Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Dissertation concernant le livre d’Étienne Junius Brutus


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DISSERTATION
CONCERNANT LE LIVRE
D’ÉTIENNE JUNIUS BRUTUS,
IMPRIMÉ L’AN 1579



Tout le monde demeure d’accord que celui qui a composé sous ce nom-là le livre qui s’intitule : Vindiciæ contra Tyrannos, sive de Principis in Populum, Populique in Principem legitimâ Potestate, ne s’appelait pas ainsi ; mais on est encore dans des sentimens différens sur son véritable nom. Le plus envenimé de tous les libelles qui nous furent envoyés de France par la poste, l’an 1689, au sujet des révolutions d’Angleterre (A), attribue à M. du Plessis Mornai le livre de Junius Brutus, ce qui est assez étrange ; car, après les preuves que l’auteur d’un autre libelle [a] a prises de divers écrits très-communs, personne ne devrait ignorer que Hubert Languet et Junius Brutus sont la même chose [* 1]. Voici quelques méprises concernant ce fameux écrit.

I. Erreur de Deckher.

M. Deckher [b], avocat à la chambre impériale de Spire prétend que si l’auteur s’était nommé Lucius Junius Brutus, il se serait donné un nom plus convenable, et mieux fondé sur l’Histoire de Tite-Live, que ne l’est celui de Stéphanus Junius Brutus, qu’il s’est donné dans l’édition de Hanau de l’an MDCV : et il remarque que Boéclérus [c] l’a cité Lucius Junius Brutus. Mais, premièrement, c’est ignorer que le prénom Stephanus avait paru dans les éditions précédentes, et dans la première même, qui est celle qu’on suppose avoir été faite à Édimbourg l’an 1579. La version française, imprimée l’an 1581, in-8°., porte aussi le nom d’Étienne Junius Brutus. En second lieu, pourquoi veut-on que l’auteur ait eu plus d’égard au Brutus qui délivra Rome de la tyrannie de Tarquin qu’au Brutus qui la délivra de la tyrannie de César ? S’il n’a point dû les préférer l’un à l’autre, il n’a point dû se nommer Lucius plutôt que Marcus ; il a donc pu se donner le prénom d’Étienne aussi légitimement que tout autre. Qu’on ne dise pas que la manière dont Marcus Brutus s’éleva contre le tyran n’est pas aussi conforme que celle de l’autre Brutus aux principes de l’auteur ; qu’on n’ajoute pas pour le prouver, qu’il veut bien que les personnes qui ont quelque charge, comme Lucius Junius Brutus avait celle de tribun des célères, excitent le peuple à prendre les armes, mais qu’il ne donne point ce droit aux simples particuliers, et moins encore celui d’assassiner le tyran, hormis le cas d’une inspiration d’en haut ; en quoi même il veut qu’on s’examine bien exactement. Qu’on ne se serve point, dis-je, de ces raisons ; car il a déclaré nettement [d] que Brutus et Cassius sont dans le cas de ces meurtriers de tyran, auxquels les lois promettent des récompenses et font dresser des statues. Il a mis César au nombre des usurpateurs, contre lesquels il est permis au premier venu de conspirer. Ainsi la critique de M. Deckher est fausse, et ne vaut guère mieux que la mauvaise et fade plaisanterie de certaines gens, à qui l’on a ouï dire qu’Hubert Languet se masqua entre autres noms sous celui d’Étienne, non pas par rapport à cet Étienne qui assassina l’empereur Domitien, et à qui Apollonius de Tyane cria de plus de trois cents lieues loin, Courage ! frappe le scélérat [e] ; mais par rapport à saint Étienne, le premier martyr de l’Évangile, et la première victime : de la patience chrétienne.

II. Erreur de Barclai.

Mais la critique de cet avocat est néanmoins plus supportable que la raison employée par Guillaume Barclai [f] pour prouver que l’ouvrage de Stéphanus Junius Brutus est pseudonyme, et que l’auteur n’a choisi le nom de Brutus qu’afin de se mettre en campagne avec plus de distinction, sur le pied de libérateur des peuples ; c’est, dit-il, qu’il n’est point vraisemblable que la postérité de celui qui chassa Tarquin ait été continuée jusques à notre siècle, puisqu’un des meilleurs historiens assure [* 2], qu’il mourut le dernier de sa famille à la guerre contre ceux de Véies. Sans mentir c’est se tourmenter bien inutilement ; car il ne serait jamais venu dans l’esprit d’aucun lecteur que cet écrivain pourrait bien être descendu en droite ligne de ce Junius Brutus qui abolit l’état monarchique de Rome ; et je ne pense pas qu’en lisant les livres des auteurs modernes qui s’appellent effectivement Brutus on soit assez simple pour les croire de la famille des anciens Brutus.

III. Hotman cru auteur du livre.

L’erreur de ceux qui attribuèrent l’ouvrage à François Hotman est plus petite de beaucoup que celles que l’on vient de remarquer [g]. Il y a encore aujourd’hui d’habiles gens qui le lui donnent. C’est ce que M. Constant [h], ministre et professeur célèbre à Lausanne [* 3], a fait dans son Abrégé de politique [i].

IV. L’auteur des Nouvelles de la République des Lettres censuré.

Celui qui a composé [* 4] les trois premières années des Nouvelles de la République des Lettres ayant dit une fois en passant [j] qu’on croit qu’Hotman s’est caché sous le nom de Junius Brutus, en donna [k] quelque temps après pour caution un livre imprimé à Paris en 1589, et intitulé : Traité de la Puissance des Rois contre le Roi de Navarre : mais s’il avait bien su son d’Aubigné, il aurait pu nous apprendre en même temps, et qu’Hotman avait passé pour l’auteur du livre de Junius Brutus, et que c’était sans raison. Nous allons voir ce qu’en a dit d’Aubigné. Commençons par écouter un auteur qui s’est montré fort curieux en ces sortes de recherches [l] : voici ses paroles. « M. Daillé m’a dit qu’il avait appris que l’auteur du livre intitulé Vindiciæ contra Tyrannos, sous le nom de Stéphanus Junius Brutus, est Hubert Languet, savant homme et grand politique. Ce qui m’a été depuis confirmé par M. Legoux de Dijon, qui ajouta que M. Delamare, conseiller de la même ville, avait remarqué cela faisant l’éloge d’Hubert Languet. D’autres attribuent ce livre à M. du Plessis, à qui je le donnerais aussi volontiers sur ce témoignage de d’Aubigné [* 5] : Il paraissait un autre livre que s’appelait Junius Brutus, ou Défense contre les Tyrans, fait par un des doctes gentilshommes du royaume, renommé pour plusieurs livres, et vivant encore aujourd’hui avec autorité. Dans un autre endroit de son Histoire [* 6] d’Aubigné dit que ce gentilhomme lui a avoué qu’il en était l’auteur. » On avait raison sur de tels passages d’attribuer le livre à M. du Plessis aussi volontiers qu’à Hubert Languet. Mais, si l’on avait connu la seconde édition de d’Aubigné, on n’eût plus été en balance : on aurait vu que depuis l’an 1616, date de la première édition, il avait découvert tout le mystère. Écoutons-le donc dans la seconde édition, qui est de l’an 1626. « [m] Voilà premièrement les plumes déployées en tous genres d’écrire, soit pour la religion, soit pour l’état. Le premier point produisit infinité de livres ; pour le second il en courut un que je remarquerai entre les autres, ayant pour titre : Défenses contre les Tyrans. Là était amplement traité jusques où s’étend l’obéissance aux rois ; à quelles causes et par quels moyens on peut prendre les armes ; à qui il appartient les autoriser : si on peut appeler les étrangers ; si eux peuvent donner secours légitimement. Ottoman fut long-temps et à tort soupçonné de cette pièce, mais depuis un gentilhomme français, vivant lorsque j’écris, m’a avoué qu’il en était l’auteur. Mais il s’est trouvé enfin qu’il lui avait donné le jour, l’ayant eu en garde par Hubert Languet, de la Franche-Comté [n], agent en France pour le duc de Saxe. » En un autre endroit de son Histoire [o] il répète la même chose en ces termes : Il paraissait un autre livre qui s’appelait Junius Brutus, ou Défense contre les tyrans, avoué par un des doctes gentilshommes du royaume, renommé pour plusieurs excellens livres et vivant encore aujourd’hui avec autorité ; traitant les questions des bornes de l’obéissance qu’on doit aux rois ; en quel cas il est permis de prendre les armes contre eux : par qui telles choses se doivent entreprendre : si les voisins peuvent justemens donner secours aux peuples : en quel cas et comment toutes choses s’y doivent conduire : tout cela traité en grand jurisconsulte et grand théologien. Depuis on a su qui en était le vrai auteur, savoir Humbert Languet [p].

V. Trois remarques sur d’Aubigné.

Je remarquerai trois choses sur ces deux passages de d’Aubigné.

La première est que je ne crois pas que le livre en question ait été jamais intitulé, Junius Brutus ; et ainsi cet historien aura pris le nom de l’auteur pour le titre de l’ouvrage ; ce qui, au pis aller, n’est que s’être un peu écarté de la rigoureuse exactitude. Ce n’est pas qu’au fond l’ouvrage n’eût pu être intitulé Junius Brutus, et qu’il ne puisse être cité ainsi ; mais il ne s’agit pas de cela ; on sait assez qu’un nom propre a été souvent le titre d’un livre, qu’il y a même un Traité de Cicéron intitulé Brutus, et l’on n’ignore pas que l’usage donne de grands droits pour abréger une citation. Ce n’est donc point là de quoi il s’agit : la question est si le livre dont nous parlons a eu le titre que d’Aubigné et Boéclérus lui attribuent,

Ma deuxième remarque est un peu plus considérable. D’Aubigné a eu grand tort de laisser dans sa dernière édition ce qu’il avait dit dans la première pour désigner M. du Plessis Mornai ; car puisqu’il avait appris dans la suite que le vrai auteur de l’ouvrage était Hubert Languet, et que l’autre n’avait fait que le publier, il ne devait plus assurer si précisément que cet autre lui avait avoué qu’il en était l’auteur, et que le livre était avoué par cet autre. C’était représenter M. du Plessis Mornai à toute l’Europe comme un menteur qui se parait des plumes d’autrui. Or cela ne paraîtra jamais vrai à ceux qui feront réflexion sur sa vertu, et sur la gloire qu’il avait acquise. D’autre côté, il n’y a nulle apparence que d’Aubigné eût voulu mettre un tel fait dans son Histoire, s’il n’avait cru fermement se souvenir que du Plessis, à qui seul cela convenait, et qui était plein de vie, lui en avait parlé en ces termes. Mais voici, ce me semble, le dénoûment : M. du Plessis avait avoué cet ouvrage par des expressions qui conviennent également à celui qui compose et à celui qui publie, comme aurait été, par exemple, d’avouer qu’il avait donné au public le livre de Junius Brutus, que c’était à lui que le public était redevable de ce présent : et d’Aubigné, n’y prenant pas assez garde, détermina ces expressions au sens particulier d’avoir composé le livre. Pendant qu’il n’avait pas d’autres instructions, c’était une faute assez légère d’avoir limité à un certain sens ce qui en pouvait recevoir un autre ; mais ayant enfin publié ce qui en était, il n’a pu laisser son texte dans le premier état, sans faire passer M. du Plessis Mornai pour un menteur plagiaire. De semblables négligences à rappeler sa mémoire, qui apparemment lui eût fait voir que ce gentilhomme ne s’était exprimé que comme aurait pu faire la sage-femme d’un livre, sont beaucoup moins pardonnables que celles que nous avons déjà remarquées dans les faiseurs d’additions [q].

