choisi les plus vils et les plus méprisables selon le monde et ce qui n’était rien, pour détruire ce qui était de plus grand, afin que nul homme ne se glorifie devant lui. Car c’est par lui que vous êtes établis en Jésus-Christ, qui nous a été donné de Dieu [* 5] pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, et notre rédemption ; afin que, selon qu’il est écrit [* 6] : Celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur [4]. Pour moi, mes frères, lorsque je suis venu vers vous pour vous annoncer l’Évangile [* 7] de Jésus-Christ, je n’y suis point venu avec les discours élevés d’une éloquence et d’une sagesse humaine. Car je n’ai point fait profession de savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Et tant que j’ai été [* 8] parmi vous, j’y ai toujours été dans un état de faiblesse, de crainte, et de tremblement. Je n’ai point employé, en vous parlant et en vous prêchant, des discours persuasifs de la sagesse humaine ; mais les effets sensibles de [* 9] l’esprit et de la vertu de Dieu ; afin que votre foi ne soit pas établie sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. Nous prêchons néanmoins la sagesse aux parfaits ; non la sagesse de ce monde, ni des princes de ce monde, qui se détruisent ; mais nous prêchons la sagesse de Dieu renfermée dans son mystère, cette sagesse cachée, qu’il avait prédestinée et préparée avant tous les siècles pour notre gloire ; que nul des princes de ce monde n’a connue, puisque, s’ils l’eussent connue, ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur et le roi de gloire ; et de laquelle il est écrit [* 10] : Que l’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. Mais pour nous, Dieu nous l’a révélé par son esprit ; parce que l’esprit pénètre tout, et même ce qu’il y a en Dieu de plus profond et de plus caché. Car qui des hommes connaît ce qui est en l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? Ainsi nul ne connaît ce qui est en Dieu, que l’esprit de Dieu. Or nous n’avons point reçu l’esprit du monde, mais l’esprit de Dieu, afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits : et nous les annonçons, non avec les discours qu’enseigne la sagesse humaine, mais avec ceux qu’enseigne [* 11] le Saint Esprit, traitant spirituellement les choses spirituelles. Or l’homme animal et charnel n’est point capable des choses qu’enseigne l’esprit de Dieu : elles lui paraissent une folie, et il ne les peut comprendre ; parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger [5]. »

III. Croyez-vous que si l’on eût dit aux apôtres que leur doctrine exposait les philosophes dogmatiques à de nouvelles attaques de la part des pyrrhoniens, ils s’en fussent souciés ? Ne nous mettons point en peine des disputes de ces gens-là, eussent-ils dit, laissons les morts ensevelir les morts ; plus ils se battront et s’accableront les uns les autres, mieux pourra-t-on reconnaître la vanité de leur prétendue science. Ils ne seront jamais capables, ni les dogmatiques, ni les sceptiques, d’entrer au royaume de Dieu, s’ils ne deviennent de petits enfans, s’ils ne changent de maximes, s’ils ne renoncent à leur sagesse, et s’ils ne font au pied de la croix, à la prétendue folie de notre prédication, un holocauste de leurs vains systèmes. Voilà le vieil homme dont ils doivent principalement se dépouiller avant que d’être en état de recevoir le don céleste, et d’entrer dans les voies de la foi, la route choisie de Dieu pour le salut éternel. Que si les Pyrrhoniens abusent de nos mystères pour s’enraciner davantage dans l’incertitude, et s’ils nous opposent des argumens ad hominem, tant pis pour eux à moins que Dieu ne se serve de leurs égaremens pour leur faire bien comprendre la nécessité de le soumission à sa parole. C’est ce que saint Paul et ses collègues eussent répondu à deux semblables difficultés. On doit être très-persuadé que si l’occasion se fût présentée de donner leur décision sur la nature de la philosophie païenne par rapport aux difficultés ou facilités de la conversion à l’Évangile, ils eussent défini positivement que la méthode, les principes, les usages et les disputes des péripatéticiens, et des académiciens, etc., étaient un si grand obstacle à la foi, que les préliminaires les plus nécessaires pour entrer dans le royaume de Dieu étaient d’oublier, ou de mettre à part, tout cet attirail de fausse science [6]. Je crois qu’ils eussent défini cela pour le temps présent et pour le temps à venir.

