Dictionnaire de théologie catholique/VINTRAS Pierre-Eugène-Michel

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 763-766).

VINTRAS Pierre-Eugène-Michel, illuminé et fondateur d’une secte qui eut quelque diffusion au xixe siècle (1807-1875). — Né à Bayeux le 7 avril 1807, dans un milieu très modeste, il eut une jeunesse difficile, pendant laquelle il arriva à garder la foi chrétienne. Après avoir essayé de diverses professions, il accepta, à Tilly-sur-Seule (Calvados), en 1839, la direction d’un moulin où se fabriquait du carton. Il était associé avec Ferdinand Geoffroi, né en 1792, ancien notaire, vivant surtout d’expédients, qui s’était fait à partir de 1833 l’agent du fameux Naundorf (se prétendant Louis XVII). Geoffroi avait fréquenté des cercles mystico-politiques où se transmettaient depuis plus de cinquante ans des révélations célestes, dont il n’est pas malaisé de suivre la filiation.

I. Le Vintrasisme dans l’Église. — C’est à partir d’août 1839 que Pierre-Michel Vintras se prétendit lui-même en communication avec des personnages angéliques, soit à Tilly, soit à Paris où ses affaires l’amenaient quelquefois. Ces anges, puis saint Joseph, en attendant la sainte Vierge et Notre-Seigneur lui-même, entretenaient le prophète et lui donnaient mission de prêcher YŒuvre de la Miséricorde. Les pires calamités allaient fondre sur le monde, seuls les fidèles groupés autour de Vintras, qui s’appelait lui-même l’Organe, et protégés par les talismans qu’il commençait à distribuer, sauraient échapper au désastre. Cette catastrophe serait le prélude du règne du Paraclet, du règne de l’Amour. Autour du prophète, qui souvent paraissait tomber en extase, un petit groupe de fidèles commença de se rassembler, à Tilly d’abord, puis assez vite dans des centres parfois assez éloignés. Une Septaine sacrée se formait à Tilly, qui aurait bientôt des émules en diverses villes de France ; quelques prêtres donnèrent leur adhésion au mouvement ; le premier semble avoir été un abbé Charvoz, curé de Montlouis, dans le diocèse de Tours, qui fut le théologien du mouvement. C’est lui, nous paraît-il, qui donna quelque cohérence aux révélations de Vintras. Pour qui connaît le montanisme, le doctrine prêchée à Tilly s’apparente assez étroitement à celle de Montan et de ses prophétesses. Plus encore reflète-t-elle le joachimisme des xiie et xiiie siècles. Voir ici Joachim de Flore, t. viii, col. 1434 sq. Quoi qu’il en soit, des prodiges plus ou moins surprenants semblèrent venir à l’appui de la véracité de Vintras. Les plus remarqués furent des apports et disparitions d’hosties ensanglantées, d’abord à des messes célébrées par des prêtres ralliés à la secte, puis indépendamment de toute messe dans le petit oratoire établi à Tilly à la fabrique de carton. Ces apparitions d’hosties n’étaient pas, d’ailleurs, sans rapport avec des phénomènes du même genre qui, depuis quelque temps, arrivaient à Agen. Deux des fameuses hosties d’Agen furent, en effet, apportées à Tilly ; bientôt le nombre de ces hosties sanglantes se multiplia extraordinairement au point qu’on put

commencer à en distribuer aux adeptes les plus sûrs. Ainsi visions, prophéties, apports d’hosties se répétaient fréquemment, et tout cela entretenait la ferveur de la primitive communauté. Un autre moyen pour augmenter la cohésion de la secte, ce fut la révélation aux affidés du nom de leur ange gardien, sur lequel le prophète était renseigné par des communications d’en-haut. Il se constitua ainsi une liste de noms plus baroques les uns que les autres, tous terminés en ael. Vintras lui-même était sous l’égide de Strathanæl, l’archange des séraphins.

