Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Acindynus 2


◄  Acindynus (Grégoire)
Index alphabétique — A
Aconce (Jacques)  ►
Index par tome


ACINDYNUS (Septimius) fut consul de Rome avec Valérius Proculus, l’année que Constantin, fils du grand Constantin, fut tué auprès d’Aquilée[a]. Il avait été gouverneur d’Antioche, et il arriva une chose sous son gouvernement qui mérite d’être rapportée. Saint Augustin en fait le récit[b]. Un certain homme ne portant pas à l’épargne la livre d’or à laquelle il avait été taxé, fut mis en prison par Acindynus, qui lui jura qu’il le ferait pendre s’il ne recevait cette somme le jour qu’il lui marquait. Le terme allait expirer sans que ce pauvre homme se vît en état de satisfaire le gouverneur. Il avait à la vérité une belle femme, mais qui n’avait point d’argent : ce fut néanmoins de ce côté-là que l’espérance de sa liberté lui apparut. Un homme fort riche, brûlant d’amour pour cette femme, lui offrit la livre d’or d’où dépendait la vie de son mari, et ne demanda pour toute reconnaissance que de passer une nuit auprès d’elle[c]. Cette femme, instruite par l’Écriture que son corps n’était point sous sa puissance, mais sous celle de son mari, communiqua au prisonnier les offres de ce galant, et lui déclara qu’elle était prête de les accepter, pourvu qu’il y consentît, lui qui était le véritable maître du corps de sa femme, et s’il voulait bien racheter sa vie aux dépens d’une chasteté qui lui appartenait tout entière et dont il pouvait disposer. Il l’en remercia, et lui ordonna d’aller coucher avec cet homme. Elle le fit, prêtant même en cette rencontre son corps à son mari, non par rapport aux désirs accoutumés, mais par rapport à l’envie qu’il avait de vivre [d]. On lui donna bien l’argent qu’on avait promis ; mais on le lui ôta adroitement, et puis on lui donna une autre bourse où il n’y avait que de la terre. La bonne femme, de retour à son logis (car elle avait été trouver le galant à sa maison de campagne), n’eut pas plus tôt aperçu cette tromperie qu’elle s’en plaignit publiquement. Elle en demanda justice au gouverneur, et lui raconta le fait d’une manière fort ingénue. Acindynus commença par se déclarer coupable, puisque ses rigueurs et ses menaces avaient fait recourir ces bonnes gens à de tels remèdes : il se condamna à payer au fisc la livre d’or ; ensuite il adjugea à la femme la terre d’où avait été prise celle qu’elle avait trouvée dans la bourse. Saint Augustin n’ose décider si la conduite de cette femme est bonne ou mauvaise (A), et il penche beaucoup plus à l’approuver qu’à la condamner (B), ce qui est assez surprenant (C). Nous avons vu ci-dessus [e] le même relâchement de morale dans saint Chrysostome, au sujet de la conduite d’Abraham et de Sara.

  1. En 340, selon Calvisius.
  2. August. de Sermone Domini in monte, lib. I, cap. XVI.
  3. Pollicens pro unâ nocte, si ei misceri vellet, se auri libram daturum. Augustinus, de Serm. Domini in Monte, lib. I, cap. XVI.
  4. Illa corpus non nisi marito dedit, non concumbere, ut solet, sed vivere cupienti. Augustinus, ibid.
  5. Dans la remarque (A) de l’article Abimélech.

(A) N’ose décider si la conduite de cette femme est bonne ou mauvaise. ] Cela est clair par ces paroles : Nihil hìc in alteram partem disputo ; liceat cuique æstimare quod velit[1]. Ailleurs il met en question si la chasteté d’une femme perdrait son intégrité en cas que, pour la vie de son mari, et par son ordre, elle couchât avec un autre homme. Scrupulosiùs disputari potest utrium illius mulieris pudicitia violaretur, etiam si quisquam carni ejus commixtus foret, cùm id in se fieri pro mariti vitâ, nec illo nesciente sed jubente permitteret, nequaquàm fidem deserens conjugalem, et potestatem non abnuens maritalem[2] ? Rivet, ayant cité ces paroles, ajoute[3] que saint Augustin rapporte que le cas arriva sous l’empereur Constantin [4], lorsque Acindynus, etc.

(B) Beaucoup plus à l’approuver qu’à la condamner. ] Cela paraît manifestement par ces paroles : Non ità est existimandum ne hoc etiam femina, viro permittente, facere posse videatur ; quod omnium sensus excludit. Quamquàm nonnullæ causæ possint existere ubi et uxor mariti consensu pro ipso marito hoc facere debere videatur..… Nihil hic in alteram partem disputo… Sed tamen narrato hoc facto (savoir celui de la femme dont le mari était en prison sous Acindynus) non ità respuit hoc sensus humanus, quod in allâ muliere viro jubente commissum est, quemadmodùm anteà, cùm sine ullo exemplo res ipsa poneretur, horruimus[5] Je ne sais donc sur quoi se fonde le théologien protestant que j’ai cité dans la remarque précédente, lorsqu’il assure que saint Augustin penche plus vers la condamnation que vers la justification de cette femme[* 1]. Quo facto Acindyni explicato, liberum unicuique permittit Augustinus æstimare quod velit, quamvis in eam partem propensior videatur, quòd id fieri non liceat[6].