J’ai cité un homme qui semble croire que les subtilités des écoles de philosophie peuvent trouver des temps favorables, pour servir à la propagation de la vraie foi. Il se peut faire, dit-il [7], que ces docteurs subtils étaient nécessaires au monde ; je dis au monde curieux, au monde disputeur, au monde contredisant. Peut-être qu’ils sont entrés dans le dessein de la providence de Dieu, pour l’accomplissement du royaume de son fils ; pour la dernière perfection de l’économie de son église. Vous savez que le fils de Dieu a envoyé divers apôtres à divers peuples. Vous savez que toutes les missions qu’il a ordonnées n’ont pas été faites en même temps, et par les douze premiers envoyés. Il n’a jamais manqué, et ne manquera jamais de pareils ambassadeurs : il en a toujours de tout prêts à recevoir ses ordres, à exécuter ses commandemens, à partir pour les occasions de son service. Il a plus d’un saint Pierre et plus d’un saint Paul, nous n’en devons pas douter. Il a aussi plus d’un saint Thomas. Et à votre avis n’aurait-il pas envoyé le saint Thomas des derniers temps, aux successeurs d’Aristote, afin de les traiter selon leur humeur et de les convertir à leur mode afin de les gagner par leurs syllogismes et par leur dialectique ? Ce saint Thomas de l’école n’aurait-il point été choisi pour être l’apôtre de la nation des péripatéticiens, qui n’était pas encore bien assujettie et bien domptée ? nation présomptueuse et mutine ; qui défère si peu à l’autorité ; qui se fonde toujours en raison ; qui demande toujours pourquoi cela est ; qui est si impatiente de repos, si ennemie de la paix, si disposée aux choses nouvelles. Il me semble que cette dernière mission n’a pas été inutile, et il y a quelque apparence à ce que je dis. S’il n’y a pas un peu d’ironie dans ce discours, si tout y a été mis d’un air sérieux, c’est

Un beau rien renfermé dans de grandes paroles.


Tous les siècles ont demandé et demanderont que l’on cherche par d’autres routes que par celles à la philosophie la connaissance des vérités révélées. La philosophie ne guérit point de l’esprit flottant dont on doit être guéri, si l’on veut que la prière nous procure la véritable sapience. Citons là-dessus un apôtre. Si quelqu’un de vous manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu qui donne à tous libéralement sans reprocher ce qu’il donne, et la sagesse lui sera donnée. Mais qu’il la demande avec foi sans aucun doute ; car celui qui doute est semblable au flot de la mer, qui est agité et emporté çà et là par la violence du vent. Il ne faut donc pas que celui-là s’imagine qu’il obtiendra quelque chose du Seigneur [8]. Jugez, je vous prie, si les pyrrhoniens qui sont toujours d’autant plus dans leur élément que les efforts qu’ils emploient à inventer des raisons de douter de tout leur ont réussi à trouver des objections spécieuses contre la certitude, sont des sujets susceptibles de la grâce par la voie de la dispute. Les missionnaires modernes de l’Évangile les doivent traiter comme auraient fait les premier : ils les doivent avertir de se défaire de tout esprit de contestation, et d’en croire Dieu sur sa parole, et en cas d’indocilité ils doivent d’une façon spéciale se souvenir de ce précepte du grand saint Paul, et l’appliquer à ces gens-là : Réprime les folles questions et généalogies et contentions et débats de la loi, car elles sont inutiles et vaines. Rejette l’homme hérétique après la première et seconde admonition [9]. Il ferait beau voir nos thomistes et nos scotistes entreprendre de convertir le nouveau monde en soutenant des thèses comme en Europe. Ils se rendraient par-là de fort pauvres convertisseurs. M. de Balzac n’y songeait pas, ou il se moquait gravement des scolastiques ; leurs disputes publiques ne changent personne, chacun se retire avec les mêmes opinions qu’il y avait apportées. Si l’on proposait aux savans Chinois les explications thomistiques de nos mystères, et s’ils demandaient, Comment croirons-nous ceci, puisque nous n’en avons nulle idée ? on ferait bien de les renvoyer, non pas à une dispute, mais à une réponse assez semblable à celle que l’ange Gabriel fit à la Vierge [10].

