Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Dioscoride


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DIOSCORIDE, en latin Dioscorida [a], île de la mer Rouge, selon Étienne de Byzance. On croit qu’elle se nomme aujourd’hui Zocotora. Si c’est la même que celle dont parle Montagne, il faut que l’on en ait fait des relations bien différentes ; car selon M. Moréri [b], les habitans de Zocotora n’ont point d’autre religion que la mahométane, et ne souffrent l’exercice d’aucune autre, et ils sont naturellement fourbes. Mais, selon l’auteur cité par Montagne, ils sont chrétiens, et les plus honnêtes gens du monde, sans autre défaut que celui de n’entendre rien dans la religion qu’ils professent. Cela est plus ordinaire qu’on ne pense, et peut s’accorder en quelque façon avec les principes des quiétistes (A), gens dont la prétendue dévotion s’est chargée de tant de folies mystérieuses, qu’il n’y a presque point d’extravagance, mi de blasphème, à quoi elles ne confinent par quelque bout. Mais voyons ce que dit Montagne (B).

  1. C’est ainsi que Pinedo, in Steph. Byzant., pag. 239, soutient qu’il la faut nommer.
  2. Il cite Daviti et Linschot.

(A) Cela peut s’accorder en quelque façon avec les principes des quiétistes. ] Ces misérables docteurs enseignent [1] que la perfection de la contemplation ne consiste pas à connaître Dieu plus parfaitement que les autres, mais à ne le point connaître. Que [2] le vrai contemplatif ne se forme point d’idée de Dieu ; qu’il n’a de connaissance distincte d’aucun de ses attributs ; qu’il ne le connaît point par des idées, par des réflexions, et par des raisonnemens, mais par une foi obscure, générale et confuse, sans distinction de perfection, d’attributs, ni de personnes. Que la vraie contemplation parfaite a pour seul objet l’essence de Dieu, considérée sous l’idée la plus abstraite qu’il est possible. Que « [3] l’âme doit se persuader que les créatures sont trop grossières pour lui servir de maître et de guide dans la connaissance de Dieu. Il faut donc que l’amour prenne les devans, et qu’elle laisse l’entendement derrière. Que l’âme aime Dieu comme il est en lui-même, et non comme l’imagination le lui représente. Que si elle ne peut le connaître tel qu’il est, qu’elle l’aime sans le connaître sous le voile obscure de la foi, à peu près comme un enfant qui n’aurait jamais vu son père, et qui s’en rapportant à ceux qui lui en parlent l’aimerait autant que s’il l’avait vu. » Que tout ce que l’Écriture Sainte dit de Dieu [4] ne peut passer que pour des fleurs ; et s’y arrêter, c’est s’arrêter à la superficie, parce que Dieu ne pouvant se comprendre par l’esprit, ne peut aussi être expliqué par les paroles, et quand nous voulons par-là nous élever à lui, nous nous abaissons. Que [5] Dieu n’a fait écrire ces livres que pour nous donner une haute opinion de sa grandeur, afin que si nous l’aimions en ce qu’on dit de lui, nous l’aimassions encore plus en lui-même. [6] Mais que si l’âme aimait Dieu tel qu’il est représenté dans les écritures, elle n’aimerait qu’un fantôme, ou que le masque de Dieu, et non pas Dieu tel qu’il est. Que « [7] Dieu n’est rien de ce que conçoit la raison, parce que tout ce que nous connaissons se peut comprendre, et Dieu est incompréhensible. Quand nous voulons connaître Dieu, nous changeons la créature en Dieu comme les idolâtres, et nous abaissons Dieu à la créature [8]. Que tant que l’âme connaîtra quelque chose par des images ou par des similitudes de quelque nature qu’elles soient, même infuses et surnaturelles, elle ne conçoit point Dieu. » Que l’idée que saint Paul donna de Dieu aux Athéniens adorateurs d’un Dieu inconnu [9] est fausse, en ce qu’elle ne représente pas Dieu comme il est, car il ne peut être compris ni connu. Qu’on est obligé de se servir des termes proportionnés à notre faiblesse pour parler de lui : mais ces expressions n’ont rien de digne de lui ; et les idées qu’elles forment en nous ne sont pas la véritable idée de Dieu. Qu’on peut dire de Dieu qu’il est juste, bienfaisant, rémunérateur, vengeur, tout-puissant, etc. [10] mais tout cela n’est point Dieu. Ce n’est point de cette manière que la foi le regarde ; elle n’a d’autre objet qu’un Dieu inconnu présent partout. Voyez à la fin de la remarque suivante, un passage du faux Denys l’aréopagite.