(C) Ce qui est assez surprenant. ] Un grand théologien comme lui ne devait-il pas savoir que notre vie, qui n’est qu’un bien temporel et périssable, ne nous doit pas être assez précieuse pour nous sembler digne d’être rachetée par la désobéissance à la loi de Dieu ? Car, comme cette désobéissance est un péché qui nous soumet à une peine éternelle et à un mal moral qui blesse un être infini, il n’est pas moins contre la prudence que contre la droite raison d’aimer mieux commettre un péché que perdre sa vie. Je ne dis rien des abîmes de corruption que l’on ouvre de toutes parts sous nos pieds, en nous disant qu’une chose qui serait un crime si on la faisait sans avoir dessein de sauver sa vie, devient innocente lorsqu’on la fait pour sauver sa vie. Le prisonnier d’Acindynus aurait fait un honteux maquerellage, et consenti à un adultère proprement dit, s’il avait permis à sa femme de coucher avec ce galant, afin de gagner une livre d’or ; mais parce qu’il n’y consent qu’afin de sauver sa vie, ce n’est plus un consentement à l’adultère, c’est une chose permise. Qui ne voit que si une telle morale avait lieu, il n’y aurait point de précepte dans le Décalogue dont la crainte de la mort ne nous dispensât ? Où sont les exceptions en faveur de l’adultère ? Si une femme n’est pas obligée d’obéir au commandement de ne point souiller son corps quand cela peut épargner à son mari le dernier supplice, elle ne sera point obligée à y obéir quand il s’agira de sauver sa propre vie ; car Dieu n’a pas exigé de nous que nous aimassions personne plus que nous-même. On pourra donc impunément transgresser la loi de la chasteté afin d’éviter la mort. Pourquoi une semblable raison ne rendra-t-elle pas permis l’homicide, le vol, le faux témoignage, l’abjuration de sa religion, etc. ? Les plus grands hommes sont sujets à donner à gauche et à s’égarer dans les chemins les plus unis. Est-il bien difficile de connaître que saint Paul n’a point prétendu qu’un mari pût disposer du corps de sa femme en faveur du tiers et du quart ; saint Paul, dis-je, lorsqu’il a dit que la femme n’a point la puissance de son corps et que cette puissance est à son mari ? Cependant vous voyez que saint Augustin s’embarrasse dans ces paroles de l’apôtre, et qu’il fait grand fond sur la distinction marito jubente potestatem non abnuens maritalem. Nous verrons ailleurs[7], qu’il s’est servi de cette doctrine de saint Paul pour justifier Abraham et Sara touchant le concubinage d’Agar. Écoutons un théologien qui, pour avoir vécu plusieurs siècles après ce père, ne laisse pas d’être meilleur moraliste sur ce point. Quâ in re (savoir l’aventure de la femme dont le mari était prisonnier d’Acindynus) mirum est talem ac tantum virum potuisse dubitare, cùm ex sacrâ scripturâ constet apertissimè malum aliquod pœnœ nunquàm este redimentum malo culpæ, et vitam potiùs esse deponendàm, quàm ut eam nobis aut aliis servemus id facientes ex quo Deus offenderetur. Nullo modo itaque censendum est licitum esse adulterii remedium vel marito, vel uxori vitandæ alterius necis causâ ; quin potiùs mortem expectare convenit, imò verò ultrò expetere, quàm alterutrius castitatem prodere, ob cujus conservationem multæ pudicissimæ feminæ non solùm ab aliis occidi sustinuerunt, sed etiam (quod tamen probare nolim) sibi ipsis vim intulerunt, non solùm inter Ethnicas, sed etiam inter Christianas[8]. Il cite l’exemple de Sophronie : j’en parlerai en son lieu.

Lisez les Amœnitates Juris de M. Ménage, au chapitre intitulé, de Mariti lenocinio : Adulterarum viros ordinari non potuisse. C’est le Xe. chapitre de cet ouvrage. Voyez-en la page 52 de l’édition de Leipsick, en 1680 ; in-8o.

  1. * Joly ne conteste pas les textes cités par Bayle, mas il prend la défense de saint Augustin, qui opine seulement par comparaison, et dit que, hors l’exemple qu’il allègue, ce crime fait horreur, et que dans cet exemple, il ne révolte pas tant. L.-J. Leclerc défend aussi saint Augustin.
  1. August. de Sermone Domini in Monte, lib. I, cap. XVI.
  2. Augustinus contra Faust. Manich., lib. XXII, cap. XXXVII.
  3. Riveti Exercit. LXXIII in Genes. Oper. tom. I, pag. 281.
  4. Il y a Constantius dans l’Ouvrage de saint Augustin que j’ai cité.
  5. August. de Sermone Domini in Monte, lib. I, cap. XVI.
  6. Riveti Oper. tom. I, pag. 281.
  7. Dans la remarque (I) de l’article Sara.
  8. Riveti Oper., tom. I, pag. 281.

◄  Acindynus (Grégoire)
Aconce (Jacques)  ►