Aujourd’hui, tout comme au temps de Lactance, l’on peut assurer que la recherche de la véritable religion se doit faire en s’adressant à la prétendue et apparente folie sous laquelle Dieu a caché les trésors de sa sagesse [11]. Quid putemus fuisse causæ, cur tot ingeniis, totque temporibus summo studio et labore quæsita (sapientia) non reperiretur ; nisi quòd eam philosophi extra fines suos quæsierunt ? Qui quoniam peragratis, et exploratis omnibus, nusquàm nullam sapientiam comprehenderunt, et alicubi esse illam necesse est : apparet, illic potissimùm esse quærendam, ubi STULTITIÆ titulus apparet ; cujus velamento Deus, ne arcanum summi sui divini operis in propatulo esset, thesaurum sapientiæ ac veritatis abscondit [12]. Le même Lactance a observé judicieusement en un autre endroit, qu’il est de la majesté suprême de Dieu de parler en maître, et de dire en peu de mots, Cela est vrai ; et non pas d’argumenter et de joindre quelques preuves à ses décisions : Quæ (divina) quidem tradita sunt breviter, ac nudè, nec enim decebat aliter : ut cùm Deus ad hominem loqueretur, argumentis assereret suas voces, tanquam fides ei non haberetur : sed ut oportuit, est locutus, quasi rerum omnium maximus judex ; cujus est non argumentari, sed pronuntiare verum [13]. Si Sénèque a dit qu’il n’y a rien de plus froid qu’une loi avec un prologue, et qu’il ne faut pas qu’une loi dispute, mais qu’elle commande : si Sénèque, dis-je, a parlé ainsi des lois humaines, à plus forte raison le doit-on dire de la loi de Dieu. Non probo, quòd Platonis legibus adjecta principia sunt. Legem enim brevem esse oportet, quò facilis ab imperitis teneatur, velut emissa divinitùs vox sit ; jubeat, non disputet. Nihil videtur mihi frigidius, nihil ineptius, quàm lex cum prologo. Mone, dic quid me velis fecisse : non disco, sed pareo [14].

De tout ce que je viens de dire il est aisé de conclure que l’on ne peut s’alarmer des objections pyrrhoniennes, sans faire paraître l’infirmité de sa foi, et sans prendre du mauvais sens ce qu’il fallait prendre de la bonne anse.

IV. Un véritable fidèle, un chrétien, qui a bien connu le génie de sa religion, ne s’attend pas à la voir conforme aux aphorismes du lycée, ni capable de réfuter par les seules forces de la raison les difficultés de la raison. Il sait bien que les choses naturelles ne sont point proportionnées. aux surnaturelles, et que si l’on demandait à un philosophe de mettre au niveau, et dans une parfaite convenance, les mystères de l’Évangile et les axiomes des aristotéliciens, on exigerait de lui ce que la nature des choses ne souffre point. Il faut nécessairement opter entre la philosophie et l’Évangile : si vous ne voulez rien croire que ce qui est évident et conforme aux notions communes, prenez la philosophie, et quittez le christianisme : si vous voulez croire les mystères incompréhensibles de la religion, prenez le christianisme et quittez la philosophie ; car de posséder ensemble l’évidence et l’incompréhensibilité, c’est ce qui ne se peut ; la combinaison de ces deux choses n’est guère plus impossible que la combinaison des commodités de la figure carrée et de la figure ronde. Il faut opter nécessairement : si les commodités d’une table ronde ne vous contentent faites en faire une carrée, et ne prétendez point que la même table vous fournisse les commodités d’une table ronde et celles d’une table carrée. Encore un coup, un véritable chrétien, bien instruit du caractère des vérités surnaturelles, et bien affermi sur les principes qui sont propres à l’Évangile, ne fera que se moquer des subtilités des philosophes ; et surtout de celles des pyrrhoniens. La foi le mettra au-dessus des régions où règnent les tempêtes de la dispute [15]. Il se verra dans un poste d’où il entendra gronder au-dessous de lui le tonnerre des argumens et des distinguo, et n’en sera point ébranlé ; poste qui sera pour lui le vrai olympes des poëtes et le vrai temple des sages [16], d’où il verra dans une parfaite tranquillité les faiblesses de la raison, et l’égarement des mortels qui ne suivent que ce guide. Tout chrétien qui se laisse déconcerter par les objections des incrédules, et qui en reçoit du scandale, a un pied dans la même fosse qu’eux.

V. Ce que je m’en vais dire pourra nous apprendre combien il est important de savoir le bon usage des choses. Bien des gens ont demandé à quoi bon cet étalage de difficultés pyrrhoniennes et manichéennes. Ils auraient trouvé la réponse à cette question, s’ils l’avaient cherchée dans mon Dictionnaire, où elle a paru en cent endroits, et nommément dans la remarque (C) de l’article Pyrrhon [17], tome XII, page 105. Mais puisqu’ils n’ont pas voulu, ou qu’ils n’ont pu être attentifs à cela, examinons ici plus amplement leur difficulté. Je ne vois pas trop de quoi ils se pourraient plaindre raisonnablement, si je me contentais de leur demander à quoi servent tant de détails que nous donnent les historiens. N’est-il pas sûr qu’ils en donnent dont toute l’utilité consiste à faire plaisir aux lecteurs, et qui peuvent même nuire entre les mains de ceux qui abusent des meilleures choses ? Cela dispense-t-il les historiens de l’obligation de rapporter la vérité dans toute l’exactitude possible ? Ne faut-il donc pas qu’un historien des opinions en fasse voir exactement et amplement le fort et le faible, en dût-il naître par accident quelque désordre ? n’en dût-il naître autre bien que l’amusement des lecteurs, et un exemple de l’égard qu’on doit avoir pour les lois de l’art historique ? Mais ce n’est ni la seule ni la principale réponse que j’aie à donner.

