Dictionnaire de théologie catholique/IMMACULÉE CONCEPTION IV. Dans l'Eglise latine après le concile d'Ephèse. II.Du milieu du XIè siècle au concile de Bâle (1439)

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 7.1 : HOBBES - IMMUNITÉSp. 505-565).

II. Depuis le milieu du xi-^ sikcle jusqu’au CONCILE DE Bale (1439) : période de discussion. —

Cette période est caractérisée par la jurande controverse qui se prépare à la fin du xie siècle, commence au xii « el se poursuit pendant les deux siècles suivants. Provoqué par le développement que jirend la fêle de la Conception, le débat se concenlre bientôt sur l’objet même de la fcte ou sur la croyance qu’elle implique. D’abord mal présenté ou mal résolu et compliqué de questions accessoires, le problème finit l)ar se poser dans toute sa netteté ; les objections sérieuses sont poussées ù fond. Cela fait, la vérité se dégage et le triomphe de la pieuse croyance devient peu à peu complet et définitif. Diverses étapes se succèdent, dont les grandes lignes doivent être signalées.

I. SECONDE MOITIÉ DU XI^ SIÈCLE : AUBE DELA

CONTROVERSE. — Période courte, mais importante par l’apparition d’un homme et par la divulgation d’un événement, vrai ou supposé, qui devaient exercer une infinence considérable sur le développement et de la fête et de la croyance.

1° Li’s docU’urs ; saint Anselme. — Quelques témoignages, datant de cette époque, ne dilïèrent pas, dans leur ensemble, de ceux qui ont précédé. Saint Pierre Damien († 1072) rappelle ce que nous avons appelé le courant négatif, quand il affirme que tous, en dehors du Sauveur, doivent s’appliquer ces paroles du prophète royal : Ecce in iniqiiitalibus conceptus sum, el in delictis concepil me maler mea. Scrm., xlv, in Nalivilale B. V. M., P. L.. t. cxliv, col. 744. Aussi opposet-il la chair du Christ Sauveur et celle de Marie, comme ayant été conçues, l’une sans péché et l’autre du péché : Ex ipsa carne Virginis, quæ de peccalo conccpta est, caro sine peccido prodiil, qme ultro etiam carnis pcccata delevit. Liber grutissinius, c. xix, P. L., t. cxi.v.col. 129. Ailleurs il rentre dans le courant positif en « ’inspirant d’une idée déjà émise par Paul Warnelride : « Que peut-il manquer, en fait de sainteté, de justice, de religion, de perfection, à la Vierge unique qui reçut dans sa plénitude le don de la grâce divine ? C’est elle, en efiet, qui entendit l’ange la saluer en ces termes : Ave, gratta plena. Dominas tucuni. Quel vice, je vous le demande, pourrait trouver place dans l’àme ou dans le corps de celle qui, semblable au ciel, a mérité d’être le sanctuaire où repose la plénitude de la divinité ? » Scr/n., XLVi, in Naliviliate B. V. M., P. L., t. xxiv, col. 752. Plus expressif encore est le père des Cliar-Ireux, saint Bruno (tUOl), quand il reconnaît en Marie « la terre jjure, que Dieu a bénie et qui, en conséquence, fut indemne de toute contagion du péché, ub unini propierea pecçali conlagione libéra ». Expos ». in ps.ci, c. XX, P. L., t. CLii, col. 167.

Les noms de saint Pierre Damien et de saint Bruno disparaissent devant celui d’un docteur qui, en ce point comme en beaucoup d’autres, devait jouer le rôie d’un précurseur et d’un initiateur : saint Ansehne, archevêque de Cantorbéry (1093-1109). Les défenseurs du glorieux privilège de Marie ont invoqué son témoignage, mais en s’appuyant presque toujours sur des écrits apocryplies : tels le Tractatus de conceplione B. Marias Virginis, le Sermo de conceplione Marisa, le Miraculum de conceplione, dont il sera question plus loin ; tel encoi-e le Mariulc, édit. Ragey, Londres, 1898, où l’on rencontre des formules comme celles-ci : Pulchra Iota, sine nota cujusque maculæ ; aima parens, omni carcns corruptelæ macula ; tola munda et jucunda, loin es mirabilis. Jlijmn., i, str. 14 ; IV, str. 3 ; viii, str. 16. Quelques expressions du même

genre se retrouvent dans les prières à la Vierge attribuées au saint docteur : Virgo sanctissima. corpore sanctissima, moribus omnium pulchcrrima. Virgo virginum. nec corde unquam polhila, nec ore, sed tola pu.chra, tola sine macula. Oral., lix, ad sanctam Virginen Mariam, in Puriftcatione ejus, P. L., t. clviii, col. 964. lixprcssions notables assurément, mais dont aucune n’est appliquée d’une façon explicite au moment de la conception.

Dans ses œuvres dogmatiques, Anselme n’a pas traité de la pureté de Marie pour elle-même, mais seulement en l’envisageant par rapport à la pureté absolue de son divin Fils : « Comment, de cette masse pécheresse qu’est le genre humain, tout entier infecté de péché. Dieu a-t-il pris une nature humaine exempte de péché ? » Telle est la question, motivée par la doctrine augustinienne sur la chair de Marie comme chair de péché, qu’il touche dans un écrit composé de 1094 à 1098, Car Deus homo, t. II, c. xvi, P. L., t. clvhi. col. 416. L’objection que le saint se fait poser par son disciple Boson indique clairement la portée du problème : « Si la conception du Christ, comme homme, fut pure et exempte du péclié qui s’attache à la délc, tation charnelle, la Vierge elle-même, à laquelle il doit son origine, fut conçue dans l’iniquité, sa mère la conçut dans le péché, et elle est née avec le péché originel, puisqu’elle a péché, elle aussi, dans Adam, en qui tous ont péché. » Anselme commence par répondre : Puisque cet homme est Dieu et qu’il réconcilie les pécheurs par sa propre vertu, on ne peut pas douter cju’il ne soit absolument indemne de tout péché ; ce qui suppose qu’il est sorti de la niasse pécheresse sans péché. Si nous n’arrivons pas à comprendre comment la sagesse divine a obtenu ce résultat, ne soyons pas étonnés, mais confessons respectueusement notre ignorance en face du mystère. Sur les instances de son interlocuteur, le saint propose cependant une explication. Les fruits de la rédemption n’ont pas été pour ceux-là seulement qui ont vécu après la passion du Sauveur ; les autres aussi ont pu en bénéficier et obtenir, par la toi au futur rédempteur, d’être purifiés de leurs péchés. Grâce à un acte de foi semblable, la Vierge fut purifiée par une application anticipée des mérites de son fils, et c’est de hi Vierge purifiée que le Christ a été conçu, in ejus ipsa munditia de illa assumpius est. Mais comme elle tenait cette pureté de son propre fils, celui-ci, en fin de compte, ne doit qu’à lui-même d’être né pur, c. xiii, col. 419 sq., 423.

Anselme donne cette explication pour satisfaisante, ista videtur mihi passe salis/acere, c. xviii, col. 425. Elle avait pourtant un inconvénient, dont il se rendait compte, celui de subordonner en quelque sorte la pureté du fils à celle de la mère, comme si le Christ n’eût pas pu naître d’une femme pécheresse. C’est ce qu’avait paru soutenir, entre autres, saint Paschase Radbert ; parlant de la purification de Marie au jour de l’annonciation, il avait écrit : Alioquin, si non codem Spiritu Sancto sanctificata est et mandata, quomodo caro ejus non caro peccati fuit ? et si caro ejus de mitssu primif prævariculionis venit, quomodo Cliristus Verbum caro sine peccalo fuit qui de carne peccati carncm assumpsit, nisi quia Verbum quoi caro jactum esl cam primum obumbravil in quam Spiritus Samtu^i supervenit ? De partu Virginis, t. I, P. L., t. c.xx, col. 1371. Anselme n’était pas du même sentiment ; aussi se réservait-il de donner plus tard une autre explication, qui compléterait la première. Il la donna peu après, en 1099 ou 1100, dans l’écrit De conceptu uirginalietoriginidipcccalo, P.L., t. clviii, col. 431. Sans tomber lui-même s)us la loi du péché, Xotre-Seigneur pouvait naître d’une femme jiécheresse, à la condition de naître virginalemeiit. Cette solution nouvelle

comportait un examen plus approfondi du péché originel, considéré dans sa nature et son mode de propagation.

A l’époque de saint Anselme comme i)cndant tout Je cours du xiie siècle, le plus grand nombre des théologiens identifiaient, au moins partiellement, la faute héréditaire avec la concupiscence, considérée comme une corruption pu souillure iihysicjue ; produite par le caractère désordonné qu’ils attribuaient à l’acte de la iîénération dans l’état présent, cette souillure ^tait censée alïecter directement la chair de l’enfant conçu, mais, par voie de contact ou d’influence, elle s’étendait à l’âme au moment de son union avec le corps. Hu.yues de Saint-Victor, De sacramentis christianæ fidei, 1. 1, part. Vil, c. xxviii, xxxi, P. L., t. CLXXVI, col. 299, 301 : cf. Siimmu sententianim, t. III, c. XI, ibid., col. 108 ; Pierre Lombard, Sent., t. ii, dist. XXX et XXXI. Certains prétendaient môme qu’en conséquence du jiremier péché, il était résulté dans la chair d’.Adam une empreinte morbide et vicieuse, qui suivait à travers les àpes toute particule de matière transmise, immédiatement ou médiatenient, par le commun ancêtre à ses descendants. De là une autre souillure, s’ajoutant à la précédente. Robert Pull, Sent., ]. II, c. xxviii, P. L., t. clxxxvi, col. 756 sq. De ces deux souillures, saint Anselme ignore la seconde, et il n’admet la jiremière qu’avec beaucoup de réserve. S’il ne refuse pas de rect)nnaître qu’il y ait dans la concupiscence inhérente a l’acte générateur un principe de corrui>tion pour la cellule transmise par les parents, il nie expressément que, prise en elle-même, la concupiscence soit péché proprement dit, elle ne l’est qu’improprement ou iuétaphorjquement. De conceplii lurç/in., c. iv, col. 4, 37 ; De concordid præscienliu’et prii’destinationis, c. viii, col. 5, 30 sq. Il nie également qu’il puisse être question du péché originel proprement dit avant l’animation ou l’union de l’àme avec le corps ; le péché jiroprement dit ayant pour sujet l’àme, considérée comme substance intelligente et libre, ne peut se trouver ni dans la cellule transmise par les parents ni dans aucun des éléments qui concourent à la formation de l’embryon humain : nani clai vitiosa concupiscenlia grneretur inftins, non tamen mai/is est in seniinr culpci, ’jiiam est in spttto vel in sanguine, si quis m(d(i voluntute exspiiil (lut de sanguine suo aliquid cmittit. De conceplu virgin., c vii, col. 141. Comme tout péché l)roprement dit, le péché originel consiste dans un manque de justice, nbsentia debitæ jusiitia-. Tout homme naissant devrait posséder la justice ou rectitude originelle, celle que Dieu avait conférée à la nature humaine en la créant et que le premier homme, en dé.sobéissant, a perdue pour lui et pour toute sa I)ostérité, c. i-ni, col. 43.3-l3(). C’est dans le manque de cette justice ou rectitude priinilive et dans l’inimitié divine qui s’en suit, que consiste le péché oriainel : Hoc peccatum, guod origiiuile dico, aliud intelligere nrqueo in iisdem infantibus, nisi ipsam quam supra posai, facium per inobedicnliam Adiv, justiliic debitæ nuditutem, per q.iam omnes /ilii sunf irie, c. xxvii, col. 461. Kst-cc à dire qu’il n’y a point de rapport entre la tare héréditaire et une conception soumise à la lf)i de la conrupiscenie ?.u contraire, le fait d’être ainsi <r)nçu » ar un pére et une mère de llliation adamique entraîne, pour toute fiersonnc humaine qui commence d’être, el au moinent même où elle commence rl’êtrc, la nécessité de cmitracter le péché originel en manquant de la justice qu’elle devrait posséder, c. vii, col. 441. Mais tout cela suppose que cette personne est conçue par voie de génération naturelleou sexuelle : cette condition manquant « f>mmp c’est le cas dans la conception virginale du Sauveur, la nécessité de contracter la tare héréditaire

disparaît, c. viii, xi, col. 412, 446. Anselme peut donc conclure que Notre-Seigneur aurait pu naître d’une femme pécheresse sans tomber lui-même sous la loi du péché ; en d’autres termes, qu’il n’y a pas de lien nécessaire, absolument parlant, entre la pureté de Marie concevant et celle de Jésus-t^hrist conçu.

Mais c’est là une hypothèse, ce qui aurait pu être ; ce n’est pas la réalité, ce qui a eu lieu en fait. Car s’il n’était pas rigoureusement nécessaire que l’Homme-Dieu fût conçu de la plus pure des vierges, ! a chose était pourtant convenable : sed quia decebat ut illius hominis conceptio de matre purissima fieret. « Oui, co)itinue le saint docteur, il convenait qu’elle brillât d’une pureté sans égale au-dessous de Dieu, cette Vierge à laquelle Dieu le Père devait donner son Fils unique, ce Fils né de son cœur, égal à lui-même, en sorte que le Fils de Dieu le Père et le fils de la Vierge fussent réellement un seul et même Fils », c. xviit, col. 451. Phrase magnifique, dont on a dit justement, 1. 1, col. 1339, qu’elle emporte l’immaculée conception. Et il est vrai qu’elle l’emporte en soi : mais l’emportait-elle dans la pensée d’.Vnselme ? Il ne semble pas, puisqu’il ajoutait : « Quant à la manière dont cette même Vierge a été purifiée par la foi avant qu’elle ne conçût son fils, j’en ai traité ailleurs, » c’est-a-dire dans le premier écrit. Car Deus homo, t. II, c. xvi, et xvii, col. 419> 421. Anselme attribue donc à une purification préalable cette pureté souveraine dont Marie devait jouir au moment de devenir mère. C’est l’opinion à laquelle Madmer fera, plus tard, allusion : Quod si aliquis ipsam Dei genilricem usque ad Cliristi annunlialionem originali peccato obaoriam asserit, ac sic fide qua angelo credidit inde mundalam. juxtu quod dicitur, fide mundfuis cord’t corum, si catlmlicum est non nego. Thurston, Eadnieri traclalns de concepiione, n. 12.

Kn quoi consista cette purification préalable de Marie ? Question importante par ses conséquences. Prétendre qu’elle porta sur le péché originel proprcmenl dit, ce serait supposer que, d’après le saint docteur, la bienheureuse Vierge fut infectée de la tare héréditaire jusqu’à l’époque où elle devint mère. File serait donc inférieure, sous ce rapport, à Jean-Baptiste, sanctifié avant de sortir du sein maternel : prias plenus Dca quam ex niatre. Orat., LXn, P. L., t. CLvni, col. 969. Elle serait inférieure aux enfants baptisés et dès lors délivrés de toute souillure spirituelle. De concept, virgin., c. xxix, col. 4()2 sq. ; De cnncordia privscienliee, q. iii, c. ii, col. 522. Que penser de pareilles conséquences, ou iilulôl inconséquences’.’Car, dans une jjrière pour le jourde la N.nlivité, Anselme invoque Marie conune Vierge Irèssainte : quando nota es, Virgo sanetissinia ; il rinterpelle par les mérites de sa naissance également sainte : l’er mérita tuie sacnitissimæ nativitatis. Orat., lvi, col. 9()2. D’ailleurs, la solution proposée dans le Cur Deus homo et rappelée dans le De conceplu virginali, exige impérieusement qu’on entende par la iiurilication opéréc en iMarie au jour de l’annonciation tout autre chose qu’une simple juirilication ou sanctification de l’àme, consistant à la délivrer du péché originel proiirenicnl dit ; car, d’après l’enseignement formel chi saint docteur, une purification de ce genrenefait pasdisparaitre en nous la chair de péché, elle n’entrac)>as la transmission de la tache héréditaire, transmission qui tiertt à l’état de déchéance où la nature humaine se trouve actuellement dans les descendants d’.dam et qui, par conséquent, est indépendante de la iirésence ou de l’absence de grâce sanctifiante dans l’àme des parents : natura cgens jacla omnes personas, quas ip.ia procréât, eadem egestute perralrices et iniustas /acil. De conceplu rirginali, c. xxiii, .xiv, col. 457 sq. O qu’Anselme avait en vue, c’était une purification 99 !)

IMM.r.lJLl< : E CONCEPTION

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spéciale et privilégiée, tendant à faire disparaître en Marie tout ce qui, dans la terminologie augustinienne, constituait la chair de péché, c’est-à-dire la concupiscence considérée soit comme effet ou comme moyen de transmission du péclié originel, soit comme principe de péchés actuels (/unicn pt’cca// ;. C’est également de cette purification consommée que parlait Eadmer, quand il a dit de la mère de Dieu au jour de l’annoncialion : « Nous croyons que, s’il restait encore en elle quelque chose du péc]ié originel ou du péché actuel, son coiur en fut si conplèteinent purifié, que dès lors l’Esprit du Seigneur reposa vraiment dans sa plénitude sur l’humide Vierge qui, tremblante, écoutait le message divin. » De cxceÛenlia Virginis, c. III, P. L., t. eux, col. 561.

Le problème de la conception de Marie d’après Ansehne n’est pas tranché par ce qui précède ; on pourrait nicme arguer de cette purification tendant à faire disparaître dans la mère de Dieu les eiïets ou conséquences du péché originel, pour conclure que le saint docteur devait la regarder comme primitivement soumise à la loi commune. Ce qui paraît confirmé par d’autres textes, notamment ceux où il réserve au Sauveur le privilège d’avoir été conçu et d’être né sans péché : Solus inlcr homines filius Virginis in ulero miitris et nasccns de maire sine pcccalo. De conceptu virgin., c. iii, col. 435 ; in omnibus enim trahitur iniquilas ex Adam, et uinculum pcecali, et propagalio morlis, te solo exceplo. Domine Jesii Christe, qui, nalnra miranle, de Sunclo Spirilu es coneeplus. Medilalio in ps. Miserere, 19, P. L., t. ci.vni, col. 854. Mais dans ces textes, comme dans ceux de saint Augustin et d’autres Pères ci-dessus allégués, il s’agit directement de la question de principe ou de droit, fondée sur le mode de conception ; sous ce rapport, Jésus-Christ seul échappait à la loi commune. Autre est la question d’application ou de fait, l’exception restant possible, s il plaît à Dieu. Ainsi, dans le premier texte, la conception sans péché el la naissance sans péché sont réservées au Sauveur ; malgré cela, en fait et par privilège, le précurseur est né saint parce que sanctifié dans le sein de sa mère, suivant une aflirination déjà rapportée : prias plenus Deo qiuun ex maire.

A rencontre, il est vrai, quand il s’agit de Marie, se présente la phrase où Boson affirme à la fois la conception dans l’iniquité, est in iniqnilalibiis concepla, et la naissance avec le péché originel, et cnm originali peccalo nala est. Mais, à supposer que cette assertion eût été pleinement acceptée, il n’en résulterait pas d’objection efficace contre la sanctification de Marie dans le sein de sa mère, si l’on tient compte de la terminologie d’Anselme. Pour lui, les paroles du lisalmiste : Ecce in iniquitalibns eoncei>lus sum, s’appliquaient directement à l’acte générateur des parents et au terme immédiat de cet acte, soumis l’un et l’autre à la loi du péché, dans le sens expliqué déjà : le mot de conceplion désigne alors la conception première, appelée conceplion charnelle, séminale, ou conception passive commencée, par opposition à la conception seconde ou conception passive consommée par l’union de l’âme et du corps, dans l’hypotJièse formellement soutenue par Ansehne, , De concepla virgin., c. VII, col. 440, où l’embryon ne serait vivifié par une âme humaine qu’après une certaine période de formation. Il résulte de là que, dans le texte allégué, l’expression : nala est, signifie proprement la naissance, non extérieure, mais intérieure, celle qui eut lieu quand par l’union de l’âme avec le corps suffîsamnient développé, la personne humaine de Marie commença d’exister. Cette acception du mol naissance, à cette époque, est confirmée par Pierre Lombard, 5c7)L, t. II, dist. XXXI, § 9.

Si cette considération sauvegarde la sainteté de la

naissance extérieure, la flilficulté tirée des paroles de Hoson n’en devient que plus précise et plus pressante en ce qui concerne la naissance intérieure ou conception consommée. Aussi est-ce surtout de l’interprétation de ce texte que dépend la question de savoir si, finalement, Anselme d(jil être rangé parmi les. adversaires de la conceplion immaculée. Une question préalable se pose : le saint docteur a-t-il fait sienne l’assertion émise par son disciple, ou bien la laisse-t-il seulement passer, sans lui donner son approbation ? La seconde alternative a eu ses défenseurs, notamment Jean de Ségovie, Seplem allegaliones et tolidem avisamenla pro in/ormalione Palrum concilii Basileensis, Bruxelles, 1664, p. 353. et, de nos jours, par le P. Bagey, Eadmer, Paris. 1892, p. 303 : « Le maître laisse dire (le disciple). Son silence équivaut non ; i une concession absolue, mais simplement à une concession hypotliélique, à un laisser-passer. Il ne répond pas : Conceto, mais Iranseat, ou plutôt il ne répond rien, il laisse passer, afin de mieux montrer que, même en admettant que la Vierge fût née dans le péché originel, il ne s’en suivrait pas que Xotre-Seigneur eût été conçu lui-même dans le péché originel. La seule thèse que le saint docteur veut démontrer dans le Cnr Deus homo et dans le De conceptu virginali, c’est que Xolre-Seigneur a été conçu sans péché, et il tient à faire comprendre à ses disciples que l’immaculée conception du fils, si l’on peut s’exprimer ainsi, ne dépend nullement de l’immaculée conception de la mère. » La dernière remai’que est juste, mais l’interprétation proposée ne saurait être tenue pour pleinement suffisante. Il y a, semble-t-il, de la part d’Anselme plus qu’un simple laisser-passer, puisqu’il admet dans ses deux écrits une purification réelle de JMarie. Aussi Jean de Ségovie a-t-il ajouté d’autres explications, dont une au moins mérite quelque attention. Elle consiste à déterminer et à limiter le sens et la portée de la concession faite par le saint docteur d’après l’objet de la purification qu’il admet et en tenant compte du développement intégral de sa pensée. Boson attribuait indistinctement la raison de péché à la conception première ou charnelle, liée immédiatement à l’acte générateur, puis au terme dernier do cet acte, Marie considérée comme personne humaine. Dans le De conceptu virginali, Anselme met les choses au point en distinguant le péché proprement dit, qui convient à l’âme seule, et le péché au sens large ou métaphorique qui, d’une certaine façon, peut convenir au corps. Qu’il ait admis en Marie le péché originel dans le second sens (ce que les théologiens scolastiques appelleront bientôt l’élément matériel de ce péché), qu’il l’ait admis en Marie non seulement avant, mais encore après sa naissance, nul doute ne semble possible, puisque, d’après lui, la purification spéciale et privilégiée de la mère de Dieu a porté là-dessus. Mais cette concession, faite implicitement à Boson, n’entraîne pas, de soi, en Marie la souillure de l’àme, le péché proprement dit, car les deux choses sont séparables. L’entra’nait-elle, de fait, dans la pensée du saint, comme s’il eût admis un rapport nécessaire de cause et delïet entre les deux choses, l’une amenant l’autre’? Bien ne le prouve d’une façon péremptoire. Après avoir exposé ses deux manières d’expliquer comment le Verbe a pu s’incarner sans contracter le péché, il fait allusion à une autre explication, plus profonde, qu’il accepterait volontiers si elle lui était suffisamment démontrée : alliorem autem aliam rationcm… esse non nego, quam, si mihi ostensa fueril, libenter accipio, c. xxi, col. 452. Or il se trouve que, de son côté, Eadmer propose une explication à laquelle il donne aussi l’épithéte de plus profonde, (dlior consideratio, et qui consiste à sauvegarder la pureté du fils en attribuant à la mère une pureté

originelle qui exclurait non pas seulement toute souillure de l’âme ou le péché originel proprement dit, mais encore toute imperfection de la chair ou le péché originel au sens large. Thurston, Eadmeri Iraclalus, n. 12. Si le rapprochement fait ici avait quelque valeur et qu’Anselme eût eu réellement en vue la conception d’Eadmer, il faudrait dire que, sciemment et délibérément, il n’a pas osé aller aussi loin. Mais entre une conception immaculée en ce sens plénier et une conception supposant en Marie le péché originel proprement dit, il y a un moyen ferme : celui d’une conception avec infusion privilégiée de la grâce sanctifiante, mais laissant la chair de la Vierge dans la condition où elle l’avait reçue de ses parents. Ce moyen terme, Anselme l’a-t-il entrevu et, si oui, l’a-t-il admis ? Sur les deux points, la réponse ne jjeul ètrecque problématique et, dans le sens de l’airirmation, douteuse ; toutefois, il ne sera pas hors de propos d’observer que la fête de la Conception et la croyance au glorieux privilège trouveront bientôt d’ardents défenseurs parmi les plus intimes familiers du saint archevêque.

Il reste que la doctrine anselmienne ouvrit la controverse et qu’en même temps elle prépara de loin la solution destinée à triompher un jour. Elle ouvrit la controverse en posant cette question : Comment de la masse pécheresse qu’est le genre humain, Jésus-Christ a-t-il pu naître sans contracter le péché ? car cette question devait amener les théologiens à considérer la pureté de Marie en fonction de celle de son fils et à se prononcer pour ou contre la sainteté originelle de la mère. En outie, en attribuant la purification privilégiée de la Nierge à une application anticipée des mérites de son fils, l’unique et universel rédempteur, Anselme amorçait la grande objection qui devait être fonnulée et qui, au siècle suivant, le sera : Comment otarie serait-elle exempte du péché originel, puisqu’elle a été rachetée ? Mais cette doctrine d’une application anticipée des mérites du Sauveur pouvait aussi contribuer, et elle contribuera défait à l’heureuse solution de la controverse. D’autres points aideront au même résultat : le rejet d’.une empreinte morbide qui aurait suivi à travers les âges toute chair dérivée d’.dam : l’aflirmation catégoricjue que le péché proprement dit a pour sujet l’âme seule ; la distinction entre le péché originel encouru et la nécessité antécédente de l’encourir (le debilum pcccati, comme on dira plus tard) ; enfin la conception du péché originel comme privation de la justice primitive. Sur ce dernier point, cependant, la doctrine restait inachevée : en conséquence de sa définition générale du péché, rectitudu voluntatis propler se sernata, De conceplu virginuli, c. iii, col. 430, Anselme s’est trop attaché, dans son analyse de la faute originelle, à la notion de rectitude morale, sans bien relever la nature particulière de la just ice prim i t i ve et sans en dégager netlemeiit l’élément le plus foncier, la grâce sanctifiante.

La vision d’JIelsin.

Jusqu’à ces derniers temps,

beaucc up ra])portaient à la seconde moitié du xii"e siècle rétablissement de la fcte de la Conception dans l’Europe septentrionale ; ils voyaient la cause déterminante de cet événement dans une apparition miraculeuse dont Hclsin, abbé de Hamsay, aurait été favorisé vers l’an 1070. L’histoire est racontée dans deux pièces, jadis attribuées a saint.Anselme : Scrmo de conceptione beatw Mnriir et Mimculum de conceplione sanctæ Marin-, P. J.., t. eux, col. 319, 323. Trois autres récits de la même apparition ont été publiés par le P.’fluirston, Eadmeri traclaliis de cnnfeptione sunrltr Maritr..j)pend. E, F, G, p. 88 sq. I.e texte du premier coïncide, en substance, avec celui que dfim derberon a édité dans le Sermo de conccplione. Le second texte présente des points de contact notables avec celui du Miraciilum, bien qu’il soit plus

concis ; il semble aussi plus ancien et le P. Thurston a conjecturé qu’il pourrait venir d’.Anselme le Jeune. Le troisième texte est de Guillaume de Malmesbury, mort vers 1143. Peu après, la vision d’Helsin fui riméc, sous ce titre : C’est comment la conception Nostic Dame /ii establie, par le poète anglo-normand Robert Wace. D’après les récits primitifs, Helsin avait été chargé par Guillaume le Conquérant d’une nùssion auprès du roi de Danemark ; au retour du voyage, il fut surpris en mer par une violente tempête. Sur le point de périr, il invoqua Notre-Dame : un messager céleste vint à son secours, mais, pour prix de sa protection, il lui fit promettre de célébrer et de faire célébrer chaque année, le 8 décembre, la fête de la Conception. Helsin ayant demandé de quel oilice il faudrait se servir, l’envoyé divin indiqua celui de la Nativité, sauf à remplacer ce mot par celui de Conception. Échappé au péril, l’abbé de Ramsay accomplit sa promesse en ce qui concernait son monastère et s’employa de tout son pouvoir à propager la fête.

D’autres récits merveilleux s’ajoutèrent bientôt au précédent. Dans le Sermo (ou }itôlEpislol(i)de Conceptione, saint Anselme, qui est censé parler comme archevêque, raconte, outre la vision d’Helsin, deux apparitions de Notre-Dame : l’une à un diacre hongrois, qui serait devenu plus tard patriarche d’Aciuilée, pour le dégager d’une union illégitime ; l’autre, à un chanoine normand, pour l’arracher aux griffes du démon. Dans les deux cas, la Vierge recommande à ses protégés de fêter, le 8 décembre, sa conception. L’écrit se termine par une exhortation véhémente à vénérer, en la célébrant, non seulement la conception spirituelle, mais même la conception humaine de Marie : Celebremus iç/itur… iilramque eitis conceptionem venerabilem, spiritualem videlicct et luimnnam. On ne pourrait donc s’étonner que, dans un concile tenu à Saint-Paul de Londres en 1328, Simon Mépliani, primat de Canlorbéry, voulant étendre à toute sa province ecclésiastique la célébration de la fête, ait parlé en ces termes : « selon l’exemple de notre prédécesseur, le vénérable .

selmc, qui a jugé bon d’ajouter aux solennités plus anciennes de la bienheureuse Vierge Marie celle de sa conception. » Mansi, t. xxv, col. 8’29. De son côté, la vision d’Helsin fournit matière à développement. Le roi Guillaume, « frappé du récit que lui fil l’abbé llelsin, convoqua tous les évêques d’.Xngletcrre et de Normandie, " pour qu’ils eussent à délibérer sur cette importante atïairc. Les évêques réglèrent que la fête de la Conception serait célébrée dans tous les États anglo-normands. Telle fut la véritable origine de celle fête en Occident. Elle passa de Normandie en l-’rance, et de là dans tous les autres États de l’Europe. Dès l’an 1072, deux ans seulement après la céleste apparition, .lean de Hayeux, archevêque de Rouen, établissait dans l’église de Saint-Jean une confrérie sous letitre de l’Immaculée Conception. ».Vbbé.dam, Z. «  /ête de l’Immaculée Conception, dite « Ecte aux ormands », p. 361, 3C7.

i : n face de ces assertions complexes, il faut nécessairement distinguer entre la vision d’Helsin telle qu’elle apparaît dans sa forme première et les additions ou amplifications postérieures. L’existence d’un culte de la conception en Normandie à la fin du xi" ; siècle n’est pas démontrée. Après avoir soumis à une juste critique les pièces alléguées, M. l’abbé Vacandard, historien rouennais, est arrivé à cette conclusion : « Aucun document du xie siècle ne nous a olTerl de trace du culte de la Conception en Normandie. Seuls les manuscrits du xiii et du xii’en font mention. » Les origines de Ut fêle de la Conception dans le diocèse de Rouen et en Angleterre, p. 1(18. Comme on le verra plus loin, l’expression de « Eèle aux Normands » n’a ni l’ancicnnelé, ni, au début du moins,

le sens qu’on suppose dans les ouvrages cités. Que la fôte de la Conception ait été instituée sous Guillaume le Conquérant et qu’elle l’ait été par saint Anselme, ee sont là deux assertions inconciliables, puisque le loi normand mourut en 1087 et que l’abLé du Bec ne devint archevêque de Cantorbéry qu’en 1093. D’ailleurs, ni l’une ni l’autre de ces assertions ne présente de sérieuses j^aranties. Loin d’être favorisé par l’invasion, le culte de la Conception en fut entravé, au début, et même compromis : il y eut réaction contre les usages du peuple vaincu, d’après Eadmer, Viia S. Ansclmi. t. I, c. v, n. 42, P. L., t. cLvni, col. 74, des réformes furent faites dans le calendrier anglosaxon par Lanfranc qui occupa le siège de Canlorléry de 1070 à 1089, et la nouvelle fête de la Vierge subit une éclipse momentanée en plusieurs endroits, notamment à Winchester et à Cantorbéry. Sous quelle influence la restauration se fit-elle, nous le verrons tout à l’heure, mais bien qu’elle ait suivi de près la mort de saint Anselme, lui-même n’en fut lias l’auteur. L’obstacle ne vient pas du doute qui s’attache aux sentiments de ce docteur sur la question de croyance, car l’admission d’une fête de la Conception et la croyance à la sainteté originelle de Marie sont deux choses qu’il faut distinguer à cette époque, comme dans les siècles suivants : tels ont accepté la fête, qui ne professaient pas la croyance. L’obstacle réel est d’ordre historique : on ne trouve rien, ni dans les œuvres authentiques d’Anselme, ni dans sa biographie composée par Eadmer, son disciple et familier, ni dans les autres documents contemporains, cjui permettent d’attribuer au saint primat l’institution d’une fête de la Conception, soit pour l’Angleterre et la Normandie, soit pour la seule Église de Cantorbér-. Tous les écrits relatifs à la croyance ou au culte de la Conception qui ont été rattachés au nom d’Anselme, le Tractafits, le Sermo, le Miraculum, sont apocryphes. L’affirmation émise par Simon Mépham deux siècles plus tard, au concile de 1328, est vraisemblablement dépendante de ces pièces, à moins qu’elle ne doive s’expliquer par une confusion entre Anselme l’archevêque et Anselme le Jeune, son neveu, qui fut en réalité non l’instituteur, mais le restaurateur de la fête de la Conception en Angleterre.

Dégagé des excroissances ultérieures et ramené aux données premières, que vaut le récit de la vision d’Helsin ? Des écrivains ont cru devoir douter de l’historicité du personnage ou du moins de sa mission en Danemark, surtout parce qu’Helsin est donné dès lors pour abbé de Ramsay, titre qu’il aurait possédé seulement en 1080, à la mort d’Aelfwin, son prédécesseur : Aielsinus abbas. Suscepit abbatiam anno RILXXX. Et fuit abbas pcr VIII annos. Cartularium monastcrii de Ramescia, Londres, 1886 sq., t. IV, p. 174. Doutes fragiles, car des documents incontestables établissent qu’Helsin (appelé aussi Elsi, Elsinus, A.ielsinus, Aethelsige), abbé de Saint-Augustin de Cantorbéry au temps de Guillaume le Conquérant, apparaît aussi dès cette époque, et avant la mort d’Aelfwin, avec le titre d’abbé de Ramsay, qu’il fut envoyé en Danemark et qu’au retour, il alla non pas à Cantorbéry, mais à Ramsay. Langebek, Scriptores tprum Danicarum medii wvi, Copenhague, 1774, t. iii, p. 252 ; Sir L. Ellis, A gênerai introduction to Domesdiij book, Londres, 1833, t. ii, p. 98 ; Ed. Freenmn, Ilistory of Ibe Norman conquest of England, 2 édit., Oxford, 1876, t. iv, p. 135 sq., 749 sq. Sans compter que, dans le carlulaire de l’abbaye de Ramsay, on lit ces mots à la suite de ceux qui ont été rapportés ci-dessus : Et eidem rcvelatum fuit in mari qnod feslum Conceptionis sanctæ Murix celebraretur, et per ipsum primo fuit inventum.

Mais si l’on ne peut pas douter de l’historicité du

personnage, n’en va-t-il pas autrement de la réalité de la vision qui lui est attribuée ? A prendre cette dernière en elle-même et dans son objet, rien n’autorise à la rejeter d’emblée, comme impossible ou même invraisemblable, ni à la mettre sur le même rang que les légendes du clerc hongrois et du chanoine normand, car elle se présente dans des conditions très différentes. Il est vrai que la fête de la Conception existait déjà en Angleterre et que, notamment, elle avait existé à Saint-Augustin de Cantorbéry, monastère longtemps habité par t.elsin, d’abord simple religieux, puis prieur et abbé ; cette circonstance prouverait contre la véracité de la vision, si l’on prétendait y rattacher la première apparition de la fête en Angleterre. Mais rien de pareil ne se trouve dans les récits les plus anciens : il y est seulement question du monastère de Ramsay : Statimque in Ramesiensi cœnobio idem festum solempniler celebrari constiluit, et ipse quoad vixit devotis obsequiis illud celebravit… Statuilque in Ramesiensi ecclesia cui ipse precrat ut lioc festum omni anno solempniler vi idus decembria eelebraretur. Thurston, Eadmeri traclalus, p. 91, 95. D’autres doutes, plus sérieux, ont été émis ; ils tiennent soit au caractère imaginatif de l’abbé Helsin, tel que d’autres actes de sa vie le font soupçonner, soit au silence des premiers défenseurs de la fête au xiie siècle, soit à un certain ton tendancieux qui semble régner dans le récit du Miracutum et qui peut le faire considérer comme rédigé ou arrangé en vue de légitimer la fête contestée et d’en favoriser le triomphe. Thurston, The Englisfi feast of our Ladys’conception, p. 461 ; E. Bishop, Un the origins, 1904, p. 8 sq., 37 sq.

Une chose, en tout cas, est incontestable : c’est la grande influence que la publication du Miraculum de conceptione exerça sur le développement, non pas tant de la croyance au glorieux privilège, que de la fête de la Conception. La jireuve en est dans le grand nombre de bréviaires, martyrologes et autres documents liturgiques où, à partir du xui'e siècle, la légende d’Helsin est utilisée, en Angleterre, en Normandie, en Danemark, I..angebek, op. cit., t. iii, p. 253, et sur tout le continent, l’Italie comprise, comme on en peut juger par des bréviaires conservés à la bibliothèque du’atican, par exemple. Val. lat., 4752, fralrum minorum secundum consucludinem romane ecclesie. fol. 526, et 4761, secundum consueludinem romane curie, fol. 362 v, l’un et l’autre cotes xivo siècL Fait qui ne peut créer aucune difficulté dogmatique, si l’on a soin de distinguer ici comme dans d’autres cas, en particulier celui de la dévotion au Sacré-Cœur, entre l’occasion ou la cause déterminante d’un mouvement cultuel et l’objet ou le motif propre du culte ; objet et motif dont la vérité est, en soi, distincte et indépendante de l’occasion ou cause déterminante du mouvement cultuel.

Robert Wace, L’établissement de la fêle de la Conception Notre-Dame dite la Fêle au.x Normands, édit. G. Mancel et G. S. Trébutien. Cæn, 1842 ; l^iagey, Eadmer, Paris. 1892c. xx.xvii-XLi ; H. Thuiston, J’Iie English feast of our Lady’s Conception ; The legend of abbot £(51, dans 2°/ie i/oji(/i, 1891, 1904, t. LXXHi, p. 548 sq. ; t. civ, p. 1 ; l’abbé.Vdam, La fête de V Immaculée Conception, dite « Fêle aux Normands ». d’après les quatre bréviaires nmnuscrits deCoutances, conservés à la bibliothèque de ^’alognes, dans la Revue catholique de Normandie, 5’année, 1895-1896. p. 115, 357 ; E. Vacan<tard, /, es origines de la fête de la Conception dans le diocèse de Rouen et en Angleterre, dans la Revue des questions historiques, Paris, 1897, t. LXi. p. 166 ; plus tard. Les origines de la fêle et du dogme de l’immaculée conception, I, dans la Revue du clergé français, VJlQ.t.i.s.u, p. lS-20 ; P. Salaville, Les prein ières origines de la fête de la Conception en Normtuidie, dans Notre-Dame, 3° année, Paris, 1913, p. 357-364.

II. XII" SIÈCLE : COMMEXCEilENT DE LA GRASDE COMiiOVERSE. —

La crise inévitable se produisit 1005

niMACILEE CONCEPTION

inofi

l)ienlôt, ce fut à l’occasion de la fêle de la Conception, d’aboid en Angleterre, puis sur le continent.

La controverse en Angleterre.

1. Restauration

de la fête : Anselme le Jeune. — Implantée en di^crs endroits avant la conquête normande, la fcte de la Conception avait ensuite, on l’a vii, subi une éclipse : fait qu’Eadm.er déplorait en ces termes : « Autrefois elle était célébrée par un plus grnnd nombre, par ceuxlà surtout en qui s’alliaient une franche simplicité et une plus humble dévotion. Mais depuis que les esprits se sont laissés dominer par l’amour de la science et la ni ;  ! nie de tout examiner, on a retranché cette solennité, au mépris de la simplicité des jjauvres, et, sous prétexte qu’elle manquait de fondement solide, on l’a réduite à rien. » Thurston, Eadmeri tractatus, n. 1. Lignes écrites dans les vingt premières années du xiie siècle, alors que l’œuvre de la restauration n’était pas encore développée. De cette époque date un précieux document, le Missale ad usum insignis ecclesie Ebonicensis. The York Missal, édit. Henderson, Durham, 1877. Le missel d’York ne contient pas la fête de la Conception, au moins dans sa ]>artie primitive, mais quelle magnifique idée il nous donne de la mère de Dieu !

Veliit rosa decorans spineta, sic quoil la-dat nil lialiet Maria Virgo : Eva quod contulit prima, Christi sponsa effugat

[Mai-ia.

Prose in die Kativifafis, t. ii, p. 281.

A rea virga priniiE matris Ev ; i’floreus rosa processit Maria.

Oritur ut lucifer inter astra etlicrca perijulchra ut luna.

Prose in die Assumptionis, t. ii, ]). 82.

Mulierum pia apniina intra seiiiper lïcnedicla… l’x quo atque nala sum incorrupta.

Terlin die infra Octavam (Assumptionis), t. ii, p. SO.

Te Deus Pater,

Vt Dei Mater

Fieres, et ipso frater

Ciiius eras filia.

Sauctilicavit.

Sanctam servavit.

Et mittens sic salutavil,

Ave ploiia gralia.

