Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/Ses rapports avec les mœurs

IV. — Ses rapports avec les mœurs.


Dans l’argot plus que dans tout autre langage, certains termes caractérisent un ordre d’idées, d’habitudes, d’instincts.

Seul, un malfaiteur a pu appeler le premier cafarde la lune voilée, et moucharde la lune brillante, seul encore il a pu nommer coulant ou collier la cravate avec laquelle il vous étranglera ce soir.

Il a besoin de très-bons yeux, — des yeux de chat lui permettant de saisir sa proie dans l’ombre. On le devine en voyant qu’il les appelle ardents, reluits, clairs, quinquets et mirettes.

Que d’images il a trouvées pour répondre au verbe Assassiner : — faire suer, refroidir, démolir, rebâtir, connir, terrer, chouriner, expédier, donner son compte, faire l’affaire, capahuter, escarper, butter, coucher

Il semble n’avoir pas trop de verbes quand il s’agit d’exprimer une fuite : se la briser, se la casser, s’évanouir, se déguiser en cerf, se pousser de l’air, s’esbigner, se cavaler, se la courir, se la couler, tirer sa crampe, se cramper, lâcher, décarer, décaniller, se tirer les pattes

Et quels noms significatifs décernés aux agents chargés de réprimer ses méfaits ! Par balai, cogne, raclette, raille, pousse et grive, il désigne le gendarme qui le balaye ou rencogne, la patrouille qui le racle, l’agent qui l’éraille ou le pousse, le soldat qui le grève.

Par une exception bizarre, il a mêlé les idées de cuisine et de dénonciation. L’homme qui le dénonce à la police est un cuisinier, un coqueur (maître coq), une casserole. Dénoncer, c’est casser du sucre, se mettre à table, manger le morceau. Si le malfaiteur est arrêté, il dit qu’il est servi. Serait-ce parce qu’il se voit déjà flambé, cuit, fumé, frit, fricassé, rôti et brûlé par dame Justice ?


La fréquence des équivalents indique mieux que toutes les statistiques morales, la place tenue par certaines passions.

Niera-t-on que le peuple français soit susceptible d’enthousiasme en voyant tous les synonymes qu’il a trouvés aux mots bon et beau ? — Chic, chicard, chicandard, chouette, bath, rup, chocnosof, snoboye, enlevé, tapé, ça, superlifico, aux pommes, numéro 1, aux petits ognons ! etc. — Si on n’est pas content, ce n’est point parce qu’on manque des moyens de le dire.

Et l’argent, n’occupe-t-il pas dans le néologisme autant de place que dans les transactions de ce bas monde ? — Nerf, os, huile, beurre, graisse, douille, rond, cercle, bille, jaunet, roue de devant, roue de derrière, braise, thune, médaille, face, monarque, carle, philippe, métal, dale, pèze, pimpion, picaillon, noyaux, sonnette, cigale, quibus, quantum, sit nomen, cuivre, mitraille, patard, vaisselle de poche, sine quâ non, etc.

Le manger et le boire, — le boire surtout, — ont à leur disposition une légion de synonymes.

Le manger : béquiller, becqueter, tortiller du bec, chiquer, mastiquer, taper sur les vivres, pitancher, bouffer, etc.

Le boire : étouffer, siffler, flûter, renifler, pomper, siroter, licher, biturer, se rincer l’avaloire, la dalle, le cornet, la corne, s’arroser le lampas, se pousser dans le battant, s’humecter, pictonner, tuer le ver, chasser le brouillard, etc., etc.

Le vin s’appelle picton, piccolo, nectar, ginglard, ginglet, briolet, bleu, blanc, etc.

Et l’eau-de-vie ! Combien de petits verres dans ces mots : trois-six, fil en quatre, dur, raide, rude, crik, chenique, schnapps, eau d’aff, sacré chien, goutte, camphre, raspail, jaune, tord-boyaux, casse-poitrine, consolation, riquiqui, eau de mort !