Rien n’est plus nécessaire que la foi, et rien n’est plus important que de bien connaître le prix de cette vertu théologale. Or qu’y a-t-il de plus propre à nous le faire connaître, que de méditer sur l’attribut qui la distingue des autres actes de l’entendement ? Son essence consiste à nous attacher par une forte persuasion aux vérités révélées, et à nous y attacher par le seul motif de l’autorité de Dieu. Ceux qui croient par des raisons philosophiques l’immortalité de l’âme sont orthodoxes, mais jusque-là ils n’ont nulle part à la foi dont nous parlons. Ils n’y ont part qu’en tant qu’ils croient ce dogme à cause que Dieu nous l’a révélé, et qu’ils soumettent humblement à la voix de Dieu tout ce que la philosophie leur présente de plus plausible pour leur persuader la mortalité de l’âme. Ainsi le mérite de la foi devient plus grand à proportion que la vérité révélée qui en est l’objet surpasse toutes les forces de notre esprit ; car à mesure que l’incompréhensibilité de cet objet s’augmente par le grand nombre de maximes de la lumière naturelle qui le combattent, il nous faut sacrifier à l’autorité de Dieu une plus forte répugnance de la raison, et par conséquent nous nous montrons plus soumis à Dieu, et nous lui donnons de plus grandes marques de notre respect que si la chose était médiocrement difficile à croire. D’où vient, je vous prie, que la foi du patriarche des croyans a été d’un si grand relief ? n’est-ce pas à cause qu’il crut sous espérance contre espérance [18] ? Il n’y eût pas eu beaucoup de mérite à espérer sur la promesse de Dieu une chose très-vraisemblable naturellement : le mérite donc consistait en ce que l’espérance sur cette promesse était combattue par toutes sortes d’apparences. Disons aussi que la foi du plus haut prix est celle qui sur le témoignage divin embrasse les vérités les plus opposées à la raison.

On a donné à cette pensée un air de ridicule, et qui vient de main de maître. Le diable m’emporte si je croyais rien, fait-on dire au maréchal d’Hecquincourt. Depuis ce temps-là je me ferais crucifier pour la religion. Ce n’est pas que j’y voie plus de raison ; au contraire moins que jamais : mais je ne saurais que vous dire, je me ferais pourtant crucifier sans savoir pourquoi. Tant mieux, monseigneur, reprit le père, d’un ton de nez fort dévot, tant mieux ; ce ne sont point des mouvemens humains, cela vient de Dieu. Point de raison ! c’est la vraie religion cela ! Point de raison ! que Dieu vous a fait, monseigneur, une belle grâce ! Estote sicut infantes, soyez comme des enfans. Les enfans ont encore leur innocence ; et pourquoi ? parce qu’ils n’ont point de raison. Beati pauperes spiritu, bienheureux sont les pauvres d’esprit. Ils ne pèchent point : la raison est, qu’ils n’ont point de raison. Point de raison, je ne saurais que vous dire, Je ne sais pourquoi : les beaux mots ! Ils devraient être écrits en lettres d’or. Ce n’est pas que j’y voie plus de raison ; au contraire moins que jamais ! en vérité, cela est divin pour ceux qui ont le goût des choses du Ciel. Point de raison ! que Dieu vous a fait, monseigneur, une belle grâce [19] ! Qu’on donne un air plus sérieux et plus modeste à cette pensée, elle deviendra raisonnable. En voici la preuve. Je la tire d’un ouvrage où l’on a examiné quelques pensées de M. de Saint-Évremond ; celle-ci entre autres, que notre entendement n’est pas assez convaincu de la religion.