Quarto die infra octavam, t. ii, )). 87 : cf. Dreves, Ana. Iceln hymnica, t. Liv, p. 396, pour divers missels ou bréviaires normands du xur’et.xive siècles, où l’on retrouve cette strophe.

.Si le missel d’York n’a pas la fêle de la Conception, rii revanche elle se trouve dans un autre, écrit vers 1220 à Winchester ou dans les environs (Kiblioth. du Havre, n. 330. A. 32) : messe propre, la même que contenait déjà, un siècle plus tùl, le missel de Léofric, voir ci-dessus col. 991 ; en outre, une préface où Marie est louée d’avoir été prévenue de Dieu, comme destinée à devenir le temple du Seigneur. Ce missel de Winchester forme comme un trait d’union entre les lieux périodes séparées par les premiers temps de la icinquèle : il inaugure en" quekpic sorte l’œuvre de la restauration, cardans l’espace d’une dizaine d’années, ! a fête est introduite ou réapparaît en maint endroit : il Westminster et à Reading avant 1128, à Worcester en 112.5, à Winchcombe en H2(), a.Saint-.Mban vers la même époque ef, probablement, à Gloucester. Uishop, Un Ihe origin a/ Ihe /easl, p. 32 sq. ; Noyon, Les origines de la fête, p. 10.

Ce mouvement de réaction se lit et se développa sous l’impulsion d’un homme en qui le P. N’ii’lor de Huck et d’autres à sa suite crurent devoir saluer l’instituteur de la fête de la (Conception en Angleterre, mais qui, en réalité, n’eu fut fpie le restaurateur et le l)r()moteur : Anselme le Jeune, ne eu de saint. selme.

D’abord abbé de Cluses en Savoie, il avait été appelé l’ar son f)ni-le à (Canlorbér}. Après la mort du primat, il rentra dans son abbaye, puis, mandé à Rome par

le pa]U’Pascal 111, il y fut créé abbé de Saint-Sabas, monastère jadis haliilé par des moines grecs. Envoyé quelques années plus tard, comme légat pontifical, auprès du roi Henri I-’et du nouvel archevêque de Cantorbéry, il devint, en 1120, aljbé du célèbre monastère de Saint-Edmond, Edmundsbury, dans le comté de Sulïolk et y resta jusqu’à sa mort (1148). Or voici ce qu’on lit dans le cartulaire manuscrit de cette abbaye : » Ce fut cet Anselme qui établit chez nous deux solennités : la Conception de sainte Marie qui, grâce à lui, se célèbre maintenant dans beaucoup d’églises, et la commémoraison de sainte Marie pendant l’Avent. » Thurston, Eadmeri tractatus..ppend. I, p. 102. -Assertion confirmée, en ce qui concerne la propagation de la fête de la Conception, par Osbert de Clare, alors prieur de Westminster, quand il écrit, vers 1128. au même Anselme : etiam in muUis locis cclebratur ejus vestra scdulitate /esta conccptio. Ibid., Append. A, p. 54.

2. Le mouvement d’opposition.

L’œuvre de restauration entreprise par l’abbé de Saint-Edmond n’allait pas sans difficultés. Osbert de Clare lui disait que la célébration de la fête à Westminster avait provoqué de vies récriminations : on avait prolesté auprès de deux évêqucs, puissants))ar leur infiuence, qui s’étaient trouvés par hasard dans le voisinage, Roger de Salisl ury et Bernard de Menevia (Saint-David), jadis chapelain de la reine Mathilde. Les mécontents criaient à la nouveauté, ils objectaient que l’Église romaine n’avait pas approuvé ce culte ; ils disaient même « cpie la fête avait été prohibée dans un concile », assertion vague, mais cqui ne semble pas dénuée de fondement. Thurston, art. Abbot Anselni of Buri), p. 560. Dinicullés d’ordre juridique ou liturgique ; mais nous voyons, par le traité d’Eadmer, qu’en réalité les opposants allaient plus loin ; ils déclaraient que la fêle n’avait pas de raison d’être, quasi ralione vacantem. Cette objection peut se comprendre et s’éclaircir par une allusion aux deux conceptions qu’on distinguait alors : la conception connnencée ou charnelle, et la conception consonnnée ou proprement humaine. S’il s’agit de cette dernière, celle où l’individu humain apparaît constitué dans son espèce propre et sa personnalité, on l’honore suiïisainment par la fête de la Nativité, puisque les deux naissances, l’intérieure et l’extérieure, portent sur le même sujet et que la seconde est dépendante de la première : nec enim, aiunt, nata essel, si concepin non fuisset. S’il s’agit de la conception seulement commencée, s ce serait chose vaine que de vénérer une matière encore informe qui souvent, chez un certain nombre, s’atrophie et s’anéantit avant d’arriver » leinemenl à la forme humaine, superracanee illa udhuc inforniis muicria coleretur, quiv in nunnullis sa>pe, priusquani plene in Immanani effigiem Iranseal. dépérit et annichilatur, n. 3. En outre, d’après d’autres passages, n. 9 et 12, appel était fait aux textes de la sainte Écriture qui jjrésentent toute génération sexuelle comme soumise à la loi du péclié ou proclament tous les honunes pécheurs en.dam, Ps. l, 7 ; Rom., v, 12.

En pré.sence de cette opposition, Osliert de Clare implorait rappui de celui qui avait été jadis abbé de Saint-Sabas et que Pascal lil avait envoyé comme légat en.

glelcrre. Ne pourrail-il pas, dans sa connaissance des traditions ou coutumes romaines, trouver quelque chose à dire en faveur de la chère dévotion’? Qu’il entre en rai)ports avec des personnes instruites, versées dans les saintes Lettres et prêtes à détendre, en paroles et par écrit, la cause de la Vierge. Qu’il en confère avec le nouvel évêque de Londres ((iilberl Foliot, consacré en janvier 1128) et l’abbé de Reatiing. Hugues d’.Xmiens (élu archevêque de Rouen en 1125) qui, sur la demaiule du roi Henri,

solennise déjà la fôte dans son monastère. Osliert fait enfin un suprOnie appel au zèle d’Anselme et l’exhorte à ne pas laisser inachevée l’eiilreiirise dont il a été l’âme : Que vos ennemis ne puissciil pas dire de vous sur un ton d’ironie, t/u/r/ hic homo cœpit cdificare, et non poliiit consiimmaif. L’appel fut entendu, et l’appui eflicace, car il est indubitable qu’à parlir de cette époque, la fête de la ( ; onceplion t^afina rapidement du terrain en Angleterre. Peul-ètre même serait-ce d’une intervention personnelle de l’abL’é Ansehne qu’il faudrait entendre l’assertion consignée dans un exemplaire manuscrit des.

nales de Tew kesburj’, datant du xin"e siècle, suivant laquelle la fête de la Conception de sainte Marie aurait été approuvée dans un concile de Londres (1129) par l’autorité d’un légat pontifical. Bisho]), nrl. cité, p. 29 sq.

3. Profession explicite de l’immaculcc conception : Eadmer, Osbert de Clare. — Si le résultat de la controverse précédente fut important pour la nouvelle fête, il ne le fut pas moins pour la croyance au glorieux privilège de Marie. Afin de répondre aux objections émises contre la légitimité du culte qu’ils s’efïorçaient de promouvoir, ses partisans durent expliquer pourquoi et sous quel rapport la conceiition de la mère de Dieu leur semblait digne de vénération. C’est en le faisant qu’ils alTinnèrent la pureté et la sainteté originelle de la bienheureuse Vierge. Tels furent les deux principaux alliés de l’abbé -Anselme : L^admer († 1124 ?) et Osbert de Clare (t vers 1160).

La perle des écrits composés alors est incontestablement le Tractatus de conceptione sanctæ Mariæ, P. L., t. CLix, col. 301-.’Î08. Mis pendant longtemps sous le nom de saint Anselme, il fut attribué plus tard par quelques-uns au vén. Hervé, moine du Hourg-Dieu († 1150) ; voir A. Charma, Solice biographique, littéraire et philosophique sur saint Anselme, note.57, p. 112, dans les Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, Cæn, 1853, t. xx ; d’autres en firent l’honneur à l’abbé Anselme. Enfin il a été revendiqué par le P. Ragey pour le pieux et docte Eadmer, ce moine bénédictin de Saint-Augustin de Cantorbéry qui fut le compagnon, l’intime ami et le biographe de saint Anselme ; attribution confirmée depuis par la découverte, due au P. Thurston. d’un manuscrit original de Corpus Christi Collège, Cambridge, portant au début cette inscription : De conceptione sunctx Mariée editum ab Eadmero monacho mayno pcceutore. C’est d’après ce texte que les Pères Thurston et Slaler ont réédité l’opuscule en l’accompagnant de préfaces instructives et d’appendices précieux. La seconde pa’rtie du traité, n. 16-41, n’a qu’un rapport général et indirect avec le glorieux privilège, car elle porte sur les immenses bienfaits dont nous sommes redevables à la Vierge et de sa merveilleuse puissance d’intercession au ciel. Autre est la première partie. Laissant de côté l’annonce prophétique et autres détails qu’il sait empruntés aux sources apocryphes, n. 3 ; cf. De excellentia Viryinis, c. ii, P. L., t. eux, col. 560, Eadmer considère surtout la conception de Notre-Dame comme le début, l’origine première de la future mère de Dieu, et il s’attache à montrer que la sainteté dut être à la base de l’édifice qui s’inaugurait alors. On ne saurait, quand on songe à la dignité et à la grandeur où devait parvenir cette fennne bénie, la supposer d’abord infectée de la tache héréditaire : Si peccati alicujus ex primæ preevaricationis origine maculam traxit, quid dicemus ? Jérémie, destiné par Dieu à l’apostolat, fut sanctifié avant sa naissance ; Jean, le précurseur, fut rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère : comment celle qui devait être l’unique propitiatrice du genre humain et l’unique demeure du Fils de Dieu, aurait-elle été privée, au

début de son existence, de la grâce du Saint-Esprit’.' N. 9. Il est vrai que, suivant la parole de l’apcMre, tous ont pccité en Adam ; mais la place suréminente que Marie occupe à côté de son fils ne permet pas de l’astreindre à la loi commune en sa conception : ila te non lege nature aliorum in tua conceptione devinctum fuisse opinor, n. 12. Nulle tache de péché n’a dû souiller cette conception ; autrement, entre le fondement de l’édifice cjue la sagesse diine se proposait de construire et l’édifice lui-même, il y aurait eu dissonance, disproportion : Si igitur uliqua alicujus peccati macula conccplio ipsa corrupta fuit, fundamentum habitaculi sapicntiæ Dei ipsi structurif non congruebut, non cohivrebat, n. 13.

Que signifie, pour Eadmer, le terme de conception.’Les adversaires de la fête avaient, dans l’une de leurs objections, distingué implicitement entre la conception consommée et la conception commencée, entre la personne de Marie déjà constituée, après l’union (le l’âme et du corps, et l’état antérieur où ils ne voulaient voir qu’une matière informe et impure. Eadmer sépare et oppose, sous le rapport des idées et des propriétés, la conception active et la conception passive, c’est-à-dire l’acte générateur des parents et son terme ; à la difficulté tirée de ce que tout fils d’Adam est conçu dans l’iniquité, il répond : Si, par suite de l’union sexuelle qui est interveiuie dans la génération de Marie, l’influence du péché originel s’est fait sentir, les parents seuls furent en cause, et non leur fruit : propagantium et non propagatie prolis fuit, n. il. Mais cjuand il s’agit de Marie elle-même, considérée comme objet de vénération, jamais Eadmer ne distingue entre la conception commencée et la conception consommée, soit qu’il ait délibérément néglij.é ou même qu’il n’ait pas admis cette distinction d’ordre purement philosophique, soit que l’admettant en principe, il ait fait en faveur de Marie une exception à la loi du développement progressif de l’embryon humain, comme d’autres plus tard. Voir Trombelli, Maria’sanctissimæ vita, Bologne, 1761, t. i, c. iv. En tout cas, les termes dont il se sert reportent l’esprit soit à la conception, soit à la création, considérées comme le début même ou le commencement de Marie : conceptionis ejus exordium, primoidia conceptionis ejus, n. 3, 5, 7, 11, 13 ; primordia creationis illius, n. 12, 19. En outre, la pureté et la sainteté attribuées à la mère de Dieu ne concernent pas moins le corps et l’àme ; elles excluent le péché originel proprement dit et tout ce qui pourrait s’y rattacher sous forme de tache ou d’impureté : remota omni labe condilionis humame, n. 13 ; munda præ omnibus esse debueras, n. 19 ; omni quod te aliqualenus decolorard peccati imlnere aliéna prodisti, n. 20.

Qu’il y ait là un mystère, qu’une telle sanctification suppose une intervention tout à fait extraordinaire de la part de Dieu, Eadmer en convient pleinement : aussi se contente-t-il de faire appel à la toute-puissance, mise au service de l’amour. Dieu donne bien à la châtaigne d’être conçue, nourrie et formée au milieu des épines sans qu’elles lui portent atteinte : pourquoi n’aurait-il pas pu protéger le corps qui devait être son temple et lui fournir sa chair humaine, en faisant que, conçu parmi les épines du péché, il échappât totalement à leurs pointes’? Quand les mauvais anges tombèrent. Dieu préserva les bons d’une chute personnelle ; et il n’aurait pas pu préserver du péché d’autrui la femme destinée à devenir sa mère’.' « Il l’a pu ; si donc il l’a voulu, il l’a fait », n. 10, 11, 13. Qu’il l’eût voulu, tout ce qui avait été dit auparavant tendait à l’établir par raison de convenance. Eadmer l)osait ainsi les bases de l’argument qui, complété et développé, se résume en ces trois mots : Pctuit, dccuil, fecil. Le dccuit, pièce fondamentale, lui avait été fourni

par le principe que saint Anselme, son maître vénéré, avait formulé : Decens eral, ut ea pitrilale, qiia major sub Deo nequil inlcllif/i, Viryo illa nitercl ; seulement, au lieu d’en restreindre l’application à l’époque où Marie deviendrait effectivement mère du Verbe incarné, le disciple l’avait étendu à toute sa vie, y compris le premier instant. Ce n’était pas fausser le principe, mais en tirer les justes conséquences.

L’affirmation du glorieux privilège de Marie n’est pas moins formelle dans les trois pièces, dues à Osbert de Clare, que les Pères Tluirston et Slater ont ajoutées, sous forme d’appendices. au traité d’Eadmer, à savoir : la lettre à l’abhé Anselme, déjà signalée ; une autre lettre, adressée vers ir25 à Warin, doyen de Worcester, et lui annonçant l’envoi d’un sermon composé pour la fête de la (Conception ; enfin ce sermon lui-même, Sermo de conceplione sancte Marie. Osbert insiste sur la maternité divine, principe et mesure des grandeurs de Marie ; il salue en elle la nouvelle Eve qui devait écraser la tête du serpent ; il considère sa conception comme vénérable pour les circonstances miraculeuses f(ui l’accompagnèrent, en particulier le message angélique, in qua (die) anyelo luinlianle malrem Domini Mariuni genilrix Anna concepil, mais ce qu’il prétend surtout célébrer, à la suite d’F.admer, ce sont les prémices de notre rédemption, l’instant où la sagesse de Dieu commence à se construire une demeure temporelle. Append. C, p. 6(5, 74, 79 sq. C’est dans le même sens qu’écrivant à Warin, il dit en réponse à l’objection tirée de la loi du péché qui s’attache a toute génération sexuelle : « La fête que les fils de la mère de grâce entendent célébrer, n’a pas pour objet l’acte du péché, mais les prémices de notre rédemption, source de saintes joies : non de uclit peccali celebrilulem faciuni, scd de priniiliis redemplionis nosine muUiplicia sanctæ novilalis gaiidia solenniter ostendunt. Il avertit, du reste, son correspondant que, sur ce point, il s’est tenu et se lient dans une prudente réserve : " Je n’ose pourtant pas dire ce qu’à part moi je pense de cette suinte yènérulion. » Append. H, p. 01, 63. Plus libre dans la lettre à l’abbé Anselme, Osbert y aflirme nettement, à jjlusieurs reprises, la sanctification de Marie // ! ipsa creatione, ipso crcationis et conceplionis exordio. La sanctification du précurseur dans le sein de sa mère et l’usage existant alors en beaucoup d’endroits de célébrer sa conception, sont le point de départ d’un argument a fortiori en faveur de la pieuse croyance et de la fête qui s’y rattache : Si enini healus Johunnes, qiiem Deiis Pater prœcursorem misil Filio suo, anyelo anniincianle conceptus est, et in utero inatris suie sanctificatus, multo magis credendum est in ipsa conceplione eandem sanctificalam fuisse, de cujus carne sanctus sanctorum processit. .. Quod si conceptio celebratur servi, quid débet fieri de conceptione mulris Domini ? Enfin Osbert, suivant là encore JCadmcr, étend cette sanctilication originelle à toute la personne de la bienheureuse Vierge, dés lors « toute pleinc de la grâce du Saint-Esprit » et « purifiéc même corporclloment de toute tache, et ab omni macula corporaliter eliam purificala ». Assertion répétée, quelques lignes plus loin, en termes vigoureux : ab omni colhwione emundavil, defœcavil, illuminavil, neque aliquid impurilalis in carne illa de qua redemplionis noslric caro assumenda eral reliquit. Dans celle sanctification originelle de la Vierge Marie, quoique (ille d’Adam et issue comme telle de la masse péchcrese, qu’y aurait-il d’impossible pour celui qui, voulant donner une aide au premier homme, forma jadis d’une côte d’Adam notre premicrc mère pure et sainte’.'.ppend. A, p..)(> sq.

Osbert de i’Aarc, comme Eadmer, attribue donc à la mère de Dieu une conceplion sainte avec exclusion de toute souillure, soit de l’àme, soit du corps. De

même, sa vénération va directement à la Vierge, considérée dans le premier instant de son existence, sans distinction entre la conception commencée et la conception consommée. Est-ce à dire que cette manière de voir était celle de tous ceux qui, à la même époque, admettaient la fête" ? L’affirmation serait arbitraire. D’autres pouvaient trouver des motifs suffisants de vénération, soit dans le caractère miraculeux que la légende attribuait à la conception de Marie comme à celle de saint Jean-Baptiste, soit dans les titres qui convenaient dès lors à la bienheureuse Vierge, comme future mère de Dieu, gage de la rédemption prochaine, source de joie spirituelle, etc. Il n’en reste pas moins que le résultat de la controverse en Angleterre avait été de provoquer, de la jïart d’un certain nombre, l’affirmation explicite et publique de l’immaculée conception. Sous ce rapport, les écrits publiés à cette occasion ont une réelle importance dans l’histoire du dogme ; le Tractalus de conceplione d’Eadmer, en particulier, fait époque, non seulement à cause de la doctrine qu’il contient, mais encore à cause de l’influence qu’il devait exercer ensuite, comme le P. Slater l’indique dans sa préface, p. x-xvi. L’avenir montrerait si l’allirmation du glorieux privilège s’était ))roduite dès lors sous une forme capable de résoudre toutes les objections et de rallier tous les suffrages.

R. Anstruther, Epistolæ Ilerherti de Losinga, primi e/iiscopi Xurwicensis, Usbcrti de Cluia et Elmeri » rioris Cuntiiariensis, Bruxelles, Londres, 1846 ; V. de Eiick, Osbert de Clare et l’abbé Anselme inslituleiirs de la fêle de l’iinniaciiléc conception de la sainte X’ierqe dans l’iujlise latine, dans Éludes de théolngie, nouv. série, Paris. 18()0, t.ii ; E. Bishop, art. cité ; B. Wolff, .4/i( Anselm imd das l-’csl des H Decernber ; A’oc/i einnial das l’est des 8 Dcccinber, dans Sliidien iind Mitheiliijigen ans dem Benedirliner-und dem Cistercienser-Orden, Eriinn. 1885, 1886 ; Ragcy, Eadmer, Paris, 1892, c. XXXIV sq. ; lî. Vacandard, Les orjgines de la fête de la Conception dans le diocèse de Rouen et en.Angleterre, dans a Revue des questions /iis/oriV/iic.s-, Paris. 1897 ; II. Thurstoii, Abbot Ansrlm o/ Hiin ; and the humaculate Cnnceivion ; The legend o/ abbol Elsi ; lùxgland and Ihe Immaculate Conce].tion, dans The Monlh, 1904, juin, juillet et décembre ; .. Noyon, Les origines de la fête, etc., loc. cit. ; H. Thurston et Th. Slater. lùubncri mounchi Caniuaricnsis tractalus de conceptiiine sauctic Mariiv, olim sancUi.{uselnw atlrilnitus, nunc jirimum inleger ad codicum fidem editus, udiectis quibusdam documentis coa’taneis, Fribourg-en-Brisgau, lOUJ ; E. Vacandard, Les origines de la fête et du dogme de l’immaculée cnnceptintt. loc. cit. ; Kellner, Ileortologie, 3e édit., p. 187 sq. ; A. Xoyon, otes bibliographiques sur l’histoire de la théologie de l’immaculée conception. VI. [La doctrine au xii’siècle], dans le Bulletin de littérature ecclésiastique, Toulouse, juillet-août 1920, p. 296 sq.’2° La controverse sur le continent : saint Bernard et la fêle de la Conccplion. — Ce débat fut connue un prolongement du précédent ; provocpié par la même cause, il eut un retentissement plus grand à cause de la qualité et du nombre des per.-onnages qui entrèrent en scène.

1. L’opposition de saint Bernard. — Dans sa lettre à l’abbé.

selme, Osbert de Clare avait airn-mé, sur la foi de nombreux témoins, que sur le continent comme en.Angleterre, des évêques et des abbés faisaient solennellement mémoire dans leurs églises du jour où la mère de Dieu fut conçue : mulli Icstimonium pcrhibucninl quoniam et in hoc régna et in transmarinis parlibus a nonnullis cpiscopis et abhalibus in ccclesiis Dei celebris inslitula est illius dici rccordalio..fTirmafion valable au moins pour la Normandie et des régions voisines, puisque de là proviennent la plupart des monuments liturgiques du xii’siècle où la fêle est mentionnée. Voir ci-dessous, col. 1033. Mais le mouvement d’expansion ne s’était pas contenu dans ces étroites liiniles ; ce qui rdvint à l-yon en est une preuve. Laissons de ccMé les assertions inexactes ou

insufnsaniinciU éUihlics, jjar cxeinpie, que le pape Pascal 11, consacranl en 1100 la lunivelle l ; asilique de l’abbaye d’Ainay, y aurait béni un aulel sous le vocable de la (^oncejjtion immaculée de Marie, comme il est rapjjorlé dans la Chronique de la très ancienne abbaye ruijale d’Ainay, par le chanoine J.-B. Lamure : ou que Gauccrand, d’abord abbé de (C monastère, puis primat des (ùuiles (1107-1118), aurait été le véritable proiiioteur du culte de la Conception, comme on le lit dans Lyon et Marie du chanoine J.-B. Vanel. Le fait historique, c’est l’existence de la fête à la primatiale de Saint-Jean dans le second quart du xii<e siècle, ou, d’une façon plus pncise, l’an li ;  ; G, s’il faut en croire Pierre de Alva, Funieiili nodi indissoliibilis, Bruxelles, 1663, p. 229 : 1136. In .suncta Ecclesia Lugduncnsi solemniter celebrabaliir Concej’linnis feslum, ut constat ex quodam instrumenta authentieo a nobis visa et lecto apud D.D Andreum Sausay, cum sigiilo Capituli Lugdunensis. D’après le contexte, c’est d’André du Saussay, évêque de Tout au xviie siècle, qu’il s’agit.

Sous quelle influence l’événement s’était-il produit ? Sonjjer à saint Anselme, connue l’a fait ! M. Bernard, L’Éylise de Lyon et l’immaculée conception, p. 18 sq., paraît chose bien difficile après ce qui a été dit précédemment de ce docteur : mais il n’est pas hors de ]iropos de rappeler que son aller ego, Anselme le .Jeune, avait passé par Lyon, comme par Rouen, quand il rentra dans son monastère de Cluses après la mort de son oncle et, plus tard, quand il revint de Rome en Angleterre avec le titre de légat apostoliciue. L’allusion que, dans sa lettre, saint Bernard fait au récit d’une révélation céleste qu’on mettait en avant, profertur scriptum superniv, ut aiunt, revelationis, reporte naturellement l’esprit à la vision d’Helsin et suggère la probaldlité d’une dépendance entre Lyon et l’Angleterre, en ce qui concerne le culte de la Conception. Conjecture dont la valeur croîtrait beaucouji, s’il était permis d’interpréter l’objet de la fête lyonnaise au XII’e siècle d’après le missel imprimé de l’abbaye d’Ainay ; car si ce livre ne date que du xvit’siècle, il reproduit manifestement un texte ancien. Le culte s’j' adresse à la mère de Dieu, considérée dans sa pureté et son innocence ineffables : ul qui ine/fabilis ejus innoccntiiv puritatem sincera devolione confitemur (Postcommunion). Il s’adresse aussi à sa conception proclamée sainte : ut qui simclissimum ejus conccptum per hec sacra mysteria jubila ndo veneramur (Secrète). Il s’étend même au corps de la bienheureuse Vierge, lui aussi déclaré saint et préservé de toute souillure du péché : Omnipotens et misericors Dcus, qui corpus bcatissime Virginis Marie sanctum esse preordinasti, et ab omni pcccali immundicia preservasti, ut Verbum tuum ex eo carnem assumcret (Première oraison). Incliti cenobii athematensis in diœcesi Lugd. ordinis divi Benedicti niissule nunquam anteu iniprcssum, avec cette indication à la fin du volume : Ir.ipressum in diclo monasterio atlianatensi aiuw domini 1331. Cette manière d’envisager la fête de la Conception n’est-elle pas celle-là même que nous avons rencontrée dans les écrits d’Eadmer et d’Osbert de Clare’?

Quoiqu’il en soit de l’intluence subie et du motif déterminant, les chanoines de la primatiale avaient adopté la fête, et c’est là ce qui détermina l’intervention de saint Bernard. Dejjuis quelque temiJs, il suivait le mouvement d’un œil inquiet, gardant le silence avec une certaine impatience, « par égard pour la piété de ceux qui agissaient de la sorte dans la simplicité de leur cœur et par amour de la Vierge. » Jugeant que le temps de réagir était enu, il écrivit vers 1138 (date donnée par Pierre de Alva et préférable à celle de 1128-1130, proposée par M. l’abbé. Vacandard) sa fameuse lettre ad canonicus Lugdunenses Epist.,

ci.xxiv, ]>. L, t. ci.xxMi, col. 332. Elle débute ))ar un splendide éloge de l’Église-mèrc, reconnnandable par la dignité de son siège, l’éminence de la doctrine et la fécondité des saintes institutions, la vigueur de la discipline et la gravité des mœurs, la maturité dans les conseils et le poids de l’autorité, le respect du passé, surtout en matière liturgique ; mai^ ce bel exorde n’en prépare que mieux l’attaque, la protestation du grand a !)bé contre ce qu’il considère comme une innovation malheureuse et répréhensiblc, cette acceptation d’une solennité « étrangère au ritode l’Kglise, dénuée de fondement rationnel et d’appui dans l’ancienne tradition : guam ritus Ecclesiæ neseil, non probat ratio, non commendat antiqua. tradilii’. Qu’il faille honorer la mère de Dieu, et l’honorer beaucoup, rien de plus rai ; mais il faut y mettre de la discrétion. L’Église fête son asscmption : elle fê.e sa natiité, et du culte rendu à sa naissance il faut conclure que Marie fut sanctifiée dès le sein de sa mère, ante sanctu quara iiata ; privilège insigne, dont la mère de Dieu a dû être honorée à plus juste titre encore, que Jérémie et Jean-Baptiste. Maintenant on prétend vénérer la conccption de la Vierge, comme la naissance, par ce motif que l’une suppose l’autre (cf. pseudo-Ansehne, Sermo de conc^ptione, P. L., t. eux, col. 321 : ita débet ejus exiolli conceptio ; nisi enim concipereiur, nunquam /icscrrc/izr^. Argument sans portée : de ce que la conception précède la naissance, comment suit-il que celle-ci doive à celle-là son caractère de sainteté : Xumquid quoniam præcessit (natalemj, fecil et sanctum ? Vainement prétend-on s’autoristr d’une révélation d’en haut : « comme si le premier venu ne pouvait pas également produire un écrit où la Vierge serait censée demander le même hommage pour ses propres parents 1° Les récits de ce genre ne sont recevables que s’ils ont l’appui de la saine raison et d’une autorité indiscutable.

Quittant alors le point de vue juridico-liturgique, l’abbé de Clairvaux aboriie la question de fond. < D’où viendrait donc la sainteté de cette conception ? Veut-on dire que Marie, préalablement sanctifiée, aurait été déjà sainte, quand elle fui conçue et qu’en conséquence sa conception elle-même auiait été sainte, qualenus jam sanctu concipcretur ac per hoc sanctus fuerit et conceptus ? Ainsi la dit-on sanctiliée dans le sein de sa mère, pour que sa naissance, elle aussi, fût sainte. Mais Marie n’a pas pu être sainte avant d’exister, et elle n’existait pas avant d’avoir été conçue. Dira-.-on que pendant l’acte générateur la sainteté se serait mêlée à la conception, et que de la sorte il y aurait eu en même temps conception et sanctification ? Mais la raison s’oppose encore à cette hypothèse. Ccmment yaurait-il eu sainteté sans l’Esprit de sanctification ? ou comment l’Esprit-Saint aurait-il pu s’associer au péché ? ou comment n’y aurait-il pas péché quand il y a volupté charnelle ? Nulle issue, à moins qu’on n’en vienne à dire, ce qui serait chose inouïe, que Marie fui (onçue du Saint-Esprit, et non pas de l’homme ? Après avoir rappelé qu’une telle conception est k privilège exclusif du Verbe incarné, Bernard conclut : ce Si donc la Viei-ge na pas pu être sanctifiée avant sa conception, puisqu’elle n’existait pas alors, ni au moment même de sa conception, puisque le péché s’y rencontrait, que reste-t-il si ce n’est de croire qu’elle a reçu le don de la sainteté après sa conception, alors que déjà elle existait dans le sein de sa mère ; don qui, faisant disparaître en elle le péché, a rendu sainte sa naissance, mais non ] ?as sa conception ? » Conséquence : la sainteté manquant, comment la conception de Marie jiourrait-elle être un objet légitime de culte ? quomodo… festus habebitur (conceptus j. qui minime sanctus est ? En tout cas, on n’aurait pa> dû agir avec tant de inécipitation et de légèreté ; il 101c

IMMACULEE CONCEPTION

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aurait fallu d’abord consulter le siège apostolique. Et le saint termine en s’en reniellant lui-même à cette suprême autorité, dont il accepte, par axancc, le jugement.

Deux {[uestions se posent en lace de cette lettre : 1 une d’aulhenlicité, l’autre d’interprétation. Les critiques ont tenu communément l’illustre abbé de Clairvaux pour son auteur. Voir Mgr Malou, op. cit., t. II, p. 129 sq. Il y a eu néanmoins des dénéiiations ou des doutes ; le P. Antoine Ballerini, en particulier, a soutenu dans une étude spéciale que la lettre aux chanoines de Lyon est l’œuvre d’un faussaire, Nicolas de Clairvaux, secrétaire de saint Bernard et chassé plus tard du monastère pf^ur abus de confiance. Hfïorts infructueux, malgré des conjectures int ; énicuses qui attestent la grande érudition de l’écrivain, mais qui ne tiennent pas devant les documents positifs. La lettre est réellement autiienlicjue, y compris la phrase finale d’adliésion anticipée au futur jugement de Rome. Klle est authenliciue, connue le second sermon sur l’Assoniption, où la même doctrine se retrouve, n. 8, P. L., t. cLxxxiii, col. 420. Vacandard, J, es oriqines de la /êtc, dans la Bnme du chrgé français, t. xui, p. 20, note 2, et p. 40, note 3.

Plus complexe est la question d’interprélation. Ouelques-uns n’ont voulu voir dans l’admonestation adressée aux chanoines de Lyon qu’une protestation juridico-liturgique contre la célébration, ino])portune ou inéiiulière, d’une fête non approuvée ; opinion dont l’analyse donnée ci-dessus démontre l’insuffisance absolue. D’autres, au nom.brc desquels se trouvent Cajélan, Hellarmin et, plus près de nous, Perrone et Passaglia, ont estimé que Bernard avait en vue, par opposition aux partisans de la fête à cette époque, la conception active ou séminale, prise soit en elle-même, soit dans son terme innnédiat, qui est la chair encore inanimée et informe ; en ce sens seulement il aurait nié que la conceplion de Marie put être considérée comme sainte. IMus sérieuse que la précédente, celle interprétation reste pourtant, elle aussi, insullisante ; c’est ce qu ont montré, chacun à sa manière, les deux principaux éditeurs des (tuvres de sailli Bernard, llorslius et Mabillon, malgré les (lilTicullés et les obscurités réelles qui s’attachent à un raisonnement complexe où nulle disîinclion n’est faite, formellement du moins, soit entre la conception active et la conceplion passive, soit entre la conception commencée ou charnelle et la conception consommée ou proprement humaine. Bernard se serl de deux tenues : coticeptio, dont le sens peut être actif ou passif, et conccpliis, dont le sens est, de soi, passif. Il applique le second terme à la Vierge, quand il la considère comme personne humaine qui commence à exister : ainsi dit-il qu’elle n’a pas pu être sanctifiée aant sa conception, anlt : conccplum siii, puisqu’elle n’existait pas alors, ni au moment même de sa conce)>lion, scd nec in ipso concrptu, i cause du))éché qui s’y rencontrait, mais seulement après sa conccplion alors que déjà elle existait dans le sein de sa mère, post conceptiim in utero iuni exislens ; trois cas où il s’auit manifestement de la conception passive consommée ou liroprement humaine, et c’est bien dans ce sens que les grands scoiastiques du xme siècle, à propos de cette question : L’irum H. Virgo snnclifiaita fiierit ante animalioneni, invoqueront l’aulorilé du docteur cistercien ; tel, par exemple. Albert le (Irand, In IV Senl., l. III, dist. III, a. 1. Par contre. Bernard emploie le tenne de conccptio en parlant de l’acte générateur des parents de la Nierge. an forte intir aniplixtis maritales sanrtitas sr ipsi conreptioni immi.sciiit ?Sud(jile c|u’ll ne s’agisse alors de la cfHKejjlion aciive ou séminale ; de celle-là il est directement qucslion, quand le saint abbé montre le péché s’altachant à toute con ception soumise à la loi de la concupiscence L’h> pothèse qu’il rejette paraît être celle d’une sanctification ou purification préventive, de quelque façon qu’on la conçoive, qui précéderait l’existence de la personne môme de Marie. Mais prise dans ses conséquences, son argumentation va plus loin : elle tend à prouver que là où la conception actie est soumise à la loi de la concupiscence, la sainteté ne peut pas se trouver fians la conception passive même consommée, parce que le péché s’y rencontre : scd ncc in ipso conctplii, proplcr pccculiuu quod incrat. En sorte que la pensée du saint peut se résumer en ce dilemme : Ou sainte -Anne a conçu du Saint -Es]>rit, ou Marie conçue par elle a contracté la tare hérêdilaire.

Cette argumentation trahit manifestement l’influence de la théorie courante à cette époque, la théorie de ceux qui considéraient toute génération sexuelle comme souillée, dans l’ordre actuel, par la concupiscence et qui rattachaient à cette circonstance la transmission du péché originel. Maiie a subi la loi commune ; pour elle comme peur les autres descendants d’Adam déchu, il y eut connexion entre la conception active soumise a la loi du péché et la conception passive dans le péché. Pour qu’on fût en droit d’opposer ou de disjoindre, sous ce rapport, ce que Bernard appelle la concvpliu et le conccpiiis, un fondement ou indice positif de sa part serait nécessaire ; loin de là, il attribue à la mère de Dieu une sanctification qui assura la sainteté de sa naissance, non pas en vertu d’une conccjUion sainte qui aurait précédé, mais seulement ]>arce qu’une sanctification postérieure lit disjiaraitrc lepéché : guw exc.luso pcccato sanctam fcccril ndliinlateni, non lamen et conceplionem. L’ablé de (Clairvaux s’en tient d’ailleurs à la raison tirée des rapports qu’il suppose exister entre la concui )iscencc dans l’acte générateur et la transniission de la tache héréditaire ; nulle trace, chez lui, de l’objection qui deviendra prépondérante aux siècles suivants, celle qui s’appuie sur la loi de l’unixerselle rcdemiilion, censée incompalilile avec l’exemption du péché originel. Cette objection aurail-cUe jm lui venir à l’esprit, alors qu’il concevait la rédemption d’une façon si large que, pour lui, les anges préservés de la chute par une grâce efficace, due aux mérites futurs de Jésus-Christ, étaient des rachetés’.' Serm., xxii, in Cantica, n. G, 1’. L., t. cLXXxiii, col. 880 : qui creavit hominem lapsuni, dédit stanli ungclo ne luberrtur, sic illuni de captivitate erucns, sicut hune a captivitate defendens. El luic ralione fuit ivquc utrique rcdemplio, solrens illuni et scruans istnni.

Remarciuons enfin que, d’après le docteur cislercicn, la sanctification ]>remiêre de la bienheureuse iergc, celle qu’il lui attribue dès le sein de sa mère, est une sanctification exccplionnelle et Iransccndanlc. ent rainant jxiur la vie enlière l’exemption de tout )iéché, n., ’) : Ego puto, quod et copiusior sanctificationis benedictio in eoni desceiiderit, quaipsius non sotur.i sanctifkarct ortum, sed et rilum ab omni deinceps peccfilo custodiret iminunem. Aussi, meilleur exégèle en ce point que la plupart de ses conteniixirains, il entend les paroles de l’ange : Spiritus Sanctus superveniel in le, non ponU d’une i)nrification quelconque, mais d’une surcr(<issance dans la jilénitude de la grâce : nunc superrenire nuntiatur propter abundantioris grutiw plenitudinem, quam effusurus est super illam. Homil., IV, super Missus est, n. 3, I’. L., t. clxxxiii, ’cl. 81. Ivn Marie il salue la nouvelle Eve qui, associée au nouvel Adam, écrase la tête du scr))enl. N’oir ci-dessus, col. 856. Par là s’explique que, malgré la lacune du début, la mariologie de saini Bernard soit restée si belle et si riche et oigne de la mère de Dieu. (Considération ])n>pre à lemi>érer le regret qu’on épr( ue naturellement de ne i » as prnivoir coiuiUer le « docleur de ]Marie » parmi les apôtres du glorieux privilèjic.

Sur la fc’te : F-. Vacandard, Saint Bernard et Ut fête de la Conception de la sainte Vierge, dans la Science catholique, Amiens, 181)3, t. vii, p. 897 ; Vie de saint Bernard, Paris, 1895, t. II, p. 81 sq. ; Les origines de la fête et du dogme de l’immaculée conception, I, loc. cit., p. 29- : 12 ; M. Bernard, L’Église de Lyon et l’immaculée conception. Essai //léoiogico-historique, Lyon, 1897 ; clian. J.-B. Vanel, Lyon et Mfiri’f, dans le Compte rendu du congrès mariai, tenu à Lyon les 5, 6, 7 et 8 septembre 1900, t. i, p. 340 sq.

Sur la croyance : J. Merlo Horstius, S. Bernardi opéra, Paris, 1067, t. i, p. 698 :.

not. ad Epist. clxxiv ; Mabillon,

-S". Bernardi opéra, Paris, 1667, t. i, ad calcem, nota 1 tl ; Mgr Malou, op. cit., t. ii, p. 429 sq. ; Chr. Pesch, l’nvlectiones dogmalicæ, t. m. De Deo cre « n(e, Fribourg-en-Brisgau, 1899, p. 318 sq. ; L. Janssens, Summa theologica, t. v. De Deo homine, part. II, Fribourg-cn-Brisgau, p. 93 sq.

Dans un sens apologétique : Menricus de Ilassia ("de Langenstcin), Contra disceptationes et con/r(tri( ».s predicationes fratrnm mendicantium super conceptione beatissimæ Mariæ virginis et contra maculum sancto Bernliardo mendaciter imposilam, Strasbourg, 1516 ; Franc, de Bivar, cisterc., Sancti Patres vindicati a vulgari sententia, guæ illis in controversia de immæulata virginis conceptione impulari solet, Lyon, 1024, I. I, § 2 sq. ; J. Perrone, De immaculato

B. V. Mariip conceptu, an dogmatico décréta definiri possit, disquisitio theologica, Borne, 1847, part. II, c..xv, 2 ; cf. Pareri delV episcopato cattolico, Rome, 1852, t. vi, p. 420 sq. ;

C. Passaglia, De immaculato Deiparx semper Virginis conceptu, Rome, 1854, t. iii, n. 1052 sq. ;.. Ballerini, De S. Bernardi scriplis circa Virginis conceptionem dissertatio /)is<oric’o-cr171cn, Rome, 1856 ; réimp. dans le Sylloge monumentorum du même auteur, Paris, 1855-1857, t. ii, p. 712 sq.

3. Défense de la jêle et de la croyance.

L’intervention d’un personnage aussi considérable que le saint abbé de Clairvaux ne pouvait passer inaperçue ; elle provoqua une longue controverse. Des échos nous en sont parvenus dans trois écrits publiés par le franciscain Pierre de Alva y Astorga, dans ses Monumenla antiqua, Louvain, 1674. Le plus ancien se présente sous le nom d’Abélard († 1142) : Traclatus mag. Pelri Abelardi de conceptione bealæ et gloriossc Virginis Mariiv ; pièce dont l’authenticité est sérieusement probable. Noyon, Notes bibliogr., juin 1911, p. 286. En second lieu vient un Sermo Pétri Comestoris de immæulata conceptione Virginis Maria ; Matris Dci, reproduit d’après un texte imprimé à Anvers en 1536 ; cet écrit, dont de larges extraits ont été donnés par Mgr ]Malou, op. cit., 1. 1, p 117 sq., est incontestablement de la seconde moitié du xiie siècle, mais l’attribution qui en est faite à Pierre le Mangeur, chancelier de Notre-Dame de Paris (t vers 1178), est difficilement admissible, car ce théologien soutient une doctrine contraire dans ses écrits.authentiques. Noyon, Notes, juillet-octobre 1920, p. 293 sq. En outre, il n’y a pas de tradition ferme sur le nom de l’auteur : Guillaume de Ware, écrivant sur la fin du xiiie siècle, le rapporte à Richard de Saint-Victor († 1173) et, au xiv^, François Martin, Compendium veritatis imm. conceplionis, en cite un passage comme étant de ce même Richard. Enfin Scheeben, Handbiich der Itatholischen Dogmatik, Fribourg-en-Brisgau, 1882, t. iii, p. 551, a mis en avant d’une façon conjecturale le nom d’un moine bénédictin anglais que nous rencontrerons bientôt, Nicolas de Saint-Alban. Le troisième écrit est intitulé : y. Pelri Cantoris, parisiensis doctoris celeberrimi, tornacensis episcopi electi, ac demum in Longoponte Cisterciensi diœcesis Suesonienssis monachi, sermo de conceptione beatissimse Virginis Mariæ. Comme le précédent, il est bien de la seconde moitié du xii'e siècle, mais des raisons positives font au moins douter qu il ait eu pour auteur Pierre le Chantre (j 1197). Noyon, Notes, 20 mai 191(), p. 220. Les appellations courantes seront maintenues, abstraction faite de leur valeur réelle.

