Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/L’argot et ses éléments de formation

II. — L’argot et ses éléments de formation.


Autant que notre travail nous a permis de le voir, nos divers argots ne constituent pas ce qu’on appelle une langue, mais un langage de convention, dans la formation duquel n’entrent pas moins de sept éléments. Nous les désignons ainsi : 1° vieux mots ; 2° substitutions de mots ; 3° modifications de mots ; 4° harmonies imitatives ; 5° jeux de mots ; 6° souvenirs ; 7° importations.

Cette nomenclature, aussi peu scientifique que possible, paraîtra plus claire, si on veut bien examiner les courts aperçus que nous allons consacrer à chaque classe.


vieux mots.


Cette première classe constitue le noyau de l’argot. Elle se compose des vieux mots de langue d’oil ou de langue d’oc, dont nous avons retrouvé trace dans les trois dictionnaires spéciaux de Du Cange, de Lacombe et de Roquefort. Ce dernier est le plagiat d’un glossaire manuscrit de Barbazan.

Ces vétérans sont plus nombreux qu’on ne le croit. — Ainsi, déjà l’ancienne Provence donnait à certaines vieilles femmes le nom irrespectueux de vieux cabas. Notre bagou descend en droite ligne de l’ancien catalan bagol, dont la blague moderne pourrait bien n’être qu’une forme intervertie, car les deux mots ont absolument le même sens.

Ainsi, un verbe dont nous nous servons souvent dans la langue familière, le verbe ficher, se rencontre dans nos chroniques du XIVe siècle. Nous y voyons un maréchal de Boucicaut contraindre les Sarrasins en retraite à se ficher dans des jardins où il les poursuit ; il fiche en prison ceux qu’il attrape.

Comme ficher, truc (rouerie, malice) se retrouve dès le XIVe siècle, dans une chronique du duc Jean de Bretagne.

Battre (mentir) et batterie (mensonge) viennent évidemment du vieux mot baster : tromper.

L’usage d’appeler anglais son créancier est constaté au XVe siècle.

Rutebœuf, un poëte qui rimait du temps de saint Louis, et qui aimait à dormir, trouve déjà que le réveil est une chose tannante.

Si on ne vendait pas de prunes dans les caboulots du temps jadis, on connaissait du moins le mot comme synonyme de cabane. Le caboulot est devenu guinguette, puis petit comptoir. Le trinqueur ami qui vous y appelle ma vieille branche par pure amitié ne se doute guère qu’on donnait autrefois le nom de branché au compagnon associé dans une affaire.

Si Rabelais, qui est contemporain de François Ier, n’écrit pas piquer le renard, il écrit escorcher le regnard, ce qui n’en diffère pas trop. S’il n’écrit pas caner (avoir peur), il écrit très-souvent faire la cane, ce qui est absolument la même chose. Il sait aussi ce que c’est qu’un œil au beurre noir. Non moins que Victor Hugo, Rabelais, le profond facétieux, eût relevé le mot de Cambronne, car il le met sans vergogne à toutes sauces, absolument comme beaucoup trop de nos contemporains, qui n’ont, hélas ! conservé de Rabelais que ce mot-là. Vous nous dispenserez de l’écrire, n’est-ce pas ? Ce sera bien assez tôt quand, avec la lettre M, son tour viendra.

À part ceux que nous venons de rappeler, presque tous les vieux mots d’argot ont été transmis par les classes dangereuses. Là semblent s’être conservées les traditions, comme dans certains villages où le patois d’aujourd’hui n’est au fond que le bon français d’il y a quatre cents ans, maintenu en dehors de toutes nos modifications. Ainsi les voleurs qui disent arpion pour pied, imitent nos pères qui disaient harpion pour griffe. Leur abèquer (nourrir) n’est autre que l’ancien verbe abécher. Arnache (tromperie) descend en droite ligne du verbe harnacher (tromper). L’anquilleuse qui vole dans nos magasins est vieille de plusieurs siècles. Le fifi vidangeur avait dès l’an 1350 l’honneur d’être nommé dans une ordonnance du roi Jean. Estrangouiller (étrangler) est un mot de langue romane qu’on devinerait rien qu’en pensant au latin strangulare (on prononçait strangoulare). De même, cadenne (chaîne) et pecune (argent) sont des formes pures des mots latins catena et pecunia. Le carle et les pimpions rappellent des monnaies historiques. — Nous citons quelques exemples seulement, et nous sommes loin de tout donner. (Voyez Bigorne, Daron, Cabas, Bouler, Caruche, Butter, Caler, Chiquer.) À défaut des glossaires du moyen âge, les patois de nos provinces éclairent aussi d’une façon inattendue les étymologies de certains mots. C’est ainsi qu’on retrouve brimer en Poitou et biffin en Champagne. Cherchez dans le dialecte flamand, et vous retrouverez le charriage dit à l’américaine dans charrier : mystifier.


substitutions.