En troisième lieu, il me semble que d’Aubigné donne dans un étrange anachronisme par les deux époques qu’il établit pour le livre de Junius Brutus. Il veut par son premier passage, que ce livre ait précédé la conjuration d’Amboise, et qu’il ait été l’un des écrits qui encouragèrent les protestans ; et par l’autre, qu’il ait paru l’année d’après le massacre de la Saint-Barthélemi. Quelque époque que l’on choisisse de ces deux-là, il n’y aura plus moyen d’ajouter foi au récit que je tirerai ci-dessous de l’oraison funèbre de Simon Goulart, la pièce la plus authentique que l’on ait pour le système historique de Junius Brutus. Ce n’est pas la seule faute où d’Aubigné soit tombé par rapport au temps et à la matière des libelles de ce siècle-là.

VI. Remarques sur Placcius.

M. Placcius, professeur à Hambourg, a inséré dans son livre des écrivains anonymes et pseudonymes tout le passage de M. Colomiés, sans y apposer le correctif de la seconde édition de d’Aubigné. Il rapporte aussi un passage de Boéclérus, que je trouve fort changé dans mon édition [r], quoiqu’on n’avertisse pas au titre qu’elle soit différente de la première ; mais pour la substance de ce que M. Placcius rapporte, je la trouve en son entier dans mon édition : savoir, 1°. que Grotius, dans son Apologie contre M. Rivet, attribue à du Plessis Mornai l’ouvrage de Junius Brutus ; 2°. qu’on a pourtant vu à Lausanne quelques pages de ce livre écrites, tant de la propre main de Languet, que de la manière qu’un auteur écrit (B). Il entend sans doute que l’on y voyait des renvois et des ratures, ou tels autres caractères qui distinguent l’original de l’auteur d’avec les copies. Cependant Boéclérus ne paraît pas tout-à-fait certain, dans cette citation de Placcius, que Languet ait composé le livre ; et il le paraît encore moins dans un autre ouvrage cité par le même Placcius [s] : mais dans ses Dissertations politiques imprimées [t] après sa mort par les soins de M. Obrecht, son gendre, il ne témoigne nulle incertitude : il y donne positivement cet ouvrage à Hubert Languet [u].

VII. Du Plessis Mornai accusé par Grotius d’être Junius Brutus. Comment justifié par Rivet.

L’endroit où Grotius assure que l’écrit de Junius Brutus a été fait par Mornai est à la page 91 de son dernier ouvrage contre Rivet. C’est un ouvrage posthume, imprimé l’an 1645, sous le titre de Rivetiani Apologetici pro Schismate contra Votum Pacis facti, Discussio. Dans un écrit précédent, je veux dire dans son Appendix de Antichristo, il n’avait pas voulu nommer Mornai. L’exécrable livre de Boucher, dit-il [v], touchant la déposition de Henri III, roi de France, a été tiré, quant aux raisons, et même quant aux expressions, non pas de Mariana ou de Santarel ; mais de Junius Brutus (je sais assez qui c’est, mais puisqu’il a voulu être caché, qu’il le soit), et de quelques autres savans de la même secte. Liber flagitiosissimus Boucherii de abdicatione Henrici III, Galliarum regis, non argumentis tantùm sed et verbis desumtus est, non ex Marianâ aut Santarello, sed ex Junio Bruto (quis is sit sat scio, sed quia latere voluit, lateat), ex viris doctis quidem at factionis ejusdem. Dans une lettre qu’il écrivit de Paris, le 28 de février 1643 [w], il n’use point d’une semblable retenue. Je crois avoir écrit, dit-il, que l’auteur du Junius Brutus est Philippe de Mornai, et que Louis Villiers est celui qui fit imprimer le livre : je le redis encore, parce que des Marets avance que c’est un écrivain inconnu ; la chose est néanmoins connue de beaucoup de gens. Puto scripsisse me antehàc auctorem Junii Bruti esse Philippum Mornæum Plessiacum, editorem Ludovicum Villerium, Loiselerium. Repeto id quia ignotum esse scriptorem dicit Maresius, cùm plurimis ea res nota sit : et idem Plessiacus testamento generos et amicos suos hortatus sit, arma ut sumerent, si edicta à Rege non servarentur [x]. Dans une autre lettre [y] il parle d’un écrivain allemand nommé Rusdorf, qui a cité Junius Brutus sous le nom de Mornai. Les imprimeurs ont bronché là, car au lieu de mettre, Rusdorfius in Defensione Causæ palatinæ, ils ont mis, Causæ politicæ.

Il est certain que des Marets, en répondant à l’Appendix de Grotius, l’an 1642, soutint toujours que Junius Brutus était un homme inconnu, obscur, et dont aucun réformé ne vaudrait soutenir l’ouvrage, et ne avait jamais loué ni approuvé. Il s’avança même jusques à dire que c’était peut-être un papiste, comme le roi Jacques l’avait soupçonné, qui avait publié cet ouvrage sous le masque d’un protestant, afin de rendre odieuse la religion réformée. Quid quæso ille ipse Junius Brutus quem nobis exprobrat (homo anonymus, obscurus, ignotus, cujus scriptum privatâ emissum autoritate reformatorum nemo tueri velit [z] ; … Junius Brutus quisquis ille sit [aa]. Nobis multo orimini dandum quod quæ secùs quàm par esset ille (Junius Brutus) scripserat, homo à nemine nostrûm neo laudatus, nec approbatus, Boucherius ex malis pessima fecerit et in virus transmutârit [ab]...., Qui verò posses conferri Junius Brutus, qui sine autoris nomine, sine ullâ approbatione prodiit, fortè etiam conficius ab aliquo pontificio in odium reformatorum, ut suspicabatur rex Jacobus, cum hoc Santarelli Tractatu, etc. [ac]

M. Rivet, en répondant au livre posthume de Grotius, dit bien qu’on ne saurait donner des preuves de ce qu’on avance contre M. du Plessis ; mais qu’en cas qu’il fût l’auteur de Junins Brutus, il faudrait avoir égard et à son âge et à la condition du temps, c’est-à-dire l’excuser sur sa jeunesse et sur les horribles persécutions que les protestans essuyaient alors [ad]. Il s’ensuit de là que si M. Rivet n’avoue pas que Junius Brutus soit le masque de M. du Plessis Mornai, il ne le nie point non plus : ce qui montre qu’il penchait plus à le croire qu’à ne le pas croire. La seule chose qu’il affirme bien nettement, c’est que le livre fut imprimé hors du royaume, durant le feu des persécutions et des massacres, lorsque M. du Plessis était fort jeune. Mais cela montre clairement que M. Rivet n’était pas initié au mystère, et qu’il ne savait guère mieux que d’Aubigné la vraie époque du livre. Il est étonnant que ni Grotius, qui savait presque tout ce qui se passait dans la république des lettres, ni Rivet, ni des Marets ; desquels la lecture était fort vaste, n’aient rien su ni de ce que d’Aubigné avait dit concernait Junius Brutus, dans sa seconde édition, en l’an 1626, ni de l’oraison funèbre de Simon Goulart, prononcée et imprimée à Genève, l’an 1628. Les savans sont d’étranges gens ; ils courent après les choses éloignées et qui les fuient, et laissent ce qu’ils ont comme sous la main [ae]. Un chasseur en fait autant,

Transvolat in medio posita et fugientia captat [af].

VI. Découverte par l’Oraison funèbre de Goulart.

C’est à la mort de Simon Goulart que les sceaux ont été levés pour la pleine révélation du mystère [* 7]. En effet Théodore Tronchin [ag], professeur en théologie, faisant l’oraison funèbre de ce ministre, exposa qu’il avait une lecture et une mémoire presque infinies, et qu’on recourait à lui comme à un oracle, pour savoir au vrai ce que l’on souhaitait de bien savoir. Preuve de cela, c’est que le roi Henri III, ayant une passion ardente de connaître l’auteur qui s’étant caché sous le faux nom d’Étienne Junius Brutus, et n’ayant pu en venir à bout, quelques expédiens qu’il eût employés, résolut enfin d’en venir à la voie qu’il crut la plus courte ; ce fut d’envoyer le demander à Simon Goulart. Mais celui-ci, pour ne pas commettre les intéressés, ne parla pas en ce temps-là, quoiqu’il eût vu l’original de l’auteur, et qu’il sût que l’ouvrage avait été composé par Hubert Languet, et que du Plessis Mornai, étant devenu le maître du manuscrit après la mort de l’auteur, le fit imprimer par Thomas Guarin.

Il paraît clairement par-là, 1°. que ce livre n’a pu être imprimé tout au plus tôt que sur la fin de l’année 1581, puisque la mort de Languet n’arriva que le 1er. d’octobre de cette année ; 2°. que tout fut falsifié dans le titre de la première édition, le temps et le lieu de l’impression, aussi-bien que le nom de l’auteur ; car on supposa que le livre avait été imprimé à Édimbourg en 1579 [ah]. Outre qu’on y ajouta une préface sous le nom de celui qui le publiait, dans laquelle il se donne le faux nom de Conon Superantius, Vasco, et se sert d’une fausse date pour le temps et pour le lieu, savoir de Soleure, le 1er. de janvier 1577. Il est aisé de vérifier que du Plessis ne fut point en Suisse, dans le temps qui s’écoula depuis la mort de Languet jusques à la publication du Junius Brutus ; et je ne pense pas que personne osât soutenir que Thomas Guarix [* 8] fût un libraire d’Édimbourg [ai]. Il paraît, en troisième lieu, que les excuses alléguées par M. Rivet ne sont pas valables, puisqu’il est certain que lorsque Languet mourut, la France n’était plus en état de persécuter les protestans que par des guerres civiles, où chaque parti souffrait, et que M. du Plessis, âgé de trente-deux ans, avait déjà composé de très-beaux ouvrages, les meilleurs peut-être qu’il ait jamais faits, savoir le traité de l’Église, et celui de la Vérité de la Religion chrétienne.

