Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/Notre méthode

V. — Notre méthode.


À l’exemple de ses aînées[1], cette édition présente des remaniements et des additions considérables.

Comme tous les sujets mal définis, celui dont nous nous occupons était difficile à bien traiter du premier coup. Les curieux assez patients pour comparer ce volume aux précédents, verront que nous n’avons cessé de chercher des définitions courtes et une explication naturelle des causes déterminantes de chaque expression.

Les exemples font notre force. — Nous les avons donc aussi multipliés, aussi variés que possible. Sans leur aide, on ne se ferait pas idée du mot, si bien expliqué qu’il fût. Nous y avons joint des dates toutes les fois qu’elles étaient utiles pour constater l’ancienneté d’un mot, ou le moment précis auquel il avait eu cours, car beaucoup de mots ne durent guère plus que la mode avec laquelle ils sont éclos.


L’exemple nous a paru encore le meilleur moyen de contrôle, de justification, le vrai passe-port des néologismes. Ont été rejetés sans hésiter ceux qui étaient dépourvus de sa sanction ou qui ne paraissaient pas avoir réellement cours. Ces derniers sont moins rares qu’on ne le croirait ; ils ont été acceptés par certains lexicographes qui ont cédé à la fantaisie de mettre en circulation un mot nouveau, et on trouvera dans cette même page quelques échantillons curieux de leur procédé inventif.

Il fallait aussi se garder de donner comme argotiques des termes qui ne l’étaient pas.

Nous avons collationné avec soin notre texte avec celui du Dictionnaire de l’Académie, qui a fait la part large au langage familier. Nicodème, croûte, pigeon, filou, lui appartiennent. On y trouve : Je m’en bats l’œil. Après un débat dont la presse a parlé, la Commission vient même d’agréer faire l’œil.

Et, puisque nous venons de parler de l’Académie, croirait-on que Vidocq a donné arche de Noé comme signifiant Académie française dans le jargon des voleurs ? Arche de Noé me paraît, comme tour de Babel (Chambre des députés), inventé par des mystificateurs qui ont été bien aises de railler l’Institut et le Corps législatif en essayant de représenter, comme étant dans la circulation, les mots qu’ils désiraient y glisser. En ce cas, ils n’ont pas trop présumé de leurs imitateurs. Non-seulement on les a reproduits, mais on a continué leur tradition inventive. Delvau donne comme synonymes d’académicien, dans la langue du peuple parisien, les mots enfant de la fourchette, mal choisi et cul à fauteuil, que le voyou le plus inventif n’a jamais soupçonnés. De telles mystifications montrent, comme nous l’avons dit, que la garantie de l’exemple est nécessaire à tout lexique sincère.


Je n’ai pas voulu non plus spécialiser, c’est-à-dire attribuer l’usage de tel mot à une classe plutôt qu’à une autre. Il en est, et c’est le plus grand nombre, qui sortent de toutes les bouches et qu’on ne saurait attribuer à une seule catégorie sociale. — Où ne dit-on pas truc, turne, avoir le sac, roupiller, pépin, etc. ? En attribuant ces mots à l’argot des classes dangereuses d’où ils viennent, on ne serait plus du tout dans le vrai. Pour citer un autre exemple entre cent, où ne dit-on pas blague et blaguer ? Où ne dit-on pas chic ?

D’autres expressions portent avec elles un cachet d’origine. Tel mot sent l’armée, comme tel autre sent le voleur ou l’artiste. Il n’est pas besoin d’annoncer que blaireauter (peindre avec trop de fini) vient d’un atelier de peinture, qu’accrocher (consigner) sort de la caserne, que faire le poivrier (voler un ivrogne) est une expression partie des classes dangereuses. Cela va de soi.

En spécialisant, on court un autre danger, on reste fatalement au-dessous de sa tâche. Chaque corps de métier, chaque atelier, chaque collège, chaque café, chaque quartier ont leurs petits argots. Si vous donnez l’un, il faut les donner tous. Vous vous noyez alors dans l’infini et dans le puéril. Si vous donnez l’argot des marbriers de cimetière, pourquoi ne pas donner celui des marbriers de cheminée, des praticiens, des sculpteurs, des carriers des Vosges ou des Pyrénées ?

C’est pour cela que nous avons tenu, autant que possible, à ne prendre que des mots déjà imprimés n’importe où, dans le gros livre comme dans la chanson des rues[2].

L’exemple a encore un avantage : c’est d’offrir une base certaine à la recherche de l’étymologie et de vous débarrasser des anecdotes douteuses qui ont pullulé en ces derniers temps sous prétexte d’éclaircir certaines origines. C’est ainsi que Joachim Dufiot, — un grand fabricant de ce genre, — à propos de laver (vendre), met en scène le vaudevilliste Théaulon et sa blanchisseuse qui n’ont évidemment rien à y voir, car une citation du dictionnaire de Dhautel, qui date de 1808, prouve que l’expression, déjà populaire alors, était antérieure à Théaulon.

Pour expliquer l’expression avoir son jeune homme (être gris), le même auteur a imaginé je ne sais quelle histoire de Lepeintre jeune se grisant à des repas offerts par un jeune homme ami des artistes. Malheureusement avoir son jeune homme s’explique beaucoup plus naturellement quand on sait qu’un jeune homme est une mesure de capacité contenant quatre litres.

Et ainsi de beaucoup d’autres que nous aurions citées, si c’était ici une œuvre de critique.