« Pour répondre clairement à cela, il faut remarquer un principe commun parmi les théologiens. L’esprit se porte à la croyance des mystères d’une manière toute différente de celle qui lui donne la connaissance évidente des choses naturelles. Il connaît les dernières par démonstration, et il croit les mystères, fondé sur les motifs de crédibilité, tels que sont les miracles qu’ont faits Jésus-Christ et les apôtres, la croyance unanime de tous les fidèles depuis dix-sept siècles, etc. Tous lesquels motifs doivent nous porter à croire prudemment la foi que l’église nous propose : et cela explique bien ces paroles de saint Paul, que nous voyons dans la vie présente les mystères comme des énigmes, en attendant de les voir évidemment dans le ciel. Mais M. de S.-E. demande des démonstrations. Il ne veut donc point de foi. Saint Thomas [* 12] dit expressément en quelques endroits de sa Somme, que personne ne doit se mettre en état de démontrer les mystères de la religion ; et ajoute en d’autres chapitres que quand les pères ont prouvé la foi ils n’ont point prétendu que leurs raisons fussent démonstratives, mais seulemens des motifs solides pour nous porter à croire les articles qui nous sont proposés. Pourquoi, dit M. de S.-É. ne pas éclairer notre raison ? C’est, comme dit saint Thomas, parce que la raison doit se soumettre à la foi. Et là-dessus il me tombe dans l’esprit quelques oracles de Pierre de Blois dans son épitre 140, écrite à Pierre le Diacre, qui était auprès du roi d’Angleterre. Après lui avoir parlé du mystère de la Transsubstantiation : La raison, ajoute-t-il, ne va pas jusque-là ; mais nous y allons par la foi, et par une foi qui est d’autant plus forte qu’elle n’est point soutenue par la raison naturelle. La raison s’affaiblit, où la foi se fortifie : la raison succombe, afin que la foi soit plus méritoire : cependant, ajoute ce père, ne croyez point que la raison envie la supériorité de la foi ; au contraire elle se soumet à elle librement, et avec humilité. Elle reprendra ses lumières dans le ciel où la foi ne sera point ; alors la raison moissonnera ce que la foi sème dans la vie présente ; et il est juste qu’elle ait le fruit de la foi, puisque présentement elle s’anéantit elle-même pour la laisser régner dans toute son étendue [20]. »

VI. Voilà ce que disent les catholiques romains : ôtez-en la Transsubstantiation, et mettez-y la Trinité, par exemple, les théologiens protestans les plus orthodoxes y souscriront volontiers. Je m’en vais citer deux protestans dont le témoignage aura d’autant plus de poids, qu’ils sont d’une profession qui ne passe point pour une école où l’on apprenne mieux qu’ailleurs à rabaisser la raison et à élever la foi. L’un d’eux est médecin, l’autre est mathématicien. Celui-là déclare que, lorsqu’il médite sur les mystères, il s’arrête toujours dès que la raison est parvenue à ce point-ci, ô profondeur [21] ! Il proteste que si la raison rebelle ou Satan travaillent à l’embarrasser, il se dégage de tous leurs piéges par cet unique paradoxe de Tertullien, Cela est certain, parce que cela est impossible. Nodos illos de Trinitate, Incarnatione, et Resurrectione, animi relaxandi gratiâ, mecum interdùm solitarius meditor, mentemque in his comprehendendis exercere soleo. Quæcumque mihi, aut Satanas, aut ratio rebellis objiciat, ea omnia uno illo paradoxo Tertulliani concilio et expedio, Certum est, quia impossibile [22]. Il y a des gens, continue-t-il, qui croient plus aisément parce qu’ils ont vu le sépulcre de Jésus-Christ et la mer Rouge ; mais pour moi je me félicite de n’avoir point vu Jésus-Christ ni ses apôtres, et de n’avoir point vécu au temps des miracles : ma foi eût été alors involontaire, et je n’aurais point de part à cette bénédiction, Bienheureux sont ceux qui n’ont point vu et ont cru. Il se fait une haute idée de la foi de ceux qui vivaient avant Jésus-Christ ; car, quoiqu’ils n’eussent que des ombres et des types, et quelques oracles obscurs, ils attendaient des choses qui paraissaient impossibles. Sunt qui promptiùs credunt, quòd Christi sepulcrum spectaverint, marique Rubro viso de miraculo nihil dubitant. Ego verò mihi gratulor, quòd in miraculorum tempore non vixerim, quòd nunquàm aut Christum, aut Discipulos viderim, quòd nec cum Israelitis mare Rubrum transierim, nec in eorum numero fuerim quos Christus per miracula sanavit : hic enim mihi nolenti volenti credendum fuisset, nec ad me pertinuisset benedictio de omnibus illis pronunciata, qui non videntes crediderint. Facilis est eorum et necessaria credulitas, qui ea credunt, quæ oculi et sensus exploraverint. Eum mortuum et sepultum resurrexisse credo, inque gloriâ ejus potiùs quàm in cenotaphio et sepulcro contemplari cupio. Hæc autem credere minimum est ; hanc fidem, ut æquum est, historiæ debemus. Illis erat præ cæteris nobilis et animosa fides, qui ante adventum ejus vixerant : ex obscuris enim vaticiniis, mysticisque typis credenda expiscati, expectârunt ea, quæ impossibilitatem quandam præ se ferebant [23]. Il dit que la foi sert d’épée contre tous les nœuds qui se rencontrent dans les mystères de la religion, mais que pourtant il s’en sert plutôt comme d’un bouclier, et qu’il a trouvé qu’on sera invulnérable dans ces sortes de combats, si l’on se munit de ce bouclier [24]. Il rapporte sur quelques articles les objections que la raison et l’expérience lui suggéraient, et il ajoute que nonobstant cela sa foi est très-ferme, et que la foi pour être exquise doit persuader les choses qui sont non-seulement au-dessus de la raison, mais qui semblent aussi répugner à la raison et au témoignage des sens. Verissima tamen esse hæc omnia credo, quæ tamen false esse mihi ratio persuadere parat..... Nec fidei esse vulgaris arbitror res hujus modi credere, quæ non rationem tantùm superare, sed et ipsi, et sensuum testimoniis repugnare videntur [25].