IX. Dissertation de Voëtius. Il est censuré par Placcius.

M. Voët [aj], professeur en théologie à Utrecht, homme d’une lecture immense, aurait peut-être ignoré toute sa vie comme Grotius et Rivet et Desmarets, ce dénoûment de Théodore Tronchin, si l’on ne se fût avisé de réimprimer à Amsterdam les Vindiciæ contra Tyrannos, l’an 1660, et d’ajouter après ces paroles, Stephano Junio Bruto Celtâ, cette queue, sive, ut putatur, Theodoro Bezâ auctore. Messieurs de Genève ayant su cela crurent qu’il ne fallait point laisser le nom de Théodore de Bèze sous cette fausse imputation. Ils craignirent que sa mémoire n’en fût flétrie ; voyant que le livre de Junius Brutus était traité comme n’étant pas bon à donner aux chiens : car, quand le roi Jacques eut à repousser le reproche qu’on en faisait à ceux de la religion, il répondit qu’apparemment quelque papiste avait supposé cet ouvrage aux protestans, afin de les rendre odieux : Quem nobis objicit Junius Brutus, author est ignotus, et fortè romanensis ecclesiæ emissarius, ut per illum reformatæ religioni apud principes conflarent invidiam [ak]. Et lorsque les écrivains du parti étaient harcelés sur la même affaire, ils ne manquaient de dire qu’on leur objectait là un inconnu, un homme sans nom et sans figure dans l’église et dans le monde, un fantôme. C’était une nouvelle raison de s’empresser à justifier ce grand serviteur de Dieu, et en tous cas il valait mieux que les reproches tombassent sur des laïques, vrais auteurs des sentimens qu’on objectait, que sur des théologiens innocens. À ces causes, et autres bonnes considérations à ce les mouvant, messieurs de Genève écrivirent au magistrat d’Amsterdam les preuves de l’innocence de Théodore de Bèze [al] ; et c’est apparemment par-là que M. Voët vint à la connaissance du mystère révélé par Simon Goulart. Quoi qu’il en soit, il publia en 1662 [am] une dissertation anonyme ; qu’il inséra quatre ans après au quatrième volume de ses thèses, et il fit voir là-dedans, par plusieurs raisons, que Théodore de Bèze n’était point Junius Brutus, et s’étendit fort au long sur Hubert Languet.

X. Bèze accusé avant le temps que Placcius marque.

M. Placcius l’a relevé sur l’une des preuves justificatives de Bèze ; car M. Voët ayant dit qu’avant l’an 1660 personne, ni entre les amis ou les ennemis de Bèze et de Languet, ni entre ceux qui ont procuré les éditions de Junius Brutus, n’avait imputé ce livre à Bèze, soit expressément soit par soupçon, et qu’ainsi la nouvelle conjecture d’un quidam jetée en l’air [an] ne devait être de nulle force, M. Placcius lui montre que l’an 1652 un Anglais, nommé Jean Philippe, auteur d’une réponse à une apologie pour le roi et le peuple d’Angleterre, assura que Bèze avait composé l’ouvrage de Junius Brutus.

On pouvait reprendre la chose de plus loin, puisqu’il y avait long-temps que ce Jean Philippe avait été devancé par des jésuites français ; de sorte que M. Voët s’abuse, lorsqu’il se prévaut du silence, non-seulement de Bécan, de Gretser, et d’Eudæmon Johannes, mais aussi de toute la société des jésuites, totaque jesuitarum natio ; car on voit qu’en 1611 le père Coton [ao] ayant recueilli divers passages d’auteurs protestans, qu’il crut donner lieu à la récrimination, et n’ayant pas oublié Junius Brutus, mit en marge Theodorus Beza, sive Stephanus Junius Brutus, in libro cui titulus, Vindiciæ contra Tyrannos, etc. Le jésuite Richeome [ap], récriminant tout de même, dans la même vue, et dans la même occasion, s’adressa ainsi à son adversaire : Comment excuseras-tu Beze, qui, caché sous l’équivoque du nom de Junius Brutus, comme toy sous celui d’Anti-Coton accompagné de trois lettres, fait un livre de la puissance legitime du prince, etc. Un ministre de Gergeau, nommé David Home, répondant en 1612 à l’Apologie des jesuites, faite par un père de la compagnie de Jesus de Loyola, nia ce que l’auteur de l’Apologie avait assuré que Théodore de Bèze avait pris le masque de Junius Brutus. Le livre de David Home est intitulé : du Contr’Assassin. On y lit ces paroles à la page 329 : Quant à ce Stephanus Junius Brutus qu’il produit après, nous ne savons qui il est : bien disons nous que le jesuite en affirmant que c’est Theodore de Beze, sans apporter la moindre petite conjecture du monde de son dire, ment jesuitiquement, c’est-à-dire effrontément, et en machiavelliste, qui tient que quand un mensonge ne courroit qu’une demi-heure, il profite tousjours en matiere d’estat, combien que Dieu affirme qu’il ne faut point rendre faux temoignage contre qui que ce soit, comme fait celui-ci contre M. de Beze, és escrits duquel il ne se trouve un seul mot du conseil de tuer les tyrans, etc. Après quelques citations, l’auteur continue ainsi : Voilà des paroles de M. de Beze, qui dementent assez le jesuite, l’affirmant estre l’auteur de ce Traité qu’il produit sous le nom de Junius Brutus, qui n’a nulle conformité avec celui de Theodore de Beze, et qui est en apparence le vrai nom de l’auteur, veu qu’il y a plusieurs hommes doctes portans le surnom de Junius. Un jésuite irlandais [aq] cita comme un livre de Théodore de Bèze celui de Junius Brutus, l’an 1614. Je ne doute pas que bien d’autres, et avant et après les réponses à l’Anti-Coton, n’aient employé cette calomnie contre Théodore de Bèze [* 9], et je m’attends qu’au premier jour on me rendra ce que j’ai prêté à M. Placcius ; je veux dire qu’on me fera voir que je pouvais remonter encore plus haut : d’où il paraîtra de plus en plus combien il faut être réservé sur les affirmations générales, lors même qu’on a la vaste lecture du célèbre professeur d’Utrecht ; car enfin cette grande connaissance qu’il avait de toutes sortes de livres ne l’’empêcha pas d’ignorer, 1°. qu’avant l’année 1660 Bèze avait été accusé plusieurs fois d’avoir composé le livre de Junius Brutus ; 2°. que deux ans avant qu’on fit l’oraison funèbre de Simon Goulart, le public avait su de d’Aubigné que Hubert Languet avait pris ce masque ; 3°. que Grotius avait publiquement désigné M. du Plessis Mornai pour l’auteur de cet écrit.

XI. Apologie des Protestans pour l’Église romaine, par Brereley,

En attendant le retour du prêt, je dirai ici qu’un prêtre anglais, nommé Jean Brereley, cite dans son Apologie des Catholiques par les Protestans [ar], un auteur nommé Sutcliffus [as], qui avait dit que les Vindiciæ contra Tyrannos étaient un livre composé ou par Théodore de Bèze ou par Hotman. Quoique je n’aie pu découvrir en quel temps cette Apologie fut imprimée pour la première fois [* 10], je ne saurais douter que ce n’ait été avant les réponses des jésuites à l’Anti-Coton, puisque j’apprends du traducteur que dès qu’elle eut paru en anglais, Bancroft, qui était alors archevêque de Cantorbéry, chargea quelques savans théologiens, et nommément Morton, d’y répondre, et que la réponse de Morton est intitulée : Catholica Appellatio pro Protestantibus. Or c’est sans doute l’ouvrage de Morton qui, selon le Catalogue d’Oxford, parut en 1606 sous le titre de, A catholice Appeal for Protestante ; et ainsi je ne dois pas juger que ce Catalogue marque la première édition de l’Apologie dans ces paroles de la page 107 ; The Protestants’ Apology for the Roman Church, 1608. Or, comme l’ouvrage de Sutcliffus, cité par Brereley, est la réponse à une requête des presbytériens, et que le Catalogue d’Oxford met l’impression de cette réponse à l’an 1592 sous ce titre ; Answer to a Petition af the consistorian Faction presented to her Majesty, il est clair que le livre de Junius Brutus a été imputé à Théodore de Bèze long-temps avant que les jésuites répondissent à l’Anti-Coton.

Il ne paraît pas que Brereley, qui allègue un nombre prodigieux d’auteurs protestans en toutes matières, eût lu Junius Brutus ; car il n’en cite point de passages : et c’est pour cela que l’évêque de Luçon [at] n’en cita point dans l’écrit qu’il publia contre ceux de la religion en l’année 1618, où il leur objecte quelques autres écrivains imbus maximes de Hubert Languet, desquels il avait trouvé les citations dans Brereley, comme M. Rivet l’insinue, en répondant au jésuite Pétra Sancta. A quo (libello episcopi Lussonensis) video non pauca te mutuatum fuisse, quemadmodùm ille, aut potiùs sacerdos anglus qui tum ei fuit à manu ex laciniis anglo-papistarum [au]. Je n’ai point vu ce livre de l’évêque de Luçon ; mais ce qui me fait croire qu’on n’y a point parlé de Junius Brutus, c’est que David Blondel [av], en répondant à ce prélat, ne lui répond rien touchant cet auteur masqué. Il n’est pas difficile de savoir présentement pourquoi Pétra Sancta [aw] ne parle pas non plus de cet auteur : c’est qu’il emprunta du prélat, comme M. Rivet le lui reproche fort bien, toutes ses citations d’auteurs protestans anti-monarchiques. Il paraît de là que l’auteur de la grande Réponse au Calvinisime de Maimbourg s’est trompé lorsqu’il a dit [ax] que la Méthode attribuée au cardinal de Richelieu, et le jésuite Sylvestre à Sanctâ Petrâ, ont fourni à M. Arnauld l’objection qu’il nous a faite sur l’autorité royale, dans son Apologie pour les Catholiques : car, premièrement, ce n’est pas dans la Méthode, qui n’a été publiée qu’après la mort du cardinal de Richelieu, mais dans un livre qu’il avait publié avant son cardinalat, qu’il a objecté ces sortes d’écrits républicains : et, en second lieu, si M. Arnauld avait puisé dans ces deux sources il n’y aurait pas trouvé l’ouvrage de Hubert Languet, ni l’écrit de Magdebourg, desquels il a fait son fort.