Les substitutions, — qui consistent à remplacer un mot par un autre pris arbitrairement, — composent une classe considérable, formée par divers procédés dont les conceptions, bizarres au premier abord, finissent par sembler plus raisonnées qu’on ne se le figure.

Il y a les substitutions de la partie au tout : tricorne pour gendarme, cadran pour montre

Les substitutions de l’effet à la cause : tremblante pour fièvre, casse-gueule pour bal, musicien pour haricot, pleurant pour ognon, raide pour eau-de-vie

Les substitutions de fonctions : avaloir pour gosier, palpitant pour cœur, pique en terre pour poule, fauchant pour ciseau, raclette pour patrouille, cabe pour chien, tourne autour pour tonnelier, toquante pour montre

Les substitutions d’aspect : trouée pour dentelle, moricaud pour broc de vin, bleu pour vin, noir pour café, prune de monsieur pour évêque.


Il y a surtout les substitutions par analogies qui sont ou animales, ou végétales, ou matérielles

Presque toujours ironiques, les analogies animales ne respectent rien. Avant Grandville, elles ont signalé tout ce qui pouvait leur offrir quelque prise dans le roi de la création. Nous le montrerons tout à l’heure, en parlant des rapports de l’argot avec nos mœurs.

Si de la description de l’homme, on passe à la désignation des types, on trouve le sot représenté par le daim, la buse, le dindon ; le niais, par le serin, le blaireau ; l’avare, par le chien ; l’inconstant, par le papillon ; le méchant, par l’aspic ; l’agent secret, par la mouche ; l’usurier, par le vautour ; le pingre, par le rat ; le superbe, par le lion ; le misanthrope, par l’ours ; l’homme emporté, par le cheval ; le bon compagnon, par le lapin ; l’homme arriéré, par l’huître, le mollusque ; la femme légère, par la biche, la cocotte, le chameau. Castor, canard, bécasse, merlan, ourson, veau, vache, tigre, loup, couleuvre, chatte, vipère, cloporte, chouette, crapaud, grenouille, viennent encore à la file. La sangsue, le phénix, l’âne et la mule sont classiques et nous les rappelons pour mémoire. On connaît enfin le rôle que jouent mon chat, mon chien, mon bichon, ma bichette, mon canard, ma cocotte, ma poule, mon rat, dans le vocabulaire de l’amitié, et aux oiseaux, dans celui de l’admiration.


Non moins remarquables sont les termes de comparaison demandés au règne végétal.

La dent gâtée est un clou de girofle ; la perruque, un gazon ; le chiendent symbolise la difficulté ; le cœur d’artichaut, l’inconstance ; les pruneaux sont la mitraille ; les noyaux, l’argent ; la pelure est l’habit ; la coloquinte, une tête énorme ; le cornichon, le melon, le cantaloup désignent un niais d’air biscornu, à dehors épais. L’homme sans consistance est une fenasse ; le prête-nom, un homme de paille. Le dédaigneux fait sa poire. Le chou entre dans la composition de six mots d’acception différente. On sait ce que veulent dire tirer une carotte et donner une giroflée à plusieurs feuilles.

Des navets ! des nèfles ! jouent un grand rôle dans les refus.

Mon trognon est amical. Aux pommes ! aux petits oignons ! aux truffes ! fournissent trois superlatifs aux gens satisfaits. — Enfin il y a fagots et fagots, et la fashion a sa fleur des pois.