Quant à l’absinthe, cet autre poison, n’a-t-on pas inventé autant de noms que de manières de la préparer ?


Après la satisfaction des besoins matériels ou l’expression d’une gaieté railleuse, les misères et les laideurs de cette vie sont largement, exclusivement représentées. Les moralistes pourraient tirer de cette inégalité des conclusions désolantes. Elle affirme mieux que la statistique la fréquence de certains vices.

Chose remarquable ! On trouve vingt mots pour montrer le niais, la dupe ou le fripon ; — il n’y en a pas un pour dire : voici un honnête homme.

La femme digne d’estime est inconnue ; — celle qu’on affecte de mépriser se trouve sous le coup d’un déluge d’injures. Chaque année en apporte une de plus au vocabulaire.

Battre se dit de vingt manières ; caresser n’a pas deux synonymes.

Il y a quarante-quatre manières de désigner l’ivresse ; il n’y en a pas une pour indiquer la tempérance.

Enfin la somme des négations est énorme, et il n’y a pas une seule affirmation positive.

De même, « c’est un marlou, c’est un filou ! » se disent aussi bien d’un homme rusé que d’un souteneur ou d’un voleur. Avoir du vice, c’est avoir l’esprit ingénieux. Ces assimilations dégradantes en disent long sur le danger dans lequel se trouvent trop de consciences.

L’admiration même se trouve, sur ce terrain scabreux, tout imprégnée de je ne sais quelle âcreté. — On n’arrive à l’affirmation de la qualité que par la négation du défaut. On ne dit pas : je suis bien fait, on dit : je ne suis pas déjeté ; on ne dit pas : je suis beau, on dit : je ne suis pas déchiré ; on ne dit pas : je suis jeune, on dit : je ne suis pas trop piqué des vers. — Vous êtes fièrement brave, rudement bon, se disent avec la plus douce intention du monde. Un discours éloquent devient un discours tapé ; une scène émouvante vous enlève, vous empoigne ; une belle action épate le public. On dit d’une œuvre banale : Cela n’est pas méchant, cela ne mord pas. Le travailleur est un piocheur et le zélé est un fanatique ou un féroce.

Aussi, comme on s’animalise ! Votre peau, c’est du cuir, de la couenne ; votre bras, un aileron ; vos pieds, vos mains sont des ergots, des paturons, des abattis, des pattes, des arpions ; votre visage est un mufle ; votre barbe, une bouquine ; votre bouche, un bec, une gueule ; vos cheveux sont des crins ; le bas de votre échine est un croupion. Vous ne mangez pas, vous becquetez, vous béquillez, vous tortillez du bec, et votre estomac est une bauge, jusqu’à l’heure de la crevaison.


En toute justice, cependant, on ne saurait traiter avec une sévérité absolue l’élément populaire qui sert de base aux observations précédentes.

Comment le peuple se piquerait-il de délicatesse en son langage ? Le labeur de chaque jour ne lui laisse apprécier que la satisfaction de ses gros appétits. Aussi ne nous étonnons pas en voyant ses néologistes si brutaux. Ces rudes inventeurs ont fait des mots accentués comme leurs ragoûts favoris et faits pour traverser les palais plébéiens que n’effrayent pas les fortes épices.

Si on veut donc bien ne pas se choquer de la rusticité de cette forme, l’étude de l’argot parisien fera découvrir, au degré le plus éminent, certaines qualités de couleur.

Comme il est bien nommé brutal ce canon qui, après avoir grondé de sa grosse voix, culbute tout sans dire gare !

Et béguin, cet amour terrestre qui vous isole au milieu de la vie mondaine avec les extases du cénobite !

Combien les mots richesse, crédit, fortune paraissent fades à côté de ces quatre monosyllabes : Il a le sac !Il a le sac, c’est-à-dire : ses louis sont en tas sous sa main ; d’un geste, il peut faire rouler à vos yeux ces belles espèces sonnantes.

