Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Apelles 1


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APELLES, l’un des plus illustres peintres de l’antiquité, était natif de l’île de Co (A), et florissait au temps d’Alexandre (B). Il fut si estimé de ce prince, qu’il fut le seul qui obtint la permission de le peindre [a]. Il en obtint une autre marque d’une singulière considération ; car Alexandre lui ayant donné à peindre l’une de ses concubines, et l’en voyant amoureux, la lui céda (C). Il y a lieu de douter qu’Apelles ait abusé autant qu’on le dit de la bonté de ce grand monarque (D) : il était apparemment trop bon courtisan pour ignorer qu’un discours aussi peu respectueux que celui qu’on lui attribue était fort capable de déplaire. La réponse qu’il fit touchant Laïs ne fait point d’honneur à ses mœurs (F). On a fort parlé de son tableau de la Calomnie ; mais presque personne ne s’est aperçu des erreurs qui se rencontrent dans la narration du fait qui fut cause de ce tableau (F). Le Traité où Lucien parle de cela, est une excellente pièce [b]. Le chef-d’œuvre d’Apelles était le portrait de Vénus sortant de la mer (G). Quelques-uns disent que la maîtresse qu’Alexandre lui avait cédée lui servit d’original quand il voulut faire ce portrait : d’autres disent que la courtisane Phryné servit à cela. On parle d’un autre portrait de Vénus, qu’il avait commencé, qui aurait surpassé le premier, si la mort ne l’eût empêché de le finir (H). M. Moréri a pris l’un de ces tableaux pour l’autre (I), et n’a pas bien rapporté ce qui concerne la peinture d’un cheval (K). Il n’y avait point d’affaire si importante qui pût obliger Apelles d’être un jour sans appliquer son pinceau, d’ou naquit un fameux proverbe (L). Les livres que ce grand peintre avait composés sur la peinture sont tous perdus [c]. On ne sait ni où, ni quand il mourut. Une de ses principales perfections était de rendre ses ouvrages extrêmement ressemblans, de sorte que les physionomistes ne devinaient pas moins sur ses portraits, que s’ils avaient vu les originaux (M). On peut rapporter à cela ce qu’il fit à la cour d’Égypte [d].

  1. Voyez les remarques de l’article Lysippe. (Bayle n’a pas donné cet article)
  2. Il a pour titre, Περὶ τοῦ μὴ ῥαδίως πιστεύειν δὶαϐολῇ : de non temerè credendo calumniæ.
  3. Voluminibus etiam editis quæ doctrinam eam continent. Plin., lib. XXXV, cap. X.
  4. Voyez la remarque (B).

(A) Il était natif de l’île de Co. ] Je n’ai trouvé que deux auteurs qui le disent : encore faut-il supposer que l’un d’eux n’avait point écrit ce que la plupart des éditions lui font dire ; mais qu’au lieu de ces paroles, Apelles eò usquè olympiade 112 provectus, ut plura solus propè quàm cæteri omnes contulerit, il employa celles-ci : Apelles Cous olympiade 112 picturæ plura solus propè quàm cæteri omnes contulit [1]. Turnèbe avait conjecturé qu’il fallait lire Apelles Cous, et non pas Apelles eò usquè. Sa conjecture a été confirmée par le manuscrit du Vatican [2], et par ceux de la bibliothéque du roi et de la bibliothéque de M. Colbert [3]. L’autre témoin est Ovide. Il parle ainsi :

Ut Venus artificis labor est et gloria Coi,
Æquoreo madidas quæ premit imbre comas [4].


Nous parlons dans la remarque (I) d’un autre passage de ce poëte, où les uns lisent Cois et les autres Cous. Le grand nombre d’auteurs qui donnent une autre patrie à Apelles obligea le Mazzoni à soutenir la cause d’Ovide ; mais au lieu de Co, il avance que ce poëte a dit Chio [5]. Trois auteurs de poids font Apelles natif d’Éphèse [6]. Suidas le fait natif de Colophon, et ajoute que la ville d’Éphèse l’adopta.