Les analogies prises dans le monde matériel s’attaquent à tout indistinctement. Elles font d’une capsule ou d’un tuyau de poêle votre chapeau ; des pincettes, vos jambes ; d’une salière, votre creux d’épaule ; d’une fourchette, votre main ; d’une anse de panier, votre bras. La pioche est le travail ; la scie, une mystification ; le raisiné, du sang ; la dragée, une balle. Avec tout ce qu’on a demandé de comparaisons à la musique, on pourrait composer un grand orchestre : musette, guimbarde, flageolet, trompette, tambour, cornet, guitare, harpe, flûte, sifflet, grosse caisse. Cela ne semble-t-il pas complet ? Dans cet ordre de choses là, on peut aller encore bien loin. Seulement, prenez garde aux tuiles en sortant, et méfiez-vous des ficelles !


modifications et déformations.


Les modifications des mots obéissent visiblement au désir de ne pas être compris par un importun. C’est un français de convention. La première syllabe de chaque mot reste généralement seule intacte ; les autres sont modifiées de la façon la plus arbitraire.

Ainsi dit-on cribler pour crier, connobrer pour connaître, coltiger pour colleter, valtreuse pour valise, insolpé pour insolent, encible pour ensemble, galuché pour galonné, baluchon pour ballot

Les uns affectionnent la désinence ar ou mar : guichemar (guichetier), épicemar (épicier), arpagar (arpagon)…

Les autres tiennent pour mont, et disent gilmont (gilet), briqmont (briquet), cabermont (cabaret), promont (procès), paquemont (paquet)…

Ceux-là sont pour anche : boutanche (boutique), préfectanche (préfecture).

Ceux-ci, pour in : madrin (madré), paquecin (paquet), burlin (bureau), orphelin (orfèvre)…

L’o est très en faveur : icigo (ici), Versigo (Versailles), Pélago (Pélagie), sergo (sergent de ville), tringlo (soldat du train), moblo (mobile), invalo (invalide), excuso (excusez), labago (là-bas).

Demi-stroc (demi-setier), vioque (vieux), pastiquer (passer), ramastiquer (ramasser), sezière (soi), mezières (moi), Arnelle (Rouen), Canelle (Caen), offrent d’autres variétés de désinences.

Rococo (rocaille) est un des rares exemples à citer en dehors du peuple.

Quelquefois on dénature aussi la première syllabe, en ne laissant subsister de l’ancien mot que les consonnes initiales. Exemples : trèfle (trou), trèpe (troupe), la Mine (le Mans), Brutus (Bretagne), mais c’est exceptionnel.


N’oublions pas les chercheurs de combinaisons qui soumettent leur parler à un procédé de déformation uniforme.

Ainsi prenons l’adjectif bon : ceux qui parlent en lem disent lonbem ; ceux qui parlent en luch disent lonbuch ; ceux qui parlent javanais diront bavon ; ceux qui parlent en loque diront lonboque ; ceux qui parlent en dunon diront nondubon. Les finales conventionnelles dun, mar, aille, orgue, sigue, ciergue, offrent encore des combinaisons de même famille. Et ainsi de suite pour tous les mots possibles. On peut varier et multiplier à l’infini.

Mais ces modifications qui vous rendent inintelligible pour les profanes (si elles sont exécutées rapidement), ont l’inconvénient d’allonger démesurément la phrase, ce qui est un grand obstacle à leur popularité, et ne les rendra guère usuelles en dehors des classes dangereuses pour lesquelles elles sont une nécessité.

Les abréviations, qui sont aussi des modifications de mots, sont plus faciles à reconnaître. Sauf deux (cipal pour municipal, et croc pour escroc), il est à remarquer qu’elles portent sur les finales. Exemples : Autor (ité), — achar (nement), — aristo (crate), — bac (carat), — bénéf (ice), — cabot (in), — can (on), — champ (agne), — comm (erce), — consomm (ation), — démoc (rate), — émos (ion), — dégui (sement), — es (croc), — estom (ac), — from (age), — job (ard), — lansq (uenet), — liquid (ation), — méphisto (phélétique), — occas (ion), — paf (fé), — pante (inois), — perpette (uité), — photo (graphie), — poche (ard), — réac (tionnaire), — rata (touille), — sap (in), topo (graphique), — typo (graphe), — voite (ure).

Quelquefois l’abréviation redouble la première syllabe du mot comme dans zouzou : zouave, et nounou : nourrice.


l’argot actuel.


À l’heure qu’il est, l’argot obéit plus que jamais aux tendances abréviatrices signalées ci-dessus. On ne dit plus mastroquet mais troquet, tailbin mais talbin, fourgat mais fourgue, faffiot mais faffe, pédéro mais pédé, radin mais rade. Sans la connaissance des termes anciens, on serait souvent embarrassé de caractériser la formation, ou plutôt la déformation des nouveaux.