Les trois auteurs soutiennent la fête de la Concep. tion dans le sens immaculiste ; ce qui ne les cmpdclie jjas de remarquer que, même si la conception de Marie n’était pas sainte, il faudrait encore la vénérer, parce qu’elle est le commencement de la mère de Dieu, et qu’à ce titre elle est l’annonce et le gage de notre rédemption. Ils n’ignoraient pas qu’on fêtait en bcaucouj ) d’endroits la conception de Jean-Baptiste : Conceptio quoque.Joannis Marlyrologio inserta in plerisque loeis celebrilatem obtinnit, observe Abélard, p. 110. Mais loin de voir dans cet usage une diiriculté, ils en tirent un argument en faveur soit de la fête de Marie, soit du glorieux privilège : Si l’on vénère la conceiition du serviteur, à combien plus forte raison ne doit-on pas vénérer celle de la mère, d’après ce principe : Dignilas festivitaliini ex dignitate descendit personarum. .bélard, p. 119. Si le Sauveur a voulu que.son précurseur fût sanctifié avant sa naissance, n’a-t-il pas dû faire davantage pour sa mère en la préservant du péché dans sa conception ? Aussi concluait-il : Et ego eam Joanni prieferens, etiam sine peccalo concepiam dicam, ut conceplionis quoque solemnitatem commendemus, p. 128. « De même, Cantor, p. 114. Le mouvement de dévotion qui se manifestait de tous côtés en faveur de la fête qu’ils défendaient, encourageait nos apologistes et leur donnait plus d’assurance pour répondre, comme le faisait Comestor, àceuxqui parlaient d’innovation répréhensible : « Est-ce qu’on s’inquiète de la nouveauté ou du cours des années, quand une joie légitime survient ? » Et ils ne manquaient pas derepro-’cher à leurs adversaires un conservatisme étroit et peu logique : les autres fêtes de la Vierge n’étaient-elles pas d’origine plus ou moins récente, et toutes n’avaient-elles pas été, au début, des innovations ? Abélard cherchait même un point d’appui dans la croyance, devenue commune, à une sanctification de la Vierge avant sa naissance, en déclarant qu’à s’en tenir, non pas à l’opinion, mais à la raison et à l’autorité, il lui semblait plus facile de prouver une conception immaculée que de prouver une sanctification venant plus tard et tendant seulement à purifier du péché : Certe si rationem vel auctoritatem magis quam opinionem attendamus, facilius arbitror passe convinci Mariam sine peccalo concepiam, quam postmodum a peccalo sancti ficalam. Par contre, s’il connaissait la vision d’Helsin, rfi’fZrt//one/n scHicct (utaiunt) cuidam venerabili abbati super hoc factam, et l’usage que beaucoup en faisaient pour promouvoir la fête, il ne voulait pas s’en servir lui-même, n’y trouvant qu’un fondement de valeur douteuse : non enim opus est indiicere dubia, cum habeamus certa, vel quæ plurimum commendat lam ratio quam authoriias.

En parlant d’autorité, Abélard a sans doute en vue le petit nombre de témoignages positifs qu’il utilise : quelques symboles ou figures de l’Ancien Testament appliqués à Marie, jardin fermé, fontaine scellée, arche du Seigneur ; quelques textes du Cantique des cantiques, iv, 7, 12 ; vi, 8, qui n’ont, estime-t-il, leur sens plénier que si on ies entend de ! Marie, et de Marie exempte de toute tache du péché : quam si ab omni macula peccati non dicamus semper alienam, non video ubi repcrias illam cui dicitur sponsam, tola pulchra es, etc. ; l’exception faite par saint Augustin en faveur de la mère de Dieu, quand il traite de l’universalité du péché : quam immensus Ecclesiæ doctor Augustinus ab hujusmodi quæstionibus prorsus esse vult exclusum, De natura et gratin, c. xxxvi. Comestor avance un peu idus dans la même voie. Il fait appel à Vlnimicitias ponam inter te et mulicrcm, à la salutation angclique : Audio ab angelo plénum gralia, non invenio plenam natura ; il applique à la conception de la Vierge plusieurs versets des psaumes, par exemple : Sanctificavit tabernaculum suum Altissimus. Ipse fundavitcam Allis

simus. Outre le témoignage de saint Augustin qui vient d’être rappelé, il en emprunte deux ou trois à d’autres Pères, le principal, attribué à saint Fulgence, est en réalité de saint Fulhert, Scrm., iv, de Nalirilate, cité col. 985.

Ces témoignages ne constituent évidemment pas un argument proprement dit : ils ont néanmoins leur intérêt comme essai ou ébauche de preuve positive. .utre d’ailleurs est le véritable argument de nos trois apologistes ; c’est celui-là même dont Eadmer et Osbert de Glare s’étaient servis, l’argument de convenance, concluant à la nécessité morale du glorieux privilège, il est à la base des textes d’Abélard déià cités : si.Jésus-Christ a dû faire davantage pour Marie que pour.Jean-Baptiste, c’est qu’il pourvoyait à son propre honneur en honorant sa mère, ncc dubium est ad laudem tilii perlinere quidquid ipse. /acil pro matris honore, p. 136. Comestor n’oublie pas le rôle de nouvelle Eve, associée au nouvel Adam, que Marie devait jouer un jour, mais il insiste particulièrement sur l’identité que la maternité supjwse entre sa chair et celle du Verbe fait homme, cuin una et cadem caro sii matris et tilii, et qiialis agniis, taUs et mater agni, p. 5. Remontant plus haut, Cantor rattache le privilège mariai au plan de la rédemjition. telle que Dieu l’a voulue, accomx)lie par le Verbe divin recevant sa chair de Marie, de Marie qui devait être digne de lui et qui ne le serait qu’à la condition de jouir elle-même d’une chair engendrée et conçue saintement : ut mcileria et mater fuerit, diqmt non esset, nisi caro ejus sancte genila sancteqiie concepla /iiissct, p. 115. Arguments qui nous ramènent à la manière de voir d’Eadmer et d’Osbcrt : Marie sainte dans sa conception, non seulement quant à l’àme, mais aussi quant au corps. Manière de voir facile à comprendre par opposition à celle de tant d’autres qui, d’après les’théories courantes, attribuaient une double souillure à l’enfant conçu : l’une alTectant directement la chair, l’autre atteignant l’àme indirectement et par voie de conséquence. Là se présentait la grande objection, celle que les adversaires de la fête et du privilège tiraient de VEcce in iniquilalibus concepliis simi. ri in pcccalis concepit me mater mea, apiiliqué à Marie comme aux autres descendants d’.Vdam déchu. « Comment y aurait-il société entre l’Espril-Saint et le péché’? ou comment n’y aurait-il pas péché s’il y a volupté charnelle" ? » demandait saint lîernard. Les défenseurs de la fôte font appel, conuue Eadmer, à la sagesse et à la puissance de Dieu qui n’a pas pu manquer de moyens pour préserver de toute corruption le fondement de l’édifice divin qu’il voulait construire : Xiimquid sapicntem iqnoranliu, uni fortem inftrmitas aliqna, aiit omnipotentem impedioil impotentia, qitominus slabile et incorriiptum locaret /iindamentum, cui non corruplibile, sed dininum siiperponerct ivdiftciiim ? (k)mestor, p. 3. Mais ils ne se contentent pas de cette réponse générale ; ils en donnent deux autres, qu’il ne faut pas confondre. La première consiste à distinguer entre la conception active et la conception passive consommée, entre l’acte générateur de.Joachim et d’Anne, et le terme complet ou final, c’est.’-dlrc la Vierge Marie considérée comme pcrs ;)nne humaine. D’après la théorie courante sur le développement progressif du germe humain, la formation complète de l’individu f)u constitution de la personne n’avait lieu qu’au moment où l’embryon sudisaminent développé recevait l’àme humaine ; jusqu’alors il ne pouvait donc pas être le sujet d’un péché proprement dit, comme l’avait montré saint Anselme, I>e conceplu virqinnli, c. m et vii, P. L., t. (.i, viii, col. 435 sq.. 440 sq., passages cités tout au long par Canlor. Cette doctrine supposée, , bélard répond, ayant en vue la conception prenrière ou charnelle :

S’il y a eu là désordre et péché, ce fut le fait des parents, et non de Marie qui n’existait pas encore, parentum potius crat quam Mariée, quæ uondum eral, p. 123. De même, Comestor distingue le double aspect de la conception : porro est coneeplio concipientis et est conccptio concepts prolis, p. 8 ; puis séparant la cause de Marie de celle de ses parents, il conclut : Que ceuxci aient été soumis, en l’engendrant, à la loi du péché, c’est possible, mais Marie elle-même fut toute sainte : concepla est (orsitan in iilritisque parentis delicto Virqo Maria, sed ipsa sanctissima, p. 1). El Cantor d’ajouter que la conception (passive et consommée) étant l’œuvre de Dieu, elle ne saurait être souillée par ce qu’il peut y avoir de déréglé dans l’acte générateur préalable : ncc peccalo delectaiionis conccptionem præcedentis, conceptionis piiritas inficitur, nec concipientis delicto coneeplio aliquatenus commacnlatur, p. Il’2. Passage inexplicable pour qui ne tient pas compte de la terminologie particulière de l’auteur ; distinguant les deux termes de qénéralion et de conception, il réserve le premier à l’acte générateur des parents, c’est-à-dire à ce qu’on appelle communément la conception charnelle prise au sens actif ; vient ensuite la conception, entendue passivement de l’embryon considéré dans son développement jirogressif et surtout dans l’arrivée au terme, quand jiar l’animation ou infusion de l’âme il devient personne humaine. C’est de la conception prise ainsi, de la conception passive consommée, que Canlor parle, quand il dit qu’étant l’oeuvre de Dieu, elle ne saurait être souillée par ce qu’il pourrait y avoir de déréglé dans l’acte générateur préalable ou dans le péché de celui qui, au sens actif, conçoit, c’est-à-dire le père ou la mère

La première réiionsp de* défenseurs de la fêle reenait donc à ceci : Ni l’acte générateur de siinl.Joachim et de sainte Anne ne s’est pas accompli sans péché de leur part, s’il a été souillé iiar la concupiscence ou volupté charnelle, il ne s’ensuit pas que le terme de cet acte ait été souillé lui-même, que Marie ail été (passivement) conçue dans le jiéché. A quoi les autres de riposter : Si le principe de l’acte a été souillé et soumis à la loi du jiéché, connnent lo terme ne l’aurait-il pas été aussi, d’abord le terme immédiat, la chair de Marie, puis, par voie de conséquences, le terme médiat, l’àme et toute la personne de Marie ? Il fallait une nouvelle réponse, et cette réjionse n’est plus la même chez nos trois apologistes. Abélard conteste que, même dans l’ordre actuel, l’acte générateiu’soit nécessairement péché ; à saint Hernard et à tous ceux qui supposaient le contraire, il reproclie de rabaisser outre mesure l’acte auquel le genre humain doit sa conservation et son dévelop]>ement. Noyon, Notes, juin 1911, 1). 291. A plus forte raison n’a-t-on pas le droit de considérer connue entaché de péché l’acte générateur dont il est question, acte accompli par deux saints en vue de mettre au monde celle qui devait nous domicr le Sauveur. ICst-il même certain que dans cet acte, il y ait eu intervention de la volupté charnelle’? Pourquoi ne pourrait-on pas croire à un privilège spécial, accordé par Notre-Seigneur aux parents de sa propre mère ? Quid enim nos impedit credere hanc gratiam Dominum parentibus siiir genitricis passe et velle con/crre, ut absque omni carnalis conciipiscentia ; labe sanctissimiim illud corpiisciiliim generareni ? P. 129.

Canlor répond comme Abélard, mais avec plus de décision ; il n’hésite pas à soustraire à la loi connnune de la volujjfé charnelle l’acte générateur accompli par des saints, dans un but saint et pour obéir à une injonction céleste : sancte generatnm, sanctiiis conceptam, quam constat sanctissime natam. Sanctam quippe genitam non inimrrito dixerim, cujus generatores in ejus generalione non conlraxit slimulanlis lascivia Ubidinis, sed præoplalæ spes sobolis, sed obc

dienlia angclicie /idmonilionis, p. 110. Allusion à ri^vans^ile apocryplie de la Nativité de Marie, et en même temps réminiscence d’un texte où saint Bède ne parle pas autrement de Jean-Baptiste, conçu miraculeusement d’une mère stérile et d’un père avancé en âge, sans immixtion de la concupiscence charnelle : itbi desinente omni lascivia concupiscent iæ carnalis constaret quia nulla in conceptione causa voluplatis, sed sola cogitula sil spiriiualis yratia probis. llomiliie genuinæ, t. II, hom. xiii, (71 viyilia S. Joannis Bapiislx, P. L., t. xciv, col. 20.5. Ainsi, conception active sans concupiscence ; comme résultat, préservation préventive immédiate pour l’âme : la cause, c’est-à-dire la concupiscence, disparaissant, l’ellet, c’est-à-dire la souillure de l’àme, par voie de conséquence était empêché.

L’explication qui précède valait contre ceux qui attribuaient à la chair, considérée comme terme inimé<liat de l’acte générateur, une simple souillure, provenant de la eoncupiscence inhérente à cet acte ; elle était ineiïicace contre ceux ciui à cette souillure en ajoutaient une autre, beaucoup plus foncière. D’après un certain nombre de scolastiques contemporains, notamment Pierre Lombard, Senl., t. II, dist. XXX, § Quibus respondcri potest, et Rob. Pullus, Sen(., t. II, c. xxviii, P. L., t. cLxxxvi, col. 755 sq. ; cf. note de D. Mathoud, col. 1051 sq., les corps de tous les descendants d’Adam auraient été contenus dans celui du premier père à l’état de germes distincts, quoique non développés, per seminalem rutionem : théorie dite de l’emboîtement des germes. Quand.dam prévariqua, il se produisit dans tout son être, et par suite dans tout ce qu’il contenait, une corruption physique ou empreinte morbide, qui devait ensuite s’attacher .à toute chair humaine, au cours des générations. Cependant le Saint-Esprit pouvait, par une action spéciale et extraordinaire, faire disparaître cette empreinte morbide en purifiant radicalement une nature. C’est précisément pour mettre la chair du Sauveur à l’abri de cette souillure, que beaucoup attribuaient à la Vierge Marie, au jour de l’annonciation, la purification spéciale dont il sera question plus loin. D’autres jugèrent qu’il n’était pas digne du Verbe divin de s’unir à une chair ciui aurait été préalablement soumise à la loi du péché ; ils eurent recours à la singulière explication qu’expose brièvement Hugues de SaintVictor, De sacramentis, t. II, part. I, c. V, P. L., t. cLxxvi, col. 386 : « Certains prétendent que la chair à laquelle le Verbe s’est uni, ne fut pas comprise dans la corruption que le péché primitif entraîna pour toute la masse de la nature humaine contenue en Adam ; cette chair fut préservée de la contagion et de la corruption du péché, et depuis le premier père Jusqu’au)noment où le Verbe la prit, elle resta indemne de tout péché et se transmit pure ; ainsi, n’ayant jamais été soumise au péché, elle en fut, non pas délivrée, mais libre, et ideo a pcccalo non liberata, sed libéra. » Hugues indique ensuite comme principal fondement de ces théologiens, le texte où saint Paul dit que, dans la personne d’Abraham, Lévi paya la dîme à Melchisédech. Heb., VI, 9. Lévi, remarquent-ils, mais non le Clirist, parce que seule la chair de Lévi était contenue dans celle de son ancêtre comme chair soumise au péché. Voir encore Summa sententiarum, attribuée par beaucoup au même Hugues, tr. I, c. iv, P. L., t. oi.xxvi, col. 73 ; Robert de Melun, Tract, de Verbo incarnato, d’après les extraits publiés par du Boulay, Ilisloria universitatis Parisiensis, t. ii, p. C03 ; Roland Bàndinelli, Die Sentenzen Rolands, édit. Gietl, Fribourg-en-Brisgau, 1891, p. 163 sq. Cette théorie bizarre se rattacherait à une tradition d’après un franciscain converti du judaïsme, Pierre Galatin, Z)t’arcanis catiiolicse vcritalis, t. VII, c. ni sq., Orthoncc-Maris, 1518.

(>)niestor recourut à cette théorie pour sauvegarder l’al/solue pureté du corps de Marie en sa conception. Il regarde, il est vrai, comme possible qu’il n’y ait pas eu péché dans l’acte conjugal des parents de la Vierge : cujus /orsitan neuler parens concumbendo deliquit, p. 9. Mais ce n’est pas là sa réponse principale ; celle-là n’est autre qu’une application faite ; i .Notre-Dame de la susdite théorie : In massa nutur^r noslrx corruptiE in Adam, divina yratia venam quamdu :.i rcservavit, vclut quuddain (ut ila dicam) arminium : illam videlicel pulriarclmrum et prophetarum progeniem, ex qua Dominus noster humanam diynatus est sine pvccuti corruptione naturam assumere, p. 3. Unde crcdi potest curnein illam quæ assumpla est a Verbo post corruplionem tolius humanse naturee in primo parente, ita lanvn illœsam et ab omni eontugione peccati immunem cuslodilam, ul usque ad susceptionem sui a Dei Filio semper libéra manserit, et nulli unquam peccato vel modicum pensum reddiderit, p. 4. Vient ensuite la preuve tirée de saint Paul, Heb., vi, 9, avec cette conclusion : Si donc le Christ n’a reçu d’Adam que la nature, sans péché d’aucune sorte, il est à croire que la "mère du Christ n’a pareillement reçu de ses parents que la chair, sans tache d’aucune sorte ; étant donné surtout que la chair de l’une soit la chair de l’autre : verisimile est, ut et mater Christi solam carncm, et nullam penitus maculam a parenlibus contraxerit, prœsertim eum itna et eadem euro sit mutris et filii, et qualis agnus, talis est mater agni. Par cette explication Comestor arrivait, comme Abélard et Cantor, à un système de préservation préventive, avec cette différence que la préservation n’était plus immédiate et prochaine, mais médiate et remontant jusqu’aux origines de la nature humaine.

De tout ce qui précède il est facile de comprendre en quel sens les trois apologistes soutenaient la fête de la Conception. Que leur culte allât à la Vierge, considérée comme personne humaine et n’existant comme telle cju’en vertu de la conception consommée par l’union du corps et de l’àme, c’est là chose incontestable ; mais ils allaient plus loin et prétendaicni aussi vénérer ]Marie au début même de la conception, en considérant son corps comme saint dès ce momentlà. Celte sainteté n’était évidemment pas la sainteté intérieure et surnaturelle, celle que donne à l’àme l’infusion de la grâce sanctifiante ; c’était la sainteté entendue dans un sens plus large et relatif, disant deux choses : sous l’aspect positif, union morale d’ordre transcendant avec la divinité, union fondée sur la prédestination de Marie et sa destinée future ; sous l’aspect négatif, exclusion de toute souillure entraînanl plus ou moins l’idée de péché. Mais, en écartant soit l’empreinte morbide inhérente, d’après certains, à toute chair issue d’Adam, soit la concupiscence actuelle dans l’acle générateur et son tenue immédiat, la chair de Marie, ces théologiens prétendaient écarter du même coup ce qui, d’après leurs adversaires, avait pour terme corrélatif l’existence du péché originel dans l’àme et la personne de la Vierge. Aux écrits précédents s’ajoutent trois autres pièces de la même époque cjui ont été conservées dans deux abbayes cisterciennes d’Autriche, Heiligenkreuz, près Baden, et Zwettl. Elles ont été décrites et analysées par le P. Noyon, Noies bibliographiques, avril 1911, p. 177, 182, d’après une copie qui lui avait été communiquée et que j’utilise moi-même. Elles ont pour titre dans le manuscrit, la première : Sermo de conceptione dei yenilricis et semper virginis Marie ; les deux autres : Sermo unde supra, et : Item, unde supni. Mais la troisième seule semble être, en réalité, un sermon ; la première et la seconde ont la forme de dissertations ou réjjonses adressées à un moine qui fait partie d’un ordre où la fête de la Conception se

célèbre, mais qui, personnellement, ne croit pas à la sainteté de la conception. Xnl renseignement sur le nom de l’auteur, ni sur la provenance des écrits, ni sur l’époque précise où ils furent composés. Deux noms apparaissent dans la première pièce : Magislcr Hugo parisiensis, qui a lola ecclesia pro auctorilate suscipitur, puis. Abbas clarevallensis Bcrnhurdus, Mjui ab omni recipiiur ecclesia. L’absence, dans ce dernier cas, de l’épithéte beatus ou sanctus semble indiquer que l’écrit fut composé avant la canonisation de l’abbé de Clairvau. v (1174), et même, comme l’auteur cite un passage du second sermon sur l’Assomption : Qui vacuain dixeril Mariam, etc., P. L., t clxxxiii, col. 420, sans faire jamais la moindre allusion à la lettre aux chanoines de Lyon, on peut douter que l’écrit ait été composé aiirès la lettre ou du moins que l’auteur en ait eu connaissance. Il en va tout autrement de quelques notes qu’on lit au bas des pages : elles viennent d’un moine cisterciLMi, écrivant après la canonisation dî son fondateur, comme l’attestent CCS remarques : Beatus Birnhurdus pater ncster jccil libeUumvcltractaiumadcanonicos Ln(jduncnses, scribens eis et probans conccplioncm Béate Marie sanctam non esse, évidente anctoriiale dirine scriptare ostendens. Sancto Bernhardo plus credendum est quam huic scribenli. Ou encore, vers la fin de la première pièce, à propos de l’argument tiré de Rom., x[, 16 : Islud (trgumentum bonum est et subtile, sed beatus Bernlmrdus djclor est auctorisalus, isle nescio quis ; tanicn ei sempcr Birnhardus in hoc pnefcrendus est.

L’aiionvme soutient la fête de la Conception dans le sens immaculisle et en des termes dont la vigueur et la précision surpassent tout ce que nous avons r. ; ncontré jusqu’ici : Credo conceptionem beatissime vir-Hinis, et ipsum conceptam fuisse sanctam et sanctiftcalam a Spiritu Sancto, ac in ipso acta dumconcipcretur, per graciam qua plena fuit ab omni originali tube mundatam singulatim et singulari gracia inter omnes muliercs vel inter omnes filios hominum. C’est le glorieu-K privilège e.Kposé tout à la fois sous son aspect négatif, ab omni originali labe mundtlam, et sous s ;)n aspect positif : per gruciam qua plena fuit. Alfirmalion conlirmée ou renforcée par beaucou)) d’autres expressions ; celle-ci, par exemple, dans la même pièce : Ergo Iota fuit sol tam principio, qunm medio, quam ullimo : nullum enim tempus fuit, in quo non ipsa fuissrt .loi, quia omni lemporc ex quo fuit, gratta plena fuit ; ou CCS autres dans les suivantes : Conceptio propter gralinm celebratur… Ex qua cnncepta est, Spiritu Sancto repleta est… (in) omni sanctilate concepta, nala. Comme dans le traité d’ivadmer, le culte va droit à la N’icrgc, .sans distinclion formulée entre con -eption commencée et conception consonunée ; a la Vierge, san.tiliéc dans son ; me et dans son corps : Allissimus sanctificiwil illnd labernaculum, scilicet corpus et animant beale Marie ; à la Vierge, sainte dans sa conccption comme dans sa naissance, s))iriiuellement et corporcliement : suncla conecptione, sanctit nativitate, sancta spiritu, s meta corpore ; à la Vierge, pleinement délivrée du foyer de la con-.-upiscence originelle : non animadnrrlrns quod, dum conciperetur, per graciam qua plena fuit a foinite originalis concupisrrntiiC mund’irel.

Otmme les autres défenseurs du privilège, l’aiiologislc anoiivnie ulilise l’argument de convenance. La conceplion de saint Jean-Hapliste ne saurait èlrc considérée comme immonde. puis{|u’on en fait la fêle ; a combien plus forte raison devons-nous tenir pour « uitile la coiu-eption de.Marie. Erre enim plus quam Jotinnrs hir. Il fait a|)))el au sentiment ciirélien, quc c’i()((ue l’idée d’une mère de Dieu soumise.))ar sa propre fa.itcou parcelle d’autr, ii, à l’enrpiredu démon ; le déshunneur de la mère ne rejaillirait-il |ias sur le fil » ’/ Injuria malris redundal in filiutn. Kl comme le

contradicteur était allé juscju’à laisser entendre que Dieu n’aurait pas pu préserver Marie du péché originel et qu’en tout cas, il ne l’aurait pas voulu, notre anonyme ne se contente pas de répliquer : Et d’où savez-vous cela’? il fait encore justement sentir a l’audacieux adversaire, dans le second écrit, combien il serait diflicile de sauvegarder alors sjit Vamour fdial du Sauveur, soit la toute-puissance divine : Ergo uut invidit matri, uul quod voluit non potuil, et sic, quod absit, omnipotens non fuit. Mais il insiste surtout sur ce qu’il appelle « les irréfragables oracles de la sainte Écriture. » Il apporte, en elïet, beaucoup de textes, mais en s’abandonnant souvent aux caprices de rinterprétation accommodalice ou purement subjective, par exemple, en appUquant à Marie ces paroles du patriarche à son fils Joseph, Gen., xlvui, 22 : Do libi partem unam extra fratres luos. La plupart du temps il se rencontre avec le prétendu Comestor : protévangile et salutation angélique, versets davidiques ou sapientiaux : Ps. xviii, 6, In sole posuit l i.bernaculum suum ; xlv, 5, Deus in medio cius non eommovebitur ; i.XKKi, 5, Ipse fundavit eam Altissimus ; I^rov., IX, 1, Sapientia xdificuvil sibi domum : Eccli., XXIV, 25, Ab initio et ante seecula creata sum. In me est gratta omnis viæ et veritatis ; Cant., iv, 7, Tota pulchra es, etc. Noyon, Notes, avril 1911, p. 179 ; juillet 1920, p. 302. Signalons plus parlicuUèrement Rom., xi, (> : Si dclibatio sancta, et massa, et si radix sancta est, et rami ; car ce texte réapparaîtra, parmi les objections qu’ils se poseront, chez les grands adversaires du privilège au siècle suivant. L’apologiste cite également quelque chose du témoignage faussement attribué à saint Fulgence, et, dans le second écrit, repousse l’hypothèse d’illusion diaiiolique, émise par l’adversaire à propos de la vision d’IIelsin..

Il est un autre point, beaucoup plus important, où l’anonyme d’Heiligenkrcuz se rencontre avec le prétendu Comestor : le recours à la théorie du germe conservé pur dans.dam. Voici, en elïel, ce qu’on lit presque au début du premier traité : Sanctorum numquc patrum, in quihus et Léo romanus pontifex est, oculata fide sanxit ouctorilas. quod mox ut malignus fraudis commentor diabolus virulentic sue languorc, mandate obedientic a domino, serpentinum indutus cxui’iem, viriditatem infecit, ilico medica Dei supienlie manus in inflictum mortis languorem antiaotum composait ; idem in eodem perdito hoinine in cadem massa Immanitatis corpus quaddam citra cxtraquc nevum omne peccali, ad prrditum cunctum homincm inveniendum, reparandum redimendunique preparavit. Voir, jiour le contexte, les Recberclus de science religieuse, Paris, 1910, t. i, p. Ô96 ; A. Noyon, .otes, avril 1911, p. 180. Ointinuant son explication, l’auteur afiinne l’unité de chair entre.iésus-(^hris( et sa mère, non pas seulement au moment de l’incarnation, mais même auparavant : Sed quis sane fidei astruat po.t conceptum sanctissimam virginem solummodo fuisse unum corpus cnm corpore Domini ? D’où cette conclusion : Constat ergo quod duin beala virgo Maria conciperetur, unum corpus fucrit in ipsa conecptione cum sanctissimo corpore Domini, quod et ipsani conceptam ah omni originali culpa in ipsa sua conecptione mundaint, sanctificaint et per onviem modum purificaril. (-e qui revient a dire que le germe conserve jnir dans -Adam servit à former le corps de la mère et celui du lils. Pour qui tenait cette théorie, l’objection tirée de VEcce in iniquitalihus roticeptus sum, n’avait aucune force, puisque la conceplion de la N’icrge échappait à la loi commune. En outre, l’auteur n’admet))as qu’une conce))lion, légitime par ailleurs, soit mauvaise du seul fait que la concupiscence s’y mêle : nullu légitima conceptio mnla est, licct cum malo et concupiscentia fiai. Enlin il pouvait encore trouver une

réponse dans l’hypolliùsc d’un acte f^cnéralciir sans concupisL’cnce qui eût été concédé aux parents de la inc^re de Dieu par une intervention miraculeuse de la puissance divine, ex miraculo et Dei potentia /orhixsis. Il rappelle à ce propos que, malgré certains textes de l’Écriture qui semblent énoncer, non pas seulement la conception, mais même la naissance de tout homme dans le péché, saint Augustin a su reconnaître et proclamer la possibilité d’une exception : qnœcumquc gruliu Dei, anleqnam nascatiir, qu/-m</iic sanctificcl. De Genesi ad lilteram, t. VI, c. ix, n. 15, P. L., t. XXXIV, col. 345.

L’ignorance du véritable auteur des écrits conservés à Heiligenkrcuz et à Zwettl est doublement regrettable. Les points de contact entre sa doctrine et celle du prétendu Comestor sont assez nombreux et notables pour que la connaissance de l’un pût conduire à celle de l’autre. Surtout la connaissance du milieu où les écrits furent composés permettrait de mieux apprécier la valeur et la portée des renseignements qu’ils contiennent sur la fête de la Conception de Marie : Ecce pcr Dei (jraciam omnis ccclesia longe lateque, aal (jencruliler, aiil spccialiter, ul dignam, ut sanctam, ul vencrandam, ut a Deo sanctificatam, hanc sacratissimam célébrant conceptionem. Quid tu facis, cum luiic jeslo celebri curn /ratribus et ordinc tuo contingit te intéresse… ? Et dans la seconde pièce : Conceptionem béate virginis Marie ab ecclesia kedholica accepimus…, quani populus Christi longe lateque concélébrai. Les conjectures vont naturellement du côté de l’Allemagne, où des traces du culte apparaissent, en elïet, dans des monastères rhénans, bavarois et autres ; mais elles pourraient aller aussi du côté de l’Angleterre, étant donné ce que l’histoire nous en apprend.

John Baie raconte qu’en 1140 il y eut dans son pays une éclipse totale de soleil, accompagnée d’un violent tremblement de terre et d’autres phénomènes effrayants. D’après ce bon protestant, tout cela présageait quelque chose de beaucoup plus grave, une prochaine défaillance de la pure doctrine du Christ. Peu de temps après, en effet, on se mit à discuter sérieusement à Oxford, à Paris et ailleurs, sur des sujets extravagants, entre autres la conception de Marie : lune cœplum est Oxonii, Parisiis et alibi, euriose dispulari de aulhoritale papæ de dignitate ordinis monastici, de priestanlia sacri cœlibatus, de conceplione Mnrise, de fcrmenlo et azymo, de deificatione panis in altari per transsubstanliationem, el siniilibus detiriis. Scriptorum illustrium majoris Britanniæ. Centuria secunda, n. 74. Append., Bàle, 1657, p. 188. Un autre historien, Anthony à Wood, rapporte les mêmes discussions à l’année 1144 et nomme parmi ceux qui écrivirent à cette occasion Nicolas de Saint-Alban, Geoffroy de Monmouth et Laurent de Durham. Historia el Anliquitates Uniucrsitalis Oxoniensis, Oxford, 1674, p. 5L Rien de tout cela ne nous est parvenu, remarque d’Argentré, Collectio judiciorum, Paris, 1724, t. I, p. 36 ; on peut cependant, à l’aide d’une autre source, identifier Nicolas de Saint-Alban comme champion de la Vierge. « Sous la double influence, de l’enseignement qu’il avait reçu de maîtres doctes, et de sa vive dévotion envers Notre-Dame non moins que de son respect pour le Christ Sauveur, Il avait acquis la conviction que la mère du Fils de Dieu avait ijté conçue sans péché, et qu’une conception différente ne pouvait lui convenir ; en vue d’établir ce privilège, il s’engagea plusieurs fois dans des discussions et s’efforça de trouver des raisons solides en faveur du sentiment qu’il défendait ; finalement il composa deux livres De conceplione bealæ Mariée Virginis, dédiés à Hugues, abbé de Saint-Renii de Reims (1151-1162), et commençant par ces mots : Sœpe

numéro dulci.^sim ; i’fralernilati. ».J. Pitseus, Rclationum historicarum de rehus anglicis lomus primus, Paris, 1619, à l’année 1140, p. 208.

La brésencedecet écrit à la bibliothèque Bodlcienne d’Oxford a été récemment signalée par E. Bishop, Liturgicahistnrica, Oxford, l’.)18, )>. 259. Il se trouve dans un manuscrit », A (icI. D 4. lH, i). 99. Incipit liber magistri Nicliolai de eelebranda conceplione béate Marie contra b-aturn Bernhardum. Le R. P. Joscpii De Ghellinck se propose de l’éditer dans le Spicilegium sacrum Looaniense, qu’il est sur le point de commencer. Ce qu’on connaissait jusqu’ici du moins de Saint-.lban manifestait déjà en partie sa pensée. Une trentaine d’années plus tard, il eut une passe d’armes avec un autre abbé de Saint-Remi, Pierre de Celles : passe d’armes postérieure à la canonisation de saint Bernard (1174), mais antérieure à l’installation de Pierre de Celles sur le siège épiscopal de Chartres (1181). (^ette nouvelle controverse ne nous est qu’imparfaitement connue, faute des premièros lettres échangées entre les deux champions ; trois nous sont parvenues, une de Nicolas et deux de l’abbé de Saint-Remi, P. r.., t. ccii, col. 613, 622, 627. Au début, la discussion semble avoir porté directement sur la fête de la Conception. Pierre s’en tient à l’attitude de saint Bernard, tout en protestant de sa vive dévotion envers Marie : " Vous glorifiez la Vierge, et je la glorifie comme vous. Vous l’exaltez au-dessus des chœurs angéliques, et je le fais aussi. Elle est, ditesvous, exempte de tout péché ; je l’affirme comme vous. Vous assurez qu’elle est mère de Dieu, notre médiatrice auprès de Dieu ; je ne le confesse pas moins. Quelque tour que vous donniez à votre vénération, à vos respects, je suis avec vous, je pense comme vous. Mais si, dédaignant la monnaie courante et de bon aloi, vous en fabriquez une autre que la chaire de Pierre n’a pas autorisée…, je m’arrête et refuse de franchir imprudemment les bornes prescrites par l’Église, .le crois pourtant et je professe que Marie possède incomparablement plus de privilèges cpie nous n’en connaissons ; car telle est en elle l’élévation de la gr : '>cc et de la gloire, qu’il m’est impossible d’y atteindre. » Episl., CLXxiii, col. 632. Le moine anglais soutenait la fête ; admirateur de la sainteté de Bernard, il déclarait ne pouvoir approuver ce qu’il appelait sa présomption sur le point de la conception de Marie. A cette occasion, il raconta la légende du frère convers de Clairvaux qui, dans un songe, aurait vu son ancien abbé, revêtu d’habits éclatants de blancheur, mais portant à la poitrine une tache noire, en signe d’expiation pour ce qu’il avait écrit d’inconvenant sur la conception de Notre-Dame : Quia de Domince nostræ conceplione scripsi non scribenda, signum purgationis mese maculam in pectorc porto. Episl., CLXxii, col. 623.

Une autre controverse se greffa bientôt sur la première, et elle montre qu’il y avait entre les deux champions plus qu’une divergence d’ordre juridico-liturgique. Pierre de Celles tenait qu’avant l’incarnation Marie avait été soumise, du moins en partie, aux mouvements déréglés de la concupiscence et aux assauts de la tentation, sans toutefois y avoir jamais consenti, sensit peccatum sine peccato. Episl., clxxih. col. 630. Nicolas s’indignait contre cette assertion ; il voulait la mère de Dieu toujours sainte, toujours pure, d’âme et de corps, à l’exclusion du fomes peccati. C’est là sans doute ce qu’il a en vue dans une phrase, où, d’un côté, il nie que Marie ait été, comme son fils, conçue du Saint-Esprit, et, de l’autre, il affirme que dès le sein de sa mère, elle fut remplie du Saint-Esprit et sanctifiée, comme son fils : non dico de Spiritu conceptam, ut filius, sed de Spiritu Sanclo repleta, et sancti /icata ab utero matris, ul filius. Episl., clxxii, col. 624. En somme, l’influence d’Eadmer prédo

minait chez lui ; ce que le P. Slaler, Eadnieri traciatus, p. XI, a déjà montré par un rapprochement d’idées entre le Traciatus de conceptione et la lettre du moine de Saint-Alban.

Petrus de Alva y Astorga, Monumenla anliqua immaculatæ conceptionis ex variis atithoribus antiquis tam manuscriptis, quain olim impressis, serf qui vix modo repcriunfiir, Louvain, 1664, t. i, traité de Comestor, p. 2-12 ; de Cantor, p. 107-117 ; d’Abélard, p. 118-138.

A. Noyon, Notes bibliographiques sur l’histoire de la théologie de l’immaculée conception, série d’articles, dans le Bulletin de littérature ecclésiastique, Toulouse, de 1911 à 1920 ; avril 1911, p. 177-183 : I. Les pièces d’une controverse au xiie siècle. II. Un sermon anonyme sur la conception ; juin 1911, p. 286-293 : III. Un traité sur la conception attribué à Abéiard ; mai 1916, p. 220-228 : V. Un sermon attribué à Pierre Cantor ; juillet-octobre 1920. p. 293-308 : VI. (La doctriue de l’immaculée conception au xii< siècle).

3° Résultat de la controverse au xw siècle : double orogrès, de la croyance et de la fêle. — De ce qui précède il résulte que la controverse suscitée par la lettre de saint Bernard aux chanoines de Lyon se poursuivit pendant la seconde moitié du siècle ; l’autorité du grand abbé de Clairvaux était trop considérable et le problème trop complexe en lui-même, pour qu’il en pût être autrement. Il n’y en eut pas moins, pour la fêle et pour la croyance, un progrès notable, bien qu’incomplet et imparfait.

1. Progrès de la croi/ance. — L’affinnation du glorieux privilège gagne en netteté, et le nombre de ses partisans augmente. Ceux qui, après l’intervention (lu saint abbé de Clairvaux, ont soutenu la fête de la Conception dans un sens immaculiste, Abéiard, les auteurs des sermons attribués à Comestor et à Cantor, l’anonyme d’Heiligenkreuz, Nicolas de Saint-Alban, sont manifestement des représentants de la croyance devenue explicite. D’autres peuvent s’ajouter qui, dans leurs écrits, affirment ou supposent le privilège. Le fondateur des prémontrés, saint Norbert († 1134), serait de ceux-là, s’il était vrai qu’il choisit pour les religieux de son ordre l’habit blanc en l’honneur de la « très pure conception de Marie et qu’il fut l’auteur de cette prière : « Je vous salue, ô Vierge, qui par une grâce spéciale de l’Esprit-Saint avez triomphé du péché du premier père sans en être atteinte. AfTirmations émises récemment encore par l’un des biographes du saint, Rcv. Martin Gaudens, The life o/ St.’orbert, Londres, 1886, Introd., p. xlii. Mais ni l’une ni l’autre n’est solidement établie. L. C. Hugo, La vie de saint Norbert, Luxembourg, 1704, préf. et p. 73 ; T. Speelnian, Bclgium Marianum, Tournai, 1859, p. 118 sq.

Le vénérable Hervé du Mans, moine bénédictin de Déols ou Bourg-Dieu († 1150), exempte Marie de la loi commune : Maria ex Adam mortua propler peccatum, nisi diuinitus exempta fuisset. In Epist. ad Rom., c. viii. Ailleurs : Omnes itaque morlui sunt in peccatis, nemine prorsus excepta, dempta matre Dci, sive originalibus, sive ctiam voluntate additis. In Epist. II ad Cor., c. v, P. L., t. clxxxi, col. 698, 1048. Non moins nette est l’exception formulée par le bienheureux Oglerio, abbé du monastère cistercien de Lucedio, au diocèse de Verceil en Italie : « Parmi les enfants des hommes il n’est ni grand ni petit, quelles que soient la hauteur de sa sainteté et la sublimité de sa grâce, qui n’ait été conçu dans le péché, hormis la mère de l’Immaculé, lequel, loin de commettre le péché, efface les péchés du monde. Exception fondée sur la doctrine de saint.Augustin : de qua, cum de peccatis ugitur, nullam prorsus volo habere quxstionem. Serm., xui, de verbis Domini in ccena, P. L., t. ci.xxxiv, col. 194. Ce témoignage n’est pas, comme on l’a dit souvent, d’un contemporain de saint Bernard, mais il peut être de la fin du

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

xiie siècle ou du début du xiii", le bienheureux Oglerio ayant été abbé de 1205 à 1214. I. A. Iri.’o, Rerum palrise l. III. Acccdit ejusdem auctoris Dissertatio de S. Oglerio, Milan, 1745 ; Raviola, Vita dcl B. Oglerio, Trino, 1868. Egbert, abbé du monastère bénédictin de Schoenau, au diocèse de Trêves († 1184), semble bien supposer le même privilège. Il compare Marie à l’arche de Noé et à l’arche d’alliance, et lui attribue, malgré sa descendance d’une race déchue, une préservation totale, fondée sur son élection et sa préparation à la maternité divine : condita, prxctecta, prœservata, præparata, et ornala pcr Spiritum Sanctum et ejus omnipotentem Filium fuit… quia, lied Maria de patrum natura per pcccalum vitiata ducvret origincm, prxelecta tamen per Spiritum Sanctum et præservata ad purum, Deum nobis obtulil et hominem. Ad beatam Virginem sermo panegyricus, n. 9, 11, P. L., t. clxxxiv, col. 1019, 1020.