Notez que cet écrivain parle de la sorte dans un livre intitulé Religio Medici, la Religion du Médecin, et qui, à ce que disent certaines gens, pourrait être intitulé, le Médecin de la religion, ouvrage en un mot qui a fait croire à quelques personnes que l’auteur était un peu éloigné du royaume des cieux [26]. On lui pourrait donc appliquer ces paroles de l’Évangile, Non inveni tantam fidem in Israël : Même en Israël je n’ai point trouvé une si grande foi [27].

VII. Le mathématicien que je dois citer publia à Londres en 1699 un écrit de 36 pages in-4°., intitulé Theologiæ Christianæ Principia mathematica. Il prétend que les principes de la religion chrétienne ne sont que probables, et il réduit à des calculs géométriques les degrés de leur probabilité, et ceux du décroissement de cette probabilité. Il trouve qu’elle peut durer encore quatorze cent cinquante-quatre ans, d’où il conclut que Jésus-Christ reviendra avant ce temps-là. Il dédie cet ouvrage à M. l’évêque de Salisbéri, et il représente dans son épître dédicatoire que ceux qui le blâmeront de n’appeler que probables les principes du christianisme, seront des gens qui n’auront ni bien examiné les fondemens de leur religion, ni bien entendu la nature de la foi. D’où viennent, dit-il, tant d’éloges qui sont donnés à cette vertu dans l’Écriture, et tant de récompenses qui lui sont promises ? N’est-ce point à cause qu’elle fait marcher les hommes dans le bon chemin, malgré les pierres d’achoppement et les entraves qu’ils y rencontrent ? Rapportons ses paroles : Quosdam fore non dubito, majori ductos zelo quàm judicio, qui meos prorsùs condemnabunt labores, meque religionem potiùs evertere quàm astruere temerè nimis concludent. Illi utique omnia religionis dogmata tanquam certissima amplectentes rem christianismo indignam me præstitisse putabunt, qui ejus probabilitatem tantùm evincere conatus fuerim. Illis verò ego nihil jam habeo quod dicam, nisi quòd præjudiciis suis præoccupati, religionis quam profitentur fundamenta non accuratè satis hactenùs examinaverint, nec fidei : quæ tantoperè in sacris litteris laudatur, naturam ritè intellexerint. Quid enim est fides ? nisi illa mentis persuasio quâ propter media ex probabilitate deducta, quasdam propositiones veras esse credimus. Si persuasio ex certitudine oriatur, tum non fides sed scientia in mente producitur. Sicut enim probabilitas fidem generat, ita etiam scientiam evertit, et è contra : Certitudo scientiam simul generat et fidem destruit. Unde scientia omnem dubitandi ansam aufert, dum fides aliquam semper hæsitationem in mente relinquit : et proptereà fides tantis insignitur laudibus, tantaque sibi annexa præmia habet, quòd homines, non obstantibus omnibus illis quibus premuntur scrupulis, in recto virtutis et pictatis tramite progrediantur, quæque Creatori suo omnipotenti grata futura credunt, summâ ope præstare conentur : se tam paratos esse jussis quibuscunque divinis obsequi ostendunt, ut ne ea quidem quæ probabiliter tantùm ab ipso proveniant, rejicere velint [28].