(B) Il florissait au temps d’Alexandre. ] On ne peut nier qu’il ne fût déjà au faîte de sa réputation lorsque ce prince commença la conquête de l’Asie, c’est-à-dire, dans la 111e. olympiade. L’aventure d’Apelles à la cour d’Égypte fait voir qu’il survécut à Alexandre. C’est donc une faute que de dire avec Majoragius, qu’il était élève de Zeuxis : la distance de plus de 120 ans, qui est entre la 84e. olympiade, où Zeuxis était dans sa fleur [7], et le règne du premier Ptolomée, ne permet pas cela. C’est Carlo Dati qui relève cette faute de Majoragius : Non so, dit-il [8], con qual fondamento Marcantonio Majoraggio nel Commento sopra l’Orat. di Cicer. a 11. dicesse che Apelle fosse scolare di Zeusi, quando tra l’uno e l’altro corse l’età d’un uomo. Voici ce que c’est que l’aventure de la cour d’Égypte. Apelles n’avait pas eu le bonheur de se faire aimer de Ptolomée à la cour d’Alexandre. La tempête l’obligea à relâcher à Alexandrie pendant le règne de Ptolomée. Un fourbe, pour lui jouer un mauvais tour, lui alla dire que le roi l’invitait à son dîner. Apelles se présenta ; et voyant le roi fort en colère, il allégua pour son excuse, qu’il ne venait que par son ordre. On voulut qu’il montrât celui qui l’avait invité : cela n’était point possible ; car le fourbe n’était point alors dans la chambre. Apelles se mit à le crayonner sur la muraille avec un charbon : Ptolomée le reconnut dès les premiers traits : Non fuerat ei gratia in comitatu Alexandri cum Ptolemæo, quo regnante Alexandriam vi tempestatis expulsus, subornato fraude æmulorum plano regio invitatus, ad regis cœnam venit, indignantique Ptolemæo et vocatores suos ostendenti ut diceret à quo eorum invitatus esset, arrepto carbone exstincto è foculo imaginem in pariete delineavit, agnoscente vultum plani rege ex inchoato protinùs [9].

(C) Alexandre... le voyant amoureux de l’une de ses concubines.…. la lui céda. ] Pline raconte la chose de cette manière. Alexander ei honorem clarissimo præbuit exemplo, namque cùm dilectam sibi è pallacis suis præcipuè, nomine Campaspen, nudam pingi ob admirationem formæ ab Apelle jussisset, eumque tum pari captum amore sensisset, dono eam dedit. Magnus animo, major imperio suî : nec minor hoc facto, quàm victoriâ aliquâ ; quippè se vicit, nec torum tantum suum, sed etiam affectum donavit artifici : ne dilectæ quidem respectu motus, ut quæ modo regis fuisset, nunc pictoris esse. Sunt qui Venerem Anadyomenen illo pictam exemplari putant [10]. Élien parle de la même histoire ; mais il donne le nom de Pancaste à cette maîtresse d’Alexandre [11]. L’article de ce prince contiendra une remarque sur ce sujet [12] : nous ferons voir qu’un homme qui donnait à peindre toute nue la plus belle de ses concubines ne mérite pas les éloges de continent et de chaste qui lui ont été donnés.

(D) Il y a lieu de douter qu’il ait abusé autant qu’on le dit de la bonté d’Alexandre. ] Pline a beau dire qu’Apelles s’était rendu agréable à ce prince, par sa politesse et par sa douceur, il aura de la peine à persuader à ceux qui connaissent Alexandre, qu’un peintre lui ait dit impunément : Taisez-vous, les garçons qui broient mes couleurs se moquent de vous. Fuit et comitas illi propter quam gratior Alexandro Magno erat frequenter in officinam ventitanti…. Sed et in officinâ imperitè multa disserenti silentium comiter suadebat, rideri eum dicens à pueris qui colores tererent. Tantùm erat auctoritati juris in regem alioqui iracundum [13]. Il n’est point croyable qu’Apelles ait pu espérer qu’une expression aussi forte que celle-là, de quelque manière qu’on s’en servît, serait prise en bonne part ; et l’on a de la peine à croire qu’Alexandre, qui avait été si bien instruit et dont le génie était si beau, ait parlé assez impertinemment de la peinture, pour mériter la moquerie du plus petit apprenti. C’est le sentiment du docte Freinshemius : Non crediderim in officinâ imperitè multa disserentem ab Apelle mordaci dicterio repressum fuisse. Nam id neque majestati tanti regis, neque modestiæ pictoris, hominis non stupidi nec indocti convenisset ; et Alexander liberalibus studiis ab extremâ ætate imbutus, etiam de artibus quas non calleret haud ineptè judicare didicerat [14]. Pour ce qui est de Mégabyze, prêtre de Diane [15], il ne serait pas si étonnant qu’Apelles lui eût donné cet avis. C’est lui, si nous en croyons Plutarque, qui fut censuré de cette manière par Apelles : Ne voyez-vous pas, lui dit-il, que ces garçons qui broient l’ocre, et qui, pendant que vous ne disiez mot, ne jetaient sur vous que des regards de respect, à cause de l’or et de la pourpre de vos habits, ne vous ont pas plus tôt ouï raisonner d’une chose que vous n’entendez pas, qu’ils se sont moqués de vous [16] ? Un autre auteur dit que ce fut Zeuxis qui parla ainsi à Mégabyze [17]. On pourrait me persuader plus facilement la liberté dont on dit qu’Apelles usa envers Alexandre dans une autre rencontre. Alexandre ayant examiné son portrait, qu’Apelles venait de faire, ne le loua point selon son mérite. Peu après, on fit venir un cheval, qui hennit à la vue du cheval du même portrait, comme s’il eût vu un vrai cheval. Sire, dit alors Apelles à Alexandre, on dirait que ce cheval se connaît mieux en peinture que ne fait votre majesté [18]. Mais, pour dire franchement ce que j’en pense, je trouve tout cela trop dur, trop grossier et trop brutal, pour l’attribuer à un peintre qu’on me représente d’ailleurs comme un homme doux, civil et poli. Il faut être, ou sur le pied de bouffon dans une cour, ou avoir cette humeur bizarre et capricieuse que l’on voit assez souvent dans les artistes les plus consommés : il faut, dis-je, recourir à l’une ou à l’autre de ces deux suppositions, pour croire ce que l’on conte d’Apelles, non-seulement envers Alexandre, mais aussi envers ce Mégabyze, que l’or et la pourpre faisaient respecter.

