Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Ammonius 3


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AMMONIUS (André), natif de Lucques, alla chercher fortune en Angleterre, vers le commencement du XVIe. siècle, et s’y serait apparemment avancé, s’il eût vécu plus long-temps (A). Il cultivait les belles-lettres et la poésie latine. C’est par ses vers latins qu’il mérite principalement d’être mis au rang des auteurs (B). Il y eut entre Érasme et lui beaucoup d’amitié, et un grand commerce de lettres. Ammonius logea quelque temps chez Thomas Morus[a], et puis au collége de Saint-Thomas[b] ; car il n’avait pas assez d’argent pour louer une maison et tenir ménage. Il témoignait à Érasme qu’il se repentait d’avoir quitté Rome, et qu’il était peu content de l’état où il se voyait en Angleterre [c]. Les conseils qu’Érasme lui donna sont très-conformes aux manières frauduleuses dont il faut se servir pour se pousser dans le monde (C) : il faut croire qu’Érasme ne le faisait que pour plaisanter. Il fit des ïambes à sa louange, qui sont très-beaux, et qui témoignent qu’Ammonius avait mille perfections de corps et d’esprit[d]. Mais il ne faut pas compter beaucoup sur les éloges poétiques : la prose d’Érasme établira plus solidement dans nos remarques la gloire de son ami. La fortune diminua ses rigueurs pour Ammonius ; il devint secrétaire de Henri VIII[e], et il eut même un caractère public auprès de lui, de la part de Léon X[f]. S’il ne fût pas mort avant l’âge de quarante ans, il aurait pu monter davantage. Il était à l’armée l’an 1513[g], lorsque les Anglais gagnèrent la bataille des Éperons, et prirent Térouenne et Tournai. Il ne manqua pas de faire des vers sur ces victoires et sur celle qu’ils remportèrent contre Jacques IV, roi d’Écosse. Il mourut de la sueur anglaise (D), l’an 1517 (E). L’un des principaux services qu’il rendit à Érasme fut de lui envoyer de temps en temps à Cambridge, provision du meilleur vin (F). Il y a de l’hyperbole dans la lettre où il lui marque qu’on brûlait tous les jours tant d’hérétiques, que cela avait enchéri le bois (G).

  1. Erasmi Epistol. II libri VIII, p. 408.
  2. Idem, Epistolâ XXIII, pag. 424.
  3. Idem, Epistolâ XXV, pag. 426 ; Epist. XI, pag. 413.
  4. Idem, Epist. XXII, pag. 422.
  5. Balæus, apud Simlerum, Epist. Gesneri.
  6. Andreas Ammonius tuæ Sanctitatis apud Anglos Nuncius litteris significabit. Erasmus, Epist. VI libri II, pag. 104.
  7. Idem, Epist. XL libri VIII, p. 434.

(A) Il se serait apparemment avancé en Angleterre, s’il eût vecu plus longtemps. ] Ce ne sont pas mes conjectures, c’est le sentiment d’Érasme : Periit, dit-il[1], et apud Gallos Faustus, et apud Britannos Andreas Ammonius, quorum alter diù regnavit Lutetiæ, alter ad summam dignitatem emersurus erat, si vita diaturnior contigisset. Il en jugeait de la sorte, non-seulement lorsque la plaie était fraîche, c’est-à-dire, lorsque peu après la mort d’Ammonius l’affliction le poussait à le louer ; mais aussi lorsqu’un bon nombre d’années avait effacé les premières impressions du regret et de la douleur. Quàm multos, écrivait-il en l’année 1524[2] hìc ex vetere sodalitio desidero ! Primum Andream Ammonium Lucensem. Deum immortalem, quantâ ingenii dexteritate, quàm fideli memoriâ præditum ! Tum animus quàm erat excelsus, quàm alienus à livore, quàm alienus à sordibus ! Hunc et suis dotibus et omni principum applausu florentem maximis rebus destinatum, subita mors intercepit natu minorem annis quadraginta. Cujus equidem decessum non possum non dolere, quoties in mentem venit quàm mihi fuerit jucunda ejus familiaritas.