XII. Écrit de Magdebourg.

Cet écrit de Magdebourg a pour titre : De jure Magistratuum in Subditos, et officio subditorum erga Magistratus. Brereley [ay] n’en parle qu’en général, et sur la foi de Sutlivius, qui l’attribue à Théodore de Bèze. Cet ouvrage fut publié l’an 1550 [* 11], sous le nom des habitans de Magdebourg. Je ne sais point si c’est le même [* 12] que celui dont Sleidan donne le précis [az]. Je ne le connais que par l’édition française de l’an 1578, in-12. Elle a pour titre : du Droit des Magistrats sur leurs subjets. Traitté très-necessaire en ce temps, pour advertir de leur devoir, tant les magistrats que les subjets : publié par ceux de Magdebourg l’an MDL [* 13] : et maintenant reveu et augmenté de plusieurs raisons et exemples. Cette édition avait été précédée de plusieurs autres. M. Arnauld [ba] s’est servi d’une traduction latine imprimée, l’an 1576, apud Johannem Mareschallum Lugdunensem, in-8o., et faite sur le français. L’auteur des commentaires, de Statu Religionis et Reipublicæ in Regno Galliæ, fait mention d’un livre qui parut l’an 1573, et qui n’est autre que celui-ci. Il reconnaît [bb] que l’auteur se proposa de faire l’apologie de ceux de la religion, qui étaient alors en guerre civile pour la quatrième fois contre Charles IX. M. de Thou marque expressément sous l’année 1574 [bc], qu’il parut une nouvelle édition d’un livre qui avait été imprimé en Allemagne au temps du siége de Magdebourg, et que cette nouvelle édition était augmentée de plusieurs exemples et de plusieurs raisonnemens. Jean Beccaria, qui réfuta cet ouvrage l’an 1590, le représente comme un livre fort nouveau : Quum superioribus diebus commentabamur aliquid de bello, liceretne scilicet christiano bellare, vel non, prodiit libellus quidam cui hic erat titulus : De jure Magistratuum in Subditos, et officio Subditorum erga Magistratus [bd]. C’est une marque qu’il s’en était fait depuis peu une nouvelle édition, et qu’il n’avait point de connaissance des précédentes. Quelques-uns soupçonnent que Jean Beccaria n’est point le vrai nom de cet auteur [be]. Ce qu’il y a de certain c’est qu’il n’était pas catholique. C’était peut-être une manière de socinien. Il traite mal son adversaire, et le fait passer pour une âme sanguinaire et ennemie de la paix. Videri hominem esse verè sanguinarium, bello, armisque amicum hostem capitalem paci, nomini regio infensissimum, versatum in litteris humanis, præsertim historiis, atque si divinare licet leguleium, in divinis haud adeò multùm : nihil prorsùs habentem illius mansuetudinis et clementiæ illius pacifici, et mitissimi agni Jesu Christi (qui quidem dixit [* 14], Discite à me, quòd mitis sum, et humilis corde ; non autem dixit, Discite à me contendere, et litigare, multò certè minùs bellare), sed abundare spiritu contentionis, ambitionis, et superbiæ : nescire prorsùs quid sit vera concordia, quid pax, quid humilitas, quid patientia, quid sit injuriam pati : sed optimè scire quid sit injuriam inferre, vel illatam vindicare : ignorare etiam omninò quid sit proximus, illud benè scire,

Proximus sum egomet mihi [* 15] :


Christ crucem nec scire, nec scire curare : omnia humana ad trutinam, id est ad suum arbitrium ponderare [bf]. Avouons que M. Arnauld ne connaissait guère cet écrit de Magdebourg.

Un jurisconsulte bavarois, nommé Jean-Baptiste Ficklérus, n’en connaissait que l’édition de l’an 1576. Elle le détermina à le réfuter par un écrit qui fut imprimé à Ingolstad l’an 1578, sous ce titre-ci : De jure Magistratuum in Subditos, et officio Subditorum erga Magistratus : contra libellum cujusdam Calviniani, sub eâdem inscriptione, sed reticito nomine authoris, et loci typographiæ, superiori anno editum ; nunc autem veritatis studio reformatum, retento quidem illius stylo, sed plerisque argumentis ad rei veritatem applicatis. Tractatus brevis et perspicuus, hisce ambiguis temporibus christiano homini lectu admodùm utilis et necessarius.

XIII. Faute du père Labbe.

Je dirai en passant qu’il ne fait pas bon parler des livres qu’on n’a point vus. Le père Labbe, qui avait une lecture presque infinie, et qui néanmoins n’avait jamais vu l’Apologie des Protestans par Brereley, en ouït parler pendant que sa Dissertation sur les Écrivains ecclésiastiques était sous la presse : il voulut faire une addition de quelque chose qu’on lui en avait dit ; mais trois lignes lui coûtèrent deux fautes [bg] : l’une est qu’il appelle Bretleium, au lieu de Brerleium, l’auteur de cette Apologie : l’autre est qu’il lui attribue la préface où le pape saint Grégoire est justifié, au lieu que c’est le traducteur qui l’a faite.

XIV. Adversaires de Bèze qui ne l’ont pas dû accuser.

Ce que j’ai rapporté de Sutlivius nous apprend que la preuve que M. Voët a fondée sur le silence de tous les épiscopaux n’est pas meilleure que celle qu’il a fondée sur le silence de tous les jésuites. Outre cela je remarque que parmi les adversaires de Bèze, qui ne l’auraient pas épargné, dit-il, s’ils avaient pu lui attribuer l’ouvrage de Junius Brutus, il en met pour le moins cinq dont le silence ne prouve rien. Voici ceux qu’il nomme [bh], Charpentier, Baudouin, Castalion, Érastus, Morellus, Saravia, Montaigu, Tilénus, Ladus, et le docteur Bramble. Pour Charpentier, qui a dit beaucoup de mal de Théodore de Bèze, dans la violente satire qu’il écrivit à François Portus, l’an 1972 [bi], il ne pouvait pas parler de Junius Brutus, qui ne parut que quelques années après [bj]. Baudouin et Castalion morts, celui-là en 1573, celui-ci en 1563, en ont pu parler encore moins. Thomas Érastus, il est vrai, a écrit contre Théodore de Bèze sur la matière de l’excommunication ; mais ce fut long-temps avant que le livre de Junius Brutus eût paru. La réponse d’Érastus est datée du 24 de décembre 1569 : le nom de Bèze ne paraissait point dans l’original [bk]. Ce ne fut qu’après la mort d’Érastus que l’on imprima son livre l’an 1589 : ceux qui le rendirent public y fourrèrent le nom de Bèze. Ces deux antagonistes en manuscrit s’étaient fait cent amitiés à Bâle depuis la dispute. Pour ce qui est de Morellus, je ne pense pas que depuis le synode national tenu à Nîmes, l’an 1572, où son sentiment fut condamné, il ait paru sur les rangs. Cet homme avait soutenu, dès l’an 1562, que le droit d’excommunier appartenait, non aux consistoires et aux synodes, mais à tout le corps de l’église. Il fut excommunié pour ce sentiment ; et l’écrit qu’il publia sur cette matière fut brûlé, et défenses furent faites à toutes personnes de le lire [bl]. Il ne laissa pas de persister dans son opinion, et il fut, en 1572, l’un des membres de la cabale qui tâcha de faire changer de telle sorte la discipline des églises, que désormais le pouvoir des clefs fût administré par tout le corps du troupeau [bm]. Ramus était l’un des piliers de cette cabale [bn]. Bèze, qui assista au synode national de Nîmes, l’an 1572 ; s’opposa et de vive voix et par écrit au dessein de ces factieux, et le fit aller en fumée. Quoiqu’il en soit, on ne saurait plus nier qu’avant l’année 1660, l’écrit de Junius Brutus n’ait été souvent donné à Théodore de Bèze dans des livres imprimés : néanmoins celui qui le publia à Amsterdam cette année-là n’en savait rien ; car toute la raison qu’il donne pourquoi il a voulu que le livre fut allongé de cette queue, sive, ut putatur, Theodoro Bezâ autore, est qu’il avait vu un exemplaire sur lequel un savant professeur avait, écrit que Bèze avait composé ce livre. Cela détruit la conjecture de M. Placcius [bo], savoir que l’auteur anglais qu’il cite a été cause que le nom de Bèze a paru dans l’édition de 1660. Je m’étonne qu’il n’ait point cité Milton, qui parle ainsi dans l’un de ses livres : Doctrina hæc nobis haud magis quàm Gallis quos tu hoc piaculo cupis eximere debetur : undè enim Francogallia illa nisi ex Galliâ ? undè Vindiciæ contrà Tyrannos ? qui liber etiam Bezæ vulgò tribuitur [bp]. Au reste, plusieurs ont cru que Milton était l’auteur de l’Apologie de Jean Philippe. M. de Saumaise l’assure sans hésiter [bq]. D’autres usent d’alternative ; ils disent qu’il la composa, ou qu’il fut cause qu’on la publia. Eamdem culpam commissam fuisse in Responsione Philippi Angli ad Apologiam Anonymi cujusdam, etc. aliquando Hartlibo scripsi, cujus libri authorem esse Miltonium, saltem ejus consilio publicatum, firmissimè creditur [br].

V. Auteurs qui ont ignoré en dernier lieu qui est Junius Brutus.

Depuis la dissertation de M. Voët, il a été plus facile de savoir à quoi s’en tenir sur Junius Brutus ; et cependant M. Colomiés, et l’auteur des Nouvelles de la République des Lettres, n’avaient que de fort légères teintures sur ce fait-là, l’un en 1668, l’autre en 1686 [bs]. Bien plus, M. Arnauld composant son apologie pour les Catholiques en 1682, et tirant du livre de Junius Brutus tout ce qu’il y put trouver de plus propre à rendre suspecte aux princes la doctrine des protestans sur l’autorité souveraine, ne s’avisa jamais de fortifier ses preuves par des considérations prises de la personne de l’auteur ; ce qui montre visiblement qu’il ne savait pas à qui l’on attribuait l’ouvrage. Je remarque toutes ces petites choses afin de montrer que ceux d’entre les protestans qui ont dit, dans ces dernières années [bt], que Junius Brutus état un inconnu, un homme sans nom, sans caractère sans autorité, ont pu parler de la sorte sans supercherie, quoique l’un des libelles dont j’ai parlé au commencement de cette Dissertation veuille insinuer le contraire. J’entends cette manière de sermon où l’on censure d’un prétendu penchant pour les libelles et pour les guerres civiles, avec autant de véhémence que jamais ministre en ait témoigné dans un sermon de jour de jeûne, en décriant ses auditeurs comme coupables de la transgression du Décalogue.