Le discours d’Apelles à Alexandre, au sujet du cheval qui avait henni, est plus honnête dans les traductions de quelques savans, qu’il ne l’est dans l’original ; mais cette addition d’honnêteté ne leur fait guère d’honneur : c’est une faute, c’est une ignorance. Voyons le grec : Ἀλέξανδρος θεασάμενος τὴν ἐν Ἐϕέσῳ εἰκόνα ἑαυτοῦ τὴν ὑπὸ Ἀπελλοῦ γραϕεῖσαν οὐκ ἐπῄνεσε κατὰ τὴν ἀξίαν τοῦ γράμματος. Εἰσαχθέντος δὲ τοῦ ἵππου καὶ χρεμετίσαντος πρὸς τὸν ἵππον τὸν ἐν τῇ εἰκόνι ὡς πρὸς ἀληθινὸν καὶ ἐκεῖνον, ὦ ϐασιλεῦ (εἶπεν ὁ Ἀπελλῆς) ἀλλ᾿ ὅ γε ἵππος ἔοικέ σου γραϕικώτερος εἶναι κατὰ πολύ [19]. Voici de quelle manière Érasme rapporte ce fait : Apud Ephesum quùm Alexander conspectam effigiem sui corporis ad vivum magnâ arte expressam admiraretur, atque interim fortè equus inductus picto in eâdem tabulâ equo adhinniret, deceptus imitatione ; Apelles : Equus, inquit, ô rex, multò meliùs expressus est quàm tu [20]. Je laisse là les circonstances qu’Érasme rapporte sans les avoir trouvées dans Élien ; je m’arrête à la réflexion qu’il fait faire au peintre : Sire, j’ai beaucoup mieux réussi à peindre votre cheval qu’à peindre votre majesté. Ce n’est point le sens du grec : un savant critique a montré que γραϕικὸς signifie un homme qui entend la peinture ; et il a convaincu par-là Cœlius Rhodiginus et Érasme, d’avoir très-mal rapporté cette historiette [21]. Je m’étonne que Pline l’ait ignorée, lui qui rapporte quelque chose touchant le hennissement d’un cheval. Voyez ci-dessous la remarque (K).

(E) La réponse qu’il fit touchant Laïs ne fait point d’honneur à ses mœurs. ] Elle était encore jeune fille, lorsqu’Apelles la voyant revenir de la fontaine et admirant sa beauté, la cajola de telle sorte qu’elle alla où il voulut. Il la mena à un repas, où quelques-uns de ses amis se devaient trouver : ils se moquèrent de lui, de ce qu’au lieu d’amener une courtisane, il amenait une pucelle : Ne vous en mettez pas en peine, leur répondit-il ; n’en soyez point surpris : je la dresserai si bien, qu’avant que trois ans se passent, elle saura son métier en perfection. Χλευασάντων δ᾽ αὐτὸν τῶν ἑταίρων ὅτι ἀνθ᾽ ἑταίρας παρθένον εἰς τὸ συμπόσιον ἀγάγοι, μὴ θαυμάσητε, εἶπεν, ἐγὼ γὰρ αὐτὴν εἰς μέλλουσαν ἀπόλαυσιν μετ᾽ οὐδ᾽ ὅλην τριετίαν καλὴν δείξω [22]. Irrisus autem à familiaribus, quòd meretricis loco virginem adduxisset, « Nolite mirari, inquit, mihi etenim non toto opus erit triennio ut eam ad futuræ voluptatis usum pulchrè doctam institutamque reddere valeam. » Ne dirait-on pas qu’il s’agissait d’un jeune cheval, qui ne savait pas le manége ; mais qui, entre les mains d’un excellent écuyer, apprendrait toutes sortes de voltes et d’exercices ? On a horreur, quand on songe à la corruption de ces siècles-là. Les amis d’Apelles témoignaient encore plus de dérèglement que lui [23]. Laïs devint une des plus renommées courtisanes de son siècle. Les peintres allaient chez elle, pour y prendre le modèle d’une belle gorge [24]. Apelles, en tant que peintre, se servit sans doute de ce même original : Nemini dubium esse potest quin hanc ipsam quoque Laïdem sibi veluti in contubernium adsciverit Apelles, quo vivam emendatissimæ formæ imaginem ab animali exemplo in tabulas suas transfunderet [25].

