Dictionnaire historique d’argot /Édition Dentu/1881/Ce qu’on pensait de l’argot avant nous

VII. — Ce qu’on pensait de l’argot avant nous.


Argot, mots à la mode et nouvelle façon de parler, — tout cela peut être utile et n’est pas à dédaigner.

Nos anciens auteurs tombent d’accord sur ce point, et nous ne saurions négliger leurs témoignages ; ils seront notre égide.

« Le parler que j’aime, tel sur le papier, qu’à la bouche, c’est un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux ; déréglé, décousu et hardi ; — chaque lopin y fasse son corps ! — non pédantesque, mais plutôt soldatesque, comme Suétone appelle celui de Jules César. »


Il est vrai qu’alors on n’innovait pas volontiers en fait de langage. — Ainsi voyons-nous le poëte Voiture railler quelquefois son ami Vaugelas sur le trop de soin qu’il employait à sa traduction de Quinte-Curce :


« Il lui disait, rapporte l’abbé Raynal (Anecdotes littéraires), qu’il n’aurait jamais achevé ; que pendant qu’il en polirait une partie, notre langue venant à changer, l’obligerait à refaire toutes les autres. À quoi il appliquait plaisamment ce qui est dit dans Martial de ce barbier qui était si longtemps à faire une barbe qu’avant qu’il l’eût achevée, elle commençait à revenir… »


Un auteur que nous avons déjà cité, Caillières, fit, en 1693, un petit livre sur les Mots à la mode et les Nouvelles façons de parler. En voici un passage qui convient parfaitement à notre sujet :


« Pour m’expliquer mieux, je vous dirai qu’il y a deux sortes d’usages (de mots nouveaux), le bon et le mauvais. Ce dernier est celui qui n’étant appuyé d’aucunes raisons, non plus que la mode des habits, passe comme elle en fort peu de temps. — Il n’en est pas de même du bon usage. Comme il est accompagné du bon sens dans toutes les nouvelles façons de parler qu’il a introduites en notre langue, elles sont de durée à cause de la commodité qu’on trouve à s’en servir pour se bien exprimer, et c’est ainsi qu’elle s’enrichit tous les jours… »


L’opinion de Caillières devait être vulgarisée plus tard par l’écrivain le plus éminemment français. Les Voltairiana nous rapportent que, dans une séance particulière de l’Académie, Voltaire se plaignit de la pauvreté de la langue ; il parla encore de quelques mots usités, et dit qu’il serait à désirer qu’on adoptât celui de tragédien, par exemple. « Notre langue, ajoutait-il, est une gueuse fière ; il faut lui faire l’aumône malgré elle. »


Au commencement de ce siècle, plusieurs hommes distingués ont soutenu la même thèse. Le premier était Mercier, un enthousiaste du genre. On le sent en lisant ce passage :


« Écoutez ces hommes à imagination pittoresque dont le discours est un tableau qui amuse, ou une peinture qui échauffe ; ils éprouvent des sensations étrangères à l’auditeur et créent leurs mots. Les phrases ou les circonlocutions promettent beaucoup et donnent peu ; mais un mot neuf vous réveille plus que des sons et fait vibrer chez vous la fibre inconnue. Quand une idée pourra être exprimée par un mot, ne souffrez jamais qu’elle le soit par une phrase. » (Néologie.)


Dans une autre préface, celle d’une traduction nouvelle d’Hérodote, Paul-Louis Courier rappelle que « Malherbe, homme de cour, disait : « J’apprends tout mon français à la place Maubert ; » et Platon, poëte s’il en fut, Platon, qui n’aimait pas le peuple, l’appelle son maître de langue

Nodier n’a pas craint d’avancer ceci en tête de son Dictionnaire des Onomatopées (1808) :


« Si la manie du néologisme est extrêmement déplorable pour les lettres et tend insensiblement à dénaturer les idiomes dans lesquels elle se glisse, il n’en serait pas moins injuste de repousser sous ce prétexte un grand nombre de ces expressions vives, caractéristiques, indispensables, dont le génie fait de temps en temps présent aux langues. Il n’appartient à personne d’arrêter irrévocablement les limites d’une langue et de marquer le point où il devient impossible de rien ajouter à ses richesses. »


Enfin, M. de Jouy, lui-même, l’avouait en 1815 :


« Quelque ennemi que je sois du néologisme, il faut bien créer ou adopter des mots nouveaux quand on n’en trouve pas dans la langue qui puissent, à moins d’une longue périphrase, rendre l’équivalent de votre idée. »


Arrêtons ici notre série de citations : elle paraît assez complète pour montrer au lecteur, que l’entreprise d’un dictionnaire d’argot n’eût pas déplu à nos meilleurs écrivains.

lorédan larchey.