Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/Universalité du domaine de l’argot.

I. — Universalité du domaine de l’argot.


L’argot passe généralement pour être un dialecte spécial aux malfaiteurs. Sans être illogique, nous avons cru pouvoir étendre son domaine en comprenant dans ce vocabulaire toutes les excentricités de langage qui se produisent chaque jour dans les autres classes de la société. À le bien considérer, d’ailleurs, le mot d’argot justifie toutes les extensions. Sans le faire venir du grec argos, comme on l’a prétendu avant nous, nous y verrions logiquement un diminutif du vieux mot argu qui signifiait injure, reproche, et aussi ruse, finesse, subtilité. — Dès le XIVe siècle, hargoter voulait dire railler, dire des sottises. On le voit par le glossaire de Du Cange auquel il faut toujours recourir en matière d’étymologie.

De même bigorne, synonyme d’argot, qu’un autre étymologiste a confondu avec l’enclume dite bigorne, n’est qu’un substantif tiré de l’ancien verbe biguer : changer, troquer. Parler bigorne ou argot signifie donc : parler un langage troqué, changé, user d’un langage de railleur, de sottisier. À ce compte, les salons ont eu leur argot comme les tapis francs ; les précieuses du jour ne le cèdent en rien aux gueux de nos cours des miracles, et nous sommes autorisé à prendre notre bien où il se trouve. Mais c’est surtout au point de vue parisien que nous avons cherché à rendre ce glossaire complet, parce que, en fait de langages, Paris est le grand rendez-vous. Là, se fabriquent ou se retrempent tous les mots nouveaux : ceux du bagne comme ceux du sport, ceux du boudoir comme ceux de l’atelier, ceux de la caserne comme ceux des couloirs de l’Assemblée, ceux de la halle comme ceux du collège et du journalisme. C’est dans le grand torrent de la circulation parisienne que les nouveaux venus viennent se confondre, et s’abandonner au courant qui doit décider de leur fortune ; car Paris fait la mode des mots, comme il fait la mode des chapeaux.


Toutefois, je ne signale là qu’un premier pas. Du caprice de la mode à la consécration de l’usage et surtout au passage dans la langue régulière, il y a loin. Ici, plus que jamais, on peut répéter : « Beaucoup d’appelés, peu d’élus. »

Et, cependant, parmi les élus, combien en est-il dont vous ne soupçonneriez guère la récente origine ! Laissez-moi vous en rappeler quelques-uns. On ne s’en souvient plus assez.

S’imaginerait-on qu’en 1693, les adjectifs haineux, désœuvré, respectable, le substantif impolitesse, etc., n’étaient pas français[1] ?

S’imaginerait-on qu’en 1726, on passait pour parler argot quand on disait : détresse, scélératesse, encourageant, érudit, inattaquable, improbable, entente, naguères[2] ?

Où sait-on maintenant que, en 1803, Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, faisait deux grands volumes tout exprès pour solliciter l’admission de mots aujourd’hui fort bien portés, tels que : fusion, fureter, franciser, flageoler, etc., etc.[3], mots que ses confrères de l’Académie n’avaient pas acceptés encore ?

Nous en passons, et des plus connus, mais les exemples que nous venons de donner suffiront pour montrer qu’il ne faut pas se presser de proscrire une locution nouvelle. Toutefois, redisons-le bien, les élus ont été et seront toujours en petit nombre dans la foule croissante des néologismes. Sans nous en exagérer la valeur, bornons-nous donc à la considérer comme une réserve d’enfants perdus qu’on peut utiliser à l’occasion, et que, dans tous les cas, il importe de connaître, — ne fût-ce que pour savoir ce qu’il faut éviter.

  1. Voyez Caillières dans son livre des Mots à la mode.
  2. Voyez l’abbé Desfontaines dans son Dictionnaire néologique.
  3. Voyez sa Néologie.