(F) Personne ne s’est aperçu des erreurs qui se rencontrent dans la narration du fait de son tableau de la Calomnie. ] Voici comment Lucien l’expose. Le peintre Antiphilus, ne pouvant souffrir la faveur dont Apelles jouissait auprès du roi Ptolomée, l’accusa d’être complice de la conspiration de Théodote, gouverneur de Phénicie. Il soutint que l’on avait vu Apelles dînant avec Théodote et lui parlant à l’oreille pendant tout le repas : puis il vint apprendre que, par le conseil d’Apelles, la ville de Tyr s’était révoltée et que celle de Pélusium avait été prise. Cependant il était certain que l’accusé n’avait point été à Tyret qu’il ne connaissait Théodote que sous la qualité générale de gouverneur de Phénicie. Ptolomée s’emporta de telle sorte que, sans rien examiner, il fut tout prêt de faire mourir Apelles. Il ne considéra, ni la condition de l’accusateur, ni celle de l’accusé. Celui-là, par jalousie de métier, pouvait entreprendre la ruine d’un innocent, celui-ci était un trop petit particulier pour être capable d’un tel complot, quand même la reconnaissance de tant de bienfaits, dont Ptolomée l’avait comblé, n’aurait pas étouffé en lui les mauvaises intentions. Le prince ne faisait nulle attention à cela : il ne demandait pas si Apelles avait fait un voyage à Tyr ; il ne faisait que pester, et que jurer : et, si l’un des conjurés n’eût montré la calomnie d’Antiphilus, le dernier supplice de l’accusé était infaillible. Mais aussi, quand Ptolomée eut connu le crime de l’accusateur, il le condamna à être l’esclave d’Apelles, et donna cent talens à celui-ci. Voilà l’occasion qui porta Apelles à faire l’excellent tableau de la Calomnie, dont Lucien fait la description. C’est dommage qu’il l’ait faite sans s’apercevoir de son monstrueux anachronisme ; car la conspiration de Théodote regarde le règne de Ptolomée Philopator, qui ne commença que cent ans après la mort d’Alexandre [26]. Jugez si Apelles pouvait être alors en vie. Il faut établir de deux choses l’une : ou que Lucien parle d’un Apelles différent de celui qui fut si considéré d’Alexandre ; ou qu’il a confondu quelque complot tramé sous Ptolomée Philadelphe, avec la trahison de Théodote. N’y ayant point d’auteur qui nous puisse fournir des lumières sur quelque complot où la calomnie ait pu mêler notre peintre, ce serait peine perdue que de rechercher le fondement de l’erreur de Lucien. Voyons seulement s’il a eu en vue un autre Apelles que celui dont je parle dans cet article. Je ne saurais me le figurer ; car tout homme qui sait écrire se garde bien, lorsqu’il fait mention d’un peintre qui n’a rien de commun que le nom avec le grand et l’incomparable Apelles, de le nommer simplement Apelles. Il avertit qu’il ne parle pas du grand Apelles. Or, Lucien n’avertit point de cela, et tout ce qu’il dit mène en ligne droite au grand Apelles : c’est donc de lui qu’il prétend parler. Je sais bien qu’un homme docte fait fond sur l’épithète d’Éphésien. Ἀπελλε͂ς ὁ Ἐϕέσιο. Ad distinctionem illius Apellis qui sub Alexandro et Ptolomæo Lagi vixit maximi nominis et artis, Coi patriâ. Hic autem patriâ Colophonius, verum θέσει, id est adoptione fuit Ephesius, teste Suidâ, Pamphili Amphipolitæ discipulus [27] ; mais je sais aussi que d’autres ont donné cette épithète au grand Apelles [28]. Je puis même me servir de la raison contenue dans le passage que je cite ; car si Lucien a pu donner cette épithète à son Apelles, parce qu’il parlait d’un peintre né à Colophon, et adopté par les habitans d’Éphèse, je puis prétendre qu’il l’a donnée au grand Apelles, né dans l’île de Co, mais sans doute bourgeois d’Éphèse. Un homme de cette importance se serait-il établi dans cette ville, (c’est là qu’Alexandre le vit et le fréquenta) sans y recevoir tous les droits de citoyen ? Autre preuve. M. Tollius accorde que Lucien parle du même Apelles que Suidas ; or, Suidas ne parle que du grand Apelles. Je le prouve, 1o. parce qu’il ne parle que d’un Apelles : aurait-il laissé le grand et l’illustre, pour ne parler que de l’obscur et de l’inconnu ? 2o. parce qu’il donne à son Apelles la qualité d’élève de Pamphile d’Amphipolis, qualité que Pline a donnée au grand Apelles [29]. Ainsi l’erreur de Lucien est évidente ; et je suis surpris que, ni Jean Baptiste Adriani [30], ni Carlo Dati [31], ni Francois Junius [32], ni tant d’autres célèbres auteurs, qui ont parlé de ce Traité de Lucien, ne l’aient pas aperçue, et qu’ils aient tous pris cette narration comme une aventure effective du grand Apelles. M. Tollius a très-bien connu que le crime dont on accusait Apelles se rapportait au règne de Ptolomée Philopator ; mais il n’a point connu que Lucien se soit trompé ; il a mieux aimé supposer que Lucien avait en vue un autre Apelles, contemporain d’Antiphilus, et disciple de Pamphilus. Je ne saurais dire en quel temps vivait Antiphilus, ni Ctésidémus, dont il fut élève [33] ; mais il est clair, selon Pline, que Pamphilus florissait au temps de Philippe, père d’Alexandre-le-Grand [34].