Une affinnation du bienheureux Elred, abbé de Rieval en Angleterre ( f 1160), semlderait, à ]iremière vue, rentrer dans le même groupe de léniditinages. Après avoir dit que Marie surjjassa tous les autres en dignité, en sainteté, en pm’eté, en esiiril de mortification, il ajoute qu’elle échappa, la » rcmièrc, à la malédiction portée contre Adam et Èe : llla cnim prima fuit de omni humano génère, aua’maUdiclionem primorum parentum evasit, et que, pour ce motif, elle mérita d’entendre l’ange lui adresser ces paroles : Bencdicla tu in muUeribus. Serm., xix, in Nulivitate B. Mariæ, P. L., t. cxcv, col. 319. Mais il se)>eul, étant donné le contexte, que par cette maiédiclioii le lùeux abbé ait moins en vue le péché originel ]>r(ii)rement dit que ses conséquences, énoncées dans la denése, ni, 6 ; manière de voir qui se retrouve chez ]>lusieurs de ses compatriotes, entre autres fîaudouin, archevêque de Cantorbéry († 1191), Tract. V II, De salutatione angclica, P. L., t. cciv, col. 47(). La réserve s’impose également au sujet d’une phrase émise par Pierre de Blois, archidiacre de Bath († 1200), dans un sermon sur la nativité de Marie : " Comme il fallait remédier au mal originel par le bien ori ; ^inel, ta chair de la Vierge fut soustraite à rinfluence pernicieuse de l’arbre fatal et sanctifié, de mata illa arbore damnalae perditionis exempta et sanctificala est caro Mnrise uirginis. » L’orateur ne parle pas ii-i de la conception ; il parle de la purification iniviléuiée dont bénéficia Notre-Dame au jour de l’annonciation, purification qui éteignit en elle le foyer même de la concupiscence et la rétablit dans l’iiilégrilé primitive : « car, ajoute-t-il, bien qu’elle eût reçu dès le sein de sa mère la plénitude de la grâce et de la sainteté, l’Esprit-Saint venant sur elle, lors de la conception du Verbe, lui communiqua une plénitude plus grande encore et comme une suralioiidaïue de grâce céleste. » Serm., xx.xviii, P. L., t. r.cvii, col. (175. Il reste, que Pierre de Blois proclame Marie pleine de grâce et de sainteté dés le sein de sa mère, sans opposer la sanctification à la conce))li(>n.

D’autres proclament l’absolue sainteté de la mère de Dieu en des termes qui semblent exclure toute restriction. Ilcrmann, abbé de Saint-Marlin de Tcnirnai, vers le milieu du xiie siècle, nous la inonire maintenue par son fils dans la sainteté et la pureié, totalement et toujours, avant comme après l’incarnalion : et priusquam in beala Virgine incnrnarelnr, rt cum in ea clausus fuit, et postquam ex ea nains vst, semprr enm in omni sanctitate et munditia senuivil.’I r(tclalus de incarnatione, c. viii, P. /, ., t. clxxx, col. 31 ;.Murialc, dans G. Drcves, Analccta hijmnira, t. l, |i. 42 ! i. Pierre le Vénérable, abbé du même monastère († 11’)'>), la compare à un jour sans nuit :

.Stclln fulgrns oriontls, umliros fumms occlilentls. Aurora solls pr ; rvin, rt rft’cs norli.i nr.sriii.

VII. — 33

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IMMACULEE CONCEPTION

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In honore mulris Domini alia prosa, P. L., i. clxxxix, col. 1019. Ce qui, toutefois, ne tranche pas nettement la question de savoir si le saint abbé doit être considéré comme un tenant de ! a pieuse croyance. Voir, dans le sens négatif, l’abbé Demimuid, Pierre le Vénérable, Paris, 1872, p. 207 ; dans l’autre sens, dom M. Lamey, prieur majeur des Bénédictins de Cluny, Compte rendu du Congrès Mariai, tenu à Lyon les 5, 6, 7 el 8 septembre 1900, t. il, p. 372. Bernard de Morlaix, moine de Cluny, (vers 1140), chante la Vierge toute belle et exempte de toute tache :

Pulchra Iota, sine nota

Cuiuscumque maculée.

Des psautiers de la Vierge, conservés dans des manuscrits du xiie siècle, présentent des idées ou des images semblables.

Ave plena gratia,

Speciosa tota.

Virgo prudens, Immilis

Sine sordis nota…

Ave mater grati »,

Mater benedicta,

Maiedictionibus

Evæ non astricta.

Psallerium beaise Marise V., auctore Stephano Cantuariensi. Brèves op. cit., i. xxxv, p. 154, 162, d’après un manuscrit de Laon.

Ave, totius criminis

Expers, pleua dulcedinis…

Ave, quae sine macula

Virgo mânes in sœcula.

Psallerium beaise Marix V., anonyme. Ibid., p. 190, 195, d’après le même manuscrit et un autre de Gratz, en Styrie.

Absalon, abbé de Springirsbach, au diocèse de Trêves († 1203), soustrait Marie à la loi de la purification. Cette loi s’applique « aux pécheresses, et non pas à celle qui fut sanctifiée dès le sein de sa mère : peccalrici, non ab utero sanctificalœ… Il n’y a pas lieu à purification, quand nulle tache du péché n’a précédé, ubi non prsecessit aliqun macula culpae. » Serm., xv7, in Puriflcatione, P. L., t. ccxi, col. 97 sq. Si l’idée de sanctification dans le sein maternel exclut en Marie celle de péché ou de tache spirituelle, c’est donc qu’aux yeux de cet écrivain la sanctification ne s’oppose pas à la conception, comme elle s’opposerait dans l’hypothèse où la conception se serait faite dans le péché.

L’école de Saint-Victor de Paris, à laquelle l’abbé Absalon appartenait, mérite une mention spéciale. Son chef, Hugues († 1141), n’a pas traité le problème dans ses œuvres authentiques. Seul YAppendix ad Hugonis opéra contient un sermon intitulé : In jestioUale Conceptionis B. Virginia, sed magis in desponsalione cujuslibet animie fidelis. Les paroles du Cantique : Tota pulchra es, etc., y sont dites adressées par Dieu à l’âme, mais à l’âme semblable à celle qu’on fêtait ce jour-là : Loquitur… Deus ad animam, et ad ialem qualis ista fuit cujus hodie solemnia celebramus. Serm., îx, P. L., t. cLxxvii, col. 918. Ce qui peut être une allusion à la beauté de l’âme de Marie au jour de sa conception. Ailleurs, la Vierge naissante est comparée à une aurore qui apparaît dans le monde resplendissante, in mundo velut aurora splendi/era. Serm., xxxiv, in Naiivitaie vel Assumptione B. M., col. 980.

L’autre gloire de l’école, Richard, écossais d’origine († 1173), attribue à la mère de Dieu la sanctification dans le sein de sa mère et l’immunité complète par rapport à tout péché actuel ; tel un aslre lumineux, in se lucida. Il la dit cependant purifiée au jour de l’annonciation, mais d’une purification

éminente, qui consista dans l’extinction de laconcupis cerne ou /ornes peccuti. In Canlic, c. xxvi, xxxix. P. L., t. cxcvi, col. 482, 957 : cf. De Emmanuele, 1. li. c. xxvii, col. 661. Est-il allé plus loin, à un moment donné de sa vie ? Il faudrait le reconnaître, si le Sermo de conccptione, publié sous le nom de Pierre Comestor, était réellement l’œuvre de Richard, suivant l’attri bution qui lui en est faite par Guillaume de Ware et quelques autres.

Achard, abbé de Saint-Victor (1155), puis évoque d’Avranches (1161-1171), soutient résolument la sanctification de Marie dès le sein de sa mère : adhuc ez ulero matris suæ, al crcdimus, fuit sanctificata. Si Jérémie, si Jean-Baptiste ont joui de ce privilège, comment n’en aurait-il pas été de même pour Marie, quomodo non Maria ? A supposer qu’il y ait eu en elle quelque tache, ce n’est pas à la naissance, mais à 1r conception qu’elle l’aurait contractée. Assertion qu ; n’a rien, comme on le voit, de catégorique ; elle n’est qu’hypothétique : Vel, si aliquam habuit maculant, non ex nutivilate, sed conceplione eam contraxit. Sermoi ; ms. de Naiivitaie, signalé et cité par le P. Noyon, Note bibliographiques, avril 1911, p. 183.

Avec d’autres Viclorins, nous sommes sur un terrain mieux assuré. Gauthier († 1180) s’en prend au Maître des Sentences d’avoir restreint au temps qui suivit l’incarnation du Verbe l’affirmation de saint Augustin sur l’absence de péché dans la mère de Dieu ; il lui reproche d’avoir faussé la pensée du grand docteur par l’introduction dans le texte des tenues e-t tune : Cerlum est ergo quod Augusiinus non ex tuniscd absolute quandocumque de peccatis agitur, dcieiminat illam omni medo et tempore debcre excipere. contraria istis scholasticis evidenlissime definiens. D ; son côté, il affirme que Marie fut singulièremeii remphe du Saint-Esprit dès le sein de sa mère, san. opposer aucunement la sanctification à la conception : Spiritu Sanclo adhuc ex ulero malris suæ singularilei repleta. Excerpla ex libris contra quatuor labyrinihos Francise, P. L., t. cxctx, col. 1155. Il va plus loin el refuse d’admettre que Marie ait jamais été fille de colère : Nec arbitror quod aliquando fuerit filia iræ. Sermo in Naiivitaie B. V., Paris, Bibl. nat., ms. lat. 3578, fol. 87, signalé par le P. Noyon, loc. cit.

Adam, le poète de l’école de Saint-Victor († 1177), reprend les anciennes images de la fleur qui pousse au milieu des épines, sans en être atteinte.

Salve Verbi sacra parens. Nos spinetum, nos peccati Flos de spinis spina carens, Spina sumus cruentati, Flos spineti gloria. Sed tu spinæ nescia.

Sequentiæ, Axxv, In Asumptione B. M. V., P. L., t. cxcvi, col. 1502 ; cf. Dreves, Anakcta hynmica. t. Liv, p. 384, pour divers manuscrits des xii « et xme siècles, où cette prose se retrouve. D’où cette remarque d’un récent historien : » La prose de l’Assomption, Salve mater Salvatoris, est émaillée de traits qui, sans formuler expressément l’immaculée conception, ne se comprennent bien que si on les entend en ce sens. » H. Lesètre, oji. cit., p. 40.

Enfin « le docteur universel », Alain de Lille († 120.^), écarte de la sainte Vierge tout péché avant et apréb^ l’annonciation : Nullum crcdimus in Virgine ante et post conccptioncm fuisse peccatum. Il nous la présente surgissant comme l’aurore, toute sainte de corps et d’âme : El vcre quasi aurora surgens, id est tota simul surgens, quia tota fuit sancta, ci corpore et spiritu splendens. Elucidatio in Cantica, c. iv, vi, P. L., t. ccx. col. 80, 94.

Il y eut donc au xiie siècle un progrès notable dans le développement de la croyance à la sainteté originelle de la mère de Dieu, mais il s’en faut de beaucoup que cette croyance ait été alors commune ou

même prépondérante. La plupart s’en tenaient à la sanctification in utero, avec des nuances cependant. Les uns regardaient cette sanctification comme postérieure à la conception proprement dite, qu ils supposaient faite dans le péché ; tels, entre autres, Nicolas de Clairvaux, In Naliuit. S. Joannis Baplislæ (sennon attribué souvent à saint Pierre Damien), P. L., t. cxLiv, col. C28 ; pseudo-Bernard, Serm., iv, in Salve Regina, n. 3, P. L., t. clxxiv, col. 1075, malgré des expressions qui, séparées du contexte, suggéreraient l’idée d’une conception sainte ; Maurice de Sully, évoque de Paris († 1196), sermon ms. in Nativilatem, cf. Noyon, Notes bibliogr., juillet-oct. 1920, p. 299 ; Jean Lothaire (Innocent III, 1198-1216), Serm., xiii, in solemnitate Purificafionis, P. L., t. ccxvii, col. 506. D’autres affirment simplement que Marie fut sanctifiée dans le sein de sa mère, sans rien ajouter qui exprime ou suppose une relation de priorité et de postériorité entre la conception proprement dite et la sanctification ; tels, le bienheureux Amédée, évcque de Lausanne († 1158), disant de la Vierge : pulctira ab ortu usque ad finem. Homil., vii, de Maria virginea matre, P. L., t. clxxxviii, col. 1341. De même le vén. Godefroy, abbé d’Admont († 1165), parlant de l’âme de Marie : qaam ab ipso nalivitatis ejus primordio mirabili virtutum structura, inœstimabilis castitalis et munditiee sanctimonia in locum liabilationis suse Deus Pater mirabiliter composait, decenler ornavil et sanctificavil. Homiliæ /estivales, Lxxviii, P. L., t. clxxiv, col. 1028. Et Pierre de Blois, archidiacre de Bath en Angleterre († 1200) : ab utero malris suæ plenitudinem gratiæ et sanctitatis accepcrat. Serm., xxxviii, in Nativitate B. M., P. L., t. ccvii, col. 675. Témoignages neutres, à ne considérer que la teneur des termes. D’autres, enfin, ou parlent d’une façon dubitative, comme Achard de Saint-’Victor, déjà cité, ou proposent même une disjonctive ; ainsi Pierre de Poitiers († 1205) qui, dans ses œuvres imprimées, présente la Vierge comme « purifiée dans le sein de sa mère », Sent., t. IV, c. VII, P. L., t. ccxi, col. 1165, et parle ailleurs de la sanctification comme faite au début de la conception ou aussitôt après : ab inilio conceptionis, sive in utero, id est stalim post conceptum. Sermon ms. in Anmintiatione, Paris, B.N. ms. lat. 14593, io. 136 v, cité par le P. Noyon, Notes bibliogr., avril 1911, p. 182. Évidemment la pieuse croyance gagnait peu à peu du terrain même parmi les doctes ; pour un certain nombre, la croyance à la sanctification de Marie in utero devenait comme une dernière étape avant le terme final, la croj’ance à l’immaculée conception. 2. La purification de Marie à l’unnoncialiou, d’après les théologiens du XW siècle. — Avant d’étudier le progrès de la fêle, il importe de fixer un instant notre attention sur la doctrine de la purification de la Vierge au jour où le Saint-Esprit vint sur elle et où la vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre. Luc, i, 35. Rencontrée dès l’âge patristique, cette doctrine nous apparaît maintenant en des termes qui sembleraient, A première vue, créer une réelle difficulté contre ce qui vient d’être dit. Soient d’abnrd, à titre d’exemples, quelques affirmations particulièrement exjjressives. Kadmer, rai)porlant non sa propre opinion, mais celle de contemporains, Tractatus, n. 12 : Quod si aliquis ipsam Dei genilricem usque ad Ctiristi annunciationem originali peccnio nbnoxiam as.ieril, ac sic fide qun angelo credidit inde mundatam. Saint Yves de Chartres († 1117) : Omnem quippe ncevum tam originalis quam aclnnlis culpm in en delevil. Serm., viii, de Nativitate Domini, P. L., t. clxii, col. 570. Herbert de I>osinga, évoque de Non-ich († 1110) : Purgnt ab originali i-t aciunli culpn quam sua impleinrus eral gratin. Serm., I, in die natuli Domini, dans The Li/e, Letters and Sermons o/ Herbert de iMSinga, édit. E. M. Goulbum,

Londres, 1878, t. ii, p. 1. Hildebert du Mans († 1133) : Ut ingressurus eam Dei Filius, et purgalam inveniret a reatu alieno, et immunem a proprio. Serm., ci, contra Judœos, P. L., t. CLXxi, col. 814 : vén. Godefroy d’Admont († 1165) : Spirilus Sanctus superveniens ab omni originali peccato liberam reddidit, et ab omni actuali peccato, si quod illud erat, emundavil. Homiliæ dominicales, iv, P. L., t. clxxiv, col. 41. Autant de textes qui, pris à la lettre, supposeraient qu’au jour de l’annonciation la bienheureuse Vierge aurait encore été soumise au péché originel, et qui, par conséquent, cxclueraient non pas seulement une conception sainte, mais même une naissance sainte. Est-il possible d’admettre une pareille interprétation ? La réponse à cette question nécessite deux remarques préliminaires.

Très large était, au xii » siècle l’acception du mot péché, comme on le voit par ce texte de Roland Bandinelli, op. cit., p. 132 : Nomine pcccati intelligitur macula, quandoque aclus pcccati, quandoque reatus, quandoque culpa, quandoque pena. Ainsi, non seulement l’action coupable, non seulement la faute, étaient appelées péché, mais encore tout ce qui s’y rattache, état de culpabilité, souillure, peine. Cette terminologie s’appliquait presque entièrement au péché originel, que les théologiens d’alors avaient coutume de considérer d’une façon concrète, dans toute son extension, en y faisant rentrer non seulement la souillure de l’âme et l’état de culpabiHté devant Dieu, mais encore la concupiscence, prise soit dans son principe, soit dans ses manifestations actuelles ou ses effets, les mouvements déréglés de la nature, même indélibérés ou involontaires.

Cet emploi large et abusif du mot péclié cadrait bien avec les idées qui régnaient parmi ces théologiens sur la nature de la faute originelle. Saint Anselme l’avait fait consister dans la privation de la justice primitive, mais cette explication n’avait pas encore prévalu. La plupart identifiaient la tache héréditaire et la concupiscence, prise seule ou avec l’ignorance : tels, entre autres, Hugues de Saint-Victor et le Maître des Sentences, Pierre Lombard. Voir J. N. Espenberger. Die Elemente der Erbsûnde noc/i Augustin und der Frûhscholastik, Mayence, 1905, c. ii. Ils ne voulaient pas dire par là que, du seul fait de la concupiscence et partout où elle se trouve, il y ait péché originel proprement dit, car ils enseignent formellement que ni la souillure de l’âme ni l’état de culpabilité devant Dieu ne demeurent dans le baptisé, malgré la persistance en lui de la concupiscence. Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, I. I, part. VU, c. xxvi, P. L., t. CLXXV7, col. 297 : in ipso originali vitio tollitur non pœna, sed culpa. Robert Pull, Sent., t. II, c. xxxi, P. L., t. cLxxxvi, col. 174 : in baplizalis dimiiti dicitur, dum quæ ex ipso est concupiscent ia condonatur. Pierre Lombard, Sent., t. II, dist. XXX, n. 7, P. L., t. cxr.ii. col. 722 : nisi ab ejus realu per Christi baptismum absolvantur. Roland Bandinelli, parlant de la souillure de l’âme, op. cit., p, 136 : que macula usque ad baptismi sacramentum in ea perdurât, sed in baplismatis unda lavatur atque mundatur. Ces théologiens considéraient donc comme choses distinctes la concupiscence prise en elle-même ou matériellement et le reatus, l’état de culpabilité, qui pouvait disparaître, la concupiscence restant, mais avec le simple caractère de peine temjxirelle et de désordre matériel.

Quoi qu’il en soit de la valeur, ou plutôt de l’insuffisance objective de ces vues sur la nature du péché originel et de la terminologie qui s’y rattache, il faut en tenir compte si l’on veut interpréter sainement 1rs textes allégués et comiircndre en quel sens leurs auteurs ont pu regarder la Vierge comme soumise au péché originel jusqu’au jour de l’annonciation. H ne s’agit ni de sa première sanctification, ni du

péché originel proprement dit, c’est-à-dire considéré comme souillure de l’âme et état de culpabilité devant Dieu. A la suite de saint Augustin, Contra Julinnum, t. V, c. XLV, P. L., t. xLiv, col. 809, de saint Grégoire, Moral., t. IV, c. iii, P. L., t. lxxv, col. G35, et autres Pères dont les témoignages sont rapportés par Gratien, Décret., part. III, dist. III, c. 4, P. L., t. cLxxxvii, col. 1793, les théologiens du xiie siècle admettaient, pour les enfants nés avant la loi nouvelle, l’existence d’un remède contre le péché originel, en dépendance d’un rite extérieur ou de la seule foi des parents. Voir, par exemple, Anselme de Laon († 1117), Sententie divine pagine, p. 49, édit. F. PI. Blictmetzrieder, Ansclm von Laon Systematische Sentenzen, I Teil, Munster en Westphahe, 1919 ; Guibert de Nogent († 1124), Tract, de incarnat, contra Judœos, I. I, c. ii, P. L., t. CLVi, col. 493 ; Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, t. I, part. XII, c. ii, P. L., t. clxxvi, col. 349 sq. ; S. Bernard, Epist. ad Hugonem de S. Viclore, c. i, n. 4, P. L., t. CLXxxii, col. 1034 ; Robert Pull, Sent., t. III, c. ii, P. L., t. CLXxxvi, col. 766 ; Pierre Lombard, Sent., t. IV, dist. I, n. 7, P. L., t. cxcii, col. 841. Cette doctrine existant, il serait simplement absurde de supposer qu’il ait même pu venir à la pensée de ces auteurs ou de leurs contemporains, de reculer jusqu’au jour de l’annonciation la première sanctification de la mère de Dieu, créant ainsi pour elle, mais à son désavantage, un régime d’exception. D’ailleurs, combien de témoignages positifs attestent le contraire ! Saint Bruno d’Asti († 1123) déclare Marie pleine de grâce dès avant l’époque où elle devint mère : quæ cum gratia plena sit, prias eliam quam concipiat. Comment, in Luc., c. i, n. 3 P. L., t. clxv, col. 341. De même Guibert de Nogent : Non dicitur, ave gratia implenda, sed gratia plena ; dans une autre phrase il affirme à la fois la purification de Marie à l’annonciation et son union au Saint-Esprit dès le sein de sa mère : Per Spiritum Snnctum, qui ei ex utero coaluit, id purgatur. Liber de laude sanctae Mariæ, P. L., t. clvi, col. 548, 550. Sans compter tous ceux qui parlent de cette purification et qui, en même temps, affirment la sanctification de Notre-Dame dans le sein de sa mère.

Qu’opéra donc le Saint-Esprit quand il vint sur elle au moment de l’incarnation ? Pour ceux qui, avec Eadmer, étendaient la sanctification première à toute la personne de la bienheureuse Vierge, il ne pouvait être question de purification proprement dite, mais seulement d’un progrès indicible dans la sainteté et la plénitude de grâce déjà possédées, ce qu’on pourrait appeler une surplénilude de sainteté et de grâce. Beaucoup d’autres, sans être disciples d’Eadmer, disent la même chose ; tels, Guibert de Nogent, De laude sanctse Mariæ, c. viii, P. L., t. clvi, col. 562 : candorem munditiae ci superexcellenter aucturus ; Rupert. In Cant., t. VI, P. L., t. clxviii, col. 937 : tune lu et ex lune pulchra pulchritudinc divina ; Abélard, Serm., i, in Annunl., P. L., t. CLXxviii, col. 385 : cum ei superiorem et excellenliorem omnibus graliam coniuleril ; S. Bernard, Homil., iv, super Missus est, n. 3, P. L., t. CLXxxiii, col. 81 : propter abundanlioris gratise pleniludinem, quam ejjusurus est super illam. D’autres, en beaucoup plus grand nombre, allaient plus loin ; ils admettaient une purification réelle, mais privilégiée, s’ctendant à toute la personne de la mère de Dieu et consistant à éteindre complètement ou du moins à lier la concupiscence, considérée comme source des péchés actuels et des mouvements déréglés, fomes peccati : Mariam qnoque lolam Spirilus Sanctus in cam superveniens a peccalo prorsus purgavit, et a fomile peccati etiam liberavit, vel fomitem ipsuni penitus evacuando, ul quibusdam placet, vel sic debililando cl exfçnuando, ut ci postmodum peccandi occasio nullalenus

erslitcril. Pierre Lombard, Sent., t. III, dist. III, P. /, ., t. cxcii, col. 760. Ainsi Roljcrl de Melun († 1102) attribuait-il à la descente du Saint-Esprit sur la Vierge, ut nullius cliam propassionis motnm senlire posset ; privilège dont elle n’aurait pas joui auparavant : Verum unie obumbralionem Virlulis Allissimi non lanlam immanilatem peccati habuil, quia in ejus carne culpae originalis macula quantulacunque fuit. De incarnalione, d’après un fragment cité par E. Du Boulay, Hisloriu universilalis Parisiensis, t. ii, p. 604. Plus vigoureuse est l’expression dont se sert Arnaud, abbé bénédictin de Bonneval, au diocèse de Chartres, (1144-1156) : Spiritu Sancto obumbranle, incendium originale cxstinclum est. De cardinalibus operibus Christi, i, P. L., t. clxxxix, col. 161. En ce sens, la nouvelle Eve aurait été rétablie alors dans l’intégrité primitive, primée creationis dignilate recepta, comme dit Arnoul de Lisieux († 1184), Sermo in Annunl., P. L., t. CCI, col. 168.

Une seule question peut se poser sérieusement à l’égard de ces théologiens du xiie siècle qui ont admis une purification proprement dite de la bienheureuse Vierge au jour de l’annonciation : du fait qu’ils font porter cette purification sur la concupiscence, regardée par eux comme l’élément matériel du péché originel, n’est-il pas légitime d’inférer qu’ils considéraient Marie comme ayant été préalablement soumise au péché lui-même, au péché entendu strictement d’une souillure de l’âme et d’une mort spirituelle ? Non, rigoureusement parlant, puisque ces théologiens ne faisaient pas consister le péché originel proprement dit dans la concupiscence seule, mais dans la concupiscence jointe au realus, et que le realus cessait avec l’infusion de la grâce sanctifiante dans l’âme ; dès lors, l’hypotlièse d’une purification au jour de l’annonciation et celle d’une conception sainte quant à l’âme n’étaient pas plus incompatibles pour eux, qu’elles ne l’ont été, dans les siècles suivants, pour ceux qui, de fait, ont soutenu fonnellement l’immaculée conception sans se croire obligés d’admettre aussi que la mère de Dieu eût été rétablie, dès le début, dans l’intégrité primitive par l’extinction, ou plutôt l’absence de fonies peccati. Les deux questions sont distinctes : l’une se rapporte au moment précis où la sanctification première de Marie s’est opérée ; l’autre concerne la nature, la perfection, l’étendue de cette sanctification première, abstraction faite du moment précis où elle s’est opérée. Ceci soit dit, spéculativement parlant ; car si l’on tient compte de la connexion si étroite que ces théologiens établissaient entre la concupiscence inhérente à l’acte générateur et le péché originel, il devient difficile de supposer qu’ils n’aient pas maintenu cette connexion dans le cas présent ; difficile surtout, s’il s’agit de ceux qui, avec Pierre Lombard, proclamaient la Vierge sujette, pendant la première période de sa vie, aux mouvements déréglés de la concupiscence et même à des fautes actuelles, bien que légères.

Une dernière remarque confirmera cette conclusion. En attribuant à la mère de Dieu une purification émineute, les théologiens du xiie siècle ne sont pas tous guidés par le même motif. Les uns voient en cela une affaire de haute convenance, suivant la pensée de saint Anselme : Nempe decens cral, ul eu purilale qua major sub Deo naquit intelligi, Virgo ilhi niterel. D’autres obéissent à une préoccupation différente et se rattachant à une question, fomiulée ainsi par Pierre Lombard : queeritur eliam de carne Verbi, an priusquam concipcretur, obligata fueril peccalo, et an talis fueril assunipta a Verbo. Senl., t. III, dist. III, n. 1, P. L., t. CXCII, col. 760. Ceux qui répondaient : Oui, la chair du Verbe fut soumise au péché, c’est-à-dire à la loi de la concupiscence, tant qu’on la cou

sidère comme contenue dans la chair de Marie, soumise elle-même à cette loi, ceux-là cherchaient dans la purification opérée au jour de l’annonciation un moyen d’exphquer comment la chair prise par le Verbe n’était plus chair de péché quand il la prit. Ce qu’ils avaient en vue directement, c’était donc de sauvegarder la pureté absolue du Sauveur, pureté qu’ils auraient cru compromise s’il avait reçu de sa mère une chair restant dans la condition où elle-même l’avait reçue. Ce qui montre qu’au xiie siècle, le principal obstacle à la croyance en l’immaculée conception vint des fausses idées qui régnaient dans l’esprit d’un grand nombre sur la nature du péché originel et de la concupiscence et sur les rapports mutuels de l’un et de l’autre.

3 » Progrès de la fêle. — Qu’au xiie siècle la conception de Notre-Dame ait été célébrée en beaucoup d’endroiis, c’est là un fait incontestable : quam populus Christi longe latcque concélébrai, pouvait dire l’anonyme d’Heiligenkreuz. De son côté, Abélard commen » cait ainsi son traité : « La plupart, plcrique, sont animés d’un tel sentiment de dévotion envers la mère du Seigneur que, non contents de célébrer sa naissance et sa mort, ils ont encore institué une autre fête pour honorer le jour de sa conception, verum ctiam diem que conccpla est, institærini solemnem. » Ces témoignages sont corroborés par celui d’un adversaire, le canonisle Huguccio de Pise, (évêque de Ferrare en 1190) ; dans une glose sur le Décret de Gratien, il reconnaît que la fête se solennise « en beaucoup de régions, surtout en Angleterre : sicut in miiUis regionibus fit, præserdm in Anglia. » Toute preuve serait superflue en ce qui concerne ce dernier pays ; disons seulement que la fête de la Conception est mentionnée dans plusieurs manuscrits liturgiques postérieurs à ceux qui ont été déjà signalés et se rapportant aux monastères de Saint-Alban, vers 1160, de Westminster, vers 1189, et d’Abingdon, sur la fin d’.i siècle.

La France rivalise avec l’Angleterre. La fête de la Conception aura’t été célébré en Il iO dans l’Église de Narbonne, dit Pierre d’Alva, Funiculi nodi indisso-Itibilis, p. 229, d’après un ouvrage ms. de l’èvêque de Toul, .

dré du Saussay : Séries chronologica rerum in ncclesio occidenlali geslanim circa celebraliorum Fesli cuUum, que mi/sterie immaculaUv conreplionis Suiic Œi Genitricis Mariie, ab ipsiiis, Fesli instilutione ad hoc usquc tempera. L’assertion aurait besoin d’être confirmée. En) 1.54,.tton, prieur du monastère bénédictin de Saint-Pierrc-de-la-Réole. au diocèse deBazas, Institue la fête en présence et par l’autorité de l’èvêque, Guillaume de Tantalon (qui l’aurait aussi prescrite dans son diocèse) ; Alton justifie l’introduction de la nouvelle solennité par ce considérant, que le peuple chrétien la célèbre maintenant en France presque universellement et avec la plus grande dévotion. » Marlènc, De antiquis monaclwrum ritibns, Lyon, 1690, t. IV, c. II, n. 16 ; A. Degert, Le culte de l’immaculée conception en Gascogne, Auch, 1004, p. 533, 544. Alfirmation emphatique dans les termes, mais confirmée pour diverses régions par des témoignages moins généraux, notamment par des missels et autres documents liturgiques conservés dans des bibliothèques publiques : à Paris, bibliothèque Mazarine, un missel parisien ; à Nantes, collection Delbrcl, un missel angevin ; à Houen, divers missels provenant des abbayes de Jumièges et de Fécamp ou de Rouen même, abbaye de Saint-Ouen et cathédrale, outre un sacramentaire d’.vranches, côté xe siècle, mais avec insertion au xii< d’une messe de la Conception, identique à celle du missel de Winchester mentionné ci-dessus, col. 1005. A. No von. Notes bibliographiques, juillet-octobre 1920, p. 307 ; i :. Vacandard, Les ori gines de la fèle de la Conception dans le diocèse de Rouen, p. 168 sq. Sans compter, pour ce qui est de la Normandie en particulier, plusieurs faits qui confirment l’extension et la solennité du culte en cette province : à Bayeux, une charte est rédigée par l’èvêque Henri II (1155-1205), in capella nostra die lune post festum conceptionis béate Marie ». Cartularius antiquus ecclesie Baiocensis, édit. V. Bourrienne, 1. 1, p. 145 ; à l’abbaye de Saint-Pierre-sur-Dives, rattachée alors au diocèse de Séez, la fêle est mentionnée dans un coutumier comme très solennelle ; à Rouen, les archevêques Rotrou (1165-1183) et Gautier le Magnifique (11841207) instituent ou confirment une distribution de pain et de vin en faveur de leur chapitre pour la célébration de la fête du 8 décembre ; en 1197, une procession publique se déroule le même jour dans les rues de la ville, etc. E. Vacandard, art. Les origines de la fête, p. 268 ; A. Noj’on, Les origines de la fête, p. 28 (786). Dans la région lyonnaise, l’opposition de saint Bernard n’avait pas triomphé ; au siècle suivant, Etienne de Bourbon, prédicateur dominicain, originaire de Belleville-sur-Saône, le constatait en signalant la coutume de la métropole et des églises dépendantes, qui font la fête de la Conception : Lugdunensis ecclesie consueludinem, que cum suis suffraganeis de conceptionc eius festum facit. A. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues, tirés du recueil inédit d’Etienne de Bourbon, dominicain du XIW siècle, publiés pour la Société de Vhistoirede France, Paris, 1879, p. 93 sq. Un calendrier de l’Église de Reims porte au 8 décembre : Concepcio bcate Marie, IX Iccl., IX cerei, avec mention d’un legs fait par Gui Pied-de-Loup, qui fut chanoine en 1193 et 1197. U. Chevalier, Sacranjen^j/re et martyrologe de l’abbaye de SaintRemy, Martyrologe, calendrier, ordinaires et prosaires de la métropole de Reims, Paris, 1900, p. 90. Saint -Vincent de Laon doit être ajouté, s’il s’agit bien, comme il semble, de la solennité du 8 décembre dans l’Obituarium de cette abbaye bénédictine ; car il y est dit que l’abbé Baudoin de Retest (f vers 1152) fit en mourant divers legs relatifs à des jours de fêle, notamment celui de la Conception, in Conceptionc. Dom R. Wyard, Histoire de l’abbaye Saint-Vincent de Laon, publiée, annotée et continuée par l’abbé Ccrdnn, Saint-Quentin, 1858, p. 404.

L’Allemagne apporte aussi ses témoignages. Un office de la Conception apparaît dans deux manuscrits, donnés par G. Dreves comme étant du xiie siècle : un Codex lat. monaccns., provenant de Schtiftlarn, en Haute-Bavière ; un Codex Virunen.(l Friesach, en Carinthie). Analecin hymnica, t. v, n. 12 ; voir aussi t. IV, n. 65. De même une hymne ou cantique, dans un Codex wirceburgens. (Wurzbourg), Ibid., t. xx, n. 297. A.ugsbourg, la fête fut instituée au monastère de Saint-Ulrich sous l’abbé Henri (1183-1188), à la demande de l’archevêque de Mayence, Conrad von Schleyern, et du consentement de l’èvêque d’Augsbourg, Udelscalk von Eschenlohe. F. G. Hôynk, Geschichte der kirchlichen Liturgie des Bistums Augsburg, Augsbourg, 1889, p. 282. On la célébrait, à la fin du siècle, à l’abbaye bénédictine de Wessobrun, en Haute-Bavière. Celest. Leutiier, Ilistoria monasterii Wesso(ontani, Augsbourg, 1753, p. 205, 235 sq. Vers l’an 1200, elle est indiquée dans un martyrologe de Seligenstadt. F. Faite, Marianum Mogunlinum, Mayence, 1906, p. 65,

Moins nombreux sont les renseignements relatifs aux autres pays. Pour la Belgique, mention est faite dans la (Chronique de (iilles d’Orval, à l’année 1142, d’une révélation privée lendanl à porter l’èvêque de Liège. Albéron II, à faire célébrer la fête dans son diocèse. I.ii 1195, deux diplômes sont octroyés par

Baudoin VIII, comte de Hainaut et de Flandres, in Conceptione gloriosæ Virginis ou in solemnilale Conceptionis gloriosæ Virginis Marise. E. Spellman, Belgium Marianum, Tournai, 1859, p. 261. En Espagne, au monastère d’Hirache et dans tout le royaume de Navarre, la conceplion de Notre-Dame était solennisée assez peu de temps après la mort du saint abbé Vérémond, non ita multo posl cjus obitum ; mort arrivée vers 1092. Acla sanctorum, maii t. i, Anvers, 1668, p. 796. Enfin une hymne In conceptione beatee Marisa Virginis se trouve dans un psautier monastique du xiie siècle, conservé aux archives de Saint-Pierre du Vatican. G. Dreves, Analecta hymnica, t. xxiii, n. 85.

Ces documents ne constituent pas autant de preuves en faveur de la croyance à l’immaculée conception ; car, s’ils attestent l’existence d’un culte, ils n’en déterminent pas l’objet d’une façon précise. Dans la plupart des cas, tout se borne à une simple mention de la fête au calendrier ou autrement ; par exception, quelque détail intéressant s’ajoute ; ainsi, dans un missel fécampois, une préface propre où la nouvelle Eve est opposée à l’ancienne, comme la femme qui devait broyer la tête du serpent et comme la plus élevée des créatures, non moins par les privilèges reçus que par l’excellence des mérites : hanc enim sicut omnium dignitate præccllil fastigia mcriioTum, ita prse omnibus priuilegiorum honore sublimasti. E. Vacandard, Les origines de la jête de la Conception dans le diocèse de Rouen, p. 169. Les pièces des Analecta hgmnica ne contiennent que des générantes ; rien de plus précis que la strophe suivante, formant la première antienne des premières Vêpres dans l’office rj’thmé des manuscrits de Vienne et de Friesach :

Gaude, mater ecclesia.

Nova frequentans gaudia,

Lux micat de caligine,

Rosa de spina germine.

L’influence de la légende d’Hclsin se trahit souvent par un renvoi à l’office de la Nativité, avec changement de ce nom en celui de Conception ; parfois même l’histoire est rappelée, comme dans le Codex Wirceburgen.

Concipitur hodie

Nova mater gratlîB

Quse mandavit

aiens Elsino

Desperanti i

in motu marino

Ut coleret ereptus

diem istum omnino.

Le jour indiqué dans la vision d’Helsin, le huit décembre, et l’interprétation supposée couramment par les partisans de la fête, reportaient naturellement l’esprit vers la conception première ou charnelle de Marie. Cette circonstance ne fut pas indifférente au mouvement d’opposition que nous avons rencontré dans la première moitié du xiie siècle et qui se poursuivit dans la seconde. En Allemagne, vers 1152, nous trouvons comme principal adversaire connu le bénédictin Pothon ou Boto, non pas de Priim, suivant la version courante, mais de Priifening, près Ratisbonne. Reprochant amèrement aux moines de son temps l’introduction de fêtes nouvelles, comme celles de la Trinité et de la Transfiguration, il continue : « Certains ajoutent même, ce qui semble plus absurde, la fête de la Conception de sainte Marie : additur his a quibusdam, quod magis absurdum videtur, festum quoque conceptionis sanctee Marise. » De statu domus Dei, t. III, in fine ; voir Magna bibliotheca veterum Patrum, Paris, 1644, t. ix, col. 588. Que l’opposition ne soit pas restée sans résultat, nous l’apprenons de Césaire (f vers 1240), religieux cislevci.-n d’Heis lerbach, abbaye située dans le territoire des Sept-Montagnes, Siebengebirge, au diocèse de Cologne. Pierre de Alva nous a conservé, Radii solis, p. 2218 sq., quelques fragments de sermons inédits que ce moine prêcha ou composa, probablement au début du xiiie siècle. Dans un premier discours il parle des fêtes de la Vierge célébrées actuellement, puis il ajoute qu’auparavant le jour de la Conception était aussi fêté, et fêté avec beaucoup de solennité, mais que, l’Église l’ayant ainsi réglé, cette dernière fête est maintenant abolie : B. Virginis solennitas dies Conceptionis cjus fuit, qui valde celebris fuit usque ad tempera nostra, sed nunc judicio Ecclesiæ abolita. Dans un second discours, l’orateur expose la controverse relative à cette solennité. Les uns, « tout en admettant que la concupiscence inhérente à l’acte conjugal est mauvaise, comme chose honteuse et peine du péché, ne veulent cependant ni lui donner le nom ni lui reconnaître le caractère de péché, quand l’acte est accompli comme il convient, en vue de propager la race humaine, car les trois biens du mariage, fides, proies et sacramentum, excusent de toute faute la délectation sensuelle qui se môle à la génération. Appuyés sur cette considération et comprenant qu’il ne peut y avoir de péché dans une chose inanimée, tel qu’est le germe conçu, ceux qui nous ont précédés, désirant honorer le Sauveur que la Vierge a conçu du Saint-Esprit, jugeaient sainte et vénérable la conception charnelle de la Vierge elle-même ». A quoi les autres répondaient que, « dans la matière conçue, chose inanimée, il ne peut y avoir ni sainteté, ni vertu, ni grâce, et c’est pour cela que, sur l’avis d’hommes prudents, la fête de la Conception de la bienheureuse Vierge Marie a été, suivant qu’il a été dit, abohe de nos jours. » Que faut-il entendre l)ar ce jugement de l’Église en vertu duquel la fête de la Conception avait été abolie dans le milieu où vivait Césaire ? Sous quelle forme la prohibition s’était-eUe produite et quelle en avait été la portée ? Autant de points sur lesquels le moine d’Heisterbach ne nous renseigne pas ; son témoignage n’en est pas moins l)récieux, et parce qu’il affirme im fait arrivé de son temps, et parce qu’il m.ontre expressément qu’à cette époque-là tous, défenseurs et adversaires de la fête, avaient directement en vue la conception première ou charnelle de Marie.