Pour ce qui regarde le langage des classes dangereuses, je ne saurais en donner une meilleure preuve que ce fragment des Mémoires d’un voleur nommé Beauvilliers, jugé en police correctionnelle pour tentative de vol en 1873. Il a été publié par le Figaro du 4 août.


J’ai vingt-trois ans, je suis garçon boucher ;

À l’âge de quatorze ans je fesai mon apprentissage à la boucherie Duval, à la Madelaine ;

1re affaire, 4 milié (4,000 francs), en allant en recête au bout de huit mois que j’étais dans la maison. J’ai mangé tout, l’espace de quatre mois, mon perd les a remboursé et m’a fait mettre à la Roquette pour trois mois. Il est mort dans l’intervalle, de là j’ai goipé au théâtre, fesait la portière et je vendai des talbin, cigare et du feu.

Dix-sept ans : J’ai commencé à faire l’étalage, réussi pendant un an ; pas d’enfilage.

Dix-huit ans : Je fesai le rade et la condition, je me camouflait et avec des faux faffe j’allai dans les bureaux de placement avec une tune, je ne manque pas le coche de 2 pille chez un troquet. Premier sapement : six mois. Laissez-là.

Dix-neuf ans : de là j’ai fait les coquines passage Jouffroi, Notet des ventes (à la salle Drouot qui est voisine ?), etc.

Bien réussi un pédé au chantage de 1,800 francs, un bobe et une bride en jonc, harnais de toute sorte avec mon poteau Coconas.

Vingt ans : Je me remets au turbin dans la boucherie, je fais les pièces destaché.

Au bout d’un an ; poissé avec une pesée de gigot que j’allais fourgué, deuxième sapement.

Les trois brèmes (les 3 cartes, jeu de hasard) pendant six mois, réussi.


Ici Beauvilliers se vante de l’exploitation d’une fille qui lui rapportait 250 francs par mois, puis il dit mélancoliquement :


Où est ce temps-là, j’avais bonheur, argent, amour tranquille, les jours se suive mais ne se ressemble pas. Mon mignon connaissait l’anglais, l’allemand, très-bien le français, l’auvergna et l’argot que je lui aprenais de la boucherie, folie !!!

Un commencement de jalousie me prend et je fais sortir mon mignon de la maison, et, plus grande folie encore, je la mets sur le turbin.

Pendant six mois gagneuse d’argent gros comme elle. Au bout de six mois, malade, cinq mois, à Saint-Lazare. Rebectage de mon côté, plus d’argent, goipé, paillasson, tourné au vinaigre ; hélas ! plus de femme, je la vais perdu.

Vingt et un an, rangé des voitures.

Dansai avec Peau-Rouge, l’Anglais ; Simonne et Flageolet, et moi je remplaçai l’Anglais en Italienne dans les quadrilles grotesques ; 5 francs tous les soirs pendant deux mois au concert de la Gaîté, et un mois au Pavillon-de-l’Horloge, aux Champs-Élysées ; pendant quatre mois, l’hiver, aux Porcherons, assez heureux.

À vingt-deux ans, je me remets au turbin.

Le 1er avril, le matin, je rencontre des garçons des halles que j’avais vu à Sainte-Pélagie, Godard et Dartagnan ; le dernier me dit donc : « J’aurais besoin d’outil, j’ai une condition à faire. » Je lui dis : Je n’en ai pas, seulement j’ai un monseigneur que je pourrai te prêter ; bref, je lui dis : « Je te l’apporterai à trois heures, au café de la Boucherie ; en même temps j’irai chez mon fourgue lui porter ce que j’ai à la maison. » Donc, à trois heures, je lui porte ce monseigneur, et en même temps j’avais les affaires en question, la bague, la tabatière, les boucles d’oreilles, la montre et l’épingle ; nous buvons ensemble deux ou quatre absinthes, et il m’ennuit tant que je finis par aller avec lui voir cette fameuse condition rue Vivienne.

Nous montons, et moi je frappe à la porte ; personne. Je sonne et personne ne répond. J’allume, et mon Dartagnan file le luctrème dans la porte ; au même moment, la porte s’ouvre, et une femme paraît et elle gueule à la chienlit. Je descends quatre à quatre les escaliers, et lui aussi ; il sort dans la cour, et moi je le suis ; mais le concierge l’arrête. Moi je file une poussée au concierge et il se faufile, et moi je cours après en criant : Arrêtez-le ! Bref il est arrêté et moi aussi ; je vais à niord, mais mon imbécile avait gardé son outil et moi j’étais embêté pour mes bijoux que j’avais sur moi, etc.