(G) Son chef-d’œuvre était le portrait de Vénus sortant de la mer. ] Auguste le consacra dans le temple de Jules César. Les parties inférieures en étaient gâtées, et personne ne fut capable de les rétablir. Le temps acheva de ruiner le reste, et alors Néron fit faire une autre Vénus par Dorothée, et la substitua à celle d’Apelles : Venerem exeuntem è mari Divus Augustus dicavit in delubro patris Cæsaris, quæ Anadyomene vocatur, versibus græcis tali opere dum laudatur victo, sed illustrato : hujus inferiorem partem corruptam qui non potuit reperiri. Verùm ipsa injuria cessit in gloriam artificis. Consenuit hæc tabula carie, aliamque pro eâ Nero principatu substituit suo. Ce sont les termes de Pline, au chapitre X du XXXVe. livre. Je rapporte, dans la remarque (C), le passage où il dit que la maîtresse d’Alexandre fut l’original d’après lequel cette Vénus fut tirée. L’article de Phryné [* 1] nous apprendra une tradition différente de celle-ci.

(H) Il eut achevé un plus beau portrait de Vénus, si la mort ne l’eût empêché de le finir. ] Si Calcagnini avait mieux aimé rapporter le témoignage des anciens auteurs, que dire les choses de sa tête, il n’aurait pas assuré qu’Apelles laissa volontairement imparfaite sa Vénus Anadyomène. La raison de cette conduite, dit-il, fut qu’Apelles désespéra que la conclusion fût digne du commencement : Sed ô me multò Apelle incautiorem ! ille enim tantâ felicitate Veneris emergentis partes superiores expressit, ut diffisus penicillo reliquas posse absolvere desperaverit, atque ità in admirationem posteritatis tabulam inchoas tam reliquerit [35]. Carlo Dati qui accuse cet auteur d’avancer beaucoup de choses, sans dire d’où il les prend, en donne deux autres exemples. Il est certain que les paroles de Pline convainquent de fausseté le Calcagnini : on va le voir : Apelles inchoaverat aliam Venerem Cois, superaturus etiam suam illam priorem. Invidit mors peractâ parte, nec qui succederet operi ad præscripta lineamenta inventus est [36]. Cicéron, en deux endroits de ses œuvres, dit simplement qu’Apelles laissa cette Vénus imparfaite [37].

(I) M. Moréri a pris l’un de ces tableaux pour l’autre. ] Voici comment il s’exprime : Les plus belles de toutes les pièces d’Apelles furent deux portraits de Vénus, dont l’une qui sortait de la mer fut nommée Anedyomène, et l’autre est celle qu’il fit pour ceux de l’île de Co, dont Ovide parle en ces termes :

Si nunquàm Venerem Cois pinxisset Apelles,
Mersa sub æquoreis illa lateret aquis.