En France, le mouvement d’opposition avait amené un résultat semblable. Jean Beleth, docteur parisien, reconnaissait en 1160 cinq fêtes de la Vierge comme authentiques et approuvées, puis ajoutait : « Certains ont parfois célébré, et peut-être célèbre-t-on encore la fête de sa Conception, mais celle-là n’est ni authentique ni approuvée ; il semble même qu’elle serait plutôt à prohiber, car Marie fut conçue dans le péché, immo cnimvero prohibendum potius esse videtur, in pcccato namque concepta juit. » Rationale dioinorum ojjiciorum, c. cxlvi, P. L., t. ccii, col. 149. De fait, Maurice de Sully, successeur de Pierre Lombard sur le siège épiscopal de Paris (1160-1196), interdit la fête de la Conception dans son diocèse, ou du moins dans sa cathédrale, « en se basant sans doute sur l’opinion doctrinale qui régnait parmi les théologiens de Paris. > H. Lesêtre, L’immaculée conception et l’Église de Paris, p. 32. Conjecture favorisée par un passage où Guillaume d’Auxerre († 1231 ou 1232) met une connexion entre l’acte prohibitif de Maurice de Sullj" et la conception de Marie comme faite dans le péché : Per actum enim concupiscentiæ, non de Spiritu Sancto concepta fuit, et ideo contraxit peccatum originale, et ideo Mauritius episcopus Parisiensis prohibuit ne festum Conceptionis ejus celebrarctur in ecclesia Parisicnsi. Summa de officiis ecclesiasiicis. t. III, c. iii, d’après Pierre de Alva, Radii soiis, p. 738.

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IMôme attitude, en Italie, de la part des canon>stes. Gommentfint le Décret de Gratien, De consecratione, list. III, c. I, Proniintiandum, Huguccio de Pisc emarquc, à propos du mot Nativitns, qu’il n’est pas ait mention de la conception, et qu’il ne faut pas la cter : la raison en est, que Marie fut conçue dans le péché, comme les autres saints, sauf Jésus-Christ seul : et hœc est ratio, quia in pcccatis conccpta fuit, sicut et ceteri sancti, excepta iinica persona Christi. Sicard († 1215), évêque de Crémone en 1185, fait la même remarque que Jean Belelh sur la célébration (le la fête par un certain nombre dans le passé, et peut-être encore dans le présent, ob revelationcm ntidam abbati in naufragio faclam ; il déclare également que la fête manque d’autorité, non est aiiihenlica, puis, faisant plutôt l’office de rapporteur que celui de juge, il ajoute : « Bien plus, certains estiment qu’il faudrait la prohiber, Marie ayant été, disent-ils, conçue dans le péché : imo videtnr aliquibus prohibenda, dicenlibns quod juerit in prccato concepta. » Mitralc, t. IX, c. XLm, P. L., t. ccxiii, col. 421.

Cetle opposition, motivée uniquement sur ce que Marie fut conçue dans le péché, amena sans doute le changement de position qu’on peut remarquer dès lors chez les défenseurs de la fête. Deux méritent d’être indiqués. L’un est l’auleur pseudo-anselmien du Sermo ou Epistola de conceplione beatee Mariæ, pièce signalée col. 1002. Une distinction notable apparaît dans la partie apologétique qui suit le récit des miracles : autre est la conception humaine, autre la conception spirituelle. L’une répond immédiatement à l’acte générateur, una qua camalis copula viri et muUeris agitur ; l’autre se rapporte à l’âme créée pure et unie au corps par Dieu, alia qua spiritualis onima nova et para Deo opérante corpori divinitus’idjungitur. Si l’on se refuse à célébrer la première conception, comme ayant été charnelle, idcirco quod earnalis exstilit, qu’on consente du moins (surtout dans l’ignorance où beaucoup sont du moment précis où elle s’est faite) à célébrer en ce jour la seconde, saUem placent celebrare efus animée spiritualem creationem corporisque cum anima copukitionem, P. L., t. CLrx, col. ; 522. La distinction était sérieuse et d’une réelle importance ; elle pouvait faire tomber certaines objections, tout en maintenant le sens immaculiste de la fête, puisque la vénération s’adressait à Marie déclarée sainte au premier instant de son existence, comme personne humaine. Mais, dans la pensée de l’auteur, ce n’était là qu’un moyen terme, énoncé par esprit de conciliation ; car lui-même, dans sa conclusion finale, proposait l’une et l’autre conception à la vénération des fidèles en la solennité du 8 décembre : Celebremus igitur (dileclissimi) hodie dignia offîciis utramque ejus conceptionem nenerabilem, spiritualem vidrlicel et humanam. La distinction introduite n’empêchait donc pas l’auteur anonyme de maintenir, en substance, la position d’Eadmer et d’Osberl. On pouvait aller plus loin, en ai)pliquant le terme de conception spirituelle à une sanctification de Marie dès le sein de sa mère, mais postérieure à la conception même humaine ou conception consommée, et fêtée cependant le huit décembre par anticipation, Ainsi comprise, la solennité se distinguerait encore de celle de la nativité, puisqu’elle aurait un objet différent, mais ce ne serait plus, à proprement parler, une fêle de la Conception ; ce serait une fête de la Sanctiftcation de Marie.

Cette manière de voir apparaît, sur la fin du XII'e siècle ou au début du xiii « , dans un ouvrage inédit d’.lcxandrcNeckam(parfoisNcquam). Néau territoire deSaint-Albancn 11 57, ce personnage vint à Paris pour M-s études ; passé maître, il y débuta dans l’enseignement vers 1180. Rentré dans sa patrie, il fut successi’vement professeur à Dunstable, à Saint-Alban et a Oxford. Il se fit, ou ne précise pas à quelle époque, chanoine régulier de Saint-Augustin, devint en 1215 abbé de Cirencester et mourut en 1217. Il est l’auleur de douze hymnes De beata Maria Virgine, dont la seconde contient cette strophe singulièrement expressive :

Salve gemma virginum,

Vera salus hominum,

Semper vcrnans rosa.

Inter spinas liliiiiii,

Supernorum civium

Laus, lux gratios ;.

G. Dreves, Analecta hymnica, t. XLvm, n. 276.

Cependant, c’est ailleurs qu’il faut chercher la pensée expresse de Neckam. Après avoir cessé d’enseigner, il composa un commentaire sur le Cantique des cantiques, conservé manuscrit à Oxford, Bodlcian et Balliol Collège, et à Londres, biblioth. de Lambeth : Alexandri Neckam expositio super Cantica canticorum in laudem gloriose et perpétue virginis et matris et de mijsferio incarnationis Domini. Voir A. Noyon, Note^ bibliograph., mai 1914, p. 213. Guillaume de Ware paraît se référer à cet écrit, lorsque, dans sa Quæstio sur la Conception de Marie, il dit de Neckam : « Sur la fin de sa vie, il expliqua de la bienheureuse Vierge ces paroles du Cantique : l’ula pulebra es, arnica mea, et macula non est in te, neque actualis neque originalis. » Les mots in ultime vitæ suæ contiennent une allusion à un changement d’opinion de la part du docteur anglais ; changement qu’on attribua plus tard A une intervention directe de Notre-Dame, comme on peut le voir dans un récit publié par le P. Thurston, Eadmeri tractatns. Append. H, p. 99. La chose fut beaucoup plus simple, d’après Neckam lui-même. Il nous apprend dans le iv « chapitre de son commentaire, qu’étant maître à Oxford, il posait en adversaire de la fête de la Conception, en particulier il prétendait faire son cours le huit décembre comme tout autre jour ; mais il advint que, chaque année, il fut pris d’un malaise subit et dut renoncer à sa classe. Cette coïncidence, jointe aux remontrances de sages amis, le fit réfléchir et il changea complètement d’attitude. Il semble même que le souci de justifier ce revirement ne soit pas absent des trois chapitres où il traite la question : m. Quod béate Virgo sancti flcata juerit in utero matris ; iv. De conceptione beata Virginis et eiusdem nativilale ; v. Item de conceptione bcale uirginis.

Neckam affirme d’abord, comme le titre du i"’cha)iitre l’indique, « que la bienheureuse Vierge fut sanctifiée dans le sein de sa mère. » A l’objection tirée de VEcce in iniquitatibus concepius sum, etc., il réjiond, un peu plus loin, que ce lexle et d’autres semblables énoncent une loi générale, mais sans préjudice des cas spéciaux où l’exception peut se produire ; nullum générant priejudicium spccialibus casibus, maxime cum sœpissime ei quod generaliter proponitur per spcciem derogetur. Sans compter, ajoutc-t-il, Tappui que fournit l’affirmation de saint Augustin : Volo, ut qnocicns de pcccatis agitur, nulla de beata Virgine mentio fiat. P.éponse qui, prise en soi, ne vaut pas moins pour une conception sainte que pour une naissance sainte. En fait cependant, le commentateur n’affirme, au chapitre m", qu’une sanctification de Marie dans le sein de sa mère aprâs infusion de l’âmr, post anime infusioncm. Quelle peut être la portée exacte de ces derniers mots, nous le chercherons plus loin ; mais une objection en sortait naturellement contre la fête : Si Marie ne fut sanctifiée qu’après infusion de l’ûme, comment jicut-on snlenniscr sa conception ? Undn qncrrlr quorundnm admirantium quel fronte inslauretur snllrmnitcr a nonnullis feslum d>' conceptione Virginis. Il faut, répond-il, distln^T J039

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trois acceptions du mot : Est conceptio seminum, est conccplio naturarum, est conceptio spirituaUs. Inutile deUélinir la première, assez connue des fils d’Adam. Il y a conception des natures, quand l’âme est unie au corps et que ces éléments, si hétérogènes d’ailleurs, concourent à former une seule personne. (Notons en passant, que Césaire d’Heisterbach emploie aussi rexpression dans son sermon ii" et qu’il l’explique de la même façon, mais en déterminant l’époque où, suivant les idées du temps, l’union de l’âme et du corps s’opère pour les femmes : Secundo conceptio est nuturarum, quando sexagesima die anima infunditur carni). Enfin il y a conception spirituelle, quand une personne sanctifiée reçoit, par faveur spéciale, le don de la sanctification dans le sein de sa mère charnelle, ou que, renaissant dans les ondes salutaires du baptême, elle est conçue dans le sein de notre sainte mère l’Église.

Ces notions établies, Neckam répond aux adversaires de la nouvelle fête : Pourquoi ne pourrait-on pas légitimement vénérer Marie en raison de sa conception spirituelle, c’est-à-dire de sa sanctification dans le sein de sa mère ? Quis enim inficiari poterit de iure sollenipnitatem instaurandam esse ratione sanc(iflcationis qiia beata Virgo sanctiftcala est in utero ? La fêle, il est vrai, se célèbre le huit décembre, mais, par une inlerprétalion juridique fondée sur certaines analogies, ne peut-on pas reporter l’instant de la conception charnelle et celui de la conception des natures à l’instanl de la conception spirituelle ? Interprétation bonne ad hominem, mais qui ne maintenait pas la fête de la Conception telle qu’elle était comprise par ceux qui s’appuyaient sur la révélation faite à l’abbé Hc’lsin, révélalion que Neckam prétendait respecter : Absit etiuin ut fabulosam esse pronuntiemus aut scntiamus illarn revelationem que abbati elsino fada esse perhibetur. Il ajoute donc qu’on peut aussi vénérer la conception de Marie proui ipsi intelligunt, en rapportant la solennité au jour même oh la Vierge commença d’être conçue. Là il se retrouve, surlieaucoup de points, en communauté d’idées et d’arguments avec Eadmer, Abélard et les autres. Au moment où la parcelle de chair qui formera le corps de la mère de Dieu commence à jouir d’une existence propre, n’y a-t-il pas lieu de se réjouir et de rendre grâces à Dieu, surtout si l’on a égard aux circonstances merveilleuses qui ont précédé ou accompagné cette conception première ? Si l’on vénère à bon droit les ossements des saints, ne peut-on pas vénérer aussi ce germe précieux ?

L’objection déjà indiquée : Ecce in iniquilalibus conceplus sum, et in peccatis concepit me mater mea, revenait naturellement ici, et plus forte. L’abbé de Girencester rappelle la doctrine que, dans son enseignement puljlic, il a professé sur l’acte conjugal : fait par un motif louable, cet acte peut être méritoire de la vie éternelle ; que dire donc, quand il est accompli par un couple tel que saint.Joachim et sainte Anne ? Peut-être dira-t-on que même dans ce cas, l’acte ne peut avoir lieu sans qu’il s’y mêle au moins quelque faute vénielle ; mais pourquoi ? quelle impossibilité y a-t-il à ce que, accompli sous l’impulsion du Saint-Esprit et en esprit d’obéissance, l’acte soit exempt de tout péché ? A supposer même que la paille du péché véniel en fût inséparable, suivrait-il de là qu’il ne pourrait y avoir dans le fruit ni valeur ni vertu ? Et l’apologiste de conclure : Ils n’agissent donc pas d’une façon indiscrète, mais louable, ceux qui célèbrent avec piété et dévotion la conception c’e la mère de Dieu. Neckam fait des réserves ; il refuse de suivre certains partisans de la fête, ceux qui, pour expliquer comment la chair de Marie fut pure dès le début, recouraient à la théorie, exposée col. 1019, d’une

préservation médiate en Adam : aslruendo non tolam carnem prothoplasti esse corruptam, sed quamdam particulam in pristina munditia pcrstilisse reseroatum, ut ei anima béate Virginis tempore preordinato infunderetur. Et comme le germe réservé à Marie avait dû rester pur au cours des siècles, il avait fallu que dans aucun de ses ancêtres, il n’y eût eu une chair entièrement corrompue : nullius igitur patrum tota corrupta est, ut aiunl, ex quibus per carnalem propagalionem beata Virgo descensura, sed in quolibet illorum reservabatur predicta particula, non solum manda, sed mundissima. L’abbé de Cirencester rejette cette explication pour des taisons théologiques d’inégale valeur ; la plus notable est que, dans cette hypothèse, la bienheureuse Vierge aurait été, dès le premier instant de son existence, exempte de toute tache du péché, soit originel soit actuel, et c’est là un privilège exclusif du Christ : Secundum et hanc tradilionem immunis fuit beata Virgo, semper ex quo fuit, ab omni labc pcccati et originali et actuali. Sed hoc soli Christo convenire asseueramus. Ce n’est pas que l’exemption parfaite de toute tache du péché ait manqué à Marie, mais elle n’a joui de ce privilège insigne qu’après l’incarnation du Verbe : Rêvera ex quo Verbum in ipsa conceptum est, plenissime ab omnilabe peccati mandata est, quia ipsa mundicia, qui est filius Dei, ipsam replevit, ipsam mundavit.

Est-ce à dire que jusqu’à cemoment-là, l’âme de Marie aurait été souillée du péché originel ? Ce n’est évidemment pas la pensée d’un théologien qui soutient ex professa la sanctification de la Vierge dans le sein de sa mère. Ce qu’il nie directement, c’est l’absence de toute tache dès le début, sans doute parce qu’il considère la concupiscence comme inhérente à toute chair humaine, celle du Sauveur exceptée. S’ensùivait-il pour Neckam, indirectement et par voie de conséquence, que l’âme de Marie contracta elle-même la tache héréditaire au moment où elle fut unie à cette chair soumise à la loi du péché ? Tout dépend du sens qu’il donnait à l’affirmation émise auparavant : Sanclificala est igitur beata Virgo in utero materna posl anime infusionem. Entendait-il une postériorité dans le temps ou une simple postériorité de nature. Dans le second cas, il n’aurait pas nié le privilège tel qu’il a été défini ; dans l’autre, il l’aurait nié, et c’est là ce que semblent supposer les expressions dont il se sert. Il est vrai qu’au t. IV, c. xvi, il appHque à Notre-Dame ce verset du Cantique : Tota pulchra es, amica mea, et macula non est in te. Mais il parle alors de son assomption, et il n’emploie pas les mots que Guillaume de Ware lui attriljue : neque actualis neque originalis. Il ne parle que du péché véniel, et pour le temps qui suivit l’incarnation du Verbe : Attendens filius desiderium matris, eam ad se vocal ; prias iamen osiendil in ipsa nullam esse maculam, ut evidens sil eam dignam esse præsentia régis omnium. Anima enim que cum macula venialis culpe recedit ab ergastulo corporis, Iransibit per ignem purgatorii, ibi purganda antequam conspectui régis presentetur, licet virtutum claritale multa refulgeat. Ex quo beata Virgo tota in corpore et in anima mundata concepit ipsam munditiam, nulla fait in ca macula eiiam venialis culpe. Tota pulchra fuit ex quo effecta est mater pulchritudinis. Plus claire encore est la conclusion, quand on rapproche des passages précédents une glose sur le psaume iv, citée par le P. Noyon, p. 221 : Anima ergo eius statim ex quo infusa est corpori originale habuit peccatum, ex quo mundata est in utero. Dès lors la conception spirituelle s’oppose, non seulement à la conception charnelle, mais encore à ce que Neckam appelait la conception des natures (conception consommée), et la fête, envisagée de ce point de vue, n’est plus, à proprement parler, qu’une fête de la sanctification

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de Marie. Manière de voir dont il faudra désormais tenir compte, car elle se rencontrera parmi les théologiens qui regarderont la Vierge comme sanctifiée avant sa naissance sans admettre qu’elle fut sainte en sa conception.

4<’État du problème à la fin du Xlie siècle. — Eadmer et les autres champions de la Vierge immaculée n’avaient pas seulement affirmé la pieuse croj’ance ; ils l’avaient présentée sous une forme propre à lui concilier beaucoup de sympatliies, surtout parmi ceux qui aimaient à envisager la question sous un aspect moins spéculatif que pratique, en faisant large part aux intuitions de la piété. Ils avaient ébauché des preuves dont quelques-unes devaient rester, particulièrement la preuve de convenance, fondée sur les intimes relations qui ont existé, et telles qu’elles ont existé dans l’ordre actuel, entre le Sauveur et sa mère, entre le nouvel Adam et la nouvelle Eve. Mais tout, chez eux, ne fut pas d’égale valeur. Dans ce premier stade de la grande controverse, il était arrivé ce qui arrive presque toujours quand un problème complexe, resté longtemps dans l’ombre, devient l’objet d’une discussion publique : la lutte s’engage sur un terrain plus ou moins vague, et les obstacles surgissent. Dans le cas présent, la difficulté venait du problème pris en lui-même, problème insuffisamment étudié jusqu’alors ; elle vint aussi, accidentellement, de la façon dont le problème fut posé et résolu par les premiers apôtres du privilège mariai.

Un théologien contemporain a dit, en parlant de l’immaculée conception, qu’au début de la théologie scolastique, l’état de la question ne fut pas clairement établi, non juil clarc delcrminaliia. Christ. Pesch Præ-Iccliones dogmalicæ, t. in. De Deo créante et élevante, n. 323, 2e édit., Friljourg-en-Brisgau, 1899. La remarque est d’une incontestable justesse. Ces formules : Marie conçue sans pécha, Marie exemple du pèche originel, ont pour nous un sens simple et précis, maintenant que la valeur des termes a été fixée par l’usage commun ou par les déterminations du magistère ecclésiastique. Qu’il en allât autrement au xite siècle, ce qui précède l’a montré surabondamment. Des obscurités résultaient alors, et résultent encore maintenant ])<iur nous, des acceptions multiples où l’on prenait les tenues de conception et de péché ; acceptions souvent dépendantes, soit de fausses idées sur la nature de la concupiscence et du péché originel, s<iit de théories purement philosophiques sur la généliition, en particulier sur le développement progressif de l’embryon humain et sur l’époque où se réalise l’union de l’âme et du corps. Les défenseurs de la Mte prétendaient la justifier en soutenant que la conception de la bienheureuse Vierge fut sainte, mais de quelle conceplion parlaient-ils, et de quelle sainteté ? Car la sainteté qui convient à la chair, terme immédiat de la conception initiale, n’est pas la sainteté qui peut convenir à l’âme, unie au corps au moment de la conception consommée. C’est seulement à la (In du siècle, dans VEpislola du pseudo-Anselme cl dans le commentaire d’Alexandre Ncckam, que nous avons rencontré une distinction entre la conception charnelle et la concejition spiritucllr, avec cette particularité que le second semble ramener la conception spirituelle à une simple sanctification de Marie dans le sein de sa mère, elqiic le premier retombe dans les mêmes équivoques que ses devanciers en appelant saintes deux conceptions diverses, dont l’une concerne la seule chair, tandis que l’autre suppose l’âme créée par Dieu, ornée de la grâce sanctifiante et unie au corps.

Posée sans précision suffisante, la question ne pouvait être parfaitement résolue. Influencés à la fois par les idées qui prévalaient de leur temps et par

l’insistance avec laquelle leurs adversaires répétaient cette objection : œuvre de parents soumis à la loi de la concupiscence, la conception de Marie ne saurait être sainte, les défenseurs de la fête et de la croyance se préoccupèrent surtout de soustraire la chair de Notre-Dame, soit à une souillure provenant de la concupiscence actuelle des parents, soit à une empreinte morbide contractée dans Adam. De là vinrent les hypothèses que nous avons rencontrées : celle d’une conception active sans délectation sensuelle de la part de saint Joachim et de sainte Anne, et celle d’une préservation initiale de la parcelle de chair qui devait former le corps de la bienheureuse Vierge et celui de son divin fils. Arbitraires ou bizarres, ces hypothèses étaient, en outre, absolument insuffisantes pour expliquer une conception sainte, dans le sens théologique du mot, et positivement opposée au péché originel proprement dit ; car cette sainteté-là ne va pas, dans l’ordre actuel, sans la grâce sanctifiante, et celle-ci ne peut être que dans l’âme.

Ces singularités ne se rencontrent pas chez tous ; Eadmer, en particulier, s’était abstenu de toute explication positive et s’en était remis simplement à la sagesse et à la puissance divines. Mais sa doctrine n’échappait pas à un autre inconvénient, celui de laisser dans l’ombre un aspect important du problème. En aHlrmant que la mère de Dieu avait été purifiée par une application anticipée des mérites de son fils, l’unique rédempteur, saint Anselme l’avait implicitement comprise parmi les rachetés. Il fallait tenir compte de cette donnée et montrer qu’elle était conciliable avec l’exemption du péché originel, si l’on voulait rendre le privilège de l’immaculée conception théologiquement acceptable. En d’autres termes, deux vérités devaient s’harmoniser : d’un côté, Marie sainte ou exempte du péché dans sa conception ; de l’autre, Marie rachetée par Jésus-Christ. Si les docteurs immaculistes du xiie siècle se préoccupèrent de sauvegarder la première de ces vérités, ils négligèrent l’autre à telpoint qu’ils semblent n’y avoir pas songé ; ce qui, au siècle suivant, donnera prise à la critique des grands maîtres. l’ne nouvelle période de discussion était donc nécessaire, pour que le sens exact du privilège fût fixé et que, dégagée des idées fausses ou accessoires et en menie temps complétée, la vraie doctrine pût être établie et justifiée.

Mgr Matou, op. cit., t. t, c. iv, a. 3 ; Kellncr, Hcortologie, p. 190 sq. ; E. Vacandard, Les origines de la fcte de la Conception dans le diocèse de Rouen et en Angleterre, dans la Revue des questions historiques, 1897, t. lxi, p. 1 70 sq. ; Les origines de la fête et du dogme de l’immaculée conception. II. dans la Reuue du clergé français, lîllO, t. lxii, p. 257 sq. ; A. Noyon, Les origines de la tête de l’immaculée conception en Occident, extrait des Études du 20 seplembrc 1904 ; Noirs bibliographiques sur l’/'iiv/oirc de la théologie de l’immaculée conception, dans le Bulletin de littérature ecclésia.’ttique, Toulouse, mai 1914, p. 213-221 : IV. Les cominontaires d’.Mexandre Ncckam ; juillet-octobre 1920, p. 293308.VI. (La doctrine det’immaculèc conception au xir siècle) ; du même, dossier ms. comprenant des extraits d’auteurs et les n^sultafs d’une enquête sur la fête de la Conception on France, cf. Bulletin, juillet-octobre 1920, p. 300 ; II. Lesctre, L’immaculée conception et l’Église de l’aris, Paris, 1904 ; Edm. Speelman, Belgium Marianum. Histoire du culte de Marie en Belgique, Tournai, 1859 ; A. Déport, Le culte de l’immaculé’c conception en Gascogne, dans la Revue de Gascogne, nouv. série, Aucli, 1901. t. iv, p. 529-.162.

/II. XIII".SIÈCLE : l’opposition des grands scolastiqucs. — Nous arrivons au point critique dans le développement de la controverse, à l’époque visée par le patriarche Antliime de Constanlinople, dans la Lettre encyclique patriarcale et st/nodale du très saintsiège apostolique et patriarcal, Constanlinople, 1895 : I L’Église papale a encore innové, il y a quarante ans 10’13

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à peine, en établissant, au sujet de l’iinmaculée conception de la Vierge Marie, mère de Dieu, un dogme nouveau, qui était inconnu dans l’ancienne És^lise et qui avait été jadis violemment combattu même par les plus distingués théologiens de la papauté. » Allusion manifeste aux grand ? scolastiques du xiiie siècle. La difficulté qu’ils soulèvent se rapporte principalement à la doctrine de l’immaculée conception, mais elle s’étend aussi à la fête, considérée soit en général dans sa légitimité, soit plus particulièrement dans son objet.

1° La controverse doclrinale au XIW siècle.- — A part le texte du bienheureux Oglerio rapporté col. 1026, texte qui peut dater des années où il fut abbé de Lucedio (1205-1214), on ne trouve à cette époque rien de précis en faveur de la pieuse croyance. Guillaume de Ware nomme Robert Grossetète, évêque de Lincoln de 1235 à 1253 ; personnage important dont le témoignage aurait d’autant plus d’intérêt, qu’il se montra le protecteur des premiers franciscains venus à Oxford, en 1224, et qu’il fut même leur professeur de théologie pendant quatre ou cinq années. Malheureusement Ware ne parle que par ouï-dire : Lincolniensis, ut dicitur, hoc posuil, et sans fournir aucune indication qui permette de contrôler l’assertion. D’autres font de saint Antoine de Padoue († 1231) un partisan du glorieux privilège, mais en s’appuyant sur des textes qui n’ont rien de décisif. Dans un sermon sur la nativité de Marie, le grand iJiaumaturge lui applique ce verset : El quasi luna plena in diebus suis lacet, Eccli., l, 6, en ajoutant cette glose : Beaia Maria dicitur luna plena, quia ex omni parte perfecta. Luna ideo impcrfecta et semiplena, quia habct maculam et cornua. Sed gloriosa Virgo nec in sua naiivitate habuit maculam, quia in utero matris fuit sanctificaia, ab angetis custodila, nec in diebus suis cornua superbise, et ideo plena et perfecta lucet. S.Anionii Pal. Thaumalurgi sermoncs dominicales et in solemnitatibus, Padoue, 1895 sq., t. iii, Sermones in laudes beatissimae Mariée virginis, p. 696. D’après ce texte, la bienheureuse Vierge fut sanctifiée dans le sein de sa mère, mais rien n’indique que la sanctification ait eu lieu en même temps que la conception. Pour trancher l’équivoque, l’éditeur recourt à un autre sermon où, après avoir rapporté la célèbre phrase de saint xugustin : Excepta ilaque, etc., l’orateur ajoute : Illa autem gloriosa Virgo singulari gratia prœucnta est atque repleta, ul ipsum haberel venlris sut fructum, quem ex initia habuil univcrsitalis Dominum. Beatus ergo venter, de quo in suse matris laudem Filius dicil in Canticis. : Venter tuas sicut acervus tritici, vallatus liliis. Ibid., t. i, Domin. IJI in Quadrag., p. 89. II suit de là que, d’après saint Antoine, Marie fut prévenue et remplie d’une grâce singulière en vue de sa maternité future, mais il n’est pas dit que ce fut dès le premier instant de son existence, et la seule expression de grâce singulière ne suffît pas, pour permettre de conclure sûrement dans un sens immaculiste. Du reste, c’est là un détail secondaire en face du problème général que soulève la doctrine des grands scolastiques. Comme il y a divergence d’avis, il importe de séparer les questions : celle de l’enseignement pris en lui-même et celle de l’interprétation qu’il en faut donner.

1. L’enseignement des grands scolnsliques^ — Les théologiens du xme siècle traitent ordinairement le problème à propos de la sanctification de Marie, soit dans leurs commentaires sur le Ul^ livre des Sentences, dist. iii, soit dans la III" partie de leurs Sommes théologiques ; parfois encore dans des Quodlibela, à propos de la fête de la Conception. Quand eut lieu 1 « première sanctification de la mère de Dieu, avant ou après l’animation, qui se fait par l’infusion

de l’âme dans le corps suffisamment développé ? Telle est la fonne générale sous laquelle la question est posée. Mais ces deux moments principaux : ante animalioncm et posl animationcm, sont souvent décomposés en ]jlusieurs autres.Ainsi, à supposer que lasanctilication n’ait eu lieu qu’après l’animation, il reste a déterminer si elle a précédé la naissance extérieure, ante nalii’ilalem, si elle s’est faite dans le sein maternel, in utero. Disons immédiatement que nulle divergence n’existe sur ce dernier point ; les princes de l’École et leurs disciples affirment que la bienheureuse Vierge fut sanctifiée dans 1j sein de sa mère ; tous disent qu’on ne pourrait raisonnablement refuser à la mère de Dieu un privilège accordé à.Jérémie et à Jean-Baptiste. De nouvelles hypothèses se présentent dans le cas où la sanctification aurait eu lieu avant l’animation : ante conccplionem (ou ante uterum), in con ccptione, post conccplionem ante animse infusionem. Dans cette terminologie, le mot de conception se rapporte nécessaireiwent à la conception première ou charnelle, considérée en elle-même ou dans son terme propre, puisque la conception consommée est logiquement postérieure à l’animation. La chose est d’ailleurs expressément affirmée par Alexandre de Halès Summa, III », q. ix, m. ii, a. 2 : Conceplio dicit corn mixtionem, quæ est in principiis seminalibus viri ei mulieris. Cela étant, que peut signifier cette question, posée par le même théologien, a. 1 : Ulrum B. Virgo ante suam conccplionem sanctificaia fueril ? « Elle n’a pas pu être sainte avant d’exister, et elle n’existait pas avant d’avoir été conçue, » avait objecté Bernard, col. 1012. Objection d’autant plus sérieuse, que les théologiens du xiiie siècle entendaient parler d’une sanctification proprement dite, ayant l’âme pour sujet.

L’explication de cette antilogie apparente aura l’avantage de nous faire voir nettement l’étroite connexion qui existe entre la position prise par les grands scolastiques à l’égard de la conception de Marie et la façon dont les défenseurs de la pieuse croyance l’avaient auparavant comprise et proposée. « Le péché n’est pas formellement dans la chair, remarque Alexandre de Halès, Summa, 1°, q. xi, m. ni, mais on peut dire qu’il y est virtuellement, causaliter, en ce sens que la chair contient ce qui, plus tard, amènera le péché dans l’âme, quia in carne est unde posiea contraint anima peccatum. » La sainteté peut se trouver dansla chair de la même façon, comme l’expose très clairement Richard de Middletowii, In. JV Sent., 1. IH, dist, III, q. i, § Respondeo : Sicut peccatum potest dici esse in aliquo, sicat in subfeclo, secundum quem modum est in sola rationali vel inleltectuali natura, et sicut in causa, secundum quem modum dicitur esse in carne infecta, sic carnem Virginis ante animalionem fuixse sanctificatam dupliciler potest intclligi : uno modo ita quod ante animalionem fada fuerit subjcclam sanctitalis… Alio modo ita quod illi carni fuerit data aliqua dispositio per quam essel in anima sibi unienda sanctitalis causaiiva. Ainsi peut-on dire d’une chose qu’elle est sanctifiée, en deux sens très différents ; d’abord, en elle-même, comme propre sujet de sainteté ; puis médiatement et virtuellement, in causa, en ce sens qu’un principe de sainteté existant pourra entraîner la sainteté dans l’effet qu’il produira. C’est précisément dans ce second sens que les apologistes du xiie siècle avaient parlé d’une sanctification préventive de la mère de Dieu, soit dans Adam, par la préservation d’une parcelle de chair, soit dans ses propres parents, par la supposition d’un acte générateur saint ou par l’exclusion, dans cet acte, de tout élément qui pût souiller la chair, terme immédiat. Au même ordre de sanctification préventive se rattache la théorie signalée par Albert

le Grand, In. IV Sent., t. III, dist. III, a. 4 : An caro B. Viryinis fuit sanctificata anle animationcm, vel posl ? Conçue comme les autres, Marie aurait contracté le péché originel virtuellement dans sa chair, m causa et materia corporis ; mais au moment de l’animation, le Saint-Esprit plus agile que tout mouvement, omnibus mobilibus mobilior, Sap., vii, 24, aurait préalablement purifié la cliair, pour qu’elle ne pût infecter l’âme de la tache originelle, ut animam reatu originali inftccre non posset.

Ce sont ces théories qui expliquent pourquoi et dans quel sens les théologiens du xme siècle se sont demandé, si la bienheureuse Vierge avait été sanctifiée avant sa conception (première), ou dans sa conception, ou avant l’animation. Rien de plus évident, si l’on prend leurs conclusions avec les objections qui les précèdent et qui rappellent les arguments des adversaires réfutés, car la plupart de ces arguments, et les plus caractéristiques, viennent des apologistes du xii’siècle. Prenons, par exemple, ceux que saint Thomas s’objecte dans la Somme, III a, q. xxvii, a. 2 : Ulrum B.-Virgo/ueritsanctificalaanteanimationem.Le]n-emieT est tiré surtout de Jérémie, i, 5 : Priusquam te formarem in utero, novi te ; il apparaît dans le sermon attribué à Pierre Comestor : Jeremias igituranle formamhomiriis formam suscepit divinse notionis… Bcnignus Dominus qui vocal ea quæ non sunt, tanquam ea quæ suni ; ante prxveniens gratia, quam donans vitam. Le second argument consiste dans l’assertion de saint Anselme relative à la souveraine pureté dont il convenait que la mère de Dieu fût ornée. De concepln virginali, c. xviu ; le texte avait été utilisé par les défenseurs du privilège, notamment par Gauthier de SaintVictor, col. 1028. L’existence de la fête de la Conception fournit le troisième argument ; tous nos apologistes s’en étaient servis. Le quatrième et dernier est le plus caractéristique : Si radix sancta, et rami, Rom., xi, 16 ; nous l’avons rencontré dans le premier des traités conservés à Heiligenkreuz, col. 1022.

Une dernière manière de voir est signalée par saint Bonaventure./n IV Sent., t. III, dist. III, p.i, a. l.q.n : sanctification directe de l’àme qui, dans un même instant aurait été créée et ornée de la grâce sanctifiante, puis unie au corps, in instanti suæ crcationis fuit sibi gratia infusa, et in eodem instanti anima infusa est carni ; de la sorte, la grâce de la sanctification précédant logiquement l’union, aurait prévenu dans l’àme de la glorieuse Vierge la tache du péché originel. La théorie visée ici semble être celle du » seudovnselme, Scrmo de Conceplione beatæ Mariæ ; il n’explique pas autrement ce qu’il appelle la conception spirituelle : Ipse animarum creator animam suæ matris dignam cl sanctissimnm corpori virginali, efus ministrantibus angelis, copulavil. O quanta est dies illa, qua nostræ reparationis anima digna creatur et sanctiftcatur, et sanctissimo corpori unitur. P. L., t. eux, col. 322. Notablement différente des précédentes, cette théorie garde cependant avec elles ce trait commun, que la sanctification de Marie y est considérée comme antérieure, au moins logiquement, à l’animation qui se fait par l’union de l’àme avec le corps. C’est là une circonstance dont il faut tenir comiite, si l’on veut interpréter exactement la doctrine des grands scolaitiques ; car tous s’accordent à n’admettre de sanctification qu’après l’animation, après l’union des deux éléments qui concourent à former la personne humaine. Ce qui n’em])êcbe pas une ccriairte diversité dans la manière de traiter la question et dans les arguments employés.

a) Théologiens franciscains. — En tête de ligne apparaît Alexandre de Haies, anglais, originaire du comté de Gliiuccster ( 1245), Summa theologiæ, III », q. IX, m. II, De sanctificationc beatæ Virginis.

Sa doctrine se résume en quatre conclusions, correspondant à un nombre égal de questions. — a. La bienheureuse Vierge n’a pas été sanctifiée avant sa conception, ou, suivant une autre expression, daris ses parents. La génération a pour principe non la sainteté personnelle de ceux qui engendrent, mais la nature, et celle-ci, depuis la chute originelle, est soumise à la loi du péché ou de la concupiscence ; Marie, engendrée dans les mêmes conditions que les autres, n’a donc pu être sanctifiée dans ses parents ; au contraire, il était nécessaire que, de ce chef, elle contractât le péché dans son origine, imo neccsse fUit quod in generatione sua conlrahcret peccatum a parentibus. L’argument suppose une distinction fondamentale, énoncée au début de l’article, entre deux sortes de sanctification : sanctificatio naturx et sanctificatio personæ, l’une étant comme l’apanage de la nature elle-même, l’autre ne convenant qu aux individus en raison de la grâce sanctifiante reçue et possédée à titre purement personnel. Dans ce dernier cas, l’argument tiré du texte : St radix sancta, et rami, est sans valeur. — b. La bienheureuse Vierge n’a pas été sanctifiée dans l’acte même de la conception, in ipsa conceplione. L’acte générateur s’accompht, il est vrai, par la volonté des parents, volonté qui peut être bonne et, sous ce rapport, l’acte lui-même peut être méritoire ; mais, considéré physiquement et dans sa vertu propre, l’acte est de la nature corrompue et soumise à la loi de la concupiscence ; la sainteté ne ])cut donc s’y trouver, suivant la doctrine de saint Bernard : Quomodo peccatum non fuit, ubi libido non defuil ? Parmi d’autres arguments énumérés auparavant, il en est un d’une importance spéciale et que nous rencontrons pour la première fois, celui qui fait appel au dogme de l’universelle rédemption en Jésus-Christ, incompatible avec une conception sans péché, parce qu’alors il n’y aurait pas besoin de rédemption : Ilem, si B. Virgo non fuisset concepla in pcccaln, crgo non fuisset obligata peccnlo, nec habuisscl rcatum peccali. Si ergo quod non habct reutum pcccati, non indiget rcdemplione, quia redemptio est proptcr obligationem ad peccatum et ad reatum pcccati, ergo non indigercl rcdemplione per Christun, quod secundum (idem catholicam non est ponendum. Comme il s’agit, dans cet article, de la conception première ou charnelle, Vobligatio ad peccatum ne peut s’entendre que de ce que les théologiens appelleront le dehitum peccati, c’est-à-dire la nécessité de contracter le péché originel ; nécessité que Marie devait encourir en vertu de sa conception, Ijour qu’elle eût vraiment besoin d’être rachetée. — c. La bienheureuse Vierge n’a pas pu être sanctifiée après la conception, avant l’infusion de l’âme. Sanctification qui, par hypothèse, tomberait encore directement sur la chair, ita quod caro ejus essel sanctificata, anlequam infundcrdur anima in ea. C’est seulement en vertu de son union avec l’âme que la chair peut être ordonnée à la gloire ; d’un autre côté, c’est la grâce inhérente à l’âme qui dispose à la gloire ; il est donc impossible que la chair soit sanctifiée avant l’infusion de l’âme. — d. Reste que la bienheureuse Vierge ait été sanctifiée après l’union du cor]is et de l’âme, mais avant sa naissance, ante suam nativilalem post infusionem anima : in suo corpore. Le « docteur irréfragable » ne précise pas davantage. L’hypothèse d’une sanctification opérée avant que le péché originel eût été réellement et formellement contracté, serait-elle recevableV Non, à en juger par tout l’ensemble de la doctrine. D’ailleurs, énonçant, a. 4, une preuve en faveur d’une sanctification antérieure à la naissance, Alexandre fait intervenir l’idée de purificalinn : Si non essel puriflrala et sanctificata in utero, intelligrretur major puritns in Joanne et Ilieremia. Quoi d’étonnant ? Avec Pierre Lombard et tant d’autres, ce théologien

regardait la chair comme pliysiquement souillée par la concupiscence et tenait que du fait même de son union avec la chair, dans l’état de nature déchue, l’Ame contractait une souillure correspondante : quam cito enim anima injunditur carni focdæ, lam cilo foedatur ; sicut a vitio vasis vinum corrumpitur. Summa, II », q. cv, m. IV.