Cependant, l’abbé Charvoz avait rédigé, en dépit de Vintras, qui prêchait la prudence, un mémoire intitulé : Opuscule sur des communications annonçant l’Œuvre de la Miséricorde, et qui portait pour épigraphe : El renovabis faciem terrse. Répandu à 6 000 exemplaires, ce mémoire fut bientôt aux mains de l’évêque de Bayeux, qui, d’ailleurs, avait déjà eu l’occasion de s’occuper de la première apparition d’hosties. Le 8 novembre 1841, celui-ci rendait son jugement : il déclarait que « l’Opuscule sur les communications annonçant l’Œuvre de la Miséricorde contenait des principes contraires à l’enseignement et à la loi de l’Église catholique, que les révélations et les miracles dont on voulait se prévaloir ne pouvaient venir de Dieu. Il réprouvait donc et condamnait l’association établie pour la propagation de ces révélations et de ces principes ».

Cet acte de l’autorité ecclésiastique fit réfléchir quelques adeptes de la première heure, mais ancra plus fermement dans sa foi en l’Organe la masse des adhérents. Privés pendant quelque temps de la présence de Vintras qui avait été condamné à la prison, ils ne laissèrent pas d’envoyer à l’évêché de Bayeux une profession de foi où ils exposaient leur attitude (4 janvier 1843) : Ils croyaient à tous les articles de foi contenus dans les symboles officiels de l’Église, aux dogmes et aux mystères révélés, à l’unité, la sainteté, l’infaillibilité de l’Église, et à tout ce que celle-ci proposait, avait proposé ou proposerait à notre foi, comme maîtresse infaillible de la doctrine. Mais, continuaient-ils, « si notre foi à l’Église infaillible est aveugle, elle est raisonnable a l’égard des pasteurs isolés, qui peuvent se tromper ; nous professons donc obéissance à notre premier pasteur, en tant qu’il est l’expression de la volonté de l’Église catholique ». C’était dire assez clairement que l’on en appelait du jugement de l’évêque à celui du pape : « Quant aux lumières actuelles, nous les publions, continuait le manifeste, par ordre de Dieu, pour convier à notre conviction les hommes droits de cœur et de bonne volonté, qui seront heureux de la possession de ces richesses spirituelles et pourront contribuer eux-mêmes, par leurs prières et leurs pénitences, à mitiger et à abréger les temps de deuil et d’affliction qui doivent précéder le beau règne de la Miséricorde. Mais nous proclamons qu’à la sainte et infaillible Église romaine, seule, il appartient de déclarer articles de foi les vérités dues, selon nous, à une Révélation divine : vérités que l’Église enseigne implicitement et nécessairement depuis les apôtres. Sans prétendre imposer notre croyance à personne, nous attendons avec confiance le moment désiré, où, après la persécution et la terrible tempête prédites, la sainte Épouse de Jésus-Christ prononcera sur la Révélation que nous lui faisons connaître, adhérant d’avance à tout ce qu’elle décidera. »

On voit si l’auteur de cette profession de foi mettait son soin à se donner’toutes les apparences de l’orthodoxie, à éviter les moindres expressions compromettantes. Cette déclaration toutefois ne devait pas empêcher la catastrophe. Le 8 novembre 1843, le pape Grégoire XVI adressait à l’évêque de Bayeux 3057

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un bref où était très explicitement confirmée la sentence de celui-ci : « Par une sacrilège témérité, disait le pape, les membres de cette société s’arrogent une mission nouvelle qu’ils auraient reçue de Dieu et annoncent une œuvre mensongère de la Miséricorde, qu’ils ont inventée, pour que l’Église de Jésus-Christ soit en quelque sorte régénérée par leurs soins. De plus, ils osent répandre des communications secrètes qu’ils auraient reçues des anges, des saints et de Jésus-Christ lui-même, publier des-visions, des miracles ; ils osent s’attribuer un apostolat purement laïque et annoncer un troisième règne dans l’Église de Jésus-Christ, qu’ils ne craignent pas d’appeler le règne du Saint-Esprit ; et cela, pour que les vérités tenues dans l’Évangile et qui, selon leur langage blasphématoire, ne sont pas encore expliquées clairement par l’Église, brillent de tout leur éclat, pour que de nouveaux dogmes soient proclamés et que l’Église sorte enfin de son état de dépravation. » Le pape enveloppait dans la même réprobation les idées répandues au même temps par Naundorf et qui « sous une forme et avec des couleurs différentes » étaient entachées des mêmes erreurs. Il approuvait en fin de compte toutes les mesures que l’évêque de Bayeux avait cru devoir prendre contre l’Œuvre de la Miséricorde. Ces hommes égarés étaient dignes de toute réprobation, censure et peine ecclésiastique. Ce bref fut publié dans l’Ami de la religion du 8 février 1844.