L’argot des classes dangereuses est, comme dans notre dernière édition, confondu avec celui de toutes les autres. Il a fait, de notre temps, le sujet de plusieurs dictionnaires spéciaux. Si nous en avons relevé tous les mots, le lecteur doit être néanmoins tenu en garde contre leur actualité. Dans le but de gonfler son livre, l’homme de lettres chargé par Vidocq de la préparation de son vocabulaire y a glissé tout le vieux jargon de la Cour des Miracles, dont une bonne moitié n’était plus en usage. Tous les glossateurs qui ont suivi n’ont pas voulu donner moins que Vidocq, dans la crainte de paraître incomplets. Si j’ai cédé moi-même à cette appréhension, — qui permet d’ailleurs plus d’un rapprochement utile, — c’est parce que l’argot, tout en se modifiant constamment, souvent aussi ne fait que revenir au passé, il rajeunit plus qu’il n’invente : « L’argot va se décomposant et se recomposant sans cesse, dit M. Moreau Christophe… Cependant de temps en temps et à cause de ce mouvement même, l’ancien argot reparaît et redevient nouveau. » Aussi est-il bon de maintenir tout en lumière sur un terrain aussi mouvant et, disons-le, impossible à bien reconnaître, car il n’y a pas d’argot qui ait force de loi, et chaque bande a ses petits procédés de déformation[3].

Je ne saurais aussi me dispenser de faire remarquer que l’argot des classes dangereuses ne se parle pas en réalité comme on s’est plu à l’écrire dans certains romans. Se modelant sur des textes argotiques, — que je regarde comme des exercices beaucoup plus que comme des reproductions fidèles, — des auteurs ont fait parler à leurs personnages un argot trop complet en ce sens qu’il n’y entre pas assez de mots de la langue usuelle.

Qu’on le sache bien, les vrais argotiers ne sont pas si exclusifs, et leurs phrases admettent au moins 50 pour 100 de français intelligible. Pour le reconnaître, il suffit d’un coup d’œil sur les documents reproduits dans cette introduction (pages x et suiv.).


Pour ce qui regarde la partie étymologique, nous avons toujours marché avec prudence, préférant ce qui paraissait le plus simple, le plus clair ; n’hésitant pas à corriger au besoin l’opinion émise dans nos précédentes éditions, et à nous abstenir plutôt que d’émettre une douteuse hypothèse. Bien qu’on nous ait reproché le contraire, nous avons fait le moins de science possible.

Nous n’avons pas fait dériver archi-pointu (archevêque) du latin archiepiscopus ; nous nous sommes contenté de rappeler les pointes de sa mitre.

Nous n’avons pas fait venir briolet (piquette) du latin ebriolus (ce qui était tentant), mais des vins de Brie, qui avaient encore en 1820 la réputation un peu acide du Suresnes.

Nous n’avons pas non plus avancé qu’avoir son casque (être gris) venait de ce que « l’ivresse amène naturellement une violente migraine, celle que les médecins appellent galea, parce qu’elle vous coiffe comme un casque. » Non ! avoir son casque, comme avoir dans le loquet, comme être casquette, nous a paru tout simplement faire allusion à l’état de réplétion de l’individu qui a du vin par-dessus les oreilles, c’est-à-dire dans son casque (chapeau), sa casquette ou son toquet. Et cela est si vrai qu’au siècle dernier on disait encore s’en donner dans le casque. De même, la mystification monotone appelée scie nous a paru suffisamment expliquée par une image empruntée au va-et-vient agaçant de la scie à bois, tandis que de vrais savants n’ont pas craint de la faire venir du mot siou, interjection usitée au moyen âge.

Pour plus de clarté, nous avons éliminé dans nos explications des dénominations très-françaises, mais trop scientifiques pour beaucoup de lecteurs.

Ainsi, nous avons préféré abréviation à apocope, vieux mot à mot de langue romane, harmonie imitative à onomatopée. On nous excusera en faveur de l’intention.

Quand on veut vulgariser, on ne saurait rien ménager pour se faire comprendre sans effort.


  1. Si on en excepte la troisième, chaque édition de ce Dictionnaire présente des variantes nombreuses et essentielles.
  2. Ce cadre était déjà restreint. Nous l’avons restreint encore en nous bornant à Paris. La tâche eût été bien plus grande sans cela. Chaque province a son argot et celui des canuts lyonnais défrayerait à lui seul un volume aussi gros que le nôtre. M. H. Nazet n’écrivait-il pas en 1872 à l’Éclair, pour lequel il suivait à Lyon les débats de l’affaire de la rue Grôlée :
    « Rien de typique comme l’argot canut.
    « MM. les tisseurs ont transporté dans la vie privée le langage de leur profession ; c’est un parler étrange qui ne manque pas de pittoresque ;
    « Quand une affaire est difficile, on dit qu’elle tire au peigne, expression qui provient de ce qu’elle se dit lorsque là soie ne passe pas facilement dans le peigne du métier et que le travail est dur.
    « Tenir tirant est une autre formule, qui se traduit assez bien par « s’entêter. » On tient tirant, au métier, pour empêcher la soie d’être trop serrée.
    « Enfin, une dernière phrase, toute pittoresque, dérive de ce que, quand la chaîne devient claire sur le rouleau et laisse voir le bois, au moment où la pièce touche à sa fin ; le canut dit alors que son rouleau rit de derrière, et applique cette formule au monsieur qui perd ses cheveux.
    « — En voici un dont le rouleau rit de derrière !
    « J’en passe des meilleures. »
  3. V. dans le Dictionnaire les articles Dun (parler en), Dunon, Lem, etc. V. dans la préface le chapitre III (Des modifications)