Saint Bonaventure († 1274), professeur à Paris de 1248 à 1255, enseigne en substance la même doctrine que son maître ; mais il serre de plus près le problème en traitant séparément de la chair et de l’àme, il le simplifie aussi en réduisant le nombre des questions. In IV Sent., t. III, dist. III, part. I, a. 1, q. ii. La chair de la Vierge a-t-elle été sanctifiée avant l’animation ? Telle est la première question, qui comprend implicitement les trois moments distingués par Alexandre de Halos : anle conceplionem, in ipsa conceptionc, post conceptionem ante animationem. Le docteur séraphique ne nie pas la possibilité d’une purification préalable de la chair, mais il objecte qu’une purification de ce genre ne serait pas une sanctification proprement dite ; celle-ci convient à l’âme seule. En outre, la conception première de la Vierge s’est faite dans les conditions communes d’une génération soumise ù l’empire de la concupiscence ; elle a donc eu naturellement pour terme une chair de péché. Un peu plus loin, part. II, a. 2, q. I, il réfute la théorie de la parcelle de chair restée pure dans Adam et dans tous ses descendants. Beaucoup plus importante est la seconde question : Vâme de la bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant d’avoir contracté le péché originel ? L’opinion affirmative est d’abord exposée, celle que nous connaissons déjà, col. 1045, et suivant laquelle l’âme de Marie aurait été sanctifiée dans l’instant même de sa création, et par conséquent n’aurait pas réellement contracté la faute héréditaire. Les raisons invoquées par les tenants de cette opinion sont rapportées, et aussi la manière dont ils prétendent satisfaire aux données de la foi en ce qui concerne l’universalité de la rédemption : Marie doit son exemption du péché originel à la grâce, qui dépend et vient du Sauveur ; elle a été délivrée par Jésus-Christ, mais non pas comme les autres, car tandis qu’en dehors d’elle tous ont été retirés du précipice où ils étaient tombés, la mère de Dieu a été soutenue au bord même du précipice pour qu’elle n’y tombât pas, quasi in ipso casu sustentata est ne rueret. Malgré l’apparente sympathie avec laquelle il expose ces raisons, le docteur séraphique se rallie au sentiment opposé : la Vierge n’a été sanctifiée qu’après avoir contracté le péché originel, saniificatio Virginis subsecuta est originalis peccati coniractionem. Il se rallie à ce sentiment comme plus commun, plus raisonnable, plus sûr, plus conforme à la doctrine des Pères et à la piété réglée par la foi. Quatre preuves sont apportées : l’universalité du péché, affirmée dans la sainte Écriture et dans la tradition ; l’existence en Marie des peines attachées à la faute originelle ; la connexion qui existe entre la souillure de la chair et celle de l’âme quand l’union des deux s’accomplit ; la qualité de rédempteur qui convient à Jésus-Christ par rapport à sa mère. Dans le développement de ces preuves et les réponses aux objections, l’élève d’Alexandre de Halès suppose souvent, comme son maître, la théorie de Pierre Lombard sur la nature de la concupiscence et du péché originel ; théorie que, délibérément, il préférait à celle de saint Anselme. In IV Sent., t. II, dist. XXXI, a. 2, q. i. Ce n’est pas qu’il nie la possibilité d’une infusion de la grâce au premier instant et, par suite, d’une réelle préservation ; mais il ne lui semble pas convenir qu’en dehors du Sauveur, un seul des enfants d’Adam ait été absolument sans péché, ad Ci"". La bienheureuse

Vierge n’en a pas moins son privilège propre, celui d’avoir été sanctifiée plus parfaitement et plus rapidement que les autres. En quel jour, à quelle heure la chose se iit-elle, nous l’ignorons ; mais il est raisonnable de croire que l’infusion de la grâce dans l’âme de la mère de Dieu suivit de prés l’infusion de l’âme dans le corps, cilo post infusionem animx, q. m. Les deux docteurs franciscains se sont-ils rétractés ? On l’a prétendu : Alexandre de Halès aurait, sur la fin de sa vie, admis le glorieux privilège et composé un écrit en sa faveur ; de son côté, saint Bonaventure, devenu ministre général des frères mineurs, aurait fait équivalemment la même chose en instituant pour son ordre la fête de la Concejjtion au chapitre de Pise, en 1263, sans compter divers passages du docteur séraphique où le pieuse croyance apparaît, notamment un sermon sur la bienheureuse Vierge Marie où les mots gratta plena sont ainsi glosés : Domina nostra fuit plena gratta prævenicnte in sua sanctipcatione, gratia scilicel prieservativa contra fœditatem originalis culpse, quam contraxisset ex corruptionc naturæ, nisi speciali. gratia prseventa præservataque fuisset. Opéra, Rome, 1596, t. iii, p. 389. Mais toutes ces assertions manquent de réelle valeur. En ce qui concerne Alexandre de Halès, il y a pure confusion entre ce théologien et son homonyme, Alexandre Neckam, dont ilaété parlé ci-dessus, col. 1037 sq. : d’ailleurs, si ce dernier a fini par admettre une fête de la Conception, il n’a pas admis la croyance à l’immaculée conception. Il en est de même, on le verra plus loin, du docteur séraphique, à supposer qu’il ait réellement institué la fête de la Conception au chapitre général de Pise. Le sermon allégué est apocryphe. S. Bonaventurie Opéra omnia, Quaracchi, 1882 sq., t. iii, p. 69, Scholion ; Prosper de Martigné, La scolastique et les traditions franciscaines, p. 370, 372.

Alexandre de Halès et saint Bonaventure furent les maîtres des théologiens franciscains qui enseignèrent à Paris au xiiie siècle ; leurs disciples immédiats ont marché sur leurs traces. Le fait est confirmé par les écrits, publiés ou inédits, des principaux. Tel, Jean de la Rochelle († 1245), le premier frère mineur qui ait reçu la licence à Paris et le propre successeur d’Alexandre de Halès, comme professeur de théologie chez les franciscains. Dans une question correspondant à Sent., t. III, dist. III, il discute, comme son m.aître, si la Vierge a été sanctifiée ante conceplionem, in conceptionc, post conceptionem et ante infusionem animæ ; même solution. F. Cavallera, art. L’immaculée conception, p. 102. Un sermon inédit sur la nativité contient aussi cette phrase : Sic Maria in origine concepfionis habet amaritudinem conceptionis, sed in utero matris dulcorata est per gratiam sanctificationis, ut nascerctur in dulcedine plenitudinis sanctitatis. Paris, Biblioth. nation., ms. lat. 15940, fol. 167v. Un autre disciple d’Alexandre, celui à qui fut confié par Alexandre IV, en 1256, le soin de compléter et d’éditer la Somme du maître, Guillaume de Méliton († 1260), reprend son enseignement, avec cette particularité intéressante qu’il ajoute cette question : la bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée au moment même de l’animation, in infusione animas ? Non, répond-il. Autrement, Marie serait à la fois sanctifiée et non sanctifiée, ce qui est contradictoire ; en outre, n’ayant jamais eu de péché, elle n’aurait pas eu besoin de rédemption, puisque la rédemption suppose la rémission du péché, redemptio enim absolvit a reatu culpse. Doctrine confirmée par des témoignages empruntés à saint Irénée et à saint Bernard. Il ne suit pas de là que la mère de Dieu soit assimilée aux autres créatures humaines ; sa sanctification jouit d’un caractère privilégié, qui consiste dans l’excellence de la grâce reçue. F. Cavallera, ibid., p. 102. Un autre

Anglais, Richard de Middletown, Ricardus a Media Villa (t vers 1308), réduit le problème à une seule question : la chair de Marie a-t-elle été sanctifiée avant l’animation, antequam animala ? Gomme ses maîtres, il conclut négativement, en ce double sens qu’avant l’animation la chair ne peut être le sujet d’une sanctification proprement dite, et qu’on ne peut supposer en elle aucune disposition appelant la grâce dans l’âme destinée à lui être unie : anima enim Virginis ex sui unione ad illam carnem peccatum originale contraxil. In IV Sent., t. III, dist. III, q. i. Ce qu’il répèle, et pour la même raison, dans la réponse ad 2°™ : descendit enim caro ejus a primis parenlibus secundum naturalis propaginis legem. Quand la Vierge fut-elle sanctifiée ? Eodem die, cito post constitutionem naturæ, ad 3Jni.

On ne s’étonnera donc pas que les derniers éditeurs des œuvres de saint Bonavenlure aient reconnu, loc. cit., son opposition à la pieuse croyance, et que, dans la préface des QuKstiones disputatæ de immaculala conceptione bealæ Mariée Virginis, imprimées aussi à Quaracchi, on lise cet aveu, p. xi : « Les disciples de saint Bonaventure ont répété sa doctrine, et jusqu’ici nous n’avons pas rencontré un seul de nos théologiens de Paris au xiii° siècle, qui ait accepté ou défendu la doctrine de l’immaculée conception. »

b. Théologiens dominicains. — Albert le Grand († 1280), professeur à Paris de 1245 à 1248, traite la question en deux articles. La bienheureuse Vierge fut-elle sanctifiée étant déjà dans le sein de sa mère ou avant d’y être, in utero vcl unie uterum, (en d’autres termes, ante conceptioncm vcl post conceptionem seminalem ) ! La réponse ne pouvait pas être douteuse : Marie n’a pas pu être sanctifiée in parenlibus ou avant sa conception. La grâce de la sanctification ne vient pas des parents ; elle ne peut donc pas être communiquée par eux. La Vierge fut conçue, comme les autre, par voie de génération sexuelle ; l’acte générateur étant, dans l’ordre actuel, indissolublement lié à la concupiscence actuelle, ne pouvait manquer de lui transmettre le péché. La chair ne participe à la sanctifialion que par l’âme distincte de la chair et n’étant pas, comme elle, contenue dans les ancêtres ; personne ne peut donc recevoir dans les ancêtres la grâce de la sanctification. Vient ensuite la seconde question : la chair de la bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant ou après l’infusion de l’âme, anle vel post aninvtlionem ? Nous avons vii, col. 1016, comment certains supposaient une sanctification de la chair antérieure à l’animation. Albert rejette cette hypothèse comme une hérésie condamnée par saint Bernard dans sa lettre aux chanoines de Lyon et par tous les maîtres en théologie de Paris. La chair prise en elle-même n’est pas susceptil>le de recevoir la grâce sanctifiante ; il ne peut donc y avoir sanctification avant l’animation. En outre, dans l’iiypothèse d’une purification préalable de la chair, la Vierge n’aurait pas eu besoin de rédemption dans son âme, et ainsi ell échapperait à l’universelle sentence : Morte morieris, qui vaut de la double mort, celle du corps et celle de râmc. Reste que la mère de Dieu ait été sanctifiée dans le sein maternel ; en ((uel jour ou à quelle heure, personne ne iieut le savoir en dehors d’une révélation : il est seulement plus probable que l’attente ne fut pas de lo gue durée, mais que la sanctification suivit de près l’animation : probabilius est, f/uod cito post anumitioncm con/eratur, quam longe exspectetur, a..5. Ces affirmations s<^)nt trop nettes pour qu on puisse légitimement interpréter dans le sens tlu glorieux privilège un passage où le même docleur déclare Notre-Dame indemne de la malédiction du péché originel : Triplex vue culpæ, originalis, mortalis ac venialis… Sive omni Iriplici ure fuit benlissima

virgo Maria. Mariale sive quasstiones super evan^ gelium Missus est, q. xxxi, B. Alberti Magni opéra omnia, Paris, 1890 sq., t. xxxvii, p. 67 ; cf. Biblia Mariana, n. 12, ibid., p. 430 : De laudibus B. M. Virginis, t. I, c. I, t. xxxvi, p. 9-10. Il s’agit, semble-t-il, du péché originel considéré dans son élément matériel, le fomes peccati, dont Marie fut délivrée partiellement en sa première sanctification in utero, et totalement dans sa seconde sanctification au jour de l’annonciation. D’ailleurs, la conception dans le péché est expressément affirmée plus loin, q. clxui, 5 3, p. 239 : Sed quæritur illud, quare et unde fucrit, quod non fuit sine originali labe conccpta ? Dicimus quod luit impossibile, nisi conciperetur de virgine, et sic mater sua fierel virgo mater, et non essel suum privilegium, scilicet quoa essel mater virgo. Ce qui confirme l’étroite dépendance qui existe entre la doctrine d’Albert le Grand et celle de saint Bernard.

Vers la même époque, un autre dominicain, Pierre de Tarentaise (1225-1276), plus tard Innocent V, résout le problème d’une façon à la fois plus compliquée et plus précise. In IV Sent., t. III, dist. III, q. I, a. 1. Quæritur an sanctiflcata fuerit caro eius anle animée infusionem. Il distingue quatre manières dont on peut être sanctifié, sous le rapport du temps : a. anle conceplum et orlum, non seulement avant la naissance, mais même avant la conception, manière qu’il déclare impossible ; b. post conceplum et orlum, non seulement après la conception, mais encore après la naissance, manière habituelle, mais insuflisante quand il s’agit de la mère de Dieu ; c. ni ipso conceplu et orlu, non seulement dans la naissance, mais dans la conception elle-même, manière réservée au Sauveur ; d. in orlu, non in conceplu, dans la naissance et non pas dans la conception, manière propre à la bienheureuse Vierge, qui fut sanctifiée dans le sein de sa mère. Mais cette sanctification antérieure à la naissance peut être rapportée à quatre moments distincts : ante animationem, in ipsa animatione, cilo post animationem, diu post animationem. Pierre de Tarentaise rejette une sanctification qui serait faite avant l’animation, puisqu’alors il n’y a pas de sujet capable de recevoir la grâce sanctifiante qui, seule, fait disparaître la souillure du péché. Il rejette aussi, comme ne convenant pas, une sanctification qui se produirait au moment même de l’animation ; car de deux choses l’une : ou la bienheureuse Vierge n’aurait pas contracté la faute originelle, et alors elle n’aurait pas eu besoin d’être sanctifiée et rachetée par.Jésus-Christ, ce qui est contre la loi universelle ; ou bien elle l’aurait contractée, et alors le péché et la grâce auraient coexisté en elle, ce qui est contradictoire. Marie a donc été sanctifiée après l’animation ; mais l’excellence de sa sainteté ne permet pas de supposer qu’elle soit restée longtemps dans le péché, non convenil ianlee sanctilali, ut diu morala fuerit in peccalo ; il est convenable et jiicux de croire, malgré le silence de l’Écriture, que la sanctification suiît de près l’infusion de l’âme et qu’elle se fit le jour même ou à l’heure même, non pas toutefois au moment njeme de l’animation, videtur convenicns et pic credibilis (liccl de Scriplura non habentur), ut cito post animationem, vcl ipsa die vel liora (quanivis non ipso momenlo) fuerit sanctificala.

Nous retrouvons la même doctrine, avec des nuances notables, dans saint Thomas d’Aquin († 1274). In IV Senl., .

, dist. III, q. i, a. 1 ; Suni. theoL, 111 », q. XXVII, a. 2. Passages les plus importants, non seulement parce que le problème de la sanctification (le Marie y est traité ex professa, mais encore parce qu’ils se rapportent aux deux termes de la carrière professorale du docteur angélique, le premier au début (Paris, 1252-1260), le second à la fin (Naples, 1272). 1.051

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Dans le commentaire sur les Sentences, la question est ainsi posée : la bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant que sa conception ne fût consommée, anle sancti/icala quam conceplus ejus finiretur ? c’est-à-dire, en expliquant ce titre par d’autres termes employés dans la suite de l’article, avant l’animation ou l’infusion de l’âme dans le corps. Réponse négative : la sanctilication dont il s’agit dit purification du péché, souillure spirituelle que la grâce seule fait disparaître ; connne le propre sujet de la grâce est la nature raisonnable, la bienheureuse Vierge n’a pas pu ùtre sanctifiée avant que sa conception ne fût consommée par l’infusion de l’âme raisonnable.

A rencontre de cet argument, exclusif d’une sanctification personnelle et immédiate avant l’animation, deux hypothèses se posaient, énoncées dans les deux premières quæsliunciilse. D’abord, celle d’une sanctification médiate, soit avant la conception charnelle, in parenlibus, soit dans l’acte même de la conception de Marie, in ipso aclu conceptionis ejus. Cette hypothèse est rejetée : pour qu’une qualité spirituelle puisse se transmettre des parents aux enfants, il faut qu’elle appartienne à la nature ; tel n’est pas le cas, dans l’ordre actuel, pour la grâce qui peut être possédée par les parents ; elle n’est en eux qu’à titre de bien personnel, leur nature comme telle reste dans la condition où l’a mise la déchéance primitive. Ce n’est pas qu’il fût impossible à Dieu de guérir la nature elle-même, mais c’est là une perfection réservée à l’état de gloire : il ne convenait pas qu’elle fût communiquée ici-bas : quod quidem Deus facere potuit, sed non dcciiit, sol. 1°, § Ad primam ergo quæslionem. De même, si l’acte conjugal qui donna naissance à la Vierge fut, comme on le croit, méritoire, ce fut en vertu d’une grâce ayant pour effet de perfectionner saint Joachim et sainte Anne, mais non de réformer complètement leur nature, ad 4°’". La théorie (le la parcelle de ch : ir restée pure dans Adam et ses descendants est réfutée un peu plus loin, q. iv, a. 1. Voir aussi Snm. theoL, III*, q. xxxvii, a. 7 et Comment. in Évang. Joannis, c. iii, lect. y.

Mais pourquoi n’y aurait-il pas eu sanctification directe, soit de la chair avant l’infusion de l’âme, soit de l’âme elle-même au moment de son union avec la chair, en sorte qu’en raison de la grâce ainsi reçue, Marie préservée n’aurait pas encouru la faute originelle. C’est la seconde hypothèse, formulée dans la 3° objection de la Quæsliuncula secunda ; s’appuyanl sur l’idée de pureté transcendante, qua major sub Deo nequil intelligi, que saint Anselme avait revendiquée pour la mère de Dieu, le défenseur du glorieux privilège raisonnait en ces termes : o Si l’âme de Marie n’avait jamais eu la tache du péché originel, sa pureté aurait été plus grande que si, ayant eu cette tache pendant quelque temps, elle en avait été purifiée ensuite ; par conséquent, ou sa chair fut sanctifiée avant l’animation, ou du moins, au moment même de l’union au corps, son âme fut ornée de la grâce destinée à la préserver du péché originel, vel sallem in ipso instanti infusionis anima gratiam suscepit per quam immunis a peccato originali esset. » Saint Thomas rejette les deux termes de la disjonctive, pour des motifs différents. Une sanctification antérieure à l’infusion de l’âme n’était pas convenable, non poiuil esse decenter, puisqu’il n’y avait pas encore de sujet propre à recevoir la grâce. Inadmissible aussi une sanctification directe de l’âme, préservée de la souillure héréditaire’au moment de son union au corps ; car c’est le privilège exclusif de Jésus-Christ d’être le rédempteur de tous sans avoir besoin lui-même de rédemption ; or ce privilège ne serait pas sauvegardé s’il se trouvait une âme, en dehors de la sienne, qui n’eût jamais été infectée de la tache ori ginelle : hoc autem esse non posset, si alia anima inveniretur quæ nunquam originali macula juissel infecta. Une dérogation à la loi commune n’était pas impossible, absolument parlant, mais il ne convenait pas a la dignité du rédempteur qu’elle se fît ; aussi le privilège d’avoir été sans la tache héréditaire n’a-t-il été accordé ni à la bienheureuse Vierge ni à personne en dehors de Jésus-Christ : et ideo nec beatse Virgini nec alicui præter Christum hoc concessum est, sol. 2°. L’âme de Marie n’a donc été sanctifiée qu’après s’être unie au corps et avoir, à ce moment même, contracté le péché originel. De nouveau l’assertion revient, a. 2, sol. 2°, ad 3u’n ; le privilège d’avoir été absolument sans péché est revendiqué pour Jésus-Christ seul : Esse sine peccato dicitur esse proprium Christo, quia ipse nunquam nec actuali nec originali macula infectiis est, sed Virgo mater ejus fuit quidem peccato originali infecta, a quo emundata fuit, antequam ex utero naseeretur ; sed a peccato actuali omnino immunis fuit. Voir aussi le Compendium iheologise, c. ccxxxii (al. ccxxiv), où les mêmes arguments reparaissent, suivis de la même conclusion : Est ergo tenendum quod cum peccato originali concepta fuit, sed ab eo quodam speciali modo, ut dictum est, purgata fuit.

Dans la Somme Ihéologique, le probli^me est énonctde la même *façon que dans le commentaire sur les Sentences : la bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant l’animation ? La conclusion est aussi la même ; mais l’argumentation, simplifiée, est réduite a deux preuves. La sanctification dont il s’agit consiste à être purifiée du péché originel, et l’on n’est purifié du péché que par la grâce, dont la créature raisonnable seule est susceptible. De même, le péché pro prement dit ne convient qu’à la créature raisonnable : le terme de la conception, proies concepta, ne peut donc pas contracter le péché (ni, par conséquent, en être purifié) avant l’infusion de l’âme raisonnable. « Et si, d’une façon quelconque, la bienheureuse Vierge avait été sanctifiée avant l’animation, elle n’aurail jamais encouru la souillure du péché originel ; elle n’aurait donc pas eu besoin de la rédemption et du salut qui viennent de Jésus-Christ ; ce qui est inadmissible, puisque Jésus-Christ est le Sauveur de tons les hommes. » Reste que la sanctification de la bieiiheureuse Vierge ait eu lieu après l’animation, ou, comme il est dit dans le sed contra, alors que son être eût été pleinement constitué par l’union de l’âme et du corps, postquam cuncta ejus sunt perfecta, scilicet corpus et anima. Cette dernière idée est capitale, d’après un principe rappelé dans la réponse à la 4 « objection, à savoir que la sanctification est, dans l’ordre présent, strictement personnelle. Ce principe signifie d’abord que la sanctification s’applique directement à la personne, et non à la nature ; d’où vient que la Vierge, engendrée par des saints, n’en contracta pas moins le péché originel, parce qu’elle fut conçue par voie de génération sexuelle, soumise à la loi de la concupiscence charnelle. Le principe signifie, en second lieu, que la sanctification a pour sujet immédiat la personne et que, par conséquent, elle la suppose déjà constituée par l’union de l’âme et du corps. Mais ce qui est vrai de la sanctification l’est aussi de la rédemption : celleci est donc strictement personnelle, particulièrement en ce sens que la personne en est le sujet propre et que, par conséquent, elle doit avoir elle-même besoin de rédemption ; ce que le docteur angélique exprime énergiquement ailleurs : Oportet autem ponere qucd quilibet PERSON ALITER redemptioneChristi indigeat, d non solum ratione naturæ. In IV Sent., t. IV, dist. XLIII, q. I, a. 4, sol. 1°, ad 3^^.

Par là s’explique que, dans le présent article de l.i Somme, saint Thomas rejette en bloc, comme incompatible avec la loi de l’universelle rédemption par

Jésus-Christ, toute sanctification qu’on supposerait faite avant la constitution de la personne, à quelque moment qu’on la place et quelqu’ensoitlesujet, la chair. ou l’âme. Par là s’explique qu’à l’idée de sanctification première il associe celle de purification faisant disparaître le péché originel : Sanclificatio de qua loquimur, non est nisi emundalio a pcccalo originali. Par là s’expUque qu’à la 2 « objection inspirée par le texte ansehniea et fonnulée ainsi : Major puritas fuisset bealse Virginis, si nunquam anima cjus fuisset infecta contagio originalis pcccaii, il réponde, comme dans le commentaire sur les Sentences, que la pureté entendue de la sorte est le privilège exclusif du Sauveur des hommes : Si nunquam anima Virginis /uissel contagio originalis peccati inquinala, hoc derogarel dignilati Christi, secundiim quam est uniuersaiis omnium Salvator. Par là, enfin, s’explique que sa conclusion soit, au terme comme au début de sa carrière littéraire : Bealn Virgo conlraxil quidem originale pcccalum, sed ab eo fuit mundata, anlequam ex utero nasceretur. A quelle époque précise se fit cette purification ? Nous ne le savons pas : quo lempore sanctificata juerit, ignoratur, ad 3°™. Ailleurs, traitant de la fête de la Conception, le saint docteur ajoute que la sanctification dut suivre de près l’infusion de l’âme : Creditur enim quod cito posl conceptionem et animæ infusionem fuerit sanctificala. Quodl., VI, a. 7.

Tel est, dans son ensemble, l’enseignement de l’ange de l’École sur la sanctification première de la mère de Dieu. Il est pleinement conforme aux textes généraux, qu’on trouve épars dans ses écrits, sur l’extension du péché originel à tous les decendants d’Adam, le Sauveur excepté, parce que, seul, il n’a pas été conçu par voie de génération sexuelle et soumise à la loi du péché : Sum. IhroL, I » 11*, q. lxxxi, a 3 ; cꝟ. 111 », q. xxxi, a. 1, ad 3°™ ; In IV Sent., t. II, dist. XXXI, q. i, a. 2 ; t. III, dist. III, q. i, a. 2, sol. 1° ; t. IV, dist. IV, q. I, a. 4 ; Contra génies, t. IV, c. iv, cf. c. LU, ad 4um ; De malo, q. iv, a. 6. Enseignement conforme aussi à la nianière dont le saint docteur explique la transmission du ptché originel par Adam, comparé à un premier naoteur dans l’ordre de la génération, de telle sorte que son influence délétère s’exerce nécessairement sur tous ceux qui descendent de lui par voie séminale : Sic ergo Imjusmodi molio quie est pcr originem a primo parente derivatur in omnes qui scminaliter ab eo proccdunt ; unde omms qui scminaliter ab eo proccdunl, contrahunt ab eo originale pcccalum. De malo, q. iv, a. 6, in corp. Voir aussi la réponse ad lô""’.

Oue i)cnscr alors des passages souent invoqués en faveur de la pieuse croyance ? Il en est qui la contiennent réellement, ceux où la Vierge est fonncllement déclarée indemne du péché originel ; l)ar exeniplc, / ; i Epist. ad Gui., iii, 16, lect. vi : Excipitur purissima et omni lande dignissima Virgo Maria ; cf. In Epist. ad Rom., v, 3 ; de même, Expositio de Aue Maria (Opusc., l, al. VIll), c. i, où Marie est dite toute pure, quia née originale ncc mortale ncc veninle pcccalum incurrit. Mais ce sont là des inten>olalions qui ne figurent pas dans les éditions criliques ; et même’Opusculum, ’l (al. VIII) tout entier serait apocryphe, à en croire le P. Mandonnet, Des écrils authentiques de saint Thomns, 2’édit.. Friliourg (Suisse), 1910, p. 110. D’autres textes excluent de la mère de Dieu tout péché, toute tache : Eipositioinorat.domin. (<)pusc., V, al. Vil), petilio.5 », Plenn gratin, in qua nullum pcccalum fuit ; In ps. XIV, 2 : In Christo et H. Virginc Maria nulla omnino macula fuit ; In ps. XVIII, : Quit niillam habuil obscuritalem fMT.cali. Mnis ces affimiations, prises dans le contexte, ne s’appliquent qu’aux péchés actuels. Vn seul témoif ! na( ; e, bien authentique, semblerait dire davantage.

car on y lit de Marie : Quæ a peccato originali et aciuali immunis fuit. In IV Sent., t. I, dist. XLIV, q. i, a. 3. ad 3>im. En réalité, ces paroles ne sont pas plus décisives que des paroles analogues, rencontrées chez.Albert le Grand, col. 1049 : il faudrait prouver que le docteur angélique avait alors en vue l’instant menu’de la conception, et non pas un autre moment, celui de la sanctification première in utero ou, plus vraisemblablement, celui de la sanctification seconde et parfaite au jour de l’aunonciation. Sur ce texte et les autres, voir Chr. Pesch, De Deo crea/i/e, n. 328-330, et X. Le Bachelel, dans les Recherches de science religieuse, Paris, 1910, t. i, p. 604. C’est à tort qu’à propos de ces passages comparés aux autres, on a parlé soit de rétractation implicite (Jean de Ségovie)ou d’inconsistance dans la doctrine (Mgr Malou, t. ii, p. 471), soit de falsifications textuelles s’étendant jusqu’à la question xxvii de la III" partie de la Somme Ihéologique (Pierre d’Alva, card. Sfondrate, card. Lambruschini et autres cités par F. MorgoLl, La doctrine sur la Vierge Marie ou Mariologie de saint Thomas d’Aquin, trad. Bourquard, Paris, 1881, p. 1601 sq.).

c. Autres théologiens. — Signalons-en deux donl l’enseignement se rapporte aux vingL-cinq dernières années du xm’e siècle. Leurs témoignages confirmeront la communauté de vues qui régnait alors panni les docteurs de Paris sur le fond de la question ; en même temps nous y trouverons accentuée la tendance à considérer la sanctification de la mère de Dieu comme s’étant opérée le plus tôt possible après la constitution de sa personne.

Henri de Gand, le « docteur solennel » († 1293), prononça de 1276 à 1292 quinze disputes sur nombre de sujets divers, Quodlibeta XV, Venise, 1613. Dans la XIII", il traita de la fête de la Conception, ou plutôt de son objet précis. Ceci l’amena tout d’abord à distinguer entre la conception humaine ou naturelle, qua Virgo est conccpla mundo, et la conception spirituelle ou surnaturelle, qua Virgo conccpla est Deo. Dans la première, Marie ne fut ni sainte ni sanctifiée : elle ne le fut pas au début, quand se fit la conception séminale, car à ce moment-là rien n’existait de la Vierge, si ce n’est une pure matière incapalile de grâce et de sanctification ; elle ne le fut pas non plus au terme, quand la conception se consomma, car alors même elle contracta le péché originel et devint ainsi fille de colère : per pcccalum originale, quod conlraxil, fada est filia iræ. iN’ulle autre raison n’est apportée que celle dont saint Bernar<l s’était servi : la connexion qui existe, dans l’ordre actuel, entre la génération humaine, ex semine tnunundo, et la tache héi’éditaire. La Vierge ne fut donc sanctifiée qu’après avoir contracté le péché commun ; mais quand eut lieu cette sanctification ? Henri de Gand n’admet pas. voyant en cela une contradiction, que Marie ait pii contracter le péché originel et en être délivrée par l’infusion de la grâce dans un seul et même instant réel. Hypothèse faite alors, semblc-t-il, puisqu’un autre maître de runiersité de Paris, compatriote et contemporain du docteur soleimel, Godefroy de Fontaines (t vers 1306), la réfute également, Quodl., VIII, q. IV, d’après un extrait publié par Pierre de Alva, Radii salis, col. 1050. Mais si la conceiilion dans le péché précéda réellement la sanctifie alion, rien n’empêche que celle-ci ait pu se faire aussitôt après, mox et subilo, en sorte que l’âme de la bienheureuse Vierge n’ait été infectée du péché originel qu’un seul instant et d’une façon transitoire. nonnisi in instanti et in tninsilu. l".n a-t-il été de la sorte, Dieu seul le sait, ajoute Henri de Gand sans vouloir rien affirmer, si ce n’est que la chose lui seniblr possible et raisonnable : quod ncc scia ncc asscro, scd rationabik mihi vidctnr et possibile.

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Gilles de Rome, Aigidius Cohimna († 1316), religieux augustiu, chef d’une école qui lui doit son nom, schola œgidiami, passe pour avoir élé à Paris élève du docteur angélique ; il y enseigna lui-même vers 1276-1291, avant de devenir général de son ordre en 1294, puis arclievcque de Bourges en 1296. Dans son commentaire sur les Sentences, il pose la question à peu près comme saint Thomas dans la Somme : Utrum caro Virginis fuerit sanctificala antequam animala ? AY)rès avoir considéré la Vierge par rapport au premier homme, à ses parents propres et au Christ, médiateur, il conclut « qu’elle a élé conçue en fille de colère, qu’elle est née (au sein de sa mère) dans le péché originel, in ira concepla, in pcccalo originali naia, et qu’elle a été purifiée de ce péché et réconciliée avec Dieu par le médiateur des hommes, Jésus-Christ. In IV Sent., t. III, dist. 1, III, q. i, a. 1 ; assertion qu’il répète incidemment, en insistant sur cette considération : « Autrement Marie n’aurait pas été membre du Christ, car notre incorporation au Christ se fait par sa grâce nous délivrant du péché originel ou actuel : nam in tantum fimus membra Christi, in quantum per suam gratiam libérât nos a peccato originali vel actuali. Ibid., t. II, dist. XXIX, q. ii, a. 2, dub. VI ; cf. dist. XXXI, q. i, a. 2. Soutenir le contraire, ce serait attribuer à Notre-Dame une conception indépendante de la volupté charnelle ou de l’union sexuelle. Il faut donc admettre que, conçue dans le péché originel, elle resta quelque temps, per aliqiiod tempus, sous son empire. Quodlibeta sex, Louvain, 1646, q. xx. Quand fut-elle sanctifiée ? Comme Henri de Gand et Godefroy de Fontaines, le doclor fundatissimus n’admet pas qu’elle ait pu se trouver simultanément sub culpa et sub gratia et que, par conséquent, la conception dans le péché et la sanctification aient pu se faire dans un seul et même instant, in eodem instanti. Mais il est tout à fait croj’able, valde credibile, que le laps de temps qui s’écoula entre les deux choses fut très court et pour ainsi dire imperceptible, valde brève et quasi imperceplibile. Même assertion dans le commentaire sur le livre des Sentences, loc. cil. : « C’est une pieuse croj’ance que le délai fut très court, si court qu’il est permis de dire que Marie fut toujours sainte : pie creditur quod valde modica fuerit morula, idcirco dici potest quod semper fuerit sancta.

D’autres allaient plus loin encore, à en juger par ce texte que Pierre de Alva, Radii solis, col. 1258, donne comme extrait d’un Sermo XV, d’Odon de Châteauroux, d’abord chancelier de Paris, puis cistercien et cardinal († 1273) : Tune adiuvit eam diluculo, sed postmodum, non fartasse ordine temporis, sed ordine naturee, quo primarius sequitur unitatem et plura sequuntur numerum.

Il y avait donc progrès, et progrès dû à l’influence exercée sur les esprits par le principe de la perpétuelle sainteté, considérée comme apanage de la mère de Dieu. Déjà même des considérations apparaissaient incidemment, surtout chez Henri de Gand, dont Scot allait bientôt tirer parti pour faire un pas de plus, le pas décisif, en substituant à l’idée d’une sanctification purif ieatrice, aussi accélérée que possible, celle d’une sanctification préservatriee.

2. y a-t-il opposition entre l’enseignement des grands doeleurs scolas tiques et V immaculée conception ? — C’est la question d’interprétation, succédant au simple exposé des textes et des conclusions explicites. Elle s’impose ; car, avant comme après la définition du dogme, de bons esprits ont jugé l’opposition plus apparente que réelle. Quelques-uns ont cru pouvoir tout expliquer par une distinction entre la conception charnelle, active ou passive, et la conception consommée ; ce serait uniquement la conception

charnelle active, prise seule ou avec son terme immédiat, que les théologiens du xiiie siècle auraient considérée comme entachée du péché. Il n’y a pas lieu de s’arrêter à cette ex))lication, manifestement insuffisante. Quand saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure et les autres exigent une sanctification postérieure à l’< nimation et qu’en conséquence, ils nient que l’àme de Marie ail pu être ornée de la grâce sanctifiante n l’instant même de son union au corjis il ne s’agit évidemment pas de la conception charnelle active ni de son terme immédiat.

Beaucoup plus sérieuse est une autre interprétation, soigneusement étudiée et habilement exposée de nos jours. Les grands scolasUques n’auraient pas nié l’immaculée conception telle qu’elle a été définie par Pie IX, mais telle qu’elle était proposée de leur temps, d’une manière défeclueu.se et théologiquement inadmissible. « Comme plusieurs de ceux qui la soutenaient auparavant n’étaient pas fort savants, ils y mêlaient plusieurs choses qui ôtaient à Notre-Seigneur la qualité de rédempteur de sa mère, » remarquait déjà, sur la fin du xvie siècle, le dominicain Vincent Justinien Anlisl, Traité de l’immaculée conception de la très sainte vierge Marie mfre de Dieu, § 11, trad. de l’espagnol, Paris, 1706, p. 27 sq. Ils prétendaient expliquer le (irivilège par une sanctification soit de la chair, soit de l’âme, antérieure à l’union de ces deux éléments essentiels du composé humain et, par suite, antérieure à la constitution de la personne même de Notre-Dame. Les grands scolastiques ont considéré toute sanctification de ce genre comme incompatible avec la rédemption, telle qu’elle s’applique aux individus dans l’ordre actuel ; strictement personnelle, la rédemption suppose dans la personne elle-même un besoin immédiat de rachat, un debitum proximum aussi rigoureux que possible. En ce sens-li, ces théologiens ont dit qu’au moment même où elle commença d’être personne humaine, Marie contracta le péché originel en droit, mais fonnellemenl, et qu’elle ne put être sanctifiée qu’après l’avoir contracté de la sorte. Ce rapport de postériorité qu’ils attribuent à la sanctification comparée à la constitution de ia personne, doit-il, quand il s’a « it de la mère de Dieu, s’entendre strictement, d’une postériorité chrcnf logique, posterius tempore, ou largement, d’une postériorité logique, d’ordre et de dépendance, posterius ordine et natura ? Et, par conséquent, la bienheureuse Vierge a-t-elle encouru réellement le péché originel, ou ne l’a-t-elle encouru que formellement, débita proximo, d’après un fondement inhérent à sa propre personne ? C’est là une autre question, que ces théologiens n’ont ni tranchée ni même traitée, à proprement parler, au moins dans les passages où ils parlent ex professa de la sanctification de la mère de Dieu. On a cependant le droit de conclure qu’ils tenaient pour suffisante l’hypothèse moins rigoureuse, puisqu’on trouve dans leurs écrits la double distinction invoquée : postériorité chronologique ou logique ; dette ou paiement de la dette ; ainsi, saint Thomas fait-il usage de la première, à propos de la sanctilication des anges au moment de leur création, ou des divers actes qui concourent à la justification de l’adulte, Sum. theoL, I », q. lxii, a. 3, ad 1° ™ ; I » II-, q. cxiii, a. 8, et de la seconde, à propos de la mon. encourue en fait ou seulement en droit. In IV Senl.. l. IV, dist. XLIII, q. i, a. 4, sol. 1°, ad 3°™. Comprise ainsi, la doctrine des grands scolastiques n’est pas réellement opposée au dogme de l’immaculée conception, tel qu’il a élé défini ; bien plus, elle a préparé les voies à la définition en maintenant au glorieux privilège le sens qu’il doit avoir, celui d’une préservation qui soit vraiment rédemptrice et qui, pour cela, s’appuie sur les mérites acquis par Jésus-Christ

au Calvaire et appliqués par privilège à sa mère au premier instant de son existence.

Telle est l’interprétation qu’on trouvera esquissée ici même, t. vi, col. 899, en ce qui concerne le docteur angélique. Elle a été magistralement développée par le P. Norbert del Prado, O. P, d’abord dans une série de lettres adressées à un jeune théologien, Santo Tomâs y la Inmaculada, Vergara, 1909, puis d’une façon à la fois plus ample et plus didactique dans un ouvrage posthume, Divus Thomas et bulla dogmatica « Ine/fabilis Deiis, » Fribourg (Suisse), 1919. Cette explication avait été déjà proposée, en substance, par d’illustres dominicains, entre autres, Capponi de Porrecta, Summa iheol., III », q. xxvii, a. 2 ; Jean de Saint-Thomas, Cursus theoL, t. i, dissert, prælim., disp. II, a. 2 ; M. Spada, dans plusieurs écrits avant et après la définition, en particulier Saint Thomas et l’immaculée conception, trad. du latin par le R. P. Fr. J. D. Sicard, Paris, 1863. D’autres théologiens, d’écoles diverses, ont partagé le même sentiment, soutenu aussi de nos jours, soit dans des cours ou traités généraux, soit dans des études spéciales qui seront signalées plus loin.

Cette interprétation bénigne n’a jamais été celle du plus grand nombre. On ne peut contester que, dans leur ensemble, les théologiens dominicains ne se soient opposés longtemps à la croyance immaculiste, et que leur opposition n’ait été jointe à la conviction que le docteur angélique n’avait pas admis cette croyance. De leur côté, les théologiens franciscains qui défendirent si vivement le privilège, se sont, en règle générale, réclamés de Duns Scot ; nous avons vu, col. 1048, les aveux faits de nos jours par le P. Prosper de Martigné, La scolaslique et les traditions franciscaines, c. v, et non moins explicitement par les éditeurs des Œuvres de saint Bonaventure et des Quæsliones disputatæ de immaculata conceplione beatæ Mariée Virginis. Là semble bien être la vérité. Les efforts tentés par les autres n’ont pas fait disparaître la difficulté qui s’attache à l’enseignement des grands scolastiques pris d’une façon objective et intégrale. Il est vrai qu’ils attaquèrent l’immaculée conception telle qu’elle avait été comprise et proposée par les apologistes du xiie siècle ; contre eux ils affirmèrent que la sanctification de la bienheureuse Vierge n’a pas pu se faire avant l’animation ; ce qui est exact tant qu’il s’agit d’une sanctification proprement dite. Mais ils ne se maintinrent pas sur ce terrain purement négatif ; ils émirent cette contre-proposition : elle a été sanctifiée après l’animation, en comprenant sous le terme de sanctification, non pas une préservation, mais une purification. Aussi raffimialion : contraxit peccatum, dite non pas de la chair de Marie, mais de son âme ou de sa personne constituée, a pour équivalents, soit dans le contexte, .soit dans des passages correspondants, ces autres expressions : originali macula infecta, pecculo originali infecta, contagio originalis pcccati infecta ou inquinata, col. 1047. Et cela, parce que ces théologiens ai)pliquèrent à la bienheureuse Vierge la notion commune de rédemption, celle que saint Thomas énonce au dél)ut de ses conclusions, dans le commentaire sur les Sentences, sol. 1° : Oporlet quod sanctificatio emundationem ab immundiiia spirituali ponat, prout nunc de sanctificatione loquimur, et dans la Somme, a. 2 : Sanctificatio de qua loquimur, non est nisi emundalio a peccato origitmli. Sous le rapport de la rédemption, jamais ils ne mettent de différence entre la mère de Dieu et les autres : la différence n’intervient qu’à propos de la sanctification considérée dans sa perfection ou ses qualités : excellence de la « race reçue, amortissement ou répression des mouvements de la concupiscence, immunité par rapport au péché véniel ; rien de plus.

DICT. DE TMI’.OI.. CATIIOL.

Les distinctions qu’on introduit, entre le droit et le fait, entre la dette du péché originel et le péché lui-rriême, entre la postériorité chronologique et la postériorité logique ou d’ordre et de nature, sont excellentes, objectivement parlant, et elles ont l’avantage de montrer que, dégagés de vues accessoires et réduits à leur juste valeur, les principes posés par les grands théologiens du xine siècle ne mènent pas à la négation du glorieux privilège, tel qu’il a été défini ; réserve faite cependant d’une question qui viendra en son temps, la question relative à la nature du debitum peccati exigé par le dogme.

Mais autre chose est que ces distinctions soient valables, autre chose est qu’elles aient été faites, et surtout qu’elles aient été appliquées au problème de la sanctification de lIarie par les docteurs dont il s’agit. Par exemple, saint Thomas distingue entre la dette de la mort, qui convient à tous les descendants d’Adam, et la mort elle-même, qui peut-être ne les atteindra pas tous ; mais il n’admet pas qu’il y ait en cela parité entre la mort et le péché originel : Nec etiam sequitur, si potest sine errore poni quod aliqui non moriantur, quod possit sine errore poni quod aliqui sine originali peccato nascantur. In IV Sent., t. IV, dist. XLIII, q. i, a. 4, sol. 1°, ad 3°in. Traitant dans la Summa, I », q. Lxii, a. 3, de la création des anges et de leur sanctification comme simultanées, creati in gratia, il attribue à l’acte créateur une priorité logique, et non pas chronologique : non præccssit ordine temporis, sed ordine natura’, ad li" » ; mais quelle différence il y a entre les expressions dont il se sert alors et celles dont il fait usage en parlant de la sanctification de Marie ! Dans le premier cas, on lit stntim aprincipio sunt angcli creati in gratia, ou, d’après saint Augustin : simul in eis condens naturam et largiens gratiam ; dans le second : cito post animationem. La nuance n’est pas négligeable, surtout quand on considère l’interprétation que les disciples immédiats des grands docteurs, Henri de Gand, Godefroy de Fontaines, Gilles de Rome et autres, ont donnée du cito post animationem ; tous admettent et requièrent un intervalle réel, ne fût-il que d’un instant, entre la conception consommée et la sanctification de la bienheureuse Vierge.