Les adhérents de Vintras avaient déclaré se soumettre par avance au jugement de Rome. Ils n’en firent rien. En novembre 1844, au nom du groupe, Alexandre Geolîroi, fils de Ferdinand, publiait un tract de protestation adressé À l’univers chrétien. On y répondait, point par point, à toutes les attaques de Home, on s’y plaignait d’une condamnation intervenue sans qu’aucune défense eût été entendue, on y produisait une prétendue consultation théologique d’un dominicain, le P. Lamarche. Dans la Voix de la Septaine, organe périodique de la secte, on ne se gênait pas pour dire que le bref de Grégoire XVI ayant été enlevé par subreption était sans valeur. De sa prison, Vintras encourageait ses adhérents, multipliait les avertissements, fondait une confrérie nouvelle, la Chevalerie de Marie, destinée à unir plus intimement les plus fervents de ses fidèles.

Aussi bien, de 1842 à 1848, Pierre-Michel avait disparu de la circulation. Le gouvernement de Louis-Philippe voyait avec quelque inquiétude les collusions de l’Œuvre de la Miséricorde avec Naundorf ; on chercha des prétextes pour faire à Vintras et à Geoflroi un procès correctionnel. Le parquet essaya de relever contre l’un et l’autre des preuves d’escroquerie, d’abus de confiance et de détournement. En août 1842, le tribunal de Cæn, après une audience de deux jours, retint contre les deux prévenus les accusations portées, et les condamna, Vintras à cinq ans, Geoflroi à deux ans d’emprisonnement. Il vaut la peine de citer quelques attendus de la sentence : Considérant… que les prétendues révélations présentées par Vintras comme ayant un caractère tout divin avaient notamment pour objet de faire croire que des événements extraordinaires s’accompliraient bientôt ; que la France était menacée de grands et affreux malheurs, contre lesquels on trouverait un abri dans la participation à l’Œuvre prétendue sainte et divine et annoncée comme telle a Vintras. Considérant qu’oïl trouve é viiletnment dans < es faits l’emploi

de manœuvres frauduleuses pour persuader l’existence d’un pouvoir ou d’un (redit imaginaire remontant |usqu’â Dieu et pour faire naître la crainte d’événements chimériques et l’espérance de l’y sous traire…. » Peut-être le tribunal avait il été sévère dans

l’appréciation des faits retenus et surtout dans l’application de la peine. Il est vraisemblable que des considérations d’à côté avaient pesé sur la sentence des juges. En tout état de cause les condamnés firent appel ; mais la Cour de Cæn, en novembre 1842, confirma la première sentence ; un pourvoi en cassation échoua le 3 juin 1843. Il ne restait plus aux condamnés qu’à exécuter la peine. En juillet 1843, après dix-huit mois de détention à Cæn, Vintras fut transféré à Rennes, où il restera jusqu’au 25 mars 1848 ; à cette époque, la prison préventive n’entrait pas en déduction du temps d’emprisonnement.

Encore que la captivité de Vintras fût relativement douce — il avait vite obtenu à Rennes un régime de faveur — elle l’empêchait néanmoins de veiller autant qu’il aurait fallu à la diffusion de l’Œuvre de la Miséricorde et à sa bonne tenue. En juillet 1845, un des adeptes de la première heure, l’abbé Maréchal, retrouvant le contact avec les sectes gnostiques anomistes, se mit à prêcher la doctrine de la sainte liberté des enfants de Dieu. Les initiés parvenus à un certain degré étaient autorisés à des dépravations sexuelles, qui allèrent, semble-t-il, assez loin. Tout cela transpira au dehors ; un des partisans les plus chaleureux de Naundorf, un certain Gozzoli, rédigea plusieurs déclarations autocopiées et assez abondamment répandues attaquant, de ce chef, la moralité des « Saints » de Tilly. Les autorités judiciaires commençaient à s’émouvoir. Maréchal prit la fuite et, pour l’instant, l’affaire en resta là. Plus tard, vers 1851, des accusations de caractère identique furent portées contre Vintras lui-même ; de même Gozzoli s’acharna contre le prophète, les saints de Tilly et leurs « turpitudes obscènes ». Le plus récent historien de Vintras s’est inscrit en faux contre les accusations ignobles répandues par Gozzoli et ses partisans. Ni les autorités judiciaires, lors du procès de 1842, ni les autorités ecclésiastiques, au cours de leurs enquêtes successives, n’ont jamais fait la moindre allusion au crime de mauvaises mœurs. Il n’en reste pas moins que des accusations de ce genre ont porté à l’Œuvre de la Miséricorde un coup dont elle ne s’est jamais complètement relevée.