XVI. Désaveu donné aux libelles de quelques particuliers.

Et puisque l’occasion s’en présente, il ne sera pas hors de propos de dire ici que les violens reproches de ce sermoneur ont produit un bon effet. Peut-être ne sont-ils pas cause que les méchans petits livres satiriques tombent moins dru qu’auparavant (C) ; mais au moins est-il certain qu’ils ont obligé les plus excellentes plumes du parti [bu] à faire savoir au public, que c’est à tort qu’on veut rendre le corps des réfugiés responsable de ces mauvais livres : si bien que dans toute la postérité il y aura quelques actes contemporains, pour le purger des malignes imputations qu’on tâchera de verser sur cette cause. Qu’on ne dise pas que ces excellentes plumes qui ont donné le désaveu, l’ont fait anonymement ; car ayant répondu pour le général, sans que personne se soit pourvu contre leur déclaration, c’est une marque que le corps y acquiesce. Joignez à cela que le nom de celui qui a écrit tous les quinze jours sur les matières du temps, d’une manière si fine et si judicieuse, est très-connu d’un chacun. Et pour celui qui publie l’inimitable Histoire des Ouvrages des Savans, y a-t-il quelqu’un qui ne le connaisse par son nom ; nom qui depuis long-temps s’est rendu illustre, et dans le barreau et dans l’église et de vive voix et par écrit ; nom que deux frères rendent tous les jours fort célèbre de plus en plus, l’un [bv] par d’éloquentes prédications, et par de savantes réponses à M. l’évêque de Meaux ; l’autre [bw] par l’incomparable journal dont j’ai parlé ; pour ne rien dire d’un cousin [bx] qui a relevé Casaubon à l’attaque des Annales de Baronius. Quant à la Défense des Réfugiés contre l’Avis important, ce ne peut-être qu’une personne très-digne d’en être crue [by], lorsqu’elle assure quelque chose comme de la part de ses confrères. Il satisfait pleinement aux reproches qui regardent l’esprit satirique, et il éclaircit son sentiment sur l’autre point avec une grande dextérité d’esprit. Tout bien considéré, l’on trouvera qu’encore qu’un désaveu qui aurait précédé les sanglans reproches de l’adversaire, et qui aurait été fait par des gens chargés d’une procuration synodale, aurait été et plus glorieux et plus authentique, il n’y a néanmoins que des chicaneurs outrés qui puissent revenir à la charge. Mais je reviens à mon sujet.

XVII. L’Oraison funèbre de Goulart laisse quelque doute.

M. Voët ne s’est pas assez fié au témoignage de Simon Goulart, pour trouver étrange qu’on veuille demeurer encore dans le pyrrhonisme à l’égard de Junius Brutus ; et j’avoue, pour moi, que j’y aperçois encore des difficultés et des embarras, quelque fortement qu’il semble que je me sois déclaré pour Hubert Languet, qui est celui auquel M. de la Mare adjuge le livre. C’est dans un ouvrage qui n’est point encore imprimé (D), et je ne sais. point si la chose y est particularisée, comme dans la Harangue du professeur de Genève, ou autrement ; ni quelles preuves on donne. Si l’on pouvait prouver que l’écrit de Junius Brutus a été public avant la mort de Languet, adieu toute la déposition de Goulart. Ceci excitera peut-être quelqu’un bien pourvu de livres et de loisir à chercher quelques lumières sur ce sujet, et espère que M. Baillet épuisera la matière dans le grand ouvrage qu’on attend de lui sur les auteurs qui ont déguisé leur nom.

XVIII. Faute de la Suite du Ménagiana.

Il y a dans la Suite du Ménagiana [* 16] une faute que je ne dois pas omettre. « C’est un excellent livre que les lettres de Languet. M. Languet était conseiller au parlement, et homme de grand mérite. C’est lui qui est auteur d’un ouvrage admirable intitulé Vindiciæ regiæ contra Tyrannos. Il fit ce livre pour défendre la cause de Henri IV. Comme il y allait de la vie de s’en déclarer auteur, il prit si bien ses mesures avec son imprimeur, et le secret fut si bien gardé par l’intérêt qu’ils y avaient l’un et l’autre, qu’on ne sut que long-temps après la mort de M. Languet, que ce livre était de lui ; et l’imprimeur, qui déclara qu’il l’avait imprimé après la paix faite, découvrit au roi Henri IV comment la chose s’était passée. » 1°. Cette expression conseiller au parlement, doit signifier ici que Hubert Languet a eu cette charge au parlement de Paris. Mais il est certain qu’il ne l’a eue dans aucun parlement de France. 2°. Son livre n’a point le titre de Vindiciæ regiæ, et ne l’a point dû avoir. 3°. M. Ménage ne l’aurait jamais nommé admirable [* 17], s’il avait su quelle est la matière que l’on y traite, et sur quels principes on y raisonne. 4°. Rien ne pouvait être plus pernicieux à Henri IV que le livre de Languet, parce qu’il autorisait les Français à déposer Henri III, et à conférer la couronne au duc de Guise. 5°. Enfin tout le reste du narré, ce secret de l’imprimeur et la découverte du mystère après la paix, sont diamétralement contraires à la vérité et à l’apparence même de la vérité. Je ne nie point qu’en un certain sens M. Ménage n’eût pu juger que cet écrit de Languet est admirable : il y eût trouvé de l’érudition et de l’adresse, beaucoup d’ordre et de méthode, et ce qu’on peut dire de meilleur et de plus solide sur le droit des peuples, qui est une chose bien problématique. Elle a plusieurs beaux côtés [bz], et on la peut soutenir par tant de raisons plausibles, qu’il ne faut pas trouver étrange que non-seulement les esprits factieux, bouillans et brouillons l’aient soutenue, mais aussi plusieurs personnes de grand jugement, et d’une vertu exemplaire. Je puis compter parmi ceux-ci Étienne de la Boëtie, auteur du discours de la Servitude volontaire, ou du Contre-un. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus ennemi des troubles que lui, et il eût bien plutôt employé son esprit et son savoir à les éteindre qu’à les allumer [ca]. Ce qu’il y a de blâmable est qu’assez souvent les mêmes personnes qui écrivent pour le droit du peuple écriraient pour la puissance arbitraire si les affaires changeaient, c’est-à-dire si le pouvoir despotique venait à être exercé en leur faveur, et au grand dommage d’un parti qu’elles haïssent. Quand les catholiques de France, au XVIe. siècle, virent naître les guerres de religion, ils écrivirent fortement pour le droit des rois, mais quand ils virent le droit de la succession dévolu à un prince protestant, ils changèrent de principes [cb] ils écrivirent fortement pour le droit des peuples. Nous avons vu ce caprice ridicule dans l’article de Claude de Saintes. Je doute qu’après la mort de Henri III Arnauld Sorbin eût voulu écrire ce que publia l’an 1576 [cc]. Pierre Charpentier eût-il écrit contre les guerres civiles l’an 1590 ce qu’il écrivit un peu après le décès de Charles IX ? On lui fit une réponse bien verte intitulée Petri Fabri Responsio ad Petri Carpentarii famelici Rabulæ sacrum de retinendis armis, et pace repudiandâ Consilium ad V. C. Lomanium Terridæ, et Sereniaci baronem. Elle fut imprimée à Neustad l’an 1575, et publiée en français l’année suivante, sous le titre de Traitté duquel on peut apprendre en quel cas il est permis à l’homme chrestien de porter les armes, et par lequel il est respondu à Pierre Charpentier, tendant à fin d’empescher la Paix, et nous laisser la Guerre : par Pierre Fabre, à monsieur de Lomanie, baron de Terride et de Seriniac. Il a été nécessaire que je rapportasse ce titre français ; car le latin n’eût jamais fait croire au lecteur que Charpentier animait les peuples à poser les armes, et qu’il ne leur proposait que la soumission évangélique [cd]. Dans tous les partis il se trouve des indiscrets qui publient des ouvrages dont on tâche ensuite de faire honte à tout le corps. Un Anglais nommé William Allen, sous l’usurpation de Cromwel, publia un livre qu’il intitula : Que tuer un Tyran n’est pas un Crime. Un chanoine d’Annecy mit bientôt cette doctrine sur le compte des réformés, dans un ouvrage qui fut réfuté par feu M. Turretin. N’était-ce pas faire un reproche ridicule ? Les communions les plus sages et les plus réglées peuvent-elles retenir la plume fougueuse de tous les particuliers ? Gui Patin fut judicieux quand il parla de ce livre anglais, mais il était mal instruit des circonstances. On a imprimé en Hollande, dit-il [ce], un livre intitulé Traité politique, etc., que tuer un Tyran n’est pas un Meurtre. On dit qu’il est traduit de l’anglais, mais le livre a premièrement été fait en français par un gentilhomme de Nevers, nommé monsieur de Marigni, qui est un bel esprit. Cette doctrine est bien dangereuse, et il serait plus à propos de n’en rien écrire. Je n’aime point qu’on fasse tant de livres de venenis, par la même raison : J’ai toujours en vue le bien public, et je n’aime point ceux qui y contreviennent. Il n’est point vrai que l’écrit anglais ait Marigni pour auteur ; il est Anglais d’origine et Marigni n’était point capable de la gravité et du sérieux qui règne dans cet ouvrage.

XIX. Autre déguisement sous Junius Brutus.

Au reste, Languet n’est pas le seul qui se soit caché sous le nom de Junius Brutus. Le fameux socinien Crellius l’a fait aussi dans un livre sur la Liberté de Conscience. Le Catalogue de la Bibliothéque d’Oxford en fait mention de cette manière : Junius Brutus Polonus ; Vindiciæ pro Religionis Libertate, et nous renvoie à Val. Magnus. Mais quand on va consulter l’article du père Valérien Magni, on n’y trouve rien qui ait du rapport à ce Junius Brutus Polonus, excepté qu’il y est fait mention d’un livre imprimé comme le sien à Eleuthéropolis [cf] ; et, là même, le Catalogue nous renvoie à Pet. Haberkorunius, quoique M. Hyde n’ait mis sous ce nom-là aucune chose qui ait du rapport, ou au père Valérien, ou au Junius Brutus Polonais. On est renvoyé encore de l’article de Pétrus Haberkornius à celui de Feurbornius, où néanmoins il ne se trouve quoi que ce soit qui exprime aucun rapport aux autres articles. Je n’ignore pas la relation qui est entre le capucin Valérien Magni et le professeur Haberkorn : ils ont disputé l’un contre l’autre de vive voix, et Haberkorn a publié entre autres livres un Anti-Valérien (E), que M. Baillet n’a pas oublié dans son curieux recueil des Anti [cg]. Mais puisque M. Hyde ne nous donne rien qui marque cela, il me semble que les renvois ne servent de rien, et que c’est un petit défaut d’exactitude dans un des ouvrages les plus exacts qui se soient faits en ce genre-là.