Tu va peut-être me traité de loufoque d’aller au turbin avec des objets pareille.

Dartagnan avout tout, il prend tout sur lui et il dit : Je ne connais pas ce jeune homme, les témoins ne me connaisse pas, bref tout va bien.


Cette citation sera utilement complétée par la lettre d’un forçat transféré de Rochefort à Toulon, dont je trouve copie dans un manuscrit que M. Eugène Demarquay, alors chef adjoint de la police municipale de Paris, a bien voulu me communiquer en 1876. Ce manuscrit, œuvre de M. Rabasse, inspecteur de police, contenait un glossaire dont la comparaison m’a été utile.


De la traverse de Lontou (Toulon), — Mon cher camerluche, me voilà enfin démarré de ce maudit ponton d’amarrage, par la grâce du meke (de Dieu) ou du barbé (diable), et sans être aquigé, qui nous a trimballé igo après nous avoir secoué pendant quinze reluis au milieu des prés salés.

Tu m’as bonni avant de décarrer que je te raccorde par une lazagen du truc dont les artoupans de cette traverse nous ont pésignés. Je bonnirai qu’ils nous ont embroqués d’une chasse moustique attendu que le quart d’œil de Rochefort nous a rafilé la manquasse (mal noté) auprès de son camerluche de cette traverse.

Les gaffiers sont plus mouchiques que lago ; il faut igo (ici) avoir le loubion en poigne pour leur jacter ; ou ils vous bousculent en véritables artoupans.

La cavale (fuite) est plus difficile que lago ; cependant les messiers de cambrouse n’ont pas la même chaleur à pessigner les fagots en campe (fuite).

La tortillade (nourriture) est la même pour la quantité, mais le pivoi est plus chenu, le larton un peu plus savonné que lago et la batouse à limasse plus chenue aussi.

La satonnade roule à balouf. Le toc est un bridon de gaye qui a une poigne esquintante.

Rien de plus à te bonnir sinon que la Fouine, Classique, Escarpe et Greve-cœur te refilent leurs bécots de chouettes, et, pour mon arga, je crois que je serai jusqu’au moment de canner (mourir), ton dévoué.

La Hyène.


Après ces échantillons de l’argot actuel des voleurs parisiens et des forçats, on ne lira pas sans curiosité sept morceaux d’un argot moins connu, celui des malfaiteurs de province. Il diffère des deux autres en beaucoup de points. Beaucoup de ses termes restent inexpliqués dans le corps de notre glossaire, et font soupçonner bien des dialectes inconnus spéciaux à chaque localité. Nous ne désespérons pas néanmoins d’en trouver la clef lors de notre prochaine édition, et nous les donnons dès aujourd’hui parce qu’ils jettent un jour inattendu sur la complexité de notre œuvre. Il y aurait dès aujourd’hui à établir un glossaire par prison. La collation de ces œuvres locales pourrait seule produire un répertoire vraiment utile.

Les lettres auxquelles sont empruntés les passages ci-dessous sont de 1860 ; elles ont été écrites par une détenue de la prison de Besançon.


première lettre.


Cet huissier (concierge de prison) ne gêne en rien pour faire chibis (s’évader) d’ici.

L’onclesse est une coquine finie.

Prenez bien vos précautions de partout et je voudrais que vous changiez vos centres (noms) de ne plus porter celui de Julie, prends celui de Clémence et change celui de ses pères et celui de sa sœur, car l’on a mauché (mangé ! c’est-à-dire dénoncé) sur moi et la muppère de Caron tombera, alors tous vos centres tomberont. Mes bons amis, je ne sais pas comment je vais sortir de cette affaire, l’on a mauché (mangé) sur moi depuis le 16 janvier, et nous voilà au 2 février et l’on ne m’a encore rien dit, sinon que l’oncle est venu prendre mon camoufle (signalement) et m’a dit le centre (nom) de ma pige (prison). Mes chers amis, je vous prie, s’il n’y a pas moyen de me faire chibis d’ici, il n’y aura pas moyen plus loin, par Flore cela ne vaudrait rien, car il y a deux griviers dans la cour des hommes, ce serait bien dangereux et ils se relèvent toutes les heures.