Pendant la captivité de Vintras, ce fut l’abbé Charvoz qui devint, à partir d’avril 1846, le chef suprême de la secte. En août 184(ï, il publiait une lettre pastorale adressée aux adhérents : L’oratoire de Tilly aux informes de l’Œuvre de lu Miséricorde. Il y protestait, à mots couverts d’ailleurs, contre les premières révélations de Gozzoli ; cette lettre conjura le schisme qui devenait menaçant. La même année, un autre ecclésiastique faisait paraître un Manifeste ou vue générale sur l’Œuvre de la Miséricorde qui exposait la doctrine orthodoxe de Vintras sous sa forme la plus pure. Cela mit fin aux alarmes qu’avait causées la néfaste intervention de.Maréchal.

II. LB YlN TRASISME su CONSTITUE EN ÉOLISE. — Au moment où Vintras sortait de prison, mars 1848, l’Œuvre de la Miséricorde était définitivement en dehors de l’Église catholique ; partout on refusait les s ; i éléments aux sectateurs, disséminés un peu dans toute la France. Il était urgent d’organiser à leur usage les cérémonies d’un culte et la réception de sacrements. Ce furent encore des révélations qui décidèrent Vintras à s’engager dans cette voie ; elles eurent lieu vers Pâques 1848, dans l’église Saint Kustache à Paris - Vintras s’était pour quelque temps installé dans cette ville. Apparaissant au prophète en un costume sacerdotal d’une grande somptuosité, le Christ promit à l’Organe de le faire pontife adora leur et pontife d’amour, lui la présence de Vintras,

il officia lui-même, prescrivant au pontife d’imiter

1rs gestes lit urgiques qu’il lui verrait faire. Puis il

lui conféra le sacerdoce avec le droit de consacrer et d’absoudre. Tous ces rites furent complétés et précisés dans des apparitions ultérieures. Fort de ces assurances, Vintras, dès le 10 mai suivant, commença d’exercer les fonctions de son sacerdoce. Les cérémonies étaient calquées sur celles de la messe catholique, mais les prières étaient dites en langue vulgaire, elles variaient d’ailleurs d’un « sacrifice » à l’autre, seul le thème général demeurant le même. Le prophète n’hésitait pas à prononcer les paroles de la consécration du pain :

Uni d’esprit et de cœur à la très immaculée Mère de mon Sauveur, ainsi qu’à son chaste et virginal époux, saint.Joseph, je vous offre de nouveau, Seigneur, ce pain que je bénis en votre nom et auquel nous prendrons part, après avoir prononcé sur lui les saintes et adorables paroles de votre divin Fils, lorsqu’il dit en rompant le pain pour ses douze apôtres : Ceci est mon corps qui est donné pour tous. Faites ceci en mémoire de moi.

Et de même pour la consécration du calice :

Ame très pure de Marie, âme sainte du bon et juste Joseph, unissez-vous à mon âme et à celles de mes frères, afin que je présente au l’ère des miséricordes ce calice que je bénis en sa présence. Père saint, agréez cette visible offrande qui est la coupe de notre action de grâces et de notre supplication. Comme Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre divin Fils, la veille de sa mort, je prononce sur ce qu’elle contient, les paroles qu’il prononça lui-même en disant aux douze qui étaient avec lui : Ceci est mon sang qui sera répandu pour des multitudes en rémission des péchés.