Il cite Ovide in Sent. Il fallait citer le IIIe. livre de Arte amandi, v. 401. Il faut savoir qu’Apelles n’acheva pas le second de ces deux portraits : Pline l’assure formellement [38]. Quelle apparence qu’Ovide, ayant deux portraits de Vénus à alléguer, l’un fini, l’autre à moitié fait, eût laissé celui-là, pour ne parler que de celui-ci ? Pour en user de la sorte, il faudrait ne savoir pas les plus communes lois du raisonnement. De plus, le second vers est une allusion manifeste à la Vénus Anadyomène, c’est-à-dire, sortant des ondes. Il s’agit donc du premier portrait. Nous savons que Vénus avait cette attitude dans celui-là, nous ne savons pas celle qu’elle avait dans le second. J’ajoute que si les deux vers d’Ovide étaient sortis de sa plume tout tels qu’on vient de les rapporter, il aurait très-mal raisonné : il faut donc les corriger en cette manière ; et alors ils formeront une preuve raisonnable de ce qui précède :

Si Venerem Cois nusquàm posuisset Apelles,
Mersa sub æquoreis illa jaceret aquis.


Les plus fins critiques aiment mieux Cous que Cois. Je crois qu’ils ont raison, encore qu’il soit apparent qu’Apelles fit sa Vénus Anadyomène pour les habitans de l’île de Co ; car c’est d’eux qu’Auguste l’obtint, et il leur remit en considération de ce portrait la somme de cent talens, sur le tribut qu’ils devaient à son épargne. Ils avaient cette Vénus dans le temple d’Esculape, avec l’Antigonus du même peintre. Lacter promontorium est Coæ insulæ in cujus suburbio est ædes Æsculapii nobilitata Antigono Apellis... conspiciebatur ibidem quoque ejusdem artificis Venus Anadyomene [39]. Ἡ νῦν ἀνάκειται τῷ θεῷ Καίσαρι ἐν Ῥώμῃ, τοῦ Σεϐαςοῦ ἀναθέντος τῷ πατρὶ τὴν ἀρχηγέτιν τοῦ γένους αὐτοῦ. Φασὶ δὲ τοῖς Κῴοις ἀντὶ τῆς γραϕῆς ἑκατὸν ταλάντων ἄϕεσιν γενέσθαι τοῦ προςαχθέντος ϕόρου [40]. Quæ nunc dedicata est divo Cæsari, Augusto consecrante patri generis sui patronam. Aiunt Cois pro picturâ fuisse remissa centum talenta de imperati tributi summâ. Pline pourrait bien avoir ignoré que la Vénus Anadyomène eût été faite pour l’île de Co : on ne doit donc pas s’étonner qu’il ne le dise que de la seconde Vénus d’Apelles.

Il me vient un scrupule que je m’en vais proposer : je ne sais si Pline ne multiplie pas les êtres sans nécessité, lorsqu’il nous parle d’une Vénus Anadyomène, et d’une autre Vénus commencée pour les habitans de l’île de Co. Le fondement de mon scrupule est que la première Vénus n’était dans l’état de perfection qu’à l’égard du haut du tableau. C’est Pline qui nous l’apprend, et qui ajoute qu’aucun peintre n’osa réparer ce qui s’en était gâté [41]. Or, l’autre Vénus n’était finie qu’à l’égard des parties supérieures, et aucun peintre n’eut le courage d’entreprendre ce qui y manquait. C’est encore Pline qui nous l’apprend [42]. Je crois qu’il est le seul qui fasse cette remarque touchant deux Vénus d’Apelles défectueuses aux mêmes endroits. Les autres auteurs ne la font que de la Vénus d’Apelles en général ; et lorsqu’ils parlent de cette Vénus, ils la mettent dans l’île de Co [43], et nous avons vu que c’est de cette île qu’Auguste tira la Vénus Anadyomène [44]. Il pourrait donc bien être que Pline a manqué d’exactitude. Je m’en rapporte à ceux qui voudront prendre la peine d’examiner mon petit doute.