La fin de cette Dissertation sera un passage de la préface du Sorbériana. « Je n’ai jamais pu savoir ce qu’était devenu son [ch] petit Traité de Pace et Concordiâ inter Christianos conciliandâ, non plus que la traduction qu’il avait faite du livre imprimé en l’année 1637, sous le titre de Junii Bruti Poloni. Vindiciæ pro Religionis Libertate, qui n’est pas, comme quelques-uns l’ont cru, du savant Hubert Languet, quoiqu’il se soit autrefois déguisé sous ce nom là en ses Vindiciæ contra Tyrannos, et qu’il faut regarder comme une suite que l’on a voulu donner au Traité de Libertate ecclesiasticâ imprimé en 1607, qui, sans contredit est de Casaubon, lequel aussi en parle assez ouvertement en sa lettre CCCXXXIX de l’édition de la Haye, bien qu’il en eût parlé en termes assez couverts en deux ou trois autres lettres précédentes. »

Depuis la première édition de ce Dictionnaire j’ai appris un fait qui m’a paru fort curieux [ci]. Il est dans un livre anglais qui fut imprimé à Londres l’an 1649, pour servir d’apologie à un écrit que les ministre de cette grande ville avaient publié depuis peu, et de réponse aux invectives répandues dans un livre de Jean Price. Donnons le titre de l’ouvrage où se trouve le fait en question : A modest and clear Vindication of the serious Representation, and late Vindication of the Ministers of London, from the scandalous Aspersions of John Price, in a pamphlet of his, entitled, Clerico-Classicum, or, the Clergies Alarum to a third War. Jean Price avait reproché aux ministres que plusieurs d’entre eux avaient publié des ouvrages qui ne sont propres qu’à exciter des rébellions, et il avait mis au quatrième rang Théodore de Bèze, comme l’auteur du Vindiciæ contra Tyrannos. Vous avez grand tort, lui répondit-on, de suivre en cela l’écrivain papiste de l’ouvrage intitulé, Imago utriusque Ecclesiæ, Hierosolimæ et Babylonis, par P. D. M. Cet écrivain, qu’on croit être Tobias Matthewes, a dit dans la page 105 que le livre de Junius Brutus est de la façon de Théodore de Bèze ; pouvez-vous agir équitablement. envers un théologien aussi orthodoxe que ce Théodore, quand vous adoptez les calomnies des papistes contre un protestant si zélé ? Le même auteur qui l’accuse d’avoir fait le Vindiciæ contra Tyrannos ne l’accuse-t-il pas aussi d’avoir usurpé la paroisse et la femme d’un autre ? Il n’y a pas moins de fausseté dans cette accusation-là que dans celle-ci. Il est facile de prouver qu’il n’est pas l’auteur de ce livre : un homme si sage et si docte eût-il voulu affirmer dans un ouvrage le contraire de ce qu’il avait enseigné dans un autre ? Il insiste dans tous ses écrits à faire voir qu’on doit se soumettre aux magistrats : il ne dit rien ni de la déposition, ni du meurtre des monarques, le but unique de l’écrit de Junius Brutus. On pourrait tirer des œuvres de Théodore de Bèze un grand nombre de passages directement opposés aux principes de ce Brutus ; en voici un ou deux : Il n’a été donné aux particuliers, dit-il [* 18], qui sont sujets d’un tyrans, aucun remède que l’amendement de vie, les prières et les larmes. Il veut bien qu’ils désobéissent aux ordres du prince contraires à la loi de Dieu, mais non pas qu’ils prennent les armes contre lui. Aliud esse non parere quàm resistere, vel ad arma se comparare quæ à Domino non acceperis [* 19]. Il a fait un livre de Hæreticis à Magistratu puniendis ; mais il n’a pas dit un seul mot de Magistratibus ab Hæreticis puniendis. Cet ouvrage de Junius Brutus, poursuit-on, que de bons auteurs, dites-vous, attribuent à Théodore de Bèze, est dans le vrai l’écrit d’un jésuite. Nous savons de bonne part que le jésuite Persons l’a composé. Quelques personnes qui vivent encore peuvent rendre témoignage qu’un certain libraire nommé Rench fut condamné à être pendu, pour avoir mis cet ouvrage sous la presse avec un autre livre que le même auteur a fait sous le nom de Doléman. Il y a dans la chambre qui tient présentement ses séances à Westminster, un député qui a fait traduire en anglais l’ouvrage de Junius Brutus par le même Walcker qui a composé les Mercures de chaque mois. Cette traduction a été rendue publique ; mais de peur de faire connaître que le livre est du jésuite Persons, le nom de Junius Brutus en a été effacé, et l’on y a mis un autre titre.

Voilà ce que portent les extraits latins que j’ai fait faire de ce livre anglais. C’est une chose curieuse, ce me semble, que le jésuite Robert Persons passe en Angleterre pour l’auteur du Vindiciæ contra Tyrannos d’Étienne Junius Brutus, mais je ne saurais croire que l’on ait raison de lui donner cet ouvrage [cj]. Il ne paraît guère possible qu’un jésuite anglais ait écrit en ce temps-là sur une telle question, sans rien dire qui eût relation à l’Angleterre, et qui ne sentît un Français bon protestant.