Nous avons dit que l’argot forgeait en réalité peu de mots ; — ce sont des acceptions nouvelles qu’il invente de préférence.

Parfois ces sortes de travestissements sont plus raisonnés qu’on ne se le figure.

Ainsi, pour n’en citer qu’un, — toquante, ognon ou cadran sont bien plus expressifs que montre.

Toquante fait allusion au mouvement de l’objet (toc, toc) ; ognon, à sa forme ; cadran, à la figure tracée sur sa paroi. Ces synonymes offrent l’avantage d’une allusion directe à la chose ; ils se gravent mieux dans la tête, tandis que montre est, pour la mémoire des simples, beaucoup plus énigmatique. — Cet exemple est loin d’être le seul, mais il suffira, je l’espère, pour affirmer les tendances mnémotechniques de l’argot.


Selon nous, il doit être aussi beaucoup pardonné aux licences du langage populaire, en raison des infortunes qu’il décèle souvent.

Ainsi la plèbe parisienne a trouvé une équivoque saisissante pour désigner certains quartiers où la misère fait élection de domicile ; elle les appelle quartiers souffrants[1].

Je me rappellerai toute ma vie le jour où j’entendis prononcer ce nom pour la première fois. C’était en omnibus. Le conducteur, un gai compagnon, égayait de son mieux la monotonie du devoir qui l’obligeait à décliner tout haut le nom de certaines voies. À l’instant où son véhicule quittait la rue des Noyers pour traverser la place Maubert, qui était alors le centre d’un réseau de ruelles noirâtres où grouillait la plus misérable population, — voilà notre homme qui s’écrie : « Place Maubert, rue Saint-Victor, Panthéon ! Il n’y a personne pour le quartier souffrant ? » — Et une pauvre vieille hâve, déguenillée, se dressa péniblement et descendit à cet appel comme une justification vivante de l’épithète.

C’est dans le même esprit qu’on a trouvé des expressions presque gaies pour des choses lugubres. Un faubourien qui se casse la jambe dira par crânerie : C’est un détail. Une femme abandonnée par celui qu’elle aime dira, en étouffant ses sanglots : Ça n’est pas drôle, ce qu’il a fait là.

Vous n’avez pas besoin de leur prêcher la philosophie, à ces pauvres diables ! ils connaissent le mot, car ils l’ont pris pour synonyme de misère. Quelle ironie ! Ils ont même décoré leurs savates du titre de philosophes. Peut-on mieux montrer, — je vous le demande, — la théorie foulée aux pieds par la réalité ?


Les synonymes significatifs de dur, raide, rude, trois-six, verre pilé, tord-boyaux, casse-poitrine, disent assez pourquoi les malheureux en sont venus à nommer consolation un verre d’eau-de-vie. Ce n’est pas à cause de sa douceur. Ce n’est pas la boisson en elle-même qu’ils recherchent, car ils en connaissent les tristes effets ; c’est un étourdissement momentané, c’est une consolation fictive.

Et la pipe, cet autre palliatif populaire, y a-t-il une seule des cent satires faites depuis cinquante ans contre son abus qui vaille tout le sens critique de ce seul mot : — brûle-gueule ?

N’être pas méchant et ne pas mordre sont également deux expressions cousines qui valent un livre sur le moyen de parvenir. Vous voulez arriver, faites-vous craindre ! — Dans le monde mêlé où nous allons pénétrer, n’être pas méchant, c’est être bête. Le naïf qui ne mord pas reste sans valeur aux yeux du prochain. — De même, avoir du vice n’est pas un défaut, c’est faire preuve d’intelligence.


  1. On comprendra mieux cette équivoque après avoir lu ce passage du journal le Petit Moniteur (9 février 1876) : « Ce n’était pas Paris, c’était le quartier Mouffetard ; le quartier souffrant, comme le peuple raillant sa propre misère l’appelait par allusion aux fabricants d’allumettes soufrées qui s’y étaient établis avant l’invention des allumettes chimiques. »