(B) C’est par ses vers latins qu’il mérite principalement d’être pris au rang des auteurs. ] L’abrégé de la Bibliothéque de Gesner nous donne ce catalogue des poésies d’Ammonius : Scotici Conflictûs Historia, lib. I ; Bucolica, seu Eclogæ, lib. I ; de Rebus nihili, lib. I ; Panegyricus quidam, lib. I : Epigrammata, lib. I ; Poëmata diversa, lib. I. On cite Balæus. Ce qu’on nomme Panegyricus quidam est un poëme sur les victoires que les Anglais remportèrent l’an 1513, à la journée des Éperons, à la prise de Térouenne, à la prise de Tournai, etc. Érasme donne son jugement sur ce poëme dans une lettre[3] qu’on a datée du jour de Saint-Thomas 1510. C’est une preuve incontestable qu’on a quelquefois ajouté la date à ses lettres, sans nulle attention : on les a d’ailleurs mal rangées. La réponse précède quelquefois de plusieurs pages la lettre qui est le sujet de la réponse[4]

(C) Les conseils qu’Érasme lui donna sont très-conformes aux manières frauduleuses dont il faut se servir pour se pousser dans le monde. ] « N’ayez honte de rien, lui dit-il ; intriguez-vous dans les affaires de tout le monde ;

Coudoyez un chacun, point du tout de quartier[5] ;


débusquez qui vous pourrez ; réglez votre haine et votre amitié sur votre profit ; ne donnez qu’à ceux qui vous le rendront avec usure ; soyez complaisant envers tout le monde en toutes choses ; ayez deux cordes à votre arc ; apostez des gens qui vous recherchent ; menacez de quitter, et préparez-vous au départ ; montrez des lettres où l’on vous promette mille avantages ailleurs. » Principio perfrica frontem, ne quid usquàm pudeat. Deindè omnibus omnium negotiis te misce, protrude quemcunque potes cubito. Neminem nec ames nec oderis ex animo, sed omnia tuo compendio metiare. Ad hunc scopum omnis vitæ ratio spectet. Ne quid des nisi unde speres fœnus : assentare omnibus omnia. At ista vulgaria sunt, inquis. Age, quando ità vis, accipe peculiare consilium, sed heus in aurem. Nosti τὴν Βριτννικὴν ζηλοτυπίαν, hâc in tuum bonum abutere. Duabus sedeto sellis. Suborna diversos procos qui te ambiant. Minare et appara discessum. Ostende litteras quibus magnis pollicitis avocaris. Subducito te nunnunquàm, ut subtracta copia desiderium acuat[6]. Alciat se servait de cette ruse[7].

(D) Il mourut de la sueur anglaise. ] Consultez l’Histoire du divorce de Henri VIII, composée par M. le Grand, vous y trouverez ce que c’est que cette sorte de maladie. On la nommait « la suée ou le sutin, parce qu’on mourait en suant. Cette espèce de peste commença à se faire sentir pour la première fois en 1486. Auparavant, on ne la connaissait point. Tous les remèdes y étaient inutiles, et elle emporta beaucoup de monde avant que les médecins sussent de quelle manière il la fallait traiter. C’était un fléau dont Dieu ne voulait d’abord punir que les Anglais. En quelque lieu qu’ils fussent, ils en étaient attaqués, sans que les étrangers avec qui ils vivaient en fussent incommodés [8]. » Parmi les preuves que M. le Grand a produites[9], il y a des lettres de l’évêque de Bayonne, ambassadeur de France en Angleterre, qui parlent de ce mal. Anne de Boulen en fut attaquée : cet ambassadeur en fut attaqué aussi. Il y avait déjà quelque temps que ce mal tombait sur d’autres que sur des Anglais ; car notre Italien Ammonius en était mort l’an 1517, nonobstant l’espérance qu’il avait eue de s’en préserver par sa grande sobriété. Voici ce que Thomas Morus en écrivit à Érasme : In his, c’est-à-dire parmi le grand nombre de gens qui étaient morts (quod tibi quoque dolori esse doleo) Andreâ nostro Ammonio, in quo et litteræ et omnes boni magnam fecêre jacturam. Is valdè sibi videbatur adversùs contagionem victûs moderatione munitus : quâ factum putavit, ut quùm in nullum penè incideret cujus non tota familia laboraverat, neminem adhuc è suis id malum attigerit, id quod et mihi et multis prætereà jactavit non admodùm multis horis antequàm exstinctus est ; nam hoc sudore nemo nisi primo die perit. Ego uxorque ac liberi adhuc intacti, reliqua familia tota revaluit. Hoc tibi affirmo, minùs periculi in acie quàm in urbe esse[10].