  1. * Leclerc, à la fin de l’édition de Bayle de 1734, a donné une Critique de la Dissertation de M. Bayle, concernant le livre d’Étienne Junius Brutus. Joly, qui a reproduit cette Critique, y a fait des additions, et quelquefois des observations. Leclerc fait tout son possible pour détruire l’opinion de Bayle, qui donne le livre à Languet, et il l’attribue à du Plessis Mornai. Joly avoue qu’il lui est impossible d’être de cet avis, et ajoute cependant que les raisons de Bayle ne sont pas convaincantes ; aujourd’hui et depuis longtemps l’opinion de Bayle a prévalu. Joly est entré dans quelques détails sur les diverses éditions du Vindiciæ ; il en existe une seule traduction qui n’a eu qu’une seule édition : encore fut-elle supprimée, ce qui explique sa rareté. Cette traduction, in-8o. de 264 pag., sans nom de lieu ni d’imprimeur, porte la date de 1581, ; Jansson ab Almeloveen, dans sa Vie des Étiennes, prétend qu’elle fut imprimée chez Fr. Étienne : Niceron, dans ses Mémoires, tom. III, pag. 295, dit que Fr. Étienne a donné une traduction de l’ouvrage de Languet ; mais on ne saurait, dit Joly, conclure du passage d’Almeloveen, que l’imprimeur de la version en soit l’auteur.
  2. (*) Dionys. Halicarn., lib. V.
  3. * David Constant, né en 1638, est mort en 1733. Fabricius, dans sa Bibl. latina, parle des notes de D. Constant sur les Traités de Cicéron des Offices et de l’Amitié.
  4. * C’est Bayle lui-même.
  5. (*) Tom. II, liv. II, chap. II, p. 108.
  6. (*) Tom. I, liv. II, ch. XV, p. 91.
  7. * Leclerc, qui, à l’article Goulart, tom. VII, pag. 173, avait combattu ses sentimens de Bayle, y revient encore ici. Joly a fait quelques notes sur les critiques de Leclerc.
  8. * Voyez la note ajoutée sur la rem. (B).
  9. * Leclerc cite encore, comme étant de cette opinion, 1°. Baricave, docteur en théologie (dans la Défense de la Monarchie française, etc., Toulouse, 1614, in-4o.) ; 2°. Gabriel Martin, libraire (dans sa Bibliotheca Fayana) ; 3°. et Jean Fabricius, (Historia Bibl. Fabricianæ, tom. III, pag. 155.)
  10. * Ce fut certainement en 1608, dit Leclerc.
  11. * Rien le plus faux, dit Leclerc.
  12. * Ce sont deux écrits différens, dit Leclerc.
  13. * Ces mots, publié par ceux de Madgebourg, l’an MDL, ne sont qu’une pure supercherie, dit Leclerc ; une grande partie de ce livre contient des faits postérieurs à cette année 1550.
  14. (*) Math. 11.
  15. (*) Terentius.
  16. * Amsterdam, 1713, tom. II, pag. 92 ; Paris, 1715, tom. III, pag. 134.
  17. * La Monnoie, dans le Ménagiana, 1715, tom. III, pag. 136, et 1716, tom. IV, pag. 62, pense que les amis de Ménage ont rapporté comme de lui beaucoup de choses qui n’en sont pas, et que celle-ci est du nombre.
  18. (*) Nullum aliud remediam proponitur privatis hominibus tyranno subjectis præter vitæ emendationem, preces et lachrymas. Beza in Confessione Fidei christianæ, cap. V, circa finem.
  19. (*) Idem, ibid.
  1. L’Avis important aux Réfugiés.
  2. De Scriptis Adespotis, pag. 89, edit. Amstel., 1686.
  3. In Grotium, de Jure Belli et Pacis, lib. I, cap. IV, pag. 271.
  4. Voyez sa question III, pag. 198. 211.
  5. Xiphilin., in Domit., sub fin.
  6. Lib. III, contra Monarchomachos, cap. I, pag. m. 311. Vide etiam p. 189.
  7. Voyez la remarque (H) de l’article Hotman, tom. VIII, pag. 279.
  8. Il est connu par plusieurs bons livres latins et français, et en dernier lieu par un système de morale en latin.
  9. À la p. 300 de l’édition de Francfort, 1687.
  10. Dans les Nouvelles de septembre 1684, art. VI, pag. m. 697.
  11. Voyez une lettre latine imprimée à la fin du Traité de Deckhérus, de Scriptis Adespotis, pag. 360, édit. Amst., 1686.
  12. Colomiés, dans ses Opuscules, pag. 130, edit. Ultrajecti, 1669 ; la première édition est de Paris, 1668.
  13. D’Aubigné, tom. I, liv. II, ch. XVII, pag. 124.
  14. D’Aubigné se trompe ; Languet était de Viteaux dans le duché de Bourgogne.
  15. Tom. II, liv. II, chap. II, pag. 670.
  16. On voit assez que c’est ou une faute d’impression ou un petit défaut de mémoire, comme il arrive souvent sur les noms propres, et qu’il faut lire Hubert Languet.
  17. Voyez ci-dessus l’article Acidalius, tom. I, pag. 176, remarque (G) ; et le 2e. article Maldonat, tom. X, pag. 165, remarque (I), à la fin.
  18. C’est celle de Giessæ Hassorum, 1687.
  19. C’est son Museum, où il dit : Qui se Bruti nomine dissimulat sive Mornaus is est, sive Hubertus Languetus.
  20. À Strasbourg, l’an 1674, avec ses Institutiones Politicæ.
  21. Voyez la IIe. dissertation, pag. 322 ; et la XVIe., pag. 209.
  22. Grot. Append. de Antichr., p. 59, édit. in-12, Amst. 1641.
  23. C’est la DCXLI de la IIe. partie.
  24. Grot. Epist., pag. 949.
  25. La DCXLV de la IIe. partie.
  26. Sam. Maresius, Antichr. revel., lib. I, pag. 336, 337.
  27. Idem, ibid., lib. II, pag. 50.
  28. Idem, ibid, pag. 52.
  29. Idem, ibid., pag. 61.
  30. Rivet., Operum tom. III, p. 1163.
  31. Voyez Maimbourg, Histoire de l’Arian., tom. I, pag. 347, édition de Hollande.
  32. Horat., lib. I, sat. II, vs. 108.
  33. Voyez son article, ci-dessus dans son rang, tom. XIV, pag. 259.
  34. Voyez la remarque (B).
  35. On supposait en ce temps-là que plusieurs livres s’imprimaient à Edimbourg, comme en 1574. Le Réveil-matin des Français, composé par Eusèbe Philadelphe Cosmopolite (c’est un nom déguisé), et le Traité de Furoribus Gallicis, sous le faux nom d’Ernestus Varamundus Frisius, en 1573.
  36. Gisbertus Voëtius.
  37. Operum Regiorum, pag. 578. Ce qui a été ainsi traduit en français, Junius Brutus, qu’il (le cardinal du Perron) nous objecte, est un auteur inconnu ; et peut-être que quelqu’un de l’église romaine l’a fait exprès, pour rendre odieux aux princes ceux de la religion, pag. 137 et 138 de la Défense du Droit des Rois, imprimée en 1615, contre la Harangue du cardinal du Perron.
  38. Placcius, de Script. anonym., pag. 169.
  39. Il marque lui-même cette année au IVe. volume de ses Thèses, pag. 230. Placcius, ibid., la met en 1661.
  40. La phrase grecque qu’il emploie est peut-être plus énergique : ἀεροϐατοῦντι ςοχασμῷ τοῦ δεῖνα.
  41. Réponse Apologélique à l’Anti-Coton et à ceux de sa suite, pag. 173.
  42. À la page 471 de l’Examen catégorique du libelle Anti-Coton, imprimé en 1613. Il met en marge : Junius Brutus de Bèze de legitimâ Potestate, etc.
  43. Henricus Fitz-Simon, in Britannomachiâ Ministrorum, imprimés à Douai, l’an 1614.
  44. Page 636 de la traduction en latin faite sur l’anglais, par Guillaume Raynérius, et imprimée à Paris en 1615, in-4o. L’auteur y est appelé Brerléius, mais dans de Catalogue d’Oxford Brereley.
  45. C’est celui que nous nommons en latin Mathæus Sutlivius (Raynérius le devait ainsi nommer) ; il était bon protestant, mais fort opposé aux presbytériens. J’ai donné son article, tom. XIII, pag. 571.
  46. Depuis ce temps-là il a été le cardinal de Richelieu.
  47. Rivetus, Operum tom. III, p. 505, num. 5. Blondel, dans sa Modeste Déclaration, pag. 287, parle plus expressément : l’on emprunte, dit-il, de l’Apologie de Jean Brereley Missotier, Anglais, l’invention de mutiler quelques passages.
  48. Modeste Déclaration de la sincérité des Églises réformées, à Sedan, 1619.
  49. Silvest. Petra Sancta, not. in epist. Petri Molinæi ad Balzacum.
  50. Tom. II, pag. 286 de l’édit. in-4o.
  51. In Apologiâ Protestent., pag. 613.
  52. Sleid., lib. XXII init. Voyez la Cabale Chimérique, 2e. édition, pag. 139 et suiv.
  53. Voyez son Apologie pour les Catholiques, Ire. partie, chap. IV, pag. 50.
  54. Commentar. de Statu Reip. et Relig., ad ann. 1573, folio m. 118 verso.
  55. Thuan., lib. LVII, pag. m. 50. J’ai vu une édition in-8o. faite l’an 1574.
  56. Jo. Beccaria, Refutat. cujusd. Libelli, pag. 1.
  57. Voëtius, Disp., tom. IV, p. 238.
  58. Beccaria, Refutat. cujusd. Libelli, pag. 9.
  59. Tom. I, pag. 786.
  60. Voëtius, Disput., tom. IV, pag. 234.
  61. Touchant cette lettre, voyez ci-dessus remarque (A) de l’article Charpentier, tom. V, pag. 85.
  62. Je ne crois pas que Charpentier ait rien écrit depuis l’impression du Vindiciæ contra Tyrannos.
  63. Voyez la préface de Bèze, au traité de verâ Excommunicatione.
  64. Voyez le livre de Thomas Erastus, de Excommunicatione, pag. 69, 70.
  65. Ant. Fayus, in Vitâ Th. Bezæ, p. 49. Voyez aussi Bèze, Hist. ecclesiast., lib. VI, pag. 34.
  66. Simler., in Vitâ Bullingeri, fol. 45.
  67. Placcius, de Scriptor. anonymis, pag. 169.
  68. Johannes Miltonus, Defens. secunda, pag. 99, edit. Hag., 1654.
  69. Salmas, Respons. ad Jo. Miltonum, pag. m. 19.
  70. Hadrianus Ulacq, in præfatione Apologiæ secundæ Miltoni, edit. Hag., 1654.
  71. Voyez ci-dessus, citations (k) et (l), et (m).
  72. Daillon, Examen de l’Oppression des Réformés, 1687. Jurieu, Réponse à Maimbourg, 1683.
  73. L’auteur des Lettres sur les Matières du Temps ; celui de l’Histoire des Ouvrages des Savans : celui de la Défense des Réfugiés, contre l’Avis important.
  74. M. Basnage, ministre de Rotterdam.
  75. M. Basnage de Beauval, docteur en droit.
  76. M. Basnage de Flottemanville, ministre à Zutphen.
  77. C’était un ministre nommé Coulan, qui est mort en Angleterre depuis deux ou trois ans. On écrit ceci l’an 1696.
  78. On a ici un grand exemple de l’incertitude des connaissances humaines ; car cette même cause qui a de si beaux côtés en a de si laids qu’ils font horreur.
  79. Voyez Teissier, aux Éloges tirés de M. de Thou, tom. I, pag. 216. Il cite Montaigne, chap. XXVII du Ier. livre des Essais ; et M. de Thou, liv. LVII.
  80. Voyez l’article Hotman, tom. VIII, pag. 280, rem. (I).
  81. Il publia un livre intitulé Le vrai Réveil-matin des Calvinistes et Publicains français, où est amplement discouru de l’Autorité des Princes et du Devoir des Sujets envers iceux.
  82. Le titre français n’exprime pas clairement la thèse que Charpentier avait soutenue.
  83. Patin, Lettre CLIV, pag. 604 du Ier, volume. Elle est datée du 21 de novembre 1659.
  84. Là même Bibliothéque des Anti-Trinitaires, qui apprend, pag. 117, que Crellius a écrit sous le nom de Junius Brutus, apprend, pag. 133, que cet autre livre a pour auteur Joachim Stegman, et qu’il a pour titre : Brevis disquisitio, quomodo vulgo dicti Evangelici Pontificios, ac nominatim Valeriani Magni de Acatholicorum credendi regulâ judicium, solidè atque evidenter refutare queant. Eleutheropoli, apud Godfridum Philalethium, 1613, in-12.
  85. Num. XXXIX.
  86. C’est-à-dire de Sorbière.
  87. M. Hill, ministre de l’église anglaise de Rotterdam, a eu la bonté de me l’apprendre, et de me prêter le livre.
  88. M. Hill m’a dit que Christophe Love, ministre de Londres, qui fut décapité sous l’usurpation de Cromwel, a soutenu dans un livre que Persons est le faux Junius Brutus.

(A) Le plus envenimé de tous les libelles..…. au sujet des révolutions d’Angleterre. ] C’est celui qui a pour titre : Le nouvel Absalon, etc. On l’attribue à M. Arnauld : cette opinion est imprimée dans un livre qui a pour titre : Histoire des Troubles causés par M. Arnauld après sa mort, ou le Démêlé de M. Santeuil avec les jésuites [1]. C’est à la page 29 qu’on trouve cela. Si l’auteur de cette histoire ne se trompe pas quant à l’auteur du libelle [* 1], il se trompe pour le moins quant au lieu de l’impression ; car il est faux que M. Arnauld ait publié en Hollande cet écrit-là. Je ne crois pas même qu’il y fût alors. Le Mercure historique et politique de l’an 1696 a fait prendre garde à la découverte de l’auteur de ce libelle, en parlant de ce démêlé de M. Santeuil.