Après l’élévation, la prière pour les morts et la fraction du pain, l’officiant distribuait la communion aux fidèles sous les deux espèces. Le ciel lui-même se chargeait de démontrer à tous la vérité du nouveau sacerdoce. L’hostie qui servit au premier sacrifice portait l’empreinte d’un cœur sanglant, et dorénavant les miracles de ce genre se multiplièrent. En même temps, les théologiens de la secte s’efforçaient de démontrer, par preuves logiques, la réalité du sacerdoce de Vintras et la validité des consécrations qu’il effectuait. Entre autres parut une brochure de l’abbé Héry, Le Précurseur ; on y lisait que « le sacrifice (vintrasien), prodigieux développement de la charité de Jésus-Christ et du sacerdoce du chrétien, garantissait la prééminence et l’exaltation du souverain sacerdoce que Jésus-Christ a légué à son Église aux grands jours de son règne visible sur la terre ».

Restait à multiplier ce sacerdoce pour les besoins de tous les adeptes de l’Œuvre de la Miséricorde. Divinement institué « pontife provictimal » par Notre-Seigneur lui-même, Vintras allait ordonner à son tour d’autres pontifes. Le 20 mai 1850, il créait sept pontifes divins, entre autres les abbés Charvoz et Héry et même l’abbé Maréchal, venu à résipiscence ; avec eux, quatre autres abbés, ordonnés régulièrement dans l’Église romaine. Trois jours après, le 22 mai, par réciprocité, les sept prêtres pontifes divins imposèrent, à leur tour, les mains à Vintras. Puis ils s’en retournèrent chacun dans sa Septaine pour affermir et répandre les rites et les croyances de la nouvelle religion.

Encore que se déroulant en des sanctuaires bien gardés, ces rites nouveaux ne pouvaient guère demeurer inaperçus de l’autorité ecclésiastique. À l’été de 1850, le concile provincial réuni à Rouen condamnait les présomptions sacrilèges de l’hérésiarque et interdisait sous peine d’excommunication l’assistance aux conventicules, rites et cérémonies de la secte. Texte dans Mansi-Petit, ConciL, t. xliv, col. 38. Rome approuvait ces décrets par lettres du 19 juillet 1851 et, dans un mandement du 18 avril 1852, l’archevêque de Rouen en donnait connaissance aux fidèles. Antérieurement le pape Pie IX avait d’une manière aussi

explicite réprouvé la secte dans un bref à l’évêque de Nancy, en date du 10 février 1851. Cet acte pontifical avait été sollicité par l’Ordinaire de Nancy pour mettre un terme aux agissements de Vintras dans le diocèse. Trois prêtres, les frères Baillard, venus à Tilly, y avaient été promus pontifes par l’Organe et avaient assez vite recruté un petit troupeau dans leur paroisse de Sion, un des centres de la dévotion mariale en Lorraine.

Au cours de l’hiver Î850-1851, Vintras était venu en personne au sanctuaire de Sion pour les sacrer. Trois jours durant les cérémonies de la nouvelle Église s’étaient accomplies devant un nombre relativement considérable de fidèles. Comme les Baillard n’avaient plus libre accès à l’église du pèlerinage, elles se déroulèrent dans l’ancien réfectoire du couvent. C’est pour couper court à ce mouvement, à qui le nom vénéré de Sion pouvait donner crédit, que le bref pontifical reprenait avec plus de force encore les condamnations portées par Grégoire XVI : « Les partisans de cette abominable association, disait-il, ne craignent pas, avec une hypocrite ostentation de vertu, de rêver une œuvre prétendue de Miséricorde et un nouvel apostolat composé de laïcs ; d’assurer que l’Église est plongée maintenant dans les ténèbres et dans une corruption complète ; d’annoncer dans l’Église de Jésus-Christ un troisième règne, qu’ils osent appeler Règne du Saint-Esprit… Attaquant, par des manœuvres infernales la vraie doctrine de Jésus-Christ et pleins de mépris pour la chaire de Pierre et son autorité, ils mettent tout en œuvre afin de détacher les fidèles de la foi catholique et de les précipiter dans le péril de la damnation éternelle. »

Toutes ces manifestations non équivoques de l’autorité ecclésiastique furent accueillies, dans les cercles vintrasiens, par des ripostes de plus en plus véhémentes. Il n’était plus question, comme en 1842, de soumission aux décisions de l’Église romaine. Sous le titre Bref contre Bref, un affidé publiait Les merveilles de l’Œuvre de la Miséricorde, devenues plus éclatantes que jamais par l’aveuglement et les malédictions mêmes de leurs dénégateurs ; antérieurement le même auteur avait fait paraître : La grande apostasie dans le lieu saint, dont le titre indique assez l’esprit. Maintenant qu’elle avait rompu définitivement avec l’Église officielle, la secte n’avait plus à se gêner : puisque les évêques avaient laissé descendre la religion au niveau de la nature humaine, puisque le rationalisme les avait pénétrés, il n’y avait plus qu’à se tourner vers le prophète qui s’était levé, vers le nouvel Élie, qui, de son Carmel de Tilly, prêchait la venue des temps nouveaux et agissait en précurseur du règne du Paraclet.