VIII. Il y a tant de gens qui examinent si peu la nature de la foi divine, et qui réfléchissent si rarement sur cet acte de leur esprit, qu’ils ont besoin d’être retirés de leur indolence par de longues listes des difficultés qui environnent les dogmes de la religion chrétienne. C’est par une vive connaissance de ces difficultés que l’on apprend l’excellence de la foi et de ce bienfait de Dieu. On apprend aussi par la même voie la nécessité de se défier de la raison ; et de recourir à la grâce. Ceux qi n’ont jamais assisté aux grands combats de la raison et de la foi, et qui ignorent la force des objections philosophiques, ignorent une bonne partie de l’obligation qu’ils ont à Dieu, et de la méthode de triompher de toutes les tentations de la raison incrédule et orgueilleuse.

Le vrai moyen de la dompter est de connaître que si elle est capable d’inventer des objections, elle est incapable d’en trouver le dénoûment, et qu’en un mot ce n’est point par elle que l’Évangile s’est établi. « Il n’y a que la foi qui puisse enseigner cette divine philosophie [* 13], qu’aucun des grands du siècle n’avait encore connue. C’est être éclairé que d’ouvrir les yeux à une lumière si pure. Ce ne fut point à force de syllogismes et d’argumens, que cette philosophie se fit écouter aux hommes : ce fut par sa simplicité, et par l’ignorance de ceux qui l’annoncèrent au monde... La foi ayant détrompé l’homme des fausses lueurs qui avaient brillé dans la philosophie des pains, elle l’accoutuma à ne plus raisonner sur les choses que Dieu n’a pas voulu soumettre au raisonnement, et elle lui apprit qu’il vaut mieux ne pas savoir ce que Dieu a voulu lui cacher, et adorer avec une ignorance respectueuse les secrets qu’il ne nous a révélés, que d’entreprendre de sonder cet abîme de lumières, par la témérité de nos conjectures, et par les faibles vues de notre raison. Ce fut à ce divin rayon de la foi, que le fidèle prit plaisir de sacrifier toutes ces insolentes curiosités, qui lui faisaient examiner trop témérairement les ouvrages de Dieu en examinant la nature ; et d’étouffer toutes les vues de cette orgueilleuse raison, qui l’attache à la créature, pour la révolter contre le Créateur. Ce fut aux rayons de cette lumière toute céleste que le chrétien comprit qu’il valait mieux se soumettre que de raisonner en matière de religion ; que la petitesse d’esprit était quelque chose de plus avantageux, pour être fidèle, que toute la force de la pénétration de l’entendement ; et que la simplicité de la foi était préférable à tout l’éclat de la science : parce qu’enfin les ouvrages de Dieu qui portent plus les marques de sa toute-puissance, et son caractère, sont ceux que nous comprenons le moins : qu’ainsi rien n’est plus juste que d’humilier sa raison, et la soumettre aux lumières de la raison éternelle, qui est la règle de toutes les raisons, puis qu’aussi-bien il n’y a point de science qui ne demande de la soumission pour l’établissement de ses principes [29]. » Je finis per deux très-belles pensées de M. de Saint-Évremond. « Aux choses qui sont purement de la nature, c’est à l’esprit de concevoir, et sa connaissance procède de l’attachement aux objets. Aux surnaturelles, l’âme s’y prend, s’y affectionne, s’y attache, s’y unit, sans que nous le puissions comprendre. Le ciel a mieux préparé nos cœurs à l’impression de la grâce, que nos entendemens à celle de la lumière. Son immensité confond notre petite intelligence. Sa bonté a plus de rapport notre amour. Il y a je ne sais quoi au fond de notre âme qui se meut secrètement par un Dieu que nous ne pouvons connaître ..... À bien considérer la religion chrétienne, on dirait que Dieu a voulu la dérober aux lumières de notre esprit, pour la tourner sur les mouvemens de notre cœur [30] ..... Pourvu qu’on ait réduit sa raison à ne raisonner plus sur les choses que Dieu n’a pas voulu soumettre au raisonnement, c’est tout ce qu’on peut souhaiter. Non-seulement je crois avec Salomon que le silence du sage vaut mieux en ce cas que le discours du philosophe, mais je fais plus d’état de la foi du plus stupide paysan que de toutes les leçons de Socrate [31]. »

En voilà, ce me semble, plus qu’il n’en faut pour dissiper les scrupules que les prétendus triomphes des pyrrhoniens avaient fait naître dans l’esprit de quelques-uns de mes lecteurs.