(B) Voyons ce que dit Montagne [11]. ] « Un evesque a laissé par escrit, qu’en l’autre bout du monde, il y a une isle, que les anciens nommoient Dioscoride, commode en fertilité de toutes sortes d’arbres, fruicts et salubrité d’air, de laquelle le peuple est chrestien ayant des églises et des autels, qui ne sont parez que de croix, sans d’autres images : grand observateur de jeusnes et de festes, exact payeur de dixmes aux prestres ; et si chaste, que nul d’eux ne peut connoistre qu’une femme en sa vie. Au demeurant, si content de sa fortune, qu’au milieu de la mer il ignore l’usage des navires : et si simple que, de la religion qu’il observe si soigneusement, il n’en entend un seul mot. Chose incroyable, à qui ne sçauroit, les payens si dévots idolâtres, ne connoistre de leurs dieux, que simplement le nom et la statue. L’ancien commencement de Menalippe, tragédie d’Euripides, portoit ainsi :

« Ô Jupiter, car rien de toy sinon
« Je ne connois seulement que le nom [12]. »


Ce que Montagne observe des anciens païens est très-vrai : l’idée qu’ils attachaient au mot Dieu ne ressemblait nullement à la nature divine, et en était infiniment éloignée ; de sorte que les Athéniens n’étaient point les seuls à qui saint Paul eût pu dire qu’ils avaient dressé un autel au Dieu inconnu [13]. Tous leurs autels méritaient cette inscription, et je ne saurais penser à la distinction qu’on fit à Athènes entre les dieux inconnus et les dieux connus [14] ; je n’y saurais, dis-je, penser, sans me souvenir de la distinction que l’on fait dans les écoles d’Aristote, entre les qualités occultes et les qualités manifestes. Il n’y a point d’autre différence parmi les péripatéticiens, entre les qualités manifestes et les qualités occultes, si ce n’est qu’ils ont un mot pour désigner les qualités manifestes, calor, frigus, humiditas, siccitas, etc., et qu’ils n’en ont point pour désigner les qualités de l’aimant. Disons de même que, parmi les Athéniens, il n’y avait point d’autre différence entre les dieux inconnus et les dieux connus, si ce n’est qu’on avait un nom à donner aux uns, Jupiter, Mars, Mercure, Vénus, etc., et qu’on ne savait comment appeler les autres. Si la nature divine qu’ils adoraient n’était point, comme la quintessence d’Aristote [15], aussi dépourvue de nom qu’ignorée, elle était pour le moins aussi peu connue. Les habitans de Marseille faisaient profession ouverte d’adorer des dieux inconnus, et ils trouvaient même que cela leur inspirait plus de crainte pour leurs divinités [16]. Ils les adoraient de loin ; ils ne s’approchaient point du lieu où elles avaient leurs statues. Le prêtre ne s’en approchait qu’en tremblant, et il craignait qu’elles ne lui apparussent, c’est-à-dire, qu’il craignait de les connaître. Lucain s’imagine qu’à cause qu’ailleurs les dieux étaient adorés sous des figures exposées aux yeux du public, il y avait une grande différence entre les Massiliens et les autres peuples ; car, dit-il, les Massiliens ne connaissant pas leurs dieux les redoutent davantage. Il s’imaginait donc que dans la Grèce et dans l’Italie on connaissait mieux la divinité qu’à Marseille ; il s’abusait bien : il devait seulement dire que l’on y connaissait mieux sous quelle figure les statuaires et les peintres la représentaient [17]. Les païens ne pourraient pas rétorquer cette remarque sur le christianisme, sous prétexte qu’on y recommande de captiver son entendement sous l’obéissance de la foi, et qu’on y dit que la foi se définit mieux par l’ignorance que par la connaissance ; et qu’il faut se conduire non par la voie de l’examen, mais par la voie de l’autorité, et adorer les mystères, sans les comprendre : cette rétorsion, dis-je, serait injuste, si on la faisait sur le christianisme en général, puisque les communions protestantes ne rejettent point la voie de l’examen, et ne craignent pas, comme le prêtre de Marseille, que les objets de leur foi se manifestent.