Je fais passer ma lettre par la sœur d’Eulalie parce que je ne voudrais pas que Virginie ait l’adresse de la vieille.

Je pense que tu auras été chercher le petit, car j’ai peur que le centre tombe.

Mon ami, je te le répète par M. Flore, je ne pense pas que tu puisses faire quelque chose, il en faudrait trois mois, je t’ai dit, il y a deux griviers dans la cour des hommes et ils se trouvent bien en face de la grande lourde d’entrée, si tu vois la môme, la mère de Juliette, elle pourra te dire comme c’est, si tu peux chabier, ça vaudrait peut être mieux. Il n’y a qu’une jeunesse qui est avec nous et elle ne demande pas mieux que de faire, car elle est pour un môme qu’elle a tapé.

Si tu vois le grêlé, dis-lui pour le rôti, car il viendrait pour t’aider.

Dites-moi bien si la lettre était décachetée quoiqu’il n’y avait rien de mauchigne (mouchique.)

Pour la Philiberte, elle ne s’est pas esbalonée (évadée).

Je te prie de mettre dans un pâté deux ou trois sigolles, car je crois que je suis encore pour longtemps ici, j’en ai encore quatre, mais nous sommes obligées de tenir si belle cette femme.

Embrasse ta marraine pour moi ainsi que mon oncle et sa femme et la petite Moni et ses parents sans oublier la vieille et son fils.

Je ne sais pas encore si on me trimballera à l’endroit de ma pinge (pige : arrestation), car si l’on fait venir l’oncle, je dirai que ce n’est pas moi qui étais chez lui.

Ma chère Julie, si je peux faire passer des bas chez Collard ou chez la Virginie, je le ferai, car je suis sûre que vous n’en avez pas. La malle de ton père a été saisie à cause des chaussons qu’il y avait dedans, et si vous avez changé de maison vous me ferez trois petits points tel que cela… et si vous avez reçu la lettre que je vous ai parlé qui était pour Eulalie, vous ferez une petite croix.

Mon ami, je te prie en grâce de ne pas venir de chamque.

L’on vient de me tirer mon portrait et l’on va l’envoyer dans toutes les mottes et dans tous les loirs.

J’aurais bien mieux voulu que l’on me trimbale, j’aurais tâché de voir M. Chibis.

Change de centre, je vous en prie en grâce, car les centres des mômes vont tomber.

Tâchez de faire mettre la lettre à Dôle ou dans les environs, à seule fin qu’il n’est de cime de personne. Je ne sais pas quand je pourrai t’écrire, toutes les fois que je trouverai une occasion je le ferai, et de la prudence.

Les popes sont au fond de la cour des engistes, voilà huit jours que j’attends cette occasion.


deuxième lettre.


J’ai su par le Cosmont puisque tu as dit à Niort (tu as nié), vas toujours la même chose, il est venu une pureuse (détenue dénonciatrice ) pour me topiser (dévisager), elle a dit : « Je ne suis pas sure, mais elle lui ressemble, » je crois qu’on a fait venir une autre. C’est la Louise qui fait les biffetons de Julie, il n’a pas de meurtre dorine. Courage, tu es jeune, tu as de l’espoir et puis tu n’as rien fait. J’espère que le jugement de ces marchands sera cassé. Oui, tu pourrais être libre, je mourrai contente, car je sais que tu as bon cœur, et puis ce malheureux Tours fait réfléchir toujours à Niort. Il peut demander comment s’appelle ta marraine, tu diras Catherine Kérer et ton parrain Georges Brun, je le crois, mais tu ne l’as jamais connu, et je finis en te souhaitant la liberté.


troisième lettre.


Pauvre Jacques, quand je pense te voir dans une position si triste, et si injustement, je ne peux pas croire à une telle scélératesse pareille : ne te décourage pas. Le curieux (juge d’instruction) m’a dit que je faisais tes passes, je ne l’ai pas avoué. Pauvre viorne (vieux), je crois que le juge retarde pour le mois de mai, c’est pour le faire venir ici. Dis moi si on lui a donné des passets, ils avaient du sauvais dedans une livre.


Quatre billets d’homme, pris à la même source, compléteront utilement ce spécimen de l’argot des voleurs de province :


I.