(K) M. Moréri n’a pas bien rapporté ce qui concerne la peinture d’un cheval. ] Les anciens auteurs ont parlé avec grande estime, dit M. Moréri, d’un cheval, tiré tellement au naturel par Apelles, que les jumens hennissaient en le voyant. Je ne pense pas qu’aucun ancien écrivain ait dit cela ; mais voici ce que Pline nous apprend : Est et equus ejus, sive fuit, pictus in certamine : quod judicium ad mutas quadrupedes provocavit ab hominibus. Namque ambitu æmulos prævalere sentiens, singulorum picturas inductis equis ostendit : Apellis tantùm equo adhinnivêre, idque et posteà semper illius experimentum artis ostentatur [45]. Cela veut dire qu’Apelles, disputant contre quelques autres, à qui peindrait mieux un cheval, et se défiant de l’intégrité des juges, aima mieux commettre sa cause à la décision des bêtes : on fit entrer des chevaux, ils ne hennirent qu’à la vue de l’ouvrage d’Apelles. Quelques-uns [46] croient que le conte d’Élien [47] n’est qu’une corruption de celui-ci ; c’est-à-dire, qu’ils croient que ce qui se passa entre Apelles et les juges du prix, lorsque ce peintre préféra le jugement d’un cheval au leur, a donné lieu de conter qu’il avait dit à Alexandre : Votre cheval s’entend mieux que vous en peinture. D’autres croient que ce sont deux aventures toutes différentes [48]. Pour moi, j’ai déjà fait connaître mon petit avis, qui est qu’il faut regarder comme une fable l’historiette rapportée par Élien. Le silence de Pline, dans une occasion si belle de parler, me confirme dans mon sentiment. Pline se serait-il tu touchant le cheval qui hennit dans la boutique d’Apelles en présence d’Alexandre, et touchant la conséquence qu’Apelles en inféra ? Pline, dis-je, se serait-il tu sur de tels faits, lorsqu’il rapportait l’autre aventure, où Apelles avait appelé du jugement des arbitres au jugement des chevaux ? Carlo Dati a observé que, dans aucun de ces deux cas, Apelles n’avait parlé en habile peintre, puisqu’il avait supposé que plus on était connaisseur, plus on prenait la figure pour l’objet même. Mais il fallait prendre garde que cette censure ne peut point tomber sur l’événement que Pline rapporte ; car Apelles ne préférait le jugement des chevaux à celui des hommes, que parce qu’il voyait que la brigue de ses rivaux avait corrompu les juges [49]. La remarque de Carlo Dati est très-bonne, quant au fond : il est plus facile de tromper ceux qui ne se connaissent pas en tableaux, que ceux qui s’y connaissent. Il cite Jean-Paul Lomazzo [50] : on peut citer désormais M. Perrault qui a très-bien réfuté les conséquences que l’on tire à l’avantage des anciens peintres, de ce qu’ils trompaient les hommes et les bêtes [51].

(L) Il ne passait aucun jour sans manier le pinceau, d’où naquit un fameux proverbe. ] C’est Pline qui nous l’apprend : Apelli fuit alioqui perpetua consuetudo nunquàm tam occupatam diem agendi, ut non lineam ducendo exerceret artem, quod ab eo in proverbium venit [52]. Carlo Dati remarque sur cela que Saumaise, pour confirmer ce proverbe, a cité comme un vers d’Horace ces paroles : Nulla dies abeat quin linea ducta supersit [* 2], qui ne sont ni d’Horace, ni d’aucun autre ancien poëte. Il ajoute, qu’il est arrivé très-souvent à cet auteur de se trop fier à sa mémoire : Non lascerò d’avvertire in questo luogo, che Claudio Salmasio, grandissimo critico dell’ eta nostra, nelle Dissertaz. Pliniane sopra Solino a 5, in confermazione di questo proverbio, fidandosi troppo della memoria, come bene spesso egli fece, cita un verso d’Orazio.…. il quale non è (ch’ io sappia) nè d’Orazio, nè d’altro poeta latino antico, ma forse uno di quei versi proverbiali che vanno per le bocche de gli uomini senza sapersene l’autore [53].

(M) Les physionomistes ne devinaient pas moins sur ses portraits que sur les originaux. ] Le grammairien Apion a débité sur cela une chose si peu croyable, qu’on aurait bien de la peine à ne la pas traiter de fabuleuse, quand même un auteur plus digne de foi, que ne l’est ce grand hâbleur, l’assurerait. Contentons-nous de savoir historiquement ce que Pline en dit : Imaginem adeò similitudinis indiscretæ pinxit, ut (incredibile dictu) Apion grammaticus scriptum reliquerit quemdam ex facie hominum addivinantem (quos metoposcopos vocant) ex iis dirisse aut futuræ mortis annos, aut præteritæ [54]. Pline lui-même ne saurait se persuader qu’à la vue d’un tableau bien ressemblant, on puisse dire à quel âge est morte ou mourra la personne peinte. Il faut supposer que le devin s’informait si cette personne vivait ou non.