On a vu dans la remarque précédente les maximes des nouveaux mystiques ; mais il faut observer ici qu’ils prétendent qu’elles sont aussi anciennes que la théologie mystique ; car ils citent ces paroles de saint Denys : « [18] Pour vous, mon cher Timothée, appliquez-vous sérieusement aux contemplations mystiques ; abandonnez vos sens, les opérations de votre esprit, tous les objets sensibles et intelligibles, et généralement toutes choses qui sont, et qui ne sont pas, afin que vous vous éleviez autant que l’homme le peut, et que vous vous unissiez d’une manière inconnue et inexprimable, à celui qui est au-dessus de tout être et de toute connaissance. » Notez qu’il y a des philosophes qui trouvent que ce que les quiétistes disent de la fausseté des notions sous lesquelles on se représente ordinairement la divinité, est fort raisonnable ; et que les images dont les écrivains sacrés se sont servis pour nous la faire connaître, ont besoin d’être rectifiées. Voyez ce que je citerai de Charron dans l’une des remarques de l’article Simonide [19].

  1. Voyez les Dialogues de M. de la Bruyère sur le Quiétisme, pag. 307.
  2. Là même, pag. 308,
  3. Molinos, Introduction à la Guide spirituelle, sect. I, num. 3 et 4, cité par la Bruyère, là même, pag. 310.
  4. Malaval, Pratique facile, cité par le même, pag. 313.
  5. Là même, cité par le même, pag. 314.
  6. Dialogues de la Bruyère, pag. 314.
  7. Malaval, Pratique facile, cité par le même, pag. 315.
  8. Dialogues de la Bruyère, pag. 315, 316.
  9. Là même, pag. 321.
  10. Là même, pag. 322.
  11. Montagne, Essais, liv. I, chap. LVI, pag. m. 545.
  12. Voyez la remarque (P) de l’article Démocrite, pag. 473.
  13. Actes des apôtres, chap. XVII, vs. 23.
  14. L’inscription totale que saint Paul avait vue était, Diis Asiæ, et Europæ, et Africæ, Diis ignotis et peregrinis, si l’on en croit saint Jérôme, Comment. in epist. ad Titum, cap. I.
  15. Quinta illa non nominata magis quàm non intellecta natura. Cicéro, Tuscul. I, cap. XVII.
  16. Appliquez ici ce que dit Tacite, Arcebantur aspectu quo venerationis plus inesset. Hist., lib. IV, cap. LXV.
  17. Simulacraque mæsta deorum
    Arte carent, cæsisque extant informia truncis.
    Ipse situs, putrique facit jam robore pallor
    Attonitos : non vulgatis sacrata figuris
    Numina sic metuunt : tantùm terroribus addit
    Quos timeant non nôsse deos…….
    Non illum cultu populi propiore frequentant,
    Sed cessêre deis. Medio cùm Phœbus in axe est,
    Aut cælum nox atra tenet, pavel ipse sacerdos
    Accessus, dominumque timet deprendere luci.

    Lucanus, Pharsal., liv. III, vers 412.

  18. Molinos, Introd. à la Guide spirit., num. 14, cité par la Bruyère, Dialog. VIII, pag. 316.
  19. Dans la remarque (G), tome XIII.

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