Je n’ai pas grand chose à te dire que les malheurs se suivent dur. Un accident (une arrestation) sur la ligne (dans la bande) est arrivé, il y a neuf blessés (neuf faits prisonniers). Enfin, avec les chemins de fer, toujours là même chose.


II.


Ne te chagrine pas à mon sujet, je fais attention, du mieux que je peux. Nous avons trouvé partout le rouge à boudin qui nous gêne un peu.


III.


Mon cher ami, c’est avec bien de la peine que je te fais savoir par mon honorée de ce jour que, ainsi que je te l’avais promis, je ne peux me trouver à Tours à la fin du mois, il m’est impossible, mais, en revanche, je compte bien m’y trouver le 15 février.

La cause en est que l’on va procéder à une opération à ma tante et qu’il faut que je m’y trouve, je te fais savoir aussi que Louis est bien malade (en jugement). Quand tu m’écriras, écris-moi toujours poste restante à Bordeaux (Gironde.)

Plus rien à te dire, je te salue, ainsi que ta femme.

Ton amiGros Marro.

Je te souhaite une bonne santé, quant à moi je vais bien.


IV.


Chère femme,

Je fais réponse à ta lettre que j’ai reçue à Saint-Pourçain. Je me porte bien et je désire que la présente vous trouve de même, quant à celle de Moulins, je n’ai pu l’avoir faute d’occasion.

Je te dirai que je pars pour Fontainebleau, tu me feras réponse à Paris, Loiset, pour le 23. — Les affaires sont toujours les mêmes ; ça ne va pas, il y a de quoi se dégoûter ; mais ma foi ça changera bien, il le faudra. Ne te chagrine pas à mon sujet ; je fais attention du mieux que je peux ; nous avons trouvé partout le rouge à boudin qui nous grime (chagrine) un peu. Je ne t’en mets pas davantage. Je suis pressé, je pars par le train de midi pour Fontainebleau, sans ça je te mettrais quelques lignes de plus. Bien des compliments de ma part à M. et Mme  Louis. — Je finis ma lettre en t’embrassant de tout cœur pour la vie ton homme qui t’aime.

Émile.

Je te demande (donne) des nouvelles de la Mina (bande) très mauvaises. Madame Jean trois pige (a trois ans de prison), ainsi que les deux Juliettes ; la mère quatre et les autres une au moins. Ainsi, tu vois les affaires. M. Baron est malade (en jugement) il y a six mois, mais ça ne sera rien ; Jean le mari de madame Jean aussi. J’ai vu Laurent.

P S. — Bien des compliments de la part de mon beau-frère à tous, et s’il y passe pas trop loin je sais qu’il viendra.


Comme cette correspondance édifiante le prouve, les malfaiteurs de province composent une vraie famille trop bien unie, dont les membres dispersés par les nécessités du métier ne descendent du chemin de fer que pour aller prendre leurs lettres à la poste restante. De vrais commis voyageurs en vols et en assassinats !…

Je ne sais si le lecteur partagera notre impression, mais la dernière lettre signée Émile nous paraît plus particulièrement sinistre que toutes les autres. Cette phrase : « Les affaires sont toujours les mêmes, ça ne va pas, mais, ma foi, ça changera bien, il le faudra, » suinte le crime par chaque mot. On sent que celui qui l’a écrite est prêt à tout, dans l’intérêt de son commerce.


harmonies imitatives.


Nous pouvons citer ici fanffe et fonfe (prise), qui simulent bien le reniflement du priseur ; bouis-bouis (polichinelle) imite le cri de la pratique ; cri-cri celui du grillon ; frou-frou rend le bruissement de la soie ; faffe, celui du billet de banque ; toquante rend le toc-toc de la montre en marche ; fric-frac le bruit produit par une effraction ; gilbocq celui de la bille qui va en frapper une autre en roulant sur le tapis du billard ; branque rappelle le braiment de l’âne ; toc rappelle le son mat du doublé ; tam-tam et fla-fla font une allusion retentissante aux coups de grosse caisse et aux coups de fouet dont ne sauraient se passer ceux qui abusent de la réclame et qui aiment à faire grand bruit, ceux qu’on appelle les faiseurs d’esbrouffe. — Encore un mot de même famille. — Qu’il vienne ou non d’Italie, esbrouffe rend bien le fracas de la vanité.

Humble et doux au contraire est le bruit de la larme qui dégouline le long de la joue.