  1. (*) 2 Pier. 1, 16. Infr. 2, 1, 4, 13.
  2. (*) Rom. 1, 16.
  3. (*) Isaï. 29, 14.
  4. (*) Ibid., 33. 18.
  5. (*) Jér. 23, 5.
  6. (*) Id., 9, 23, 24. 2 Cor. 10, 17.
  7. (*) Sup. 1, 17.
  8. (*) Act. 18, 1.
  9. (*) 2 Petr. 1, 16.
  10. (*) Is. 64, 4.
  11. (*) Sap. 1, 17, 2, 1, 4, 2. Pier. 1, 16.
  12. (*) Ire. partie, qu. 1, a 8 ad 2.
  13. (*) Veritas per Cristum. Johan. cap. I. Loquimur sapientiam quam nemo principum hujus sæculi novit. Paul. 3, Cor. c. 6
  1. Voyez ci-dessus la rem. (L) du 2e. article Maldonat, tom. X, pag. 166.
  2. Voyez Sextus Empiricus, Pyrrhon. Hypotyp., lib. I, cap. XV ; et lib. II, cap. IV.
  3. Voyez ce que Sextus Empiricus, adv. Math., lib. VII, rapporte de Gorgias Léontin ; et ci-dessus, rem. (E) de l’article Zénon d’Élée, pag. 36.
  4. Ire. épître aux Corinthiens, chap. I, vers. 17 et suiv. Je me sers de la traduction de Mons.
  5. Ire. épître aux Corinthiens, chap. II, vers. 1 et suiv.
  6. Ces paroles de Jésus-Christ, dans l’Évangile de saint Jean, chap. III, vers. 3, Sinon que quelqu’un soit né derechef, il ne peut voir le royaume de Dieu, sont principalement véritables à l’égard des philosophes ; ils ont plus de besoin de renaître que les autres hommes : il leur faut une régénération en tant qu’hommes, et une autre en tant que philosophes.
  7. Balzac, Socrate chrétien, disc. V, p. m. 78 et suiv.
  8. Épitre de saint Jacques, chap. I, vers. 5 et suiv., version de Mons.
  9. Épître à Tite, chap. III, vers. 9 et 10.
  10. Comment se fera ceci, veu que je ne cognoi point d’homme ? Et l’ange respondant lui dit : Le Sainct-Esprit surviendra en toi, et la vertu du souverain t’enombrera. Évangile de saint Luc, chap. I, v. 34, 35.
  11. On entend ceci à l’égard des infidèles.
  12. Lactant., lib. IV, cap. II, p. m. 226.
  13. Idem, lib. III, cap. I, pag. 149.
  14. Seneca, epist. XCIV, pag. m. 388.
  15. Ut altus Olympi
    Vertex, qui spatio ventos hiemesque relinquit,
    Perpetuum nullâ temeratus nube serenum,
    Celsior exsurgit pluvits auditque ruentes
    Sub pedibus nimbos, et rauca tonitrua calcat.
    Claudian., de Mall. Theod.
    consul., v. 206, pag. m. 6.

  16. Nil dulcius est, benè quàm munita tenere
    Edita doctrinâ Sapientum templa serena ;
    Despicere unde queas alios, passimque videre
    Errare, atque viam palanteis quærere vita.
    Lucret., lib. II, vers. 7.

  17. Voyez aussi la rem. (G) de l’article Zénon d’Élée, pag. 41 ci-dessus.
  18. Épître aux Romains, chap. IV, verset 18.
  19. Conversation du maréchal d’Hocquincourt, avec le père Canaye, parmi les Œuvres mêlées de M. de Saint-Evremond, tom. IV, pag. 209, édit. de Hollande, 1693.
  20. Dissertation sur les Œuvres de M. de Saint-Evremond, pag. 249 et suiv., édition de Paris, 1698.
  21. Obscuris aliquando deviisque vestigiis mysterium aliquod libens sequor, donec ad O Altitudo ratio perveniat. Thomas Browne, Religio Medici, parte I, sect. VIII, pag. m. 46.
  22. Idem, ibid.
  23. Idem, ibid.
  24. Nec durior erit metaphora, si quis dicat : Gladius fidei. Eadem tamen in hujusmodi nodis pro clypeo potiùs utor, quo titulo ab Apostolo insignitur : eumque invulnerabilem fore comperi, qui hoc munitus in certamen descenderit. Idem, ibid., sect. IX, pag. 48.
  25. Thomas Browne, Religio Medici, part. I, sect. IX, pag. m. 49.
  26. Cet auteur.... est un mélancolique agréable en ses pensées ; mais qui, à mon jugement, cherche maître en fait de religion, comme beaucoup d’autres, et peut-être qu’enfin il n’en trouvera aucun. Patin, lettre III, pag. 13 du premier tome.
  27. Évangile selon saint Matthieu, chap. VIII, vers. 10.
  28. Johannes Craig., Epist. dedic.
  29. Rapin, Réflexions sur la Philosophie, pag. m. 447.
  30. Saint-Évremond, Œuvres mêlées, tom. III, pag. m. 51.
  31. Idem, ibid., tom. II, pag. 24.

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