Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/Comment le besoin de ce Dictionnaire s’est fait sentir de plus en plus

VI. — Comment le besoin de ce Dictionnaire s’est fait sentir
de plus en plus.


Il est un besoin très-vif et très-répandu que nous appellerons le besoin de savoir ce qui se dit, — par opposition au besoin de savoir ce qui doit se dire, — le seul que nos lexiques officiels satisfont généralement.

On ne saurait en effet négliger la connaissance de ce qui se dit. — Non pas que nous en recommandions le moins du monde l’adoption ! non pas que nous voulions porter la moindre atteinte au respect de la langue officielle ! Mais il est toujours bon de se rendre compte des choses, ne serait-ce que pour les mille nécessités de la vie sociale, à Paris surtout, où un puriste pourrait se trouver exposé au risque de ne pas comprendre certains Français.

Depuis quarante ans, en effet, l’argot parisien a gagné du terrain. Le fameux Vidocq sonna le premier la cloche d’alarme. Son livre les Voleurs contient cette sortie indignée. Bien qu’elle soit signée de son nom, je n’oserais garantir qu’il en soit l’auteur (on l’attribue à Saint-Edme) ; mais elle fixe une date, ce qui est l’essentiel :

« La langue argotique semble aujourd’hui être arrivée à son apogée ; elle n’est plus seulement celle des tavernes et des mauvais lieux, elle est aussi celle des théâtres ; encore quelques pas et l’entrée des salons lui sera permise. »


Ceci était écrit en 1837. En 1842, la même remarque était faite par un homme d’esprit, plus en mesure que Vidocq de suivre les progrès de l’argot dans les salons. Nous voulons parler de Nestor Roqueplan. Il constate ironiquement l’invasion prédite.


« Il s’opère depuis quelque temps une révolution sensible de mœurs et de langage… Le langage surtout a subi d’heureuses altérations, des gallicismes raffinés et polis qui feront pester l’Académie et sourire agréablement les femmes élégantes. C’est tout profit pour les gens de goût. »


Presque en même temps que Roqueplan, Balzac s’émeut. Mais il prend la chose plus au sérieux. L’argot a séduit son instinct analytique. Il l’admire presque quand il écrit ces lignes :


« Disons-le, peut-être à l’étonnement de beaucoup de gens, il n’est pas de langue plus énergique ; plus colorée que celle de ce monde… L’argot va toujours, d’ailleurs ! Il suit la civilisation, il s’enrichit d’expressions nouvelles à chaque nouvelle invention. »


Si les lecteurs doutaient encore de la marche ascendante que nous venons de suivre pas à pas, deux citations nouvelles achèveront de les éclairer. L’une est de 1862, et vient du Figaro. C’est M. A. Morel, l’un de ses rédacteurs, qui parle :


« En lisant la nomenclature des termes jadis propres aux conversations du brigandage et de la filouterie, on devine d’une part qu’un certain nombre de ces termes ne subsisteront pas longtemps, et, d’autre part, on aperçoit que beaucoup ont pris droit de cité dans l’usage public. Quel Parisien, même rangé, même prude, ignore absolument que l’eau d’affe, c’est de l’eau-de-vie ; la bouffarde, une pipe ; la dèche, les ennuis de la misère ; que balle veut dire tête, etc. ? Où n’entend-on pas ces mots-là ? Les gros railleurs ont commencé par s’en servir, pour se donner un air de finesse et de liberté ; mais bientôt ces mots narquois seront comme les doublures naturelles des termes correspondants et peut-être prévaudront-ils. »

Presque en même temps, Victor Hugo donnait cette définition imagée et bien juste de l’argot des classes dangereuses :

« L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue ayant quelque mauvaise action à faire se déguise. Elle s’y revêt de mots-masques et de métaphores-haillons…

« Qu’on y consente ou non, l’argot a sa syntaxe et sa poésie. C’est une langue. Si à la difformité de certains vocables on reconnaît qu’elle a été mâchée par Mandrin, à la splendeur de certaines métonymies, on sent que Villon l’a parlée. »


Une dernière citation, datée de 1872, nous est fournie par le Paris de M. Du Camp, qui, à propos de la Préfecture de police, rive, en trois lignes, le clou enfoncé par Roqueplan en 1842 :


« Les voleurs ont un langage pittoresque, très-imagée, c’est l’argot… Il est de mode aujourd’hui, tant nos mœurs ont subi de dépression, de se servir de ces termes sales et violents. »


Tout en signalant l’invasion, on ne cesse pas d’examiner les envahisseurs, et de reconnaître la nécessité de s’édifier sur ce qu’on entend.

L’auteur, qui avait constaté ce besoin le premier, était bien plus vieux que Vidocq. Dès 1760, Zacharie Chastelain écrivait dans la préface du Dictionnaire comique de Philibert Le Roux :


« Il est bon de se faire des notions claires des choses quand on le peut… Il y a une longue liste de termes populaires qui n’est pas à dédaigner comme elle pourrait le paraître d’abord. Combien de personnes distinguées qui ne sont jamais sorties de la cour ou du grand monde, et qui se trouvant quelquefois obligées de descendre dans de certains détails avec les gens du peuple, ne comprennent rien à ce qu’ils leur disent ! »


Je ne sais si ce fut à cause de l’avertissement qu’on vient de lire, mais ce Dictionnaire comique eut un grand succès. Toutefois, il faut avouer que Le Roux et ses imitateurs (il en eut beaucoup) ne se piquèrent jamais d’approfondir les choses. On donnait le mot, on donnait sa traduction et on passait bien vite à un autre sans l’expliquer davantage.

Il y avait plus à faire, et l’Institut lui-même le reconnut en couronnant le mémoire de M. Francisque Michel sur l’argot. Docteur ès lettres, professeur de faculté, correspondant de l’Académie, le lauréat eut le bonheur d’inaugurer, officiellement pour ainsi dire, une ère nouvelle dans l’étude argotique. Son œuvre, pleine de citations scrupuleuses, parut, en 1856, sous la forme d’un gros volume intitulé Études de philologie comparée sur l’argot. Mais il n’était pas suffisamment connu sans doute, car un autre rédacteur du Figaro, M. Albert Monnier, écrit encore deux ans après :

Il en est de l’argot comme de certaines îles de la Polynésie : on y aborde sans y pénétrer ; tout le monde en parle, et bien peu de personnes le connaissent. Nous qui ne sommes ni l’un ni l’autre, et qui ne possédons que notre curiosité pour passe-port, nous avons vainement fouillé les géographies sociales pour nous instruire… Par-ci par-là, un voyageur traverse ce Tombouctou parisien, et en ressort la tête farcie de mots bizarres qu’il répète sans les comprendre. »


Et après M. Albert Monnier, un philologue estimé, M. Marty Laveaux, ne craignait point d’encourager les commentateurs futurs en rétablissant leurs droits à la considération des lettrés :


« Quelque mérite qu’on ait, dit-il très-finement, quelque érudition qu’on déploie, il est bien difficile, en étalant les mots hideux du vocabulaire des forçats, de ne jamais soulever le cœur, et, en rapportant nos lazzi populaires si usés, de ne pas exciter parfois un sourire de dédain ; mais quand il ne s’agit plus de notre propre langue, tout change d’aspect : les expressions repoussantes deviennent terribles, les locutions vulgaires, spirituelles, et l’on est porté à croire, bien injustement d’ailleurs, qu’il faut plus de savoir pour recueillir et expliquer ces termes étrangers que pour commenter ceux qu’on entend répéter chaque jour par les charretiers ou les manœuvres. »