Dégouline… On croit presque l’entendre tomber.


jeux de mots.


Oui, le calembour lui-même s’en est mêlé, et de bonne heure encore. Auber (argent) n’est qu’un jeu de mots du moyen âge, temps où la maille était une monnaie, et où le haubert était une cotte de mailles. — Avoir de l’aubert, c’était donc être couvert de mailles, ou d’argent si vous aimez mieux. — Ne disons-nous pas encore d’un riche : Il est couvert d’or ?

Comme jeux de mots nécessitant moins d’explications, citons l’habillé de soie (cochon), le cloporte (portier), le pendu glacé (réverbère), la salade (réponse), le billet de parterre (chute), le numéro 100 (latrines), le tirant radouci (bas de soie), la fièvre cérébrale (accusation entraînant la perte de la tête), la main courante (le pied), pincer de la harpe (être en prison), l’amendier fleuri (régisseur de théâtre, donnant des amendes), le monseigneur (fausse-clef), devant lequel s’ouvrent toutes les portes.

On peut encore rattacher indirectement à la classe des jeux de mots quelques transpositions comme Lontou (Toulon), linspré (prince), nibergue (non, bernique), sans oublier arsouille, dans lequel nous avons retrouvé le souillart (artsouille), qui, au moyen âge comme aujourd’hui, avait absolument le même air canaille.


souvenirs.


Encore une classe importante que celle des mots formés par nos souvenirs. Ils sont de tout genre, de tout âge : historiques, politiques, dramatiques, littéraires.

Makach, bazar, smalah, razzia, fourbi, gourbi, mazagran, sont des conquêtes d’Afrique ; bachi-bouzouk vient de la Crimée. Bismarquer restera pour nous un souvenir éternel.

Cavour, Bolivar et Morillo, Garibaldi introduisent la politique dans le domaine de la chapellerie.

Antony, Bertrand, Macaire, Demi-monde, Camélia, Fille de marbre, Benoîton, Calino, et en dernier lieu Alphonse, témoignent de l’influence du théâtre moderne.

Du théâtre ancien, nous avons conservé Basile, Tartufe, Polichinelle, Arlequin, Carline et Pierrot.

Victor Hugo a produit pour sa part Quasimodo, Pieuvre, Gavroche.

Mayeux et Chauvin rappellent les gloires de la caricature.

À la mythologie, on peut renvoyer Pallas, Cerbère et Cupidon.

Faire sa Sophie est de l’hellénisme raffiné.

Aux temps bibliques remontent Balthazar, Philistin, faire son Joseph, putipharder ; — à l’antiquité, Laïus, Romain, Bucéphale.

À la politique nous devons gauche, droite, voltigeur de Louis XIV, frère et ami, démoc-soc, aile de pigeon, centre et juste-milieu, ventru et satisfait, communeux et communard, purs et pourris, blancs et rouges, badinguiste, henriquinquiste, gambettiste, thiériste, intransigeant, opportuniste… Et Dieu sait ce que nous lui devrons encore !


importations.


Le cosmopolitisme toujours croissant de la vie parisienne a singulièrement accru cette section depuis le second Empire.

Le Sport peut être considéré comme une colonie anglaise (V. dandy, turf, rider, betting, ring, handicap, bookmaker, cab, racer, four in hand, mail coach, et une foule d’autres). L’industrie a subi depuis longtemps l’influence étrangère. La politique a ses leader. Le journalisme lui-même paraît trouver plus drôle de dire racontar que racontage, et reporter que nouvelliste.

Dans ces nobles étrangers, on reconnaît de temps à autre de vieux Français qui ont passé la Manche avec les Normands de Guillaume. Entre notre tunnel de chemin de fer et notre tonnelle de jardin, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille. Le mess de la garde impériale n’était que le repas pris en commun par nos moissonneurs du moyen âge.

Les Italiens, amis des arts, nous ont donné brio, piano, rinforzando, in petto, in fiocchi, a giorno, intermezzo, bravo, bravi, brava ! etc., etc.

Mais que les langues vivantes ne nous fassent pas négliger les langues mortes ! L’argot a aussi sa classe de latin. Et ce n’est pas dommage (c’est justice), comme on dit à Belleville et autres lieux où le quibus jouit de la considération qu’il mérite. Aussi avons-nous recueilli avec respect les latinismes ayant cours.