Supposée réelle, l’opposition des grands scolastiques eut-elle l’importance ou la gravité que les adversaires du dogme défini par Pie IX prétendent lui attribuer ? Il s’en faut de beaucoup. Elle ne se fit pas sur le terrain de la foi proprement dite, puisque l’Église n’avait encore rien défini sur le sujet. Albert le ("rand emploie, il est vrai, le gros mot û’hérésie, mais c’est uniquement dans l’art. 4, où il parle d’une sanctification de la chair qui aurait eu lieu avant l’animation. Après avoir posé la question d’une façon plus précise : l’âme de la Vierge a-t-elle été sanctifiée avant d’avoir contracté le péché originel ? saint Bonaventure se contente de présenter l’opinion négative comme plus probable. L’opposition se fit sur une matière insuffisamment élucidée, sans que les éléments requis pour une solution ferme fussent à la portée des théologiens d’alors. Comment reconnaître des témoins authentiques de la tradition dans des docteurs assurément très vénérables, mais qui n’eurent qu’une connaissance très imparfaite des monuments du passé, ceux surtout de l’Église orientale, et qui raisonnèrent souvent à l’aide de quelques textes généraux et parfois même sous rinHuence de théories philosophiques ou physiologiques ? L’opposition ne fut pas universelle, mais particulière et, dans un certain sens, locale. Alexandre de Ilalès, Albert le (irand, saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin et leurs disciples appartenaient tous à un même milieu littéraire, l’université de Paris. Quand le docteur séraphiquc affir V II. — 34 105’IMMACULEE CONCEPTION

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mail, q. ii, « n’avoir jamais entendu de ses oreilles soutenir que la Vierge Marie ait été indemne du péché oripinei, » il était sincère ; mais il parlail évidemment du milieu où il vécut, et dans ce milieu deux choses n’étaient pas sans exercer quelque influence : l’enseignement du Maître des Sentences dont ils expliquaient le texte et l’attitude prise au siècle précédent par les docteurs de Paris, quand l’évêque Maurice de Sully avait supprimé la fête de la Conception.

Heslreinte dans son étendue, l’opposition de ces théi lof^iens le fut aussi dans son objet. Ils se « ardèrent bien de méconnaître les données de la tradition qu’ils connaissaient, en particulier celle qui attriljuait à Marie une dignité et une sainteté proportionnées à sa qualité de mère de Dieu. Tous proclament son rôle de nouvelle Eve et de médiatrice ; ils reconnaissent la plénitude de grâces dont Dieu l’a comblée ; ils admettent volontiers, bien qu’à leur manière, le principe de saint Augustin : quand il s’agit de péchés, qu’il ne soit point question de Marie ; et celui de saint Anselme : il convenait que la Vierge Mère brillât d’une pureté sans égale au-dessous de Dieu. De « celle qui a enfanté le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, » l’Ange de l’École dit : « Il est raisonnable de croire qu’en ce qui concerne les dons de la grâce, elle l’a emporté sur tous les autres., » Sum. iheol., III », q. xxvii, a. 1. A cette affirmation, mise en avant par les défenseurs de la pieuse croyance : « Tout ce que Marie a pu recevoir de perfection, elle l’a reçu, » Alexandre de Halès et les autres acquiescent, sous la seule réserve qu’il s’agisse d’une perfection convenable à la bienheureuse Vierge dans l’ordre actuel. De ces principes ils concluent à sa sanctification dans le sein de sa mère ; sanctification non pas quelconque, mais privilégiée, supérieure à celle des autres et par la perfection de la grâce reçue, et par cette circonstance que le fomes peccati ou le principe de la concupiscence, sans être encore éteint en Marie, avait pourtant été assoupi ou hé dans son exercice, d’où l’absence de toute faute actuelle et même de tout mouvement déréglé. C’était un progrès sur la doctrine marialogique de Pierre Lombard, et ce progrès préparait à sa manière le triomphe futur de la pieuse croyance.

Les grands théologiens du xiii'e siècle firent davantage ; ils déblayèrent le terrain, d’abord en laissant délibérément de côté des éléments parasites, comme les légendes orientales sur la conception et la naissance de Marie, puis et surtout en renversant ces théories caduques que les premiers défenseurs du privilège rencontraient constamment sur leur route et dont ils n’avaient pas réussi à se dégager : empreinte morbide, rattachée à une prétendue corruption de tous les germes physiquement contenus en Adam ; souillure physique, s’ajoutant à cette empreinte morbide en vertu de la concupiscence désordonnée, inséparable de l’acte conjugal dans l’ordre actuel ; caractère vicieux, à tout le moins matériellement, de la concupiscence et par suite de l’acte conjugal ; contamination de l’âme au moment de son union avec la chair corrompue. La réaction se fit, non pas brusquement, mais lentement et progressivement. Elle fut incomplète chez ceux qui restèrent inféodés à la théorie, dite augustinienne, de la transmission physique du péché héréditaire par la concupiscence actuelle ; mais le docteur angélique donna un fort coup de barre dans la bonne direction, en adoptant résolument et en perfectionnant même les vues de saint Anselme, col. 1052. Le péché originel proprement dit ne consiste pas dans la concupiscence, mais dans la privation de la justice originelle, considérée dans l’élément qui donnait à notre volonté d’être soumise à Dieu d’une façon permanente, c’est-à-dire la grâce habituelle

ou sanctifiante. Sum. Iheol., I » 11^, q. lxxxii, a. ; i ; De mulo, q. iv, a. 2, ad lum. La concupiscence n’est, en son principe, ni une empreinte ni une qualité morbide ; c’est une propension ou aptitude aux appétits déréglés, venant d’un défaut d’équilibre entre les facultés supérieures et les inférieures. De mulo, q. iv, a. 2, ad 4°™. Le saint docteur alla même jusqu’à considérer la transmission de la faute héréditaire comme n’étant pas nécessairement liée à la concupiscence actuelle, libido aclualis. Ibid., a. 5, ad 16uni. C’était jlorter le coup de grâce à la théorie de la transmission du péché originel par la concupiscence actuelle ou libido parentum, déclarée cause positive et physique de souillure, directement dans la chair et indirectement dans l’âme de l’enfant conçu. Une seule objection restait delxiut, celle que suscitait la rédemption de la Vierge par son fils ; ce fut la pierre d’achoppement. Mais d’avoir formulé l’objection capitale dans toute sa force et d’avoir obligé les autres à envisager et à discuter le problème en son point vital, ne fut-ce pas encore contribuer, bien cque d’une manière indirecte, à la solution définitive ?

3. Préludes de la réaction : les précurseurs de Duns Scot. — Malgré l’opposition, la pieuse croyance ne manqua pas de partisans dans la seconde moitié du xiiiîe siècle. Elle en eut, évidemment, parmi ceux qui célébraient alors la fête de la Conception de Marie dans le sens immaculiste. Elle en eut dans les monastères ; en Autriche et en Allemagne, Engelbert, abbé bénédictin d’Admont (1270), et Conrad de Brundelsheim, abbé cistercien d’ileilsbrorm (1299), sont cités en faveur du privilège par Augustin de Roskovàny, Beata Virgo Maria in suo conceptu immaculata. t. VIII, p. 2, d’après Pastoralblatl des Bistimms Eiclisiâtts, 1855, p. 36. En P’spagne, saint Pierre Paschaisc († 1300) parle très nettement dans un passage cité par Mgr Malou, t. ii, p. 136 : fuit per Deum ab omni macula tam orif/inuli quam morlali et veniali prasscrvata ; mais l’authenticité de l’écrit a été contestée. Elle en eut même parmi ceux qui, sur la fin du siècle, enseignèrent à Paris ; tels, notamment, Guillaume de Ware, en Angleterre, et Rajinond Lull, en Espagne.

Guillaume dé Ware, en latin Guarra, mort dans les premières années du xiv » siècle, naquit probablement à Ware, dans le comté de Hertford. Son nom se présente chez les auteurs avec beaucoup de variantes ou même de déformations : Varro, de Varra, de Waria, Verus, de Osna, etc. Franciscain d’Oxford, il conquit ses grades académiques à l’université de Paris. Hurler, Nomenclator, Inspruck, 1903 sq., t. ii, col. 330, dit qu’il brilla vers 1267 ; ce qui est certain, c’est que la carrière professorale de Guillaume de Ware, à Oxford et : i Paris, appartient surtout au dernier quart du xiii= siècle. Son commentaire sur les Sentences, resté manuscrit, se trouve en divers endroits, en particulier à Oxford, Merton Collège. Il y traite directement du privilège mariai, I. III, dist. III : Quæritur, utrum beata Virgo concepta fuerit in originali peccato. Cette question, jointe à celles de Duns Scot et de Pierre Auriol sur le même sujet, a été publiée en 1904 par les Pères franciscains de Quaracchi. Elle emprunte un intérêt spécial à cette circonstance, que, suivant la tradition de son ordre, Guillaume de Ware fut le maître du docteur subtil. Après avoir rapporté quelques arguments courants pour et contre, le professeur d’Oxford distingue trois manières de voir parmi les théologiens de son temps : les uns disent que la bienheureuse Vierge a été conçue dans le péché, mais qu’elle en a été purifiée immédiatement dans un seul et même instant réel, in alio iamen et alio signu cjusdem instantis ; d’autres affirment également que la Vierge fut conçue dans le péché, mais n’admettent

-pas qu’elle en ait été purifiée immédiatenient ;

-d’autres enfin nient qu’elle ait contracté le péché originel. Ware s’attache résolument à cette troisième

opinion, quam volo lenere ; car, « étant donné que je ne suis pas certain du contraire, si je dois me tromper, je préfère me tromper par excès, en attribuant cette prérogative à Marie, que de me tromper par défaut, en diminuant ou en rejetant une prérogative qu’elle aurait possédée. »

Les efforts du théologien franciscain tendent surtout à prouver la possibilité, la convenance et la réalité du privilège, pour en conclure, qu’il faut célébrer la fête de la Conception. Pour établir la possibilité, il recourt à la théorie de la purification préventive ; conçue par saint Joachim et sainte Anne

comme les autres, la chair de la bienheureuse Vierge fut, de ce chef, infectée de la qualité morbide d’où vient en nous, au moment de l’union de l’àme et du

-corps, le péché originel, mais la purification se fit au même instant que la conception séminale :

Alla massa carnis, ex qua corpus Virginis fiiil formatuni, simiil fuil scininala et mandata. La chair fut purifiée, non pas sanctifiée : mandata, non dico

.sanctificata ; la sanctification proprement dite ne

xjonvient qu’à l’ànie, seule sujet immédiat de la grâce et du péché. L’hjpothèse n’enlève pas au Sauveur son privilège personnel, de sortir pur d’une source pure, mandas de manda : celui de Marie fut de sortir pure d’une source impure, manda de immandis, tandis que les autres sortent impurs d’une source impure, immundi de immandis.

Possible, une concejjtion pure fut également convenable : Jésus-Christ, la pureté même, a dû vouloir sa mère aussi pure que possible, (7a mundam sicat potuil ; par conséquent, il a dû vouloir, non pas seulement la purifier, mais bien plutôt la préserver de toute souillure. Possibilité et convenance reconnues par saint Anselme, De conceplu virginali, c. xiii, xv, XVIII, P. L., t. CLViu, col. 447 sq., 451. Ces deux premiers points acquis, le troisième va de soi : ce que le fils de Marie pouvait faire, ce qu’il était convenable de faire, il l’a fait par piété filiale : El quod potuit, congruum fuil quod fecerit ; et ex hoc sequitur quod ita feceril, cuni filius debeal malrem honorare. Quelques autorités sont invoquées à titre confirmatif : Robert Grossetêle, cité de confiance, Lincolniensis, ut dicitur ; Alexandre Neckam ; saint Anselme, in quodam libella quem condidil de ista malcria, c’est-à-dire le Traclalus

de conceplione, qui, par conséquent, lui était attribué dès celle époque, et non pas le De conceplu virginali, comme disent les éditeurs de Quaracchi, car les deux écrits S !)nt distingués dans la réponse ad 21’m et 31"n ; Richard de Saint-Victor, in sermone : De conceplione bcatie Virginis, celui qu’on lui attribue en effet, voir

col. 1()28, et non pas VExplicatio in Canl. canl., c. xxvi, suivant la fausse supposition des mêmes éditeurs, justement relevée par le P. Cavallera, art. Guillaume Ware c/ l’immaculée conception, p. 151 ; enfin saint Augustin, De natura et gralia, c. xxxvi, n. 42. Après quelques considérations sur nos diverses capacités surnaturelles par rapport à la grâce, Guillaume affirme que, dans sa première sanctification, la mère de Dieu reçut autant de grâces qu’en peut recevoir une pure créature, slans in proprio subjecto iibnolulr, c’esl-a-dirc non unie hypostaliqucment à la iliinité.

(Conclusion finale : puisque tout est pur, du côté de la Vierge, dans son origine, il faut célébrer la fête de la C<)nception ; aussi Anselme dit-il, dans sa lettre aux évêques d’Angleterre : Son credo esse vcrum amalorem bealæ Virginis, qui rcspuil cclebrare jeslum (^onceptionis. L’Epistola ad episcopos Anglix n’est Tien autre chose, que le Srrmo de conceplione bealæ

Mariæ Virginis, attribué fau.ssement à ce saint docteur, voir col. 1002 ; la citation faite ici montre que cette attribution est antérieure à la fin du xiu=.siècle. ! Mais si la bienheureuse Vierge n’a pas contracté le péché originel, comment a-t-elle eu besoin de la mort de Jésus-Christ, comment a-t-elle été rachetée par son fils ? Pour répondre à cette objection capitale, le théologien anglais fait appel à la doctrine de saint Anselme, Car Deus homo, t. II, c. xvi, P. L., t. CLviii, col. 419 : Quoniam malris nmndilia, pcr quam mundus est, non fuil nisi ab illo. La Vierge a eu besoin de la passion et de la mort de Jésus-Christ pour obtenir la pureté cpii lui fut propre. Cette pureté l’ayant préservée de toute tache, elle a dû à son divin fils de ne pas encourir le péché qu’elle aurait encouru de fait, s’il n’était pas intervenu d’une façon spéciale en sa faveur : unde indiguil passione Christi, non proplcr peccalum quod in/uil, sed quod infuissct, nisi ipscmel fdius eam pcr fidvm prscservassel. Saint Augustin ne dit-il pas, dans un sermon sur Madeleine [Serm. xcix, c. vi. P. L. t. xxxviii, col. 598] que Dieu nous remet par sa grâce deux sortes de dettes : celle qui est contractée déjà et celle qui le serait, s’il ne venait pas à notre aide’.' Par cette réponse, comme par la distinction entre la sanctification et la purification, la doctrine de Guillaume de Ware est en progrès sensible sur celle d’Eadmer, malgré les points d’attache manifestes qui existent entre les deux, particulièrement en ce qui concerne l’objet de la foie et la jiureté de la conception, considérée dès son début.

L’Espagne nous fournit, vers la même époque, un autre champion de Marie immaculée. Il se rattache aux franciscains comme membre du tiers-ordre ; c’est leB. Raymond Lull, né dans l’ile deJSIajorque († 1315). Il séjourna plusieurs fois et donna des leçons en France, à Paris vers 1287-1289, à Montpellier vers 1289-1291, de nouveau à Paris vers 1298-1299 et 1309-1311. Sa croyance se révèle dans plusieurs de ses nombreux écrits. Composé en 1272, le Liber principiorum Iheologiæ se termine ainsi : Complétai sanl regulic principiorum Iheologise palrocinio bcalse Virginis Mariæ sine labe conceplæ et gralia sut gloriosissimi filii, in quo natura divina et Immana mirificc sunt unitse. Bcali Raymandi Lulli docloris illuminati et marlyris opéra, Mayence, 1721-1742, t. i, p 60. Parlant, en 128.’i, de celui qui supposerait une tache dans la mère de Dieu. Lull le compare à un insensé qui rêverait d’un soleil ténébreux en lui-même : In qua quicogilat maculam, in sole cogitai tencbram, Bluqucrnsc anachorctæ inlcrrogationes et rcsponsiones CCCLXV, de amico et anialo, n. 270, Paris, 1032, p. 159 sq. (Cette réponse ne se lit pas dans la traduction française, faite sur le lexle catalan, par Marins. dré : L’Ami

et l’Aime, Paris, 1921). Sept ans phis lard, traitant de la bonté ou perfection de la bienheureuse Vierge, il écarte d’elle tout mal et la ]>roclainc toute bonne : S unquam in ea malum aliquod cxlitit, ncquc ex ea inalum aliquod scculum est, neque potest scqui, adeo bona est et omni bono plena…, quia Iota cxistil bona. Liber de laudibus hcatissime virginis Marie : qui et ars inlenlionum appcllari potest, c. il, Paris, 1499, fol. 5 sq. Plus directe et formelle est l’affirmation, formulée en 1295, en réponse à cette question : Quand Noire-Dame fut conçue, fut-elle conçue dans le péché originel ? Le péché et la vertu s’opposent, et parce qu’au moment où Noire-Dame fui conçue, la vertu commença à s’opposer au péché avec plus de force qu’auparavant, Noire-Dame a dû être conçue sans péché, oporlil quod Domina noslra concepla Jueril absque peccalo. Arbor scienlia’, Lyon, 1635, j). 587.

Le docleur « illuminé » développe sa pensée dans un écrit composé à Paris en 1298 : Dispatalio Eremilœ

et Raymundi super aliquibus dubiis quæstionibus Sententiarum Magislri Pétri Lombardi, q. xcvi : Ulrum beata Virgo conlraxerit peccatum originale. Opéra, t. iv, p. 83. Pour que le Fils de Dieu pût recevoir de Marie sa chair humaine, il fallait que la bienheureuse Vierge fût convenablement préparée, c’est-à-dire exempte de toute corruption et de tout péché, soit actuel, soit originel, scilicet quod non csset corrupta, nec in aliquo peccaio sive actuali siue originali, car Dieu et le péché ne peuvent se rencontrer dans le même sujet. Il fallait aussi que, dans cette œuvre de l’incarnation du Verbe, tout fût en harmonie, le principe, le milieu et la fin. Il fallait qu’entre la conception de la mère et celle du fils il y eût correspondance : ul sua conccptio et conceptio sui filii invicem relative sibi correspondcrent. Il fallait que Marie, prémices de la nouvelle création, ne fût pas inférieure au premier homme et à la première femme créés dans l’état d’innocence. Quelle conclusion Raymond Lull prétendait-il établir ainsi ? Que la bienheureuse Vierge n’a pas contracté le péché originel, et même qu’elle fut sanctifiée en sa conception première ou charnelle : ergo concluditur, quod beata Virgo non conlraxerit originale peccatum, imo fuerit sanctificata scisso seminc, de quo fuit, a suis parentibus. La chair qu’elle reçut de ses parents ne fut pas une chair de péché : Semen, de quo fuit beata Virgo, non assumpsit peccatum a suis parentibus.

Mais le genre humain tout entier n’a-t-il pas été corrompu par le péché originel, et, par conséquent, la bienheureuse Vierge issue de cette masse corrompue et non renouvelée encore n’a-t-elle pas dû contracter elle-même le péché originel ? Réponse : le Fils de Dieu, ayant en vue la nouvelle création avant qu’elle ne fût réalisée, a pu en préparer la matière dès le moment où Marie fut conçue par ses parents : concluditur quodFiliusDei potuerit prseparare materiam recreationis in principio conccptionis, quod beata Virgo habuit a suis parentibus. Mais comment resterait-il vrai que le genre humain tout entier ait absolument besoin d’être renouvelé, puisque, dans l’hypothèse, Notre-Dame échapperait à ce besoin ? Réponse : « D’après certains le Saint-Esprit sanctifia Marie et la purifia du péché originel dans le sein de sa mère ; de même, il a pu sanctifier et purifier du péché originel la matière dont la bienheureuse Vierge fut conçue, car sa puissance n’était pas moindre alors. » Ainsi ni le besoin ni le fait d’une action réparatrice ne sont niés, mais Lull anticipe pour la mère de Dieu l’action réparatrice, en la faisant porter sur la parcelle de chair communiquée par les parents dans l’acte générateur. Par là, son explication rentre dans l’un ou l’autre des systèmes de purification ou de préservation préventive que nous avons rencontrés dans les apologistes du xii^e siècle.

A ces écrits de Raymond Lull beaucoup ajoutent un traité spécialement consacré à la défense du glorieux privilège, sous forme de dialogue entre trois interlocuteurs, un jacobin, un canoniste et un séculier : De conceptu intemeratæ Virginis Marisa ab omni labe originali immuni, Séville, 1491 ; Valence, 1518, etc. ; trad. en catalan par Alonso de Cepeda, Bruxelles, 1664. Pierre de Alva l’a inséré dans ses Monumenta unliqua seraphica pro immaculata conceptione Virginis Mariæ, Louvain, 1665, sous ce titre : Raymundi Cintillis, alias Lullii, Liber de conceptu virginali, in quo ipsam Dci matrem purissiman sine aliqua originali peccati labe esse conceptam rationibus necessariis patet. Le texte latin et la ver. ion catalane ont été réédités à Barcelone, le premier en 1901, par J. Avinyô, l’autre en 190(), par le P. Rupert Maria de Manresa, capucin. La réédition du texte latin est enrichie d’une longue préface par le chanoine Salvador Bové. Cet éniinent

lulliste y défend de son mieux l’authenticité de l’écrit, mais les arguments qu’il apporte n’ont rien de décisif et ne résolvent pas suffisamment toutes les difficultés ; aussi le récent éditeur de la version catalane déclaret-il l’authenticité improbable dans V Advertencia ou remarque préliminaire et dans ses notes courantes, ]). 35, 59, etc. Jugement qui sera confirmé par ce que nous dirons plus tard de cet écrit.

Guillaume de Ware et Raymond Lull furent des précurseurs de Duns Scot, en ce sens large qu’ils enseignèrent et écrivirent avant lui. Furent-ils aussi ses précurseurs dans un sens sirict, en vertu d’une influence exercée sur le docteur subtil dans la doctrine de l’immaculée conception ? La chose ne paraît pas douteuse en ce qui concerne Guillaume de Ware, puisque, suivant la tradition franciscaine, il fut le maître de Scot. En va-t-il de même pour Lull ? Dom Salvador Bové l’affirme dans la préface citée et, parlant d’une façon plus générale, il y décerne au < docteur archangélique » le titre non moins glorieux de « docteur de l’immaculée conception, B en l’appuj’ant sur ces diverses raisons : le B. Raymond Lull est le premier docteur scolastique, le premier commentateur des Sentences, qui ait enseigné l’immaculée conception de Marie au premier instant de son existence ; il a défendu ce privilège dans un sens moins restreint que Duns Scot ; il l’a enseigné publiquement à l’université de Paris avant le docteur subtil : les arguments apportés depuis lors en faveur du glorieux privilège semblent tous, à commencer par ceux de Scot, tirés des œuvres du docteur archangélique. Le jugement à porter sur ces assertions peu communes est en grande partie dépendant de l’exposé qui sera fait plus loin de la doctrine de Scot sur la conception de la mère de Dieu. Contentons-nous ici de cette remarque : comme docteur scolastique enseignant formellement le privilège mariai et l’affirmant dans un commentaire sur les Sentences, Guillaume de Ware a incontestablement la priorité sur Raymond Lull, et, dans la mesure où le docteur subtil a subi l’influence du milieu et de ses devanciers, c’est d’abord du côté d’Oxford et de ses propres maîtres qu’il faut chercher.

1° La fêle de la Conception au Xiiie siècle. — Pendant les vives discussions que la pieuse croyance provoquait, que devenait la fête ? Elle continuait à gagner du terrain ; elle finit même par apparaître ou réapparaître dans des endroits où la croyance restait discutée. D’où la nécessité de distinguer, maintenant comme auparavant, entre le culte ou la dévotion et son objet.

1. Diffusion de la fête.

A en croire les adversaires, fort peu nombreux auraient été ceux qui, dans la seconde moitié du xm’e siècle, célébraient la conception de la mère de Dieu. Dans un ouvrage qu’il composa en Italie, avant son élévation au siège épiscopal de Mende (1286), Guillaume Durand emploie le tenue modeste de quelques-uns : Quidam ctiaiji fuciunt quintum festum, scilicet de Conceptione beatæ Mariai. Rationale divinorum offlciorum, t. VII, c. ^^l. S : iint Bonaventure use du même langage : suni tamen aliqui qui ex speciali devotione célébrant conceptionrm beatie Virginis. In IV Sent., t. III, dist. III, pari. I, a. 1, q. I, ad Iu"i. Le docteur angélique parle aussi de la tolérance de l’Église romaine à l’égard des quelques Églises où la coutume existe de célébrer cette fête : Tolérât consuetudinem aliquarum ecclesiarum illud festum celebrantium. Sum. theol., III », q. xxvii, a. 2, ad Sum ; cf. In IV Sent., l. III, dist. III, q. i, sol. 1°. Ailleurs, il met d’un côté la plupart des Eglises aec celle de Rome, ecclesia romana et plurimec oliæ, de l’autre quelques-unes seulement, atiquw. Quodi, VI, a. 7. Cette statistique n’a de valeur que dans un sens relatif : nu moment où Guillaume Durand,

saint Bonaventure et saint Thomas écrivirent, plus nombreuses étaient les Eglises où la fête de la Conception n’existait pas encore ; mais les autres étaient déjà nombreuses, absolument parlant, et le nombre s’accrut notablement pendant le laps de temps qui s’écoula depuis la mort de ces docteurs jusqu’à la fin du siècle.

En Angleterre, le culte s’était maintenu dans les monastères où il s’était implanté. L’intérêt qu’on portait à la fête est révélé par ce que raconte Mathieu Paris, Hisloria major, Londres, 1640, p. 351 sq., de l’empressement avec lequel les moines de Saint-Alban profitèrent d’une visite qui leur fut faite, en 1228, par un archevêque de la Grande-Arménie, pour savoir si, dans ce pays, on célébrait la conception de la bienheureuse Vierge Marie. Détail plus important, l’introduction officielle de la fête dans les diocèses d’Angleterre commence à cette époque, dans la seconde moitié du xiiie siècle. Elle est déjà mentionnée dans le concile d’Oxford de 1222, can. 8, mais seulement comme fête de dévotion : praster festum Conceptionis, ciijus celebraiioni non imponitur nécessitas. Mansi, Concil., t. xxii, col. 1153 ; F. E. Warren, Manuscript Irish Missal Corpus Christi Collège Oxford, Londres, 1897, Inlrod., p. 47. En revanche, le concile d’Exeter de 1287 range la « Conception de la bienheureuse Marie » parmi les fêtes à observer, can. 23. Mansi, t. xxiv, col. 813.

En France, le progrès est attesté d’abord par les monuments liturgiques, imprimés ou inédits. Des hymnes sur la conception de la bienheureuse Vierge Marie, datant de cette époque, apparaissent dans les Analecta hijmnica de G. Brèves : t. xi, p. 33, brév. de Saint-Pierre de la Couture, au ^L’^ns ; t. l, p. 549 sq., trois hymnes par Jean de Garlande, docteur de Paris (t après 1252) ; t. uv, p. 278, tropaire parisien ou rémois. D’une plus grande portée, par leur nature même, sont deux documents publiés par le chanoine U. Chevalier : Ordinaire et Coutumier de l’Église cathédrale de Bayciix (Xlll'e siècle, Paris, 1902, p. 194, 295, 394, 40 ; Sacramentaire et martyrologe de Vubbaije de Saint-Rcmij. Martyrologe, calendrier, ordinaire et prosaircs de la métropole de Reims, fviir-xiiie siècles), Paris, 1900, p. xxi, 90, 162, 227, 250, 253, 391.

Beaucoup plus riche est l’apport fourni par les inédits : calendriers liturgiques, missels, bréviaires, psautiers, antiphonaires, leclionnaires, etc. En général, ils se présentent dans les mômes conditions que ceux du siècle précédent, col. 1033, mais avec cette différence notable que les manuscrits du xin « contenant la fête de la Conception sont sensiblement plus nombreux que les autres, environ 25 contre 8 d’après l’enquête faite par le P. Noyon, col. 1033. La plupart viennent de diocèses normands ; tels, une douzaine conservés à la bibliothèque de Rouen. H. Omont, Catalogue général des mss. des bibliothèques publiques de France. Départements, t. i, Rouen, n. 192, 205, 207, 245, 276, 277, 291, 299, 305, 394 ; cf. Vacandard. Les origines de la /été de la Conception dans le diocèse de Rouen, p. 168 sq. ; Les origines de la /été et du dogme de l’immaculée conception, p. 28. Quelques unités s’ajoutent, appartenant à d’autres villes : Baycux, brév. ; Évreux, psautier ; Couches, deux bréviaires ; Alençon, office célébré à l’abbaye de la Trappe, sans compter d’autres pièces où des mdices du culte apparaissent, par exemple, dans le cartulairc ms. de l’abbaye de Longues, au diocèse de Baycux, un legs fait en 1208, hoc in die Conceptionis béate Marie. Les diverses bibliothèques de Paris possèdent une dizaine de manuscrits, quelques-uns de provenance déterminée. Bibliothèque nationale : ms. lai. 776, lec- 1 lion, de Saint-Victor ; *2^, missel parisien, 9441 ; missc |

parisien ; 15181 et 15663, bréviaires parisiens. Bibliothèque de r.rsenal : ms. lat. 275, brév. de la collégiale du Saint-Sépulcre de Cæn ; 282, psautier lyonnais. Clermont-Ferrand conserve un bréviaire de la fin du xiii « . Un autre est signalé, au diocèse de Dax, comme provenant du prieuré de Saint-Caprais de Pontoux, qui appartenait à l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de la Réole. A. Degert, art. cité, p. 536. Voir encore, pour les diocèses de Vienne et de Grenoble, la revue Notre-Dame, l’» année, Paris, 1911, p. 80-82.

Aux documents liturgiques d’autres s’ajoutent : statuts d’un synode de Coutances, tenu vers 1215, où la fête de la Conception est prescrite, can. 58, Martène, Thésaurus novus anecdotorum, Paris, 1717, t. IV, col. 820 ; faits de diverses sortes, rappelés par Mgr. Malou, op. cit., t. i, p. 120 sq., qui prouvent l’institution de la fête ou son existence dans les endroits suivants : Le Mans, 1247 ; Évreux, 1204 ; Blois, 1272 ; Saintes, 1287 ; Rodez, 1289. A la même époque, elle était établie ou réintroduite à Notre-Dame de Paris en conséquence d’un legs fait à cette intention par l’évêque Renaud d’Homblonière (t nov. 1288). Lesêtre, op. cit., p. 38. Ce prélat était originaire de Normandie ; son geste testamentaire montre qu’il partageait le sentiment de spéciale dévotion dont ses compatriotes étaient animés envers la conception de la mère de Dieu, tout particulièrement à l’époque où il vivait, comme on le voit par le Registre des visites pastorales d’Eudes Rigaud, archevêque de Rouen de 1248 à 1275 ; la fête y est mentionnée à six reprises différentes, notamment en 1266, où l’archevêque dit avoir célébré la messe dans l’église Saint-Séverin de Paris in conceptione beatæ Mariée… in festo nationis normannicæ. Reqestrum visitationum archiepiscopi Rothomagensis, édit. Bonnin, Rouen, 1852, p. 562 ; cꝟ. 380, 449, 503, 591, 615. Si l’appellation de nation normande ne désigne ici directement qu’un groupe des étudiants de l’université, la dévotion spéciale des membres de ce groupe n’en atteste pas moins indirectement celle de leur pays d’origine. Aussi, vers la même époque, Henri de Gand remarquait-il qu’entre les autres peuples, les Normands se distinguaient par leur zèle à fêter la conception de la mère de Dieu : zèle qu’il explique par cette circonstance que la révélation relative à la fête aurait eu lieu dans leur territoire : quod propterea normanni, in quorum territorio dicitur huiusmodi revelationem factam fuisse, præ ceteris populis illam conceptionem prœcipuc célébrant. Quodl., XV, q. xiii, § Queestio ista.

Les renseignements sont beaucoup moins riches pour les autres régions de l’Europe que pour l’Angleterre et la France. La fête apparaît en Hollande, peu après l’année 1280, au doyenné de Farnsum, province de Groningue. Van Noort, Tractatus de Dec redemptore, 2’^ édit., Amsterdam, 1910, p. 179. En Allemagne, un legs ad festum Conceptionis béate Virginia peragendum est reçu, en 1285, parlcchapitrcde Minden. Der Katholik, Mayence, 1905, 1. 1, p. 399. Deux autres documents, datant de 1289 et de 1291, attestent l’existence de la fête à Halbcrstadt, en Saxe. Le premier est particulièrement intéressant, car il contient une concessio.i d’indulgences pour le jour de la conception, obtenue en faveur du couvent des dominicains de cette ville par trois archevêques et neuf évêques se trouvant à Rome. G. Schmidt. Crkiindenbuch der Stadt Halbcrstadt, part. I. p. 17 1, 198, dans GeschichtqueUen der Provini.Sachsen, Halle, 1878, t. vii, La fête est encore signalée, en 1297, dans nii monastère de Paderborn, en Wesiphalic. }Vcstfaliclirs Urkundenbuch, t. iv, p. IIOX. En Sulsle. nn manuscrit d’Engelbert, au canton d’Unterwaiden, ^

attribué au xriie siècle par J. Morel, contient une hymne sur la conception. G. Dreves, Analecla lnjmnicu, t. Liv, p. 286.

L’Italie apporte deux témoignages notables. Barthélémy de Trente, l’un des premiers disciples de saint Dominique, émet, vers 1240, celle affirmation dans son Epilogus vilie sanctorum, nis. : « La conception de la mère de Dieu est célébrée avec .solennité par le grand nombre, a plerisque solemniler celebnitur, comme moi-même je l’ai vu faire dans l’église cathédrale d’Anagni, en présence de la cour romaine qui ne l’empêchait pas. ^ Affirmation confirmée, en ce qui concerne la fête, par un registre du xive siècle, conservé dans cette ville, où figure une concession d’indulgences faite par l’évêquc Albert (1224-1237) : In die Conceplionis beale Virr/inis Jjniis Alberlus fecit in Anagnina ccclesia remissionem XL (lierum, perpeluam indulgentiam ordinaiam. P. Doncœur, Les premières interventions du saintsiége relatives à l’immaculée conception, p. 13 (276). L’autre témoignage se rapporte à un événement considéré à bon droit comme important par Kellner, Heortologie. 3- édit., p. 194. D’après Wadding, Annales minorum, t. iv, p. 218, la fêle de la Conception aurait été adoptée par les frères mineurs au chapitre général tenu à Pise, en 1263, sous la présidence de saint Bonaventure : Jussain item ut novie hæ feslivitates admittercntur in ordine, vid. Conceplionis beats : Mariæ virginis, etc. Assertion dont il est difficile de récuser la valeur, malgré le silence de quelques documents contemporains, A tout le moins, indéniable est l’existence de la fête chez les franciscains de Paris en 1286 ; car on le lit dans un rapport rédigé au mois de décembre de cette année par le chancelier de l’université : sequcnti die [9 décembre, le jour précédent étant un dimanche de l’Avent] agebatur festum Conceplionis beatse Maria : apud fratres minores. Dcnifle, Chartularium universitalis, t. ii, n. 539, p. 9. Autre chose est de déterminer si cette fête était notre tête de Vimmaculéc conception.

2. Objet ou sens de la fêle de la Conception au xiii’^ siècle. — Cette question est en partie résolue par tout ce qui a été dit jusqu’ici. La diversité d’interprétation constatée au siècle précédent n’a pas cessé. Qu’il y ait eu, h l’époque des grands scolastiques, des partisans de la fête entendue dans le sens immaculiste, c’est chose incontestable. Tels, en général, ceux qui vénéraient la conception première comme pure et qui, en cela même, se proposaient de sauvegarder l’âme de Marie contre toute souillure au moment de son union avec le corps. Tel, en particulier, Guillaume de Ware concluant qu’il faut célébrer la conception, parce que tout y est pur du côté de Marie. Ceux-là marchaient dans la voie tracée par Eadmer, le pseudo-Anselme et les apologistes du même temps. Dans les livres liturgiques du xiii<e siècle, comme dans ceux du xu’^, renvoi est fait souvent, pour l’office de la Conception, à celui de la Nativité ; si donc, dans ces endroits-là, on vénérait la bienheureuse Vierge comme sainte dans sa naissance, il semble qu’on la vénérait aussi comme sainte dans sa conception. Plusieurs des bréviaires, par exemple, Rouen, n. 192, et Paris, Biblioth. nat.. n. 15181, contiennent cet invitatoirequi suggère la même conclusion : Vénérantes sacram beatc Marie virginis conceptionem setcrnum adoremus Dominum. Des expressions caractéristiques s’ajoutent parfois, comme celles-ci, dans les leçons m et vu du même bréviaire de Rouen : Hec est lux primo tempore quidem orta, scd occasus nescia… Hec sola imaginem celestis artificis illœsam custodicns ; ou, dans un bréviaire bayeusain, l’antienne Tota pulebra es, amica mea, etc. Si le manuscrit d’Engelbert, cité col. 1066, a été bien daté par Morel, il fournit un témoignage

d’une netteté parfaite dans les 3 « , 4° et 5* strophes :.

Sicut ortum ordinavit.

Sic conceptum prieparavit,

Creans Dei potentia

Mariam plenam gratia.

Si fuerunt genitores

In concc-ptu pcocatores,

Qui fœtantur pâtre primo

De corruptionis limo,

Idco Dei gratia

Non gravatur, nec Maria,

Nam ubi Dei gratia,

Non est culpx miseria.

G. Morel, Laleinische Hymnen des Mittelalters, Einsiedeln, 1868, p. 75.

Les monuments liturgiques du xiii’e siècle sont loir ? d’avoir tous cette précision ; beaucoup se présentent dans les mêmes conditions que ceux du xii : ils peuvent s’appliquer à une fête comprise d’une façon plus large, que d’autres documents nous font connaître. Dans le passage cité, col. 1064. de son Ralionale divinorum of/iciorum, Guillaume Durand, fermement attaché à la position radicale de Jean Beleth et autres liturgistes ou canonistes du siècle précédent, désapprouve ceux qui, de son temps, considéraient Marie comme conçue dans le péché et qui, néanmoins, fêtaient sa conception, en l’envisageant comme conception de la mère de Dieu ; ainsi, disaient-ils, fête-t-on la mort des saints, non pour elle-même, mais parce qu’alors les saints sont admis aux noces éternelles. Cette interprétation avait été proposée en termes formels par Guillaume d’Auxerre († 1230), Summa de officiis ecclesiasticis, c. de Navitate Virginis ; après avoir remarqué que beaucoup d’églises ne célébraient pas la conception de la bienheureuse "Vierge, parce qu’on la supposait jointe au péché, il avait ajouté : Sed nobis videtur quod, sicut celebratur de morte sanctorum, non propler mortem, sed quia reccpti sunt in nupliis seternis, simililer potest celebrari festum de Conceptione, non quia sil conceptio in peccato, sed quia concepla est mater Domini. Texte d’après Pierre de Alva, Sol veritatis, col. 736. Telle est aussi l’explication donnée, à titre subsidiaire, par Guillaume de Ware, Quseslio, n. 6 : « Supposé que la Vierge eût contracté le péché originel, on pourrait encore célébrer sa conception, en considérant cette parcelle de chair, non comme matière viciée, mais comme point de départ du futur corps de Jésus-Christ. Ainsi fête-t-on la naissance des princes ; ainsi fête-t-on la chaire de saint Pierre, en y vovant dans son germe la future dignité de l’Eglise. Il n’est pas absolument nécessaire que la sainteté convienne formellement à l’objet vénéré, comme le prouvent la fête de la dédicace des églises ou celle de la sainte croix ; il suffit que l’objet jouisse d’une sainteté relative, in rclalione ad atiud. " Ainsi comprise, la fête de la Conception n’enlrainait pas la croyance à l’exemption du péché oriiiinel.

Les deux interprétations précédentes avaient un point commun : elles affirmaient et maintenaient une fête de la Conception proprement dite. Dans la seconde moitié du xiiie siècle, une troisième interprétation, celle qu’Alexandre Neckam avait mise en avant, col. 1039, connnenreàfairedesproi, rès notables : l’idée de conception spirituelle, et par conséquent métaphorique, est substituée à celle de conceiHion proprement dite ; ce qui mène à une fête de la sanctification de Marie dans le sein de sa mère. Cette interprétation apparaît d’abord, moins sous forme a’affirmation que sous forme de défense ou d’objection : à l’argument que les défenseurs du privilège mariai prétendaient tirer de l’existence ue la fête, les adversaires réjiondaient que, pour être tolérable, le culte devait aller non à la conception, mais à la sancti

fication. Ainsi procède Hugues de Saint-Cher, créé cardinal en 1244 ; après avoir dit que la bienheureuse Vierge contracta le péché originel et que, par conséquent, on ne doit pas fêter sa conception : « Ceux qui la célèbrent, conclut-il, doivent avoir en vue la sanctification dont elle fut gratifiée dans le sein de sa mère : qui célébrant, debent habcre respeclum ad sanctificationem eiiis, qua sanctificala est in utero matris suie. » Postula super Eccl., VII, d’après Pierre de Alva, Radii solis, col. 1126. Un autre dominicain, Etienne de Bourbon, voir col. 1034, développe cette idée. A la conception charnelle de la Vierge, qui s’est faite dans le péché, il oppose « sa conception spirituelle, celle qui eut lieu au sein maternel quand, quarante jours environ après la première, son âme préalablement unie au corps organisé fut sanctifiée. » Puis, à l’adresse de ceux qui célébraient la conception : » C’est, ajout e-t-il, à cette conception secrète qu’ils doivent ramener leur fête, ad illam secretam conceptionem debent festum suum retorqære, c’est-à-dire au moment où, par l’infusion de la grâce dans l’âme de Marie vivant au sein de sa mère, le Très-Haut sanctifia sa demeure, la consacra comme temple du Saint-Esprit et la purifia du péché originel. » Le docteur angélique n’interprète pas autrement la fête célél)rée de son temps. QuodL, VI, a. 7. Quand il déclare ailleurs qu’il n’y a pas lieu de réprouver totalement cette coutume, il revient à la même déclaration : il faut qu’en célébrant la fête, on ait en vue, non pas la conception elle-même, mais la sanctification de la Vierge, vénérée au jour de sa conception dans l’ignorance où nous sommes du moment précis où la sanctification s’est opérée : non tanien pcr hoc quod festum conceplionis celebratur, datur intelligi quod in sua conceptionc fuerit sancta ; sed quia quo tempore sanctiâcata fuerit ignoratur, celebratur festum sanctificationis cjus pot lus quam conceptionis, in die conccplionis ipsius. Sum. theoL, HP, q. xxvii, a. 2, ad 311>ii.