(B) On a vu à Lausanne quelques pages de ce livre, écrites tant de la propre main de Languet, que de la manière qu’un auteur écrit. ] Il pourrait être que la première édition de Junius Brutus se fit à Lausanne [* 2]. M. Rivet, cité ci-dessus, certifie qu’elles se fit hors de France. Personne n’ajoute foi au titre portant que ce fut à Édimbourg. Barclai, selon Voëtius [2], dit, in præfat. libri de regno, etc., qu’il s’est servi d’un exemplaire imprimé à Édimbourg en 1579 ; mais qu’il croit que le libraire a supposé cette ville. Je ne trouve point ce passage dans mon édition de Barclai, qui est celle de Hanau, en 1617, où il n’y a pas même de préface ; mais je l’ai trouvé depuis peu dans l’édition de Paris 1600, in-4°., qui contient une préface de quatre pages. Outre ce que dit ici Boéclérus de quelques pages de l’original, vues à Lausanne, Deckher, page 90, assure avoir ouï dire, en 1667, qu’on avait trouvé tout l’original dans la même ville. Je ne sais pourquoi M. Voët a conjecturé que la première édition de ce livre est de l’an 1587. Je lui avoue que les Catalogues de Draudius ne font rien contre sa conjecture, encore qu’ils marquent que le Junius Brutus a été imprimé à Édimbourg l’an 1580 ; car comme ils ont été poussés jusqu’en 1610 dans l’édition citée par M. Voët [3], on a pu y marquer de la sorte Junius Brutus, soit qu’il ait été imprimé pour la première fois en 1587, avec l’antidate de 1580, soit que la première édition soit de l’an 1580, sans nulle antidate. Mais que dira-t-il contre l’Épitome de la Bibliothéque de Gesner, imprimé l’an 1583, où se trouve Junius Brutus comme imprimé in-8°. à Édimbourg, en 1580 [4] : dira-t-il de la Bibliothéque française de du Verdier, imprimée l’an 1585, où [5] se trouve la traduction française du même livre, comme imprimée in-8°., par François Étienne, l’an 1581 ? Ce sont des preuves convaincantes que si la première édition n’est pas de l’an 1579, comme le titre le porte, elle a du moins précédé de quelques années l’an 1587.

(C) Peut-être ne sont-ils pas cause que les méchans petits livres satiriques tombent moins dru qu’auparavant. ] C’est bien fait de parler de cela par un peut-être, car il y a bien plus d’apparence que deux autres choses sont cause de la diminution : premièrement, l’indignation que les honnêtes gens avaient déjà témoignée ; en second lieu, un commencement de lassitude dans les lecteurs, qui ne manque jamais d’arriver lorsqu’ils sont trop souvent servis d’un même ragoût, et lorsque parmi la multitude de ceux qui se mêlent de l’apprêter, il s’en trouve beaucoup qui le font fort fade et fort insipide. C’est une maxime que les auteurs doivent consulter soigneusement, qu’il ne faut jamais abuser de l’avidité du public ; qu’il faut éviter la satiété jusques dans l’admiration, et pour cela ne pas déférer avec excès à ce compliment des académies d’Italie, Di grazia, Signor, un’ altra volta. Ce compliment est sans doute un témoignage d’approbation, et tout le monde s’en sert pour un musicien qui a charmé plus qu’à l’ordinaire, et alors on n’est pas fâché d’être pris au mot ; mais qui voudrait abuser de la courtoisie jusques à passer la règle des grecs, δὶς καὶ τρὶς τὸ καλὸν, bis et ter quod pulchrum, et même ce qu’a dit un poëte latin [6], qu’il y a tel poëme qui plaît jusqu’à la Xe. répétition, decies repetita placebit, mériterait d’être renvoyé au vieux proverbe du chou recuit, δὶς κράμϐη θἁνατος, crambe bis positâ mors. Il n’est pas juste que le public soit exposé au traitement déplorable de ces régens de rhétorique d’autrefois, qui étaient contraints d’entendre en plusieurs manières les déclamations de toute leur classe sur le renversement des trônes.

Declamare doces, ô ferrea pectora Vetti !
Cùm perimit sævos classis numerosa tyrannos
Nam quæcunque sedens modò legerat, hæc eadem stans
Perferet : atque eadem cantabit versibus iisdem.
OCCIDIT MISEROS CRAMBE REPETITA MAGISTROS [7].

La condition des régens n’est pas meilleure aujourd’hui. Il dictent un thème à toute une classe, pour le revoir ensuite tourné en plusieurs manières par leurs écoliers ; littéralement par les uns, paraphrasé par les autres, en vers ou en grec par quelques-uns, en deux sortes de prose latine par quelques autres. C’est toujours le même thème, toujours la même chose, sous différens mots. Le public n’étant point payé pour cela ne doit pas s’y laisser réduire. Or il est certain qu’on nous a tant de fois rebattu les mêmes choses, et qu’on a laissé si loin derrière soi les bornes posées dans le nombre de dix, qu’il ne faut pas s’étonner que cette pluie tombe moins dru présentement. Tout le monde s’en mêlait [8] ; il ne serait donc pas étrange que le métier n’en valût plus rien.

(D) M. de la Mare adjuge le livre. C’est dans un ouvrage qui n’est point encore imprimé. ] J’en parlais ainsi l’an 1696 ; mais présentement il faut que je dise qu’on l’a imprimé à Hall en Saxe, l’an 1700. Je n’y ai pas trouvé ce que j’en avais attendu ; M. de la Mare me laisse dans toute l’incertitude où je pouvais être auparavant. Il dit [9] que l’année 1580 fut fertile en écrits de politique, puisqu’outre le Traité de la Servitude volontaire, composé par la Boétie, et la Franco-Gallia d’Hotman, on vit paraître le Vindiciæ contra Tyrannos, ouvrage, continue-t-il, composé par Hubert Languet. Cela est très-certain, j’en ai bien des preuves, et quand je n’aurais que celle dont je vais parler, j’en aurais suffisamment. Ad Vindicias rodeo, quas etsi nonnulli tribuere videantur Francisco Hottomano, certissinum tamen est illarum auctorem esse Languetem, cujus rei quamvis alia me deficerent argumenta, sunt autem quàm plurima, unum instar omnium hoc erit, quod modò sum prompturus Antonii Vioni Herovallii fide [10]. Cette grande preuve, l’unique que M. de la Mare ait voulu communiquer au public, consiste en ceci, c’est qu’il avait ouï dire à M. Vion d’Hérouval, qu’Henri III ayant su que Simon Goulart connaissait l’auteur du Vindiciæ contra Tyrannos, le fit venir tout aussitôt, et lui demanda le nom de cet écrivain ; que Goulart se contenta de répondre que son serment l’engageait à ne rien dire pendant la vie de cet auteur ; que le roi ajouta en vain les menaces aux prières, et que rien ne fut capable d’ébranler la fermeté de Goulart, qui, par un exemple rare de fidélité et d’amitié, persista à tenir caché pendant la vie de Languet le mystère qui n’avait été confié qu’à lui. Cui (Henrico III) cùm Gulartius præfractè respondisset, non nisi post auctoris obitum nomen illius revelare sibi licitum esse, quod solemni sacramento observaturum se promiserat, rexque precibus minas adderet, perstitisse tamen in proposito Gulartium, neque precibus neque minis adduci unquàm potuisse, ut priusquàm fato functus fuisset Languetus, quod sibi soli commiserat arcanum proderet, raro constantis fidei et amicitiæ exemplo [11]. Voilà une preuve qui ne nous sert de rien ; car quand même M. Vion d’Hérouval aurait mieux connu les circonstances du fait, nous n’apprendrions de lui que ce qu’on savait déjà. Il est visible qu’il tenait, ou médiatement ou immédiatement, de l’Oraison funèbre de Simon Goulart, les particularités qu’il raconta à M. de la Mare. Il ne pouvait donc pas être un nouveau témoin. Or, soit par un défaut de mémoire, soit que d’autres l’eussent mal instruit de la narration de Théodore Tronchin, il la rapporta très-mal, puisqu’il n’est point vrai qu’Henri III ait mandé Simon Goulart, qu’il l’ait prié, qu’il l’ait menacé, et que Goulart ait répondu que son serment l’engageait à ne rien dire, et que le secret n’avait été confié qu’à lui. Je m’étonne que M. de la Mare ait cru qu’un ministre répondit impunément de cette façon à Henri III. Je ne parle point de la fausse époque qu’il donne au livre d’Étienne de la Boétie, et à celui de François Hotman.

(E) Un Anti-Valérien. ] M. Baillet [12] dit que l’Anti-Valérien attaque un livre de controverse du père Valérien Magni, imprimé à Vienne en Autriche, l’an 1641, sous le titre de Judicium de Acatholicorum et Catholicorum Regulâ credendi. Cela est très-vrai ; mais j’observe que cet ouvrage du capucin Valérien Magni est composé de deux traités, qui ne sont pas frères jumeaux. Celui qui regarde la règle de foi des non-catholiques est plus vieux de quelques années que l’autre. Il vint au monde à Prague l’an 1628. Plusieurs protestans le réfutèrent : Jean Major en 1630, Jacques Martini et Jean Botsac en 1631, Conrad Bergius en 1639. Un socinien s’en mêla aussi l’an 1633, sans se nommer : c’est Joachim Stegman dont j’ai dit un mot ci-dessus [13]. Il faisait plus de tort à la cause que de bien. Ce livre du capucin fut réimprimé à Vienne l’an 1641, avec les répliques de l’auteur à ces cinq antagonistes, et avec le traité de Catholicorum Regulâ credendi.

  1. * Leclerc reproche à Bayle de dire qu’on attribue à Arnauld le Nouvel Absalon, pour faire croire que Bayle adopte cette opinion.
  2. * Ce ne fut pas à Lausanne, mais à Bâle, où, comme le dit Leclerc, Thomes Guarin avait son imprimerie ; mais le livre porte la fausse adresse d’Édimbourg.
  1. Il été imprimé à Paris l’an 1696 ; mais on n’y a mis ni le lieu de l’impression ni le nom de l’imprimeur.
  2. Voëtius, Disput., tom. IV, pag. 233.
  3. Selon M. Voët, Dandrius, pag. 913, marque Stephani Junii Vindiciæ contra Tyrannos, etc., Edembergæ 80 et 81, latinè et gall. L’édition de Drandius dont je me sers est de 1625 : elle fait mention quatre fois de ce livre, savoir pag. 809, où l’édition d’Édimbourg, 1579, et celle de Strasbourg, in-12, sont marquées ; pag. 1235, où l’édition d’Amsterdam 1611 est marquée ; pag. 1275, où l’édition de Strasbourg est encore mise ; et pag. 84 des Livres Français, où se voit le titre de la traduction, comme dans du Verdier.
  4. Pag. 766, et par-là il paraît que M. Voët n’a pas dû se prévaloir de ce que du Verdier, dans le Supplément de cet Épitome, n’a point parlé de Junius Brutus, puisque ce Supplément ne touche que les émissions de l’Épitome.
  5. Pag. 300.
  6. Horat., de Arte Poëticâ.
  7. Juven., satir. VII, vs. 150.
  8. Expectes eadem à summo minimoque poëtâ.
    Juven., satir. I, vs. 14.

  9. Vitâ Huberti Langueti, pag. 113.
  10. Idem, pag. 124.
  11. Ibid, pag. 125.
  12. Baillet, dans ses Anti, num. XXXIX.
  13. Citation (rr).

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