Cependant, les événements politiques des années 1848 à 1851, événements où les vintrasiens voulaient voir d’abord les signes avant-coureurs de la grande catastrophe, allaient tourner à la déconfiture de l’Œuvre de la Miséricorde. Le gouvernement issu du coup d’État du 2 décembre 1851 travaillait à éliminer soit à Paris, soit en province tous les foyers d’agitation. Toute pacifique qu’elle fût — il semble qu’à cette date on n’y parlait plus guère de Naundorf — l’Œuvre de la Miséricorde excitait les soupçons de la police. Sous main, vraisemblablement, l’évêché de Bayeux encourageait une action. Le 16 mars 1852, un arrêté du préfet du Calvados décidait de disperser l’association prétendue religieuse de l’Œuvre de la Miséricorde. Le lendemain les autorités se présentaient à Tilly ; Vintras, prévenu à temps, venait de partir pour la Belgique ; la maison qu’il occupait et où se trouvait le sanctuaire fut mise à sac et on s’attacha à anéantir tout ce qui avait rapport avec le culte vintrasien. Trois des prêtres adhérents de Vintras,

les abbés Maréchal, Héry et Breton, d’abord arrêtés, furent laissés libres de retourner dans leurs diocèses, à condition de s’engager à renoncer aux pratiques de la secte. Le premier seul y consentit et reçut un passeport pour Versailles, les deux autres partirent pour l’Angleterre, où Vintras ne tarda pas à les rejoindre quillet 1852). C’est dans un faubourg de Londres que se reconstitua l’état-major de l’Église vintrasienne ; autour du prophète installé dans son « Carmel » refluèrent les plus compromis de ses adhérents, entre autres le fameux abbé Léopold Baillard, de Sion, qui, de son exil, encourageait le petit groupe de ses fidèles lorrains.

Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que les brutales dispersions de 1852 — Sion avait connu des événements aussi tragiques que Tilly — mirent fin à la secte. Il semblerait, au contraire, que l’année funeste ait été le point de départ d’un développement plus intense des Septaines, qui se multiplièrent non seulement en France, mais en Italie et en Espagne. L’Angleterre, bien entendu, avait une situation privilégiée. En octobre 1859, une université « éliaque » y était fondée, à laquelle s’adjoignait une chapelle « éliaque », avec l’autorisation du gouvernement. C’était l’époque aussi où Vintras publiait L’Évangile éternel, dans lequel ses rêveries prenaient corps sinon consistance. Le titre et l’inspiration en étaient évidemment empruntés, au moins par voie indirecte, au fameux Introductorius in Evangelium œternum du xiiie siècle. Cf. ici, t. viii, col. 1443 sq. Il ne négligeait pas pour autant le soin de ses fidèles dispersés. En 1863, il commençait en France une grande tournée durant laquelle il sacrait plusieurs pontifes ; en 1865, il est à Lyon, où il consacre le « sanctuaire intérieur du Carmel d’Élie ». qui allait devenir le grand centre de la nouvelle religion. L’Espagne et l’Italie reçurent aussi sa visite ; Florence spécialement où se fondait, en 1867, le « Carmel blanc », particulièrement riche en phénomènes surnaturels, hosties miraculeuses, vins mystérieusement apparus, etc. Mais Lyon restait le centre de son activité, le lieu de repos où il aimait à se retrouver après ses tournées pastorales. C’est à Lyon qu’il mourut, le 7 décembre 1875 ; il fut enterré au cimetière de la Guillotière. Four successeur, il avait choisi l’abbé Boullan qui devait, lui aussi, faire beaucoup parler de lui et serait condamné en 1887 par l’Eglise vintrasienne comme sorcier et fauteur d’une secte immonde. Mais l’Église vintrasienne évoluait déjà dans un sens assez différent de l’orientation primitive. Depuis que le spiritisme se formait en un corps de doctrines et de pratiques, cf. ici, t. xiv, col. 2514-2515, plusieurs des adeptes de Vintras — et de ceux de la première heure, — donnaient dans ces nouvelles extravagances ; les abbés Charvoz et Héry en devenaient les apôtres convaincus. L’histoire de l’Œuvre de la Miséricorde se confond désormais avec celle de l’occultisme, que nous n’avons pas à retracer ici.