  1. * [ Bayle n’a pas donné cet article. ]
  2. * Ce vers, comme le remarque la Monnoie dans le Ménagiana, est d’Andrelinus. Voyez ma note, pag. 91.
  1. Plinius, lib. XXXV, cap. X.
  2. Voyez Carlo Dati dans ses Apostilles sur la Vie d’Apelles, pag. 104.
  3. Voyez le P. Hardouin sur Pline, tom. V, pag. 264.
  4. Ovid., de Ponto, lib. IV, eleg. I, vs. 29.
  5. Difesa di Dante, lib. III, cap. XVI, appres. Carlo Dati, Postille sopra la Vita d’Apelle, pag. 103.
  6. Strabo, lib. XIV ; Lucianus, de Calumn. ; Ælian. Histor. Anim., lib. IV, cap. L. Voyez aussi Tzetzès, chil. VIII, hist. CXCVII, vs. 193.
  7. Voyez la remarque (A) de l’article Zeuxis.
  8. Carlo Dati, Postille sopra la Vita d’Apelle, pag. 105.
  9. Plinius, lib. XXXV, cap. X.
  10. Idem, ibid.
  11. Æliani Var. Hist., lib. XII, cap. XXXIV.
  12. Voyez les remarques (H) et (I) de l’article Macédoine.
  13. Plinius, lib. XXXV, cap. X.
  14. Freinshem. Supplem., in Curtium, lib. II, cap. VI.
  15. Plusieurs savans croient que Mégabyse était un nom affecté au prêtre de Diane. D’autres entendent ici par Mégabyse, un grand seigneur de Perse.
  16. Plutarchus de Discrim. Adulat. et Amici, pag. 58 ; et de Tranquit. Animi, pag. 471, 472.
  17. Æliani Var. Hist., lib. II, cap. II. Freinshemius, dans le chap. VI du IIe. liv. de ses Supplémens à Quinte-Curce, le cite comme ayant attribué cela à Apelles.
  18. Æliani Var. Hist., lib. II, cap. III.
  19. Idem, ibid.
  20. Erasm., in Apophthegm.
  21. Paulus Leopardus, Emendationum lib. XII, cap. IV.
  22. Athen., lib. XIII, pag. 588. D.
  23. Richelet, dans son Dictionnaire, au mot Pucelage, rapporte qu’on dit que le pucelage, en matière de filles, est le ragoût des sots.
  24. Athen., lib. XIII, pag. 588. D. E. L.
  25. Junius, in Catalago Artificum, in Apelle, pag. 19.
  26. Voyez Polybe, aux IVe. et Ve. liv. II en parle fort au long.
  27. Jacobus Tollius, Notis in Lucian., de Calunniâ, cap. II, n. 1.
  28. Strabon, Élien, Tzetzès.
  29. Plinius, lib. XXXV, cap. X, et initio cap. XI. Carlo Dati, Postille sopra la Vita d’Apelle, et le Père Hardouin sur Pline, tom. V, pag. 205, disent que Plutarque dans la Vie d’Aratus, dit qu’Apelles fut disciple de Pamphilus ; mais c’est un témoignage fort obscur. Plutarque, pag. 1032, semble plutôt dire qu’Apelles fut disciple de Mélanthus.
  30. Dans une lettre qui est à la tête du IIIe. volume du Vasari.
  31. Dans ses Postille sopra la Vita d’Apelle.
  32. In Catalogo Artificum, in Apelle.
  33. Plinius, lib. XXXV, cap. X, pag. 222.
  34. Id., ibid., pag. 206.
  35. Calcagnini, lib. XIII, pag. 177, apud Carolum Dati, pag. 145.
  36. Plinius, lib. XXXV, cap. X, pag. 212.
  37. Cicer., Epist. IX ad Famil., lib. I, et de Offic., lib. III, cap. II.
  38. Voyez la remarque précédente.
  39. Junius, in Catalogo Artificum, in Apelle, pag. 22.
  40. Strabo, lib. XIV, pag. 657.
  41. Plinius, lib. XXXV, pag. 212.
  42. Ibidem.
  43. Vide Ciceron., de Offic., lib. III, cap. II ; de Naturâ Deorum, lib. I, cap. XXVII ; in Verrem, Orat. IV, cap. IX.
  44. Ex Strabonis, lib. XIV, pag. 657.
  45. Plinius, lib. XXXV, pag. 213.
  46. Schefferus in Æliani Var. Hist., lib. II, cap. III.
  47. Voyez la remarque (D).
  48. Carlo Dati, Postille sopra la Vita d’Apelle, pag. 128.
  49. Là même, pag. 129.
  50. Lib. III, cap. I, della Pittura.
  51. Parallèle des anciens et des modernes, Dialog. II, pag. 136.
  52. Plinius, lib. XXXV, cap. X, pag. 208.
  53. Carlo Dati, Postille sopra la Vita d’Apelle, pag. 107. Le Père Hardouin fait la même remarque. Voyez le tome V de son Pline, pag. 208.
  54. Plinius, lib. XXXV, cap. X, pag. 210.

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