(E) Il mourut l’an 1517. ] La lettre de Thomas Morus dont je viens de citer un grand passage, est datée du 19 d’août 1520. Il semble donc qu’Ammonius ne soit point mort l’an 1517 ; car quelle apparence que Morus ait laissé passer trois années sans en rien dire à Érasme ? Je réponds que cette difficulté ne balance point les lettres où Érasme même a parlé de la mort d’Ammonius. Il remarque dans la lettre XXIVe. du IIe. livre, et dans la XXe. du IIIe. livre, toutes deux datées de l’an 1518, que cette année-là fut fatale aux hommes doctes, à Musurus, à Paleottus, à Faustus Andrelinus, à Ammonius. Dans la XXXIe. lettre du IIIe. livre, datée du 9 de septembre 1517, il parle de la mort d’Ammonius [11]. Cette lettre est bien datée ; car Érasme y fait mention du départ du roi d’Espagne comme d’une chose nouvelle. Or, on sait que ce monarque fit voile au commencement de septembre 1517. Disons donc que Baleus se trompe d’un an, lorsqu’il met la mort d’Ammonius à l’année 1518[12]. Érasme a pu dire en 1518 qu’on avait perdu cette année-là plusieurs grands hommes. L’une des lettres où il le dit est du mois de mars : il entendait par cette année les dix ou douze mois précédens. Ceci se confirme par une lettre de Bombasius [13], bien datée du 6 de décembre 1517, où l’on trouve que Musurus était mort à Rome pendant le dernier automne, et que Paleottus l’avait précédé de huit mois.

(F) Il envoyait à Érasme, à Cambridge, provision du meilleur vin. ] Les lettres réciproques de ces deux amis font souvent mention de l’envoi du vin ; mais voici un endroit bien propre à prouver qu’Érasme ne haïssait pas cette liqueur, et qu’il aimait mieux être dans un lieu pestiféré que boire de l’eau : Simul atque anglicum solum tetigi, ubi locorum esses rogare cœpi, siquidem Cantabrigiensem pestem fugere te scripsisti. Unus tandem Sixtinus mihi dixit te quidem Cantabrigiam ob pestem reliquisse, et concessisse nescio quò, ubi cùm vini penuriâ laborares, et eo carere gravius peste duceres, Cantabrigiam repetiisse atque inibi te nunc esse. O fortem Bassarei commilitonem, qui in summo periculo ducem deserere nolueris[14]. C’est ce qu’Ammonius lui écrivit.

(G) Il y a de l’hyperbole dans ce qu’il a dit qu’on brûlait tous les jours tant d’hérétiques[* 1], que cela avait enchéri le bois. ] Ces gens-là n’étaient ni de ces papistes ni de ces protestans qui couraient également risque d’être punis en Angleterre sous Henri VIII, depuis qu’il eut renoncé à la primatie du pape. C’étaient d’autres gens, puisque la lettre qui fait mention de ces supplices est datée du mois de novembre 1511. Les bûchers n’extirpaient point ces dévoyés. Lisez ceci : Lignorum pretium auctum esse non miror, multi quotidiè hæretici holocaustum nobis præbent, plures tamen succrescunt. Quin et frater germanus mei Thomæ, stipes veriùs quàm homo, sectam (si diis placet) et ipse instituit et discipulos habet[15].

  1. (*) C’étaient des restes des Wiclefites. Voyez Burnet, Hist. de la Réf. d’Angl. Rem. crit.
  1. Erasmi Epistola XXIV, lib. II, p. 132, scripta anno 1518
  2. Idem, Epist. V, lib. XXIII, p. 1210.
  3. C’est la XXe. du VIIIe. livre.
  4. Voyez l’article Carmilianus.
  5. C’est un vers de Molière, dans son Remercîment au roi. Voici tout le passage :

    Jetez-vous dans la foule, et tranchez du notable ;
    Coudoyez un chacun, point du tout de quartier,
    Pressez, poussez, faites le diable,
    Pour vous mettre le premier.

  6. Erasmi Epist. XIII libri VIII, p. 414.
  7. Voyez la remarque (D) de l’article Alciat.
  8. Le Grand, Histoir. du Divorce de Henri VIII, tom. I, pag. 94 ; il cite Godewin.
  9. Voyez le IIIe. tome de son Histoire du Divorce de Henri VIII, pag. 137, 152.
  10. Mori Epist. IV, lib. VII, inter Erasmianas, pag. 386.
  11. Ammonii mortem acerbissimè fero. Erasmi Epistola XXXI libri III, pag. 198.
  12. Apud Simlerum, in Epitom. Gesneri.
  13. La XXIIe. du IIe. livre.
  14. [Ammonius, Epist. ad Erasm. inter Erasmian.] Epist. XL libri VIII.
  15. Ammonius, Epist. VIII libri VIII, inter Erasmianas, pag. 410.

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