Hcste à se poser la question : que fut Vintras ? un illuminé de bonne foi qui prit pour des réalités 1rs rêves d’une imagination délirante, un para-QOlaque qui crut à ses folies ? ou, au contraire, un charlatan, qui, une fois entré dans la voie de la mystification, se trouva pris lui-même à son jeu et lui obligé de développer dans un sens un peu inattendu srs premières inventions ? En faveur de cette seconde interprétation plaident surtout les faux mirai les, se ressemblant d’ailleurs singulièrement du premier jour an dernier. Ces apports Indéfiniment répétés d’hosties sanglantes, de parfums, de vins précieux et le reste ressemblent singulièrement aux tours d’un prestidigitateur assez moyen ; ils ne sont d’ailleurs même

pas de l’invention de Vintras. C’est d’Agen qu’ils viennent, où ils avaient fait illusion à bien des personnes qui pouvaient être de bonne foi. À eux seuls ces phénomènes suffiraient à écarter pour Vintras et pour ses premiers comparses l’hypothèse d’une vraie conviction à laquelle on cherche à convertir les autres. Et pourtant, avant de conclure ferme que le prophète de Tilly ne fut qu’un charlatan et un mystificateur, on se sent arrêté par l’accent de conviction que rendent certaines lignes écrites par lui. Ne faudrait-il pas admettre chez lui un fond réel de psychose, qui lui a permis de se croire inspiré d’en haut et qui l’a amené, plus ou moins consciemment, à mettre en œuvre, pour se concilier la foi des simples, des moyens, jugés par lui anodins. Il va sans dire que nous écartons toute idée d’une origine surnaturelle des révélations du prophète ; rien, dans l’œuvre de Vintras, ne porte la marque d’une action de Dieu. Il suffît de comparer aux révélations d’une Marguerite-Marie Alacoque ou d’une Bernadette Soubirous les pauvres élucubrations de l’Organe, pour voir la différence foncière qui les sépare. Dès l’origine, les manifestations de Paray-le-Monial, de Lourdes, disons encore de Fatima, ont incliné à la croyance les esprits équilibrés et les autorités ecclésiastiques ; celles de Tilly ont excité immédiatement la défiance des personnes de sang-froid : le doigt de Dieu n’était pas là. Et s’il fallait à toutes forces chercher dans les phénomènes de Tilly quelque chose qui dépassât les activités de la nature, ne faudrait-il pas, en définitive, se demander s’il n’est pas intervenu ici un pouvoir qui n’est ni celui de Dieu, ni celui des bons anges ? Nous voici sur la route de l’occultisme et du satanisme. Mieux vaut s’arrêter sur cette pente.

L’étude la plus sérieuse et la plus documentée est celle de Maurice Garçon, Vintras, hérésiarque et prophète, Paris, l’.)28 ; pour ce qui est de Boullan, successeur de Vintras, voir J. Bricaud, L’abbé Boullan. Sa nie, sa iloctrine et ses pratiques magiques, Chacornac, U)27 ; tout ce monde a laissé de nombreuses traces dans l’œuvre de Huysmans antérieure à sa conversion (18’.)2) ; dans La colline inspirée (Sion), Paris, 1913, M. Barrés a donné une idée assez exacte de l’action de Vintras, encore que bien des détails ne soient pas rigoureusement vrais. E. Mangenot, La colline inspirée. Un peu d’histoire à propos d’un roman, Paris, 1913, a relevé avec un peu d’àpreté ces inexactitudes ; ses recherches ultérieures sur les Baillard et leur inspirateur Vintras sont rassemblées dans un volumineux manuscrit conservé à la bibliothèque du séminaire de Nancy.

É. Amann.