Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/Les richesses de l’argot

III. — Les richesses de l’argot.


Nous venons de voir comment l’argot est un langage composé moins de mots nouveaux que d’interprétations nouvelles.

Si la matière n’est pas neuve, reconnaissons qu’elle rachète ce défaut par une singulière richesse. L’abondance, la variété et, disons-le bien, la précision de beaucoup de termes ne sauraient s’imaginer.

S’agit-il, par exemple, de suivre tous les degrés de la soulographie, remarquez la progression parfaite indiquée par les quarante-six termes qui suivent, dont nous avons justifié l’existence par de nombreux exemples. Sans rentrer l’un dans l’autre, ils ont leur signification propre. — Chacun indique, dans l’état, une nuance.

Au début, nous rencontrons les neuf verbes : être bien, avoir sa pointe, avoir un grain, être monté, en train, poussé, parti, lancé, en patrouille.

Un peu plus loin, nous voyons l’homme légèrement ému ; — il sera tout à l’heure attendri, il verra en dedans, et se tiendra des conversations mystérieuses. Cet autre est éméché ; il aura certainement demain mal aux cheveux.

Pour dépeindre les tons empourprés par lesquels va passer cette trogne de Silène, vous n’avez que la liberté du choix entre : teinté, allumé, pavois, poivre, pompette, ayant son coup de soleil, ayant son coup de sirop, son coup de bouteille, son plumet, sa cocarde, se piquant ou se rougissant le nez.

De la figure passons à la marche. — L’homme ivre a quatre genres de port qui sont également bien saisis. Ou il est raide comme la justice et laisse trop voir par son attitude forcée combien il lui en coûte de commander à la matière ;

Ou il a sa pente (ce qui arrive souvent quand on est dans les vignes), et il marche comme si le terrain lui manquait ;

Ou il festonne, brodant de zigzags capricieux la ligne droite de son chemin ;

Ou il est dans les brouillards… tâtonnant en plein soleil, comme s’il était perdu dans la brume.

Attendons dix minutes encore ; — laissons notre sujet descendre au plus bas, et vous pourrez dire indifféremment : Il est chargé, gavé, plein, complet, pion, rond comme une balle, mouillé, humecté, bu, pochard, casquette, il a sa culotte, son casque, son toquet, son sac, sa cuite, son affaire, son compte, il est soûl comme trente mille hommes, il en a jusqu’à la troisième capucine. — Ce n’est plus un homme, c’est un canon chargé jusqu’à la bouche.


Presque aussi riche est le vocabulaire des voies de fait, — qui sont une des conséquences ordinaires de l’ivresse. Plus riche encore serait celui du libertinage, s’il était permis de franchir des limites que nous avons scrupuleusement respectées, tout en usant du droit qui sauvegarde toute recherche sérieuse.

Voici quelques-unes des phases les plus intéressantes de la batterie :

Avec la peignée, on se prend aux cheveux, on se crêpe le toupet, on se tombe sur le poil.

On se croche ensuite en s’empoignant à bras-le-corps ou en se passant la jambe.

L’enlevée, la valse, la tournée et la danse sans violons, décrivent les mouvements précipités de la lutte.

Avec la dégelée, la brossée, la frottée, la torchée, l’étrillage, la raclée, la brûlée, on a l’épiderme bien endolori. La rossée vous sangle comme un cheval rétif ; la trempe, la trempée et la rincée vous tordent comme du linge à la lessive.

Avec la cuite, il vous en cuira longtemps.

Si l’adversaire vous tombe, gare à la roulée, à la trépignée, à la tripotée, à la pile, au travail du casaquin ! vous êtes à sa merci. Il vous pétrira de coups.

Encore une seconde, et vous voilà en compote ou démoli. — Tant pis si vos os ne sont pas numérotés. Il n’y aura plus moyen de les mettre en place.

Notez que, contre tous ces termes, le langage du monde n’en a pas un seul qui exprime la même idée en un seul mot.


Et ce n’est point là seulement que nous retrouvons une variété significative de synonymes.

Prenons boule, ou balle, ou coloquinte, ou calebasse ! c’est la tête plus ou moins ronde.

Avec binette, trombine, faciès, frime, frimousse, il y a quelque chose de nouveau : nous voyons se dessiner la physionomie.

La sorbonne et la boussole désignent le cerveau qui conçoit, raisonne et dirige.

Le caisson a été fait tout exprès pour représenter le crâne éclatant à l’heure du suicide.

La tronche montre la tête tombant sous le couteau de la guillotine.

De la tête passons à la jambe : grosse, c’est un poteau ; ordinaire, c’est une quille ; mince, c’est une flûte, un cotteret, un fumeron, un fuseau, un échalas ; plus mince, c’est une pincette, une jambe de coq ; plus mince encore, c’est un fil de fer ; tremblante, c’est un flageolet. Les jambes du danseur sont des gigues ou des gambilles ; celles du marcheur forment un compas, une équerre.


Cette précision se retrouve jusque dans les diverses manières de dépenser son argent. Le prodigue douille, la dupe casque, l’homme qui veut imposer la confiance éclaire, l’économe s’allonge, l’avare se fend jusqu’à s’écorcher.

La mort elle-même semble vouloir prêter un verbe à chaque état. Le pilier de café dévisse son billard, le cavalier graisse ses bottes, le bavard avale sa langue, le chiqueur pose sa chique, le fumeur casse sa pipe, l’apoplectique claque, le troupier reçoit son décompte, descend la garde, passe l’arme à gauche ou défile la parade, le pauvre perd une dernière fois le goût du pain, l’agonisant tourne de l’œil, l’homme frappé à mort sue le sang, le Parisien, toujours logé haut, lâche la rampe.


Mais il n’en faut pas déduire que l’idiome dont nous nous occupons soit facile à posséder. Il fourmille, on l’a vu, de nuances faciles à comprendre, mais dont la distinction demande un certain acquis.

Ainsi, déjà usité comme mot d’amitié, cocotte se dit ou d’un cheval, ou d’une femme, ou de deux affections très-différentes. Battant veut dire à la fois neuf, langue, cœur ou gosier. Plomb signifie gosier, gaz ou maladie. Blague a sept significations si variées qu’elles peuvent s’appliquer également à la facilité d’élocution, ou à une conversation spirituelle, ou à un mensonge.

Chic présente autant de sens non moins contradictoires. — Appliqué au crayon d’un artiste, il est un brevet de banalité ou de distinction… Il ne lui faut, pour cela, qu’être précédé de avec ou de de. — Il fait tout avec chic est un éloge, il fait tout de chic est une critique très-sensible.

Faire a de même six acceptions : ficher en a huit. — Chien entre dans la composition de neuf mots. — Œil en forme douze. — Chose peut signifier indifféremment dignité on indignité. — Paumer veut dire prendre ou perdre. — Bachot s’applique indifféremment à un examen, à un candidat, à une institution. — Extra représente ou un repas, ou un invité, ou un domestique. — C’est à s’y perdre.