Si les trois théologiens dominicains s’accordaient à considérer comme tolérable une fêle de la sanctification de Marie, ils n’allaient pas jusqu’à l’admettre eux-mêmes. D’autres trouvèrent qu’il y avait là un motif suffisant pour établir une solennité distincte de celle de la Nativité et ils l’admirent. Dans plusieurs documents liturgiques de l’époque on rencontre des exiiressions qui ont cette si ; ^nification et qui ne la dépassent pas. Exemple, dans une hymne panormilaine sur la bienheureuse Vierj^e, cette.’)<’strophe :

Quae est ista

Qua ; sic iirogrcditiir’:

Mira siirjiit.

Mire conficitur,

L’t aurora ?

In <)l)scuris noctis

concipitur ;

Sanctitatis

sed ilie torgitur

sine mora ?

F. Dicves, Analecta hymnica, t. l, p. 117. Prosarium /ns. Panormitanum sœc. Xlll… Svquentia de BV.M. quod ( ?) fecit fr. Bon. Joluinnes de Missina ordinis prædictitnrum.

De même, dans une poésie De deliciis Virginis gloriofi’r, par.Jean Peckam, primai de (^uitorbéry († 1202), cette 2° strophe :

Salve Uco consecrata,

Prius<)iiani iiuic niundo nnla.

Intra matris utcrum…

Jbid., t. L, p..’)08.

L’introduction d’une fêle de la sanctification de Marie, par opposition à la fête de la conception proprement dite, aura pour conséquenre d’introduire dans la terminologie une nouvelle équivoque, l-, n sInIc théoloui<luc, le mol de sanrlilication s’apiilique pro))reiiient a l’ànie, bien qu’il puisse aussi conenir au corps par extension et analogie. A|)]>liqué < l’ànie, il exprime, <ie soi, un simjile fait : l’union a Dieu par

la grâce sanctifiante, et ne précise rien de l’époque ou l’union se produit. Aussi n’y a-t-il pas d’opposition entre les termes de conception et de sanctification, pris absolument ; l’opposition intervient quand on suppose entre les deux un rapport d’antériorité et de postériorité stricte, chronologique, ou quand on transforme l’idée de simple sanctification en celle de sanctification purificatrice, sous-entendant par le fait même un sujet déjà existant qui, n’étant pas pur et saint, a besoin de le devenir. Dés lors, il pourra se faire qu’il y ait fête de la sanctification de la mère de Dieu dans des sens divers : dans le sens immaculiste, pour ceux qui considéreraient la conception et la sanctification comme simultanées ; dans un sens opposé, pour ceux qui considéreraient la conception comme soumise à la loi du péché originel et la sanctification comme purifiant du même péché ; dans un sens moyen, abstraction faite du moment prccis où la sanctification eut lieu, pour ceux qui trouveraient un motif suffisant de culte spécial dans la sanctilication considérée comme antérieure à la naissance, mais sans se prononcer absolument ni pour ni contre l’immaculée conception. Pour ceux qui tiendront résolument le second sens, comme la plupart des théologiens dominicains aux siècles suivants, l’adoption d’une fête de la sanctification de Marie sera plutôt un obstacle à la reconnaissance du privilège, parce qu’elle en contiendra implicitement la négation. Pour d’autres, au contraire, l’acceptation de cette fête ne sera qu’un acheminement prochain vers le terme.

Ce dernier cas a eu son application dans l’ordre des frères mineurs. De ce point de vue, l’attitude de saint Bonaventure à l’égard de la fête de la Conception, In. IV Sent., . 111, dist. III, part. I, a. 1, q. i, adl’nn, mérite d’être remarquée ; c’est celle d’un homme qui, hésite entre deux partis. Il n’ose pas approuver complètement : la fête n’a pas l’appui des Pères, saint Bernard l’a même désapprouvée ; elle n’est pas pleinement confoniic aux principe « ( ui rétiissent l’Église universelle dans le culte rendu aux saints, car toutes les fêtes qui les concernent supposent la sainteté en celui qu’on vénère, sainteté qui ne peut se trouver dans la Vierge avant l’infusion de l’ànie. D’un autre côté, le saint docteur n’ose i as désapprouver purement et simplement. La révélation céleste dont les partisans de la fête se réclament, ne fait pas loi, il est vrai : mais comme elle n’énonce rien de contraire à l’orthodoxie, on n’est pas lorcé de la nier. Il peut se faire aussi que la solennité se rapporle moins au jour de la conccptioii qu’; i celui de la sanctification, et comme ce dernier est iiuertain, il n’est pas déraisoiiiial<le de fêter la sanctilicatiun au jour de la coiiccplion. « Quoi qu’il en soit, les âmes pieuses peuvent se réjouir de ce qui a été.’ommencé al rs <, )ui pourrait apiirciuirc que celle dont le salut uu monde est sorti, la bienheureuse Vierjic, a été conçue, sans en rendre à Dieu de solennelles actions de grâces et sans se réjouir dans le Sauvcurv > Si un lils de roi naissail avec une intlriniié UmiU il devrait être délivré plus tard, si, par exeiii ; >le il naissait boiteux, ne laudrait-il lias plutùt se rejouir de sa naissance que de némir.sur son mal ?’De nièiiie, si quelqu’un fête.Mar.c au jour de sa coiue li. ii, ayant (>lulôt en vue sa future sanctilication que sa coni’cplion présente, il ne semble pas ré)iréheiisi le > El le docteur séra]>liiquc s’en tient lii, sans v<iu oir ni ai)prouver ni désa)ipr(Jiier posilivciiiein ; ci ajoute pourtant : " Si quelqu’un.élèljrc cette suiciniili, iii.n par amour de la nouveauté, mais par u.i rcci seminicnl de dévotion envers la ierne, persuade q ^ ii ne fait rien de contraire ii ce qui peut se irer ci la sainte Écriture par voir tic conscquence. j’esm, c et

j’ai confiance que la bienheureuse Vierge acceptera son hommage et, à supposer qu’il s’y trouvât quelque chose de répréhensible, j’espère qu’elle daif^nera l’excuser auprès du juste juge. » Après cela, quelle difficulté pourrait-il y avoir à ce que, devenu général de son ordre et voyant un puissant mouvement de dévotion se manifester au chapitre de Pise en faveur de la fête, le saint l’ait accueilli volontiers et favorisé ? Mais il ne semble pas qu’il faille donner à cet acte un autre sens que celui dont Richard de Middletown se fait l’interprète. « La fête, dit-il, se rapporte non à la seule conception charnelle, mais à la conception consommée, et ce qu’on a en vue, ce n’est pas l’instant où l’âme de la bienheureuse Vierge fut soumise au péché originel, c’est la sanctification qui l’en purifia et qui, suivant une pieuse croyance, eut lieu le même jour, aussitôt après la constitution de son être ». In IV Sent., t. III, dist. III, q. i, ad 3’™. D’autres franciscains, ceux qui adhéraient positivement au glorieux privilège, allaient naturellement plus loin. Voir E. Doncœur, art. cité, p. 278 sq.

La distinction courante entre la conception et la sanctification devait amener une autre question, posée en propres termes par Henri de Gand dans la dispute citée, col. 1054 : Ulrum conccptio gloriosæ viryinis Mariée sit celebranda radone conccplionis ? L’énoncé complet serait : faut-il célébrer la conception de Marie en raison de la conception elle-même ou à quelque autre titre, ratione alicujus alterius ? Cet autre titre ne pourrait être, évidemment, que la sanctification, suppposée chronologiquement distincte de la conception. Arrêtons-nous aux grandes lignes d’un développement où les hypothèses, les distinctions et les subtilités se multiplient à plaisir. Célébrer la fête en raison de la conception peut s’entendre en deux sens fort différents. D’abord, en raison de l’acte même de la conception ; ce qui revient à demander si l’on peut trouver dans cet acte le fondement ou le titre du culte rendu à la bienheureuse Vierge. Non, répond le docteur solennel, tant qu’il s’agit de l’acte de la conception humaine ou naturelle, même consommée, car cet acte ne fut pas saint, quia actus illc conceptionis sanctus non fuit ; le titre du culte ne peut être que la sanctification ou conception spirituelle de Marie, qua nata est Deo. Mais l’expression : célébrer la fête en raison de la conception, peut s’entendre aussi d’une façon plus large, du temps où le fondement du culte commence à exister, en d’autres termes, du temps où se fait la conception, considérée passivement et telle qu’elle est en réalité, d’où que vienne le fondement ou titre du culte. De là cette seconde question : « la fête de la Conception, que les Normands célèbrent le 8 décembre, doit-elle se célébrer pour le temps, l’heure, l’instant où la conception s’est faite, ou bien pour un autre temps, une autre heure, un autre instant ? » Dans l’hypothèse, soutenue par Henri de Gand, que le titre uu culte est la sanctification proprement dite de la mère ne Dieu, la question revient finalement à cette autre : la conception et la sanctifie ; tion se firent-elles aans un seul et même instant réel ? Admettant le contraire, ce théologien devait répondre : La fête de la Conception ne peut se célébrer, ni pour le 8 décembre, puisque ce jour fut celui de la conception charnelle où le sujet propre de la sanctification n’existait pas encore, ni pour l’instant même où la conception se consomma, puisqu’en cet instant-là Marie ne fut ni sainte ni sanctifiée. Reste qu’au 8 décembre la fête se célèbre, par anticipation, pour l’instant où l’âme de la bienheureuse Vierge fut purifiée et sanctifiée, instant postérieur à celui de la conception consommée, quel que soit d’ailleurs l’intervalle qu’on mettra entre les deux choses.

Ce sont là des conclusions systématiques ; elles ne valent pas dans les hypothèses contraires, d’une conception passive et d’une sanctification faites dans un seul et même instant, ou d’un culte fondé sur une sainteté, non absolue, mais relative. Un théologien du xm'e siècle, partisan du glorieux privilège, mais admettant la théorie, alors commune, d’une conception charnelle sans infusion simultanée de l’âme, se trouvait en face d’une double alternative. Il pouvait, comme Guillaume de Ware, nier que l’unique fondement du culte fût la sainteté intérieure et parfaite ; dans ce cas-là, rien ne l’empêchait de rapporter la fête au 8 décembre. Mais s’il admettait, avec saint Bernard et le grand nombre des théologiens d’alors, la nécessité d’une sainteté intérieure et parfaite, il devait dire, avec Henri de Gand, que le 8 décembre, on fêtait par anticipation la conception spirituelle ou sanctification de la mère de Dieu. Dans cette hypothèse, la question de l’immaculée conception ne se posait qu’à l’instant même de la conception consommée, alors que l’âme de Marie était unie au corps suffisamment développé. Une autre hypothèse était possible : celle d’une création et d’une infusion de l’âme dès le début de la conception. Henri de Gand la connaissait, et il l’admettait pour Notre-Seigneur, mais pour lui seulement, comme les théologiens de son temps, entre autres saint Thomas, Sum. theol., III*, q. xxxui, a. 2. Plus tard, quelques-uns étendront le privilège à Notre-Dame, comme il a été dit ; mais des siècles se passeront avant qu’on songe à dire la même ehosc de tout embryon humain. Il faudra plus de temps encore pour que, dans cette question de l’objet du culte, l’Église dégage enfin un sens dogmatique, en dehors de ces théories physiologico-philosophiques qui ont non seulement compliqué, mais embrouillé le problème de l’immaculée conception.

Sur les docteurs franciscains du xiir siècle : S. Bonavenluræ Opéra omnia, Quaracchi, 1882 sq., t. iii, p. 69, Scholion ; Fr. Gulielnii Guarric… Quæstiones dispulatæ de immacalala conceptione bcalæ Mariæ Virqinis, Quaracclii, 1904, prc’cf., c. i ; Prosper de Martigné, La scolastique et les traditions franciscaines, Paris, 1888, c. v, p. 362-387 ; P. Pauwells, O. F. M., Les franciscains et l’immaculée conception. Matines, 1904, c. ii ; F. Cavallera, L’immaculée conception (Positions franciscaines ci dominicaines avant Duns Scol), dans la Revue Duns Scot, Paris, Le Havre, 1911, p. 101 ; Guillaume Ware et l’immaculée conception, ibid., p. 133, 151 ; Marius André, Le bienheureux Raymond Lulle, 3e édit., Paris, 1900, c. xiii ; S. Rové, préface du Liber de immaculata beatissimæ Virginis conceptione, attribué à Raj mond Lull et réimprimé dans Biblioteca de la Revista Lulliana, Barcelone, 1901 sq. ; Ruperto M. de Manresa, capucin, Libro de la Concepciôn virginal atribuldo al Beato Raimundo Lull, version castellana, Barcelone, 1906 ; J. Borràs, Maria S. y et R. Ponlifice en las Obras del Blo Ramôn Lull, SôUer, 1908 ; A. R. Pasqual, Vindiciæ Lullianæ, Avipnon. 1778, t. i, p. 433.

Sur la doctrine de saint Thomas d’Aquin relativement à la sanctification de Marie : Aug. de Roskovâny, Beata’irgo Maria in suo conceptu immaculata, t. ix, p. 713 : Littcratura celebrior qusqu’en 1880) ; F. Morgott, Die Mariologie des lil. Thomas von Aquin, Fribourg-en-Brisgau, 1878, c. iv ; trad. franc, par Mgr Rourquard, La doctrine sur la Vierge Marie ou Marialogie de saint Thomas d’Aquin, Paris, 1881, p. 125 sq. — Études postérieures : W. Tôbbe, Die Stellung des lil. Thomas von Aquin zu der unbefleckten Empfàngnis der Goliesmutter, Munster, 1892 ; Ch. Pesch, De Deo créante et élevante, n. 323-345 ; dom Laurent Janssens, Tractatus de Deo homine, part II, p. 130-151 ; M. Alujas Bros, Sanio Tomàs de Aquino y la Inmaculada Concepciôn de la Virgen Mar(a, Barcelone.l909 : LeBachelet, Saint Thomas d’Aquin, Duns Scot et l’inunaculée conception, dans les Recherches de science religieuse, Paris, 1910, p. 592-609. — Dans un sens apologétique : T. Cucchi, De mente S. Thomie circa immaculatam conceptionem dissertalio, dans Divus Thomas, Piacenza, 1882, t. iii, p. 569. 587, 614 ; Fr. Tomâs Rodriguez, Santo Tomâs de Aquino y la inmaculada concepciôn.

dans Revista agiisliniana, Valladolid, 1885, t. ix, p. 221, 313, 521 ; C. M. Schneider, Die iinbefleckte Empfàngniss und die Erbsiinde, Ratisbonne, 1892 ; S. Briceno, La doc-Irina de} angelico doctor sobre la inmaculada concepciôn de la madré de Dios, Léon, 1904 ; Joseph a Leonissa, capucin, Dogma immaculatæ conceptionis et dociorum angelici el seraphici docUina ; medii aeui dociores de immacitlala conceptione B. V. Mariæ, dans Divus Thomas, Rome, 1904, 1905, 2° série, t. v, p. 632 ; t. vi, p. 650 ; A. Senso Lazaro, De immaculata conceplione Marix uirginis sccundum S. Thomam in Summa theologica, Madrid, 1905 ; N. del Prado, Santo Tomâs i ; la inmaculada, Vergara, 1909 ; Divus Thomas et bulla < Ineffabilis Deus », Fribourg (Suisse), 1919.

ir. XIV « SIÈCLE ET XV^ JUSQOAU CONCILE SE BALE

(1439) : LA RÉACTION SCOTISTE. — Cette étape n’est qu’une continuation de la précédente, mais elle présente un caractère distinctif : la lutte, contenue et restreinte au xiii<e siècle, éclata et se développa quand Duns Scot eut donné le signal de la réaction en défendant publiquement à Paris le glorieux privilège. Une véritable mêlée théologique s’en suivit ; mêlée où les camps se tranchèrent bientôt, ayant à leur tête, d’un côté, les frères mineurs, et de l’autre, les frères prêcheurs. Quelques faits plus notables émergent : démêlés des adversaires du privilège avec l’université de Paris et les autorités publiques en Aragon ; diffusion croissante de la fête de la Conception ; au terme de l’étape, décret du concile de Bâle sur la croyance et sur la fête.

1° Duns Scot (1266 ? — 8 novembre 1308). — Le premier enscigiiement du docteur subtil date d’Oxford, où il avait fait ses études. Voir t. iv, col. 1865. Devenu professeur vers l’an 1300, il commença son grand commentaire sur le livre des Sentences, Scriptum oxoniense. C’est là qu’il faut d’abord chercher sa doctrine sur la conception de la bienheureuse Vierge. In IV Scni., I. III, dist. III, q. I : Ulrum beata Virgo fuerit concepta in originali peccalo, édit. Vives, t. xiv, p. 159 ; question réimprimée par les franciscains de Quaracchi dans les Qiiœsliones disputatæ de immaculata conceplione, p. 12-22.

Scot a directement en vue la conception consommée. Suivant l’usage de son temps, il énonce brièvement les autorités invoquées des deux côtés : pour la conception dans le péché, le sentiment commun des docteurs, dicitur commnnitcr qiiod sic, d’après Rom., v, 12, et divers témoignages de Pères relatifs à la purification de la Vierge et à l’universalité de la tare héréditaire ; à l’opposé, les textes classiques de saint Augustin, De naliira et gratia, c. xxxvi, et de saint Anselme, De conceptu virginali, c. xviii. Cela fait, Scot énonce les deux arguments fondamentaux dont les adversaires "du privilège s’étaient servis. Le premier était tiré de l’excellence du fils, considéré connue rédempteur universel ; cette excellence serait compromise si l’on soustrayait la mère à son influence rédemptrice. Le docteur subtil rétorque l’argument. Le Christ étant un médiateur parfait, il convenait qu’il exerçât un acte de médiation parfait à l’égard de quelque créature, et par conséquent de sa mère ; cet acte ne se réalise que s’il la préserve du péché originel, n. 4-7. Loin de soustraire Marie à l’inlluence rédemptrice, un tel acte suppose une application plus noble en soi et plus cfficacc des mérites du Sauveur. A l’objection faite que, dans cette hypothèse, la Vierge n’aurait pas eu besoin de rédemption, Scot répond qu’il en va tout autrement ; soumise dans sa conception charnelle à la loi commune, la Vierge aurait contracté la tare héréditaire au moment de l’union de l’âme et du corps, si la grâce du médiateur n’avait pas prévenu cet effet : ipsa enim conlraxixset originale peccalum ex ralione propagationis communis, nisi fuisset præventa per gratiam mediatoris. Entre elle et les autres

la différence est que la grâce intervient, chez les autres, pour délivrer du péché contracté, et chez elle, pour empêcher qu’il ne soit contracté, ne ipsa conlraheret, n. 14.

Le docteur subtil aborde ensuite le second argument des adversaires, tiré des conditions auxquelles Marie nous apparaît soumise, ex his quee apparent in beata Virgine : elle a été conçue de la même manière que les autres, en vertu d’une génération soumise à la loi de la concupiscence, ’sa chair a donc été infectée, et l’âme s’unissant à cette chair a contracté la souillure originelle. Conclusion confirmée par ce fait, que la Vierge n’a pas été exemptée des peines communes à notre nature, comme la faim, la fatigue, la souffrance, la mort ; peines qui nous sont infligées à cause du péché originel. La réponse à cette dernière raison était facile : ces maux physiques n’ont pas, de leur nature, un rapport nécessaire avec le péché originel contracté de fait ; Jésus-Christ pouvait donc exercer son influence médiatrice et rédemptrice à l’égard de sa mère en la délivrant des peines qui lui auraient été nuisibles, comme le péché originel et la concupiscence, et en lui laissant celles qui pouvaient lui être utiles, celles qu’il a lui-même acceptées, n. 8.

Beaucoup plus importante est la réfutation de l’argument physiologico-philosophique. A l’hypothèse d’une infection de la chair par la concupiscence et de l’âme par la chair, Scot oppose d’abord la doctrine de saint Anselme : non arguit secundum viam Anselmi de peccato originali. D’après cette doctrine qu’il avait précédemment adoptée. In IV Sent., t. II, dist. XXXII, q. i, n. 42, édit. Vives, t. xiii, p. 316, la concupiscence n’est ni une empreinte morbide ni un vice positif ; la chair n’agit pas comme cause physique dans la transmission du péché originel, mais seulement comme cause morale, en ce sens qu’elle contient la raison ou la condition pour laquelle Dieu ne confère pas la grâce sanctifiante à ceux qui naissent privés de l’intégrité primitive. Cette doctrine admise, la difficulté disparaît, Dieu restant libre de faire une exception, s’il la juge convenable. Même dans l’autre hypothèse, celle d’une chair infectée par l’acte générateur, pourquoi l’âme de Marie n’aurait-elle pas pu être sainte au premier instant de son existence ? L’infection de la chair qu’on suppose, reste dans l’enfant sanctifié par le baptême ; elle n’est donc, par rapport au péché originel, ni cause suffisante, ni cause nécessaire. Dès lors, pourquoi Dieu n’aurait-il pas pu infuser la grâce dans l’âme de Marie au moment même où il la créa et empêcher de la sorte que la souillure de la chair n’entraînât avec soi la tache du péché proprement dit ? Raison qui garde sa valeur dans le cas où, par hypothèse, l’âme serait créée et unie à la chair in conceplione scminiim, au début de la génération : Sicut enim post prinuim instans baptismi potuit manere infect io corporis contracta per propagationem cum gratia in anima mundeda, ita potest esse in primo instant i, si Deus tune creavit gratiam in anima Marias, n. 20.

Mais ne faul-il pas, comme le dit entre autres saint Bonaventure, que la bienheureuse Vierge soit fille d’Adam selon la chair avant d’être fille de Dieu selon la grâce ? Oui, si l’on entend parler d’une priorité, non de temps, mais d’ordre ou de nature. Si l’acte générateur suppose logiquement le terme engendré et si, dans cet ordre d’idées, notre pensée tombe d’abord sur Marie fille d’Adam avant de la concevoir sanctifiée et fille de Dieu, il n’y a pas là une priorité qui exige dans son âme deux états successifs, l’un de péché et l’autre de sainteté ; il y a eu seulement en elle, au premier instant de son existence, un double rapport : d’un côté, le rapport de fille d’Adam, qui venait de sa conception Innnaine et qui fondait, en

droit, l’obligation de contracter le péché originel ; de l’autre, le rapport de fdle de Dieu, qui s’attaciiait à son titre de future mère du Verbe et qui, entraînant une sanctification privilégiée, empêcha que l’obligation ne sortît son efîfet. Ces mêmes principes fournissaient il Scot une réponse générale aux textes patristiques objectés. Autre chose est l’immunité qui convient au fils, autre chose l’immunité qui convient à la mère. Celle-ci est exempte de la tache héréditaire en fuit seulement et par grâce, en vertu d’une application spéciale des mérites de l’unique rédempteur. Jésus-Christ, lui, est exempt de toute tache en droit et de par sa conception virginale, en sorte qu’il ne peut être ici question ni de rachat, ni de préservation, ni de purification quelconque. Là est le privilège personnel, exclusivement personnel du fils.

Dans tout ce qui précède le docteur subtil soutient plutôt la possibilité du glorieux privilège qu’il n’en établit la réalité ; tout au plus telle ou telle raison qu’il énonce, en particulier l’argument du parfait médiateur, contient-elle un titre de convenance en faveur de l’immaculée conception. Il va plus loin quand il répond à la question posée au début. Ad quæslionem dico, n. 9-10 : « Dieu a pu faire que Marie ne fût jamais soumise au péché originel ; il a pu faire qu’elle y fût soumise pendant un seul instant : il a pu faire aussi qu’elle y fût soumise pendant un certain temps et purifiée ensuite…. Laquelle de ces trois hypothèses s’est réalisée. Dieu le sait ; mais si l’autorité de la sainte Écriture et celle de l’Église ne font pas obstacle, il semble raisonnable d’attribuer à Marie ce qu’il y a de plus excellent, videtur probabile niiod excellentius est atlribuere Maria. » L’adhésion à la pieuse croyance est manifeste, bien que formulée en termes modestes. Elle réapparaît d’ailleurs, d’une façon plus positive et plus ferme, dans le même livre, dist. XVIII, q. I, n. 3, t. xiv, p. 684 ; il y parle de la bienheureuse Vierge « comme n’ayant jamais encouru de fait l’inimitié divine par le péché soit actuel, soit originel : quee nunquam fuit inimica actualiter ralionc peccati aciualis, ncc ratione originalis ; fuisset lamen, nisi fuisset prasservata.

Tel fut l’enseignement de Duns Scot à Oxford, alors qu’il n’était pas encore sorti d’Angleterre et n’avait pas pu rencontrer Raymond Lull ni, semble-t-il, prendre connaissance du Disputatio Eremitip et Raijmund /, composé à Paris en 1298. Voir col. 1062. L’enseignement du docteur subtil est, pour le fond, en rapport de dépendance étroite avec celui de son maître, Guillaume de Ware. La chose est manifeste en ce qui concerne la solution de la difficulté tirée de l’universalité de la rédemption opérée par Jésus-Christ ; le maître avait posé, au sujet du péché originel, la distinction fondamentale : contractum et cuntrahendum, col. 1062. Sans se servir des termes eux-mêmes, le maître et le disciple avaient énoncé les deux modes de rachat qu’on appellera plus tard rédemption libératrice et rédemption préserratrice, consistant l’une à payer la rançon de quelqu’un quand il est déjà dans les fers, et l’autre à la payer avant que le droit de servitude ne s’exerce, bien qu’il soit acquis. Mais sur d’autres points, le disciple dépasse et surpasse le maître. Guillaume de Ware était resté attaché à l’ancienne théorie physique de la concupiscence infectant la chair et transmettant le péché originel par son entremise : en conséquence, pour expliquer la possibilité d’une conception immaculée, il avait eu recours à l’hypothèse d’une purification préalable de la chair ou du corps dc’la bienheureuse Vierge. Abandonnant sur ce point l’ancienne école franciscaine, et se ralliant avec saint Thomas à la doctrine d’Anselme, Scot pouvait donner une réponse moins systématique et plus large, tout en maintenant la possibilité du glo rieux privilège même dans l’hypothèse d’une chair infectée par la concupiscence ou d’une autre façon.

Le docteur subtil fut amené à traiter le sujet une seconde fois. En 1304, le général des frères mineurs sollicita et obtint pour lui la Ucence d’enseigner à l’université de Paris. Son cours dura quatre ans ; c’est le Scriptum parisiense ou Reportala parisiensia, reprise et parfois retouche du commentaire d’Oxford. La question de la conception revint à la fin de 1307 ou au début de 1308, quand il expliqua le III « livre des Sentences. Reportata, t. III, dist. III, q. i, édit. Vives, t. XXIII, p. 261. La doctrine est la même qu’auparavant, mais deux particularités sont à noter. Scot commence par signaler et réfuter une singulière opinion, à savoir que le péché et la grâce se seraient trouvés en Marie dans un seul et même instant rôel : dicii unus doctor quod in eodem instanti fuit in peccnto et in gratia, n. 2-3. Détail plus important, sa conclusion personnelle est formulée d’une façon moin.s expresse que dans le commentaire d’Oxford ; il se contente d’affinner, sans rien de plus, la possibilité du privilège : potuit esse quod nunquam fuit in peccalo originali. En outre, dist. XVIII, q. i, ibid., p. 386, après avoir dit de la Vierge, comme jadis, qu’elle n’encourut jamais de fait l’inimitié divine par le péché actuel, quæ nunquam fuit inimica actualiter ratione peccati actualis, il continue en atténuant sensiblement l’ancien texte par une particule dubitative : et forte nec pro peccato originali, quia fuit præservata, ut supra diclum est. Une fois pourtant, au 1. IV (enseigné avant le 111% en 1306), dist. XVI, q. ii, n. 26, on rencontre. Incidemment inoncée, l’affirmation absolue d’une sanctification indépendante de toute idée de purification : absolute potest esse infusio gratiæ sine expulsione alicujus culpæ præcedenlis, sicut fuit in beata Virgine.

La différence de mode et de ton dans l’affirmation accuserait-elle un fléchissement dans la croyance au privilège ? Rien ne le prouve ; tout s’explique suffisamment par la réserve prudente qui s’imposait au jeune professeur dans ce milieu parisien où les grands maîtres venaient de soutenir Topinion contraire et où celle-ci comptait encore, parmi leurs disciples immédiats, de si chauds partisans. Les historiens des frères mineurs, en particulier Wadding, Annales minorum, an. 1304, n. 34, ont parle d’une grande joute théologique au cours de laquelle, mis en face de deux cents arguments contre la pieuse croyance, Scot les aurait réfutés d’une façon si péremptoire que la plupart des docteurs de Paris se seraient ralliés à sa thèse, et que l’université aurait dès lors imposé à ses membres le serment de défendre la pieuse croyance. Pris tel quel, le récit est inadmissible. Voir Denifle, Cliarlularium, t. ii, part. I, p. 118 ; franciscains de Quaracchi, Quæstiones dispulatæ, p. xvi. Sous les enjolivures il faut pourtant reconnaître un fond de vérité. Voir t. IV, col. 1866 et le P. Déodat-Marie, Un tournoi ttiéologique, série d’articles dans La bonne parole, et tiré à part. Le Havre, 1907. Notable est le témoignage d’un frère mineur contemporain, Ludolphe Caracciolo, qui fut, dit-on, élève de Scot, et devint évêque de Stable en 1326. puis archevêque d’Amalli de 1331 à 1351. Dans un passage utilisé par Antoine Cucaro, Elucidarius Virginis, Naples, 1507, (Pierre de Alva, Monumenta antiqua seraphica, p. 831), Ludolphe parle d’une dispute publique qui eut lieu à Paris, par ordre apostolique, et d’où Scot sortit vain queur, ayant fait approuver son opinion : Qui quidem Scotus confutalis rationibus et argumentis adversariorum, ita conceptionis Virginis innocentiam defensauit, quod adversarii omnes defecere in disputando. Quapropter opinio minorum a Parisiensi studio illico approbatur. Scotus vero, doctor subtilis propter lioc

appellalus, lœlus ad propria se recepit. Mais si le fait paraît indéniable, les circonstances qui le provoquèrent et l’accompagnèrent restent obscures. D’après le P. Prosper de Martigné, op. cit., p. 292, 387 sq.. l’incident aurait eu lieu en 1308, quand Scot eut expliqué la question de la conception, et l’affaire se serait réduite à une invitation adressée au jeune professeur (l’avoir à comparaître devant les maîtres de l’université pour 3’justifier son opinion nouvelle et, en apparence, formellement opposée au texte des Sentences. D’autres placent la discussion à l’arrivée de Scot à Paris et avant qu’il ne montât en chaire ; la façon dont il appuya son enseignement d’Oxford sur la conception de la bienheureuse Vierge, lui valut le droit d’entrée dans l’université gauloise. Lettre du R. P. Michel-Ange Sarraute, publiée par le P. Déodat Marie, Dans Scot et le statut catholique de la pensée à l’université de Paris, Le Havre, 1909, p. 135 sq. Quoiqu’il en soit de ces deux interprétations, la situa-I ion de Duns Scot, comme professeur, rend pleinement compte de la réserve qu’il observa dans la manière de traiter à Paris le problème délicat.

Malgré cette réserve, l’influence de Duns Scot fut liuissante et efficace. Il déblaya le terrain et simplifia la question, en distinguant et en séparant nettement des notions que les anciens défenseurs du privilège avaient souvent confondues ou du moins mêlées : conception commencée et conception consommée ; conception active et conception passive ; sanctification, ou plutôt purification de la chair ou du corps et sanctification de l’âme ; tache originelle contractée et nécessité préalable de contracter cette tache ; priorité logique et priorité chronologique. Du môme coup, le docteur subtil rejetait à l’arrière-plan les questions secondaires ou d’ordre purement philosophique, et il fixait la véritable signification du privilège en rattachant la sainteté de la bienheureuse Vierge à la conception passive parfaite ou consommée. Pour lui, dire que Marie fut exempte du péché originel ou conçue sans péché, c’était affirmer que son âme, créée par Dieu et unie au corps pour l’animer, fut au même instant ornée de la grâce sanctifiante ; en d’autres termes, c’était affirmer que la mère du Verbe incarné, considérée comme personne humaine, ne fut jamais, pas même un instant, atteinte de la souillure du péché.

Un autre mérite fut d’ébranler l’obstacle qui avait arrêté les grands scolastiques au xin’e siècle. Ils étaient arrivés à proclamer la toute -ainlelé de la Vierge, sauf au premier instant de son existence. Pourquoi cette restriction, cette exception unique ? Avant tout, [larce qu’ils jugeaient la chose impossible, non pas d’une façon absolue, mais relativement parlant, dans l’ordre actuel où tout rejeton d’Adam est un racheté ilu Christ. Or voilà que, dans l’argumentation du’.octeur subtil, le privilège se présentait comme possible, possible dans l’ordre actuel, grâce à une notion du rachat plus glorieuse pour le Christ rédempteur cl plus honorable pour sa mère bénie. L’obstacle

I branlé, la logique des principes devait porter à ne voir dans l’innnaculéc conception qu’un cas particulier, renlranl dans la croyance générale de l’Église’M la pureté parfaite et la sainteté suréminente de la mère de Dieu. Le travail des siècles suivants consistera principalement à mettre en relief la convenance ilu privilège et à en confirmer l’existence par l’étude et l’exploitation des éléments positifs du dogme, enveloppés dans les saintes Lettres et l’ancienne tradition.

.Mais la doctrine de Scot sur la conception de Marie ne serait-elle pas, sous un autre rapport, défectueuse ?

II considérait l’incarnation du Verbe el, par conséquent, l’existence de sa mère comme décrétées indépendamment du péché d’Adam et de la rédemption ;

l’immaculée conception qu’il admet ne passe donc pas par le Calvaire, elle est incompatible avec une rédemption vraie, une rédemption qui suppose l’application des mérites acquis par Jésus-Christ sur la croix. Cette attaque quitte le terrain du dogme ; elle s’inspire d’une théorie spéciale sur le debiluni peccati en Marie, théorie qui sera discutée à sa place, quand tous les éléments du problème auront été acquis. Contentons-nous maintenant de quelques remarques, en ce qui concerne personnellement le docteur subtil. S’il a soutenu ces deux assertions : l’incarnation du Verbe aurait eu lieu indépendamment du péché d’Adam ; la bienheureuse Vierge a été rachetée par son fils, c’est donc qu’il ne voyait entre les deux choses aucune incompatibilité. Mais nulle part il n’a présenté sa thèse sur l’immaculée conception en dépendance de sa théorie sur l’incarnation du Verbe en toute hypothèse. Si, dans le passage du Scriptum oxoniense où il traite de la conception de Marie, il parle incidemment du motif de l’incarnation, c’est en énonçant simplement l’opinion commune, n. 6 : Nécessitas incarnationis, passionis, etc., assignatur communiter ex peccato originali. Il affirme la nécessité d’une préservation actuelle pour qu’au moment de sa création et de son union avec le corps l’âme de IMarie ne contractât pas la tache originelle, et il affirme cette nécessité si nettement que beaucoup l’ont regardé ou le regardent encore comme un partisan du debitum proximiun. En réalité, il n’a pas traité ce point ex professa, et par là s’explique qu’il y ail eu et qu’il y ait encore diverses interprétations de sa pensée.

Fr. Gulielmi Guarræ, fr. Joatmis Duns Scoli, … Quæstiones disputatK de immaculaia conccptione beatæ Maria ; Virginis. Quaracchi, 1904 ; Prosper de Martipné, La scolastique et les traditions franciscaines, c. v ; P. Pauwels,

0. F. M., Les Iranciscains et l’immaculée conception, c. iii, IV, Malines, 1904 ; Cand. Mariotti, O. F. M., L’immaculata concezione di Maria ed i Franciscani, c. iv, Quaracchi, 1904 ; P. Adjutus, O. F. M., L’immaculée conception et les traditions franciscaines. Rapport présenté au Congrès mariai de Namur, le 13 juillet 1904, suivi d’une élude sur La doctrine de Duns Scot au sujet de l’immaculée conception, cl d’une discussion historique sur Le débat public du même auteur à la Sorbonnc, Malines, 1905 ; L. Baldwin, John Duns Scot and the immaculate conception, Rome, 1905 ; F. Dent, lilesscd John Duns Scot and Marti Immaculate, Rome, 1905 ; P. Raymond, art. Duns Scot, t. iv, col. 1896-1898 ; X. Le Baclielct, Saint Thomas, Duns Scot et l’immaculée conception, dans les Recherches de science religieuse, Paris, 1910, t. i, p. 601-616.

Développement de la réaction.

L’impulsion

donnée par Duns Scot devait produire ses fruits, mais avec le temps ; l’adhésion des théologiens â la croyance dont il s’était fait le champion, ne fut ni soudaine, ni surtout générale au début ; au contraire, il y eut d’abord une véritable mêlée, dont le premier résultai fut de trancher les camps.

1. L’opposition. - Pris dans l’ensemble, les frères prêcheurs restèrent fidèles à l’enseignement de leurs illustres docteurs : « Le fait est quc les maîtres de l’ordre au xiv siècle, pour le plus grand nombre, et quelques-uns après, ont déclaré suivre la doctrine de saint Thomas en refusant à la sainte Vierge le privilège de l’immaculée conception. » R. V. Mortier, Histoire des maîtres (jencraux de l’ordre des jrères prrciwurs, Paris, t. iii, p. ()17, note 2. Tels, pour ne citer que des autorités incontestables, Hervé de Nédélec, Durand de Saint-Pourçain. Pierre de la Palu, dans leurs commentaires sur les Sentences,

1. 111, dist. 111, el.lean de Naples, (Jnodl., Vl, q. xiii, dans Pierre de.lva, liadii solis, col. 1898. Hervé nie qu’on puisse considérer la Vierge ccnnnic vraiment rachetée [lar son fils, dans l’hypothèse où elle aurait été préservée de la faute qu’elle aurait dû encourir.

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IMMACULÉE CONCEPTION

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Durand est plus large : Puto lamen quod si beata Virgo peccatum originale non contraxisset, potuisset tamen vere dici redempta a Deo pro eo quod in radiée sua ex nai.ura suæ conceptionis obligata erat ad ineurrendum peeeatum, nisi fuisset a Deo præservata, n. 14. Mais, avec Jean de Naples et Pierre de la Palu, il rejette la convenance d’une telle préservation : être conçu sans péché reste le privilège exclusif de celui qui fut conçu virginalement.

Modérée chez ces théologiens, l’opposition devint, chez beaucoup de leurs confrères dans la seconde moitié du siècle, intransigeante et agressive, comme on le verra bientôt. En tout cas, sous une forme ou sous une autre, elle se maintint. C’est bien l’opinion commune de son ordre que Capréolus († 1432) énonce, à la veille du concile de Bâle, dans sa troisième conclusion : Beaia Virgo fuit concepta in peccaio originali. Dejensionum iheologiæ D. Thomæ Aq., t. III, q. iii, a. 1, Tours, 1900, t. v, p. 26. Quelques exceptions apparaissent ; par exemple, à Strasbourg, Jean Tauler († 1361) : Ab omni peccato et macula tam originali quam actuali præservata, uti hoc decebat esse qux mater esset unigeniti Dei. Tractatus de decem cœcitatibus, cæc. iv, c. xi, dans D. Joannis Thauleri Opéra omnia, Cologne, 1613, p. 873. Vers 1380, Jean Bromiard, dominicain anglais, interprète l’enseignement de saint Thomas dans la Somme théologique, III », q. xxvii, a. 2, en ce sens que Marie aurait été sanctifiée non pas avant l’union de l’âme et du corps, mais au moment même de cette union : in sua animalione, i. c. in coniunctione animæ cum corpore matris, et non ante, quia sanctificatio et mundatio fit per gratiam, cuius subiectum est anima. Summa prædicationis, au mot Maria, n. 107. Cf. Pesch, De Deo créante, n. 333.

Saint Vincent Ferrier peut-il être compté parmi les champions de Marie immaculée ? Oui, répond le P. H. Pages, 0. P., Histoire de saint Vincent Ferrier, Paris, 1893, t. ii, Append. E. L’affirmation est appuyée sur plusieurs passages d’un sermon De conceptione Virginis Marie, en particulier celui où le grand orateur énumère divers degrés de sanctification : « Le sixième qui dépasse tous les autres est celui de la bienheureuse Vierge Marie, parce qu’au jour et à r instant même où son corps ayant été formé et son âme créée, Marie fut une créature raisonnable, capable de sanctification, elle fut sanctifiée. » Malheureusement, le texte latin est moins explicite ; il n’y est pas question de l’instant même, mais seulement du jour et de l’heure : Sextus gradus est super omnes alios sanctificatio Virginis Marie, quia non quando debuit nasci nec in ultimo die nec hebdomada nec mense, sed in eodem die et hora formata corpore et anima creata, quia tune fuit raiionalis et capax sanctificationis, fuit sanctificata. Sermones sancti Vincentii… de sanctis per totum annum, Cologne, 1487, fol. A". Les mêmes expressions se retrouvent dans le premier sermon pour la fête de la Nativité et ailleurs, mais l’indétermination qui s’attache aux termes : in eudem die et hora, ne disparaît point. Saint Vincent reste, au regard de la pieuse croyance, un « défenseur douteux. » A. Pérez, La conception inmaciilada de la Virgen, y la Universidad de Salamanca en et siglo xv, dans la revue espagnole Razôn ij fe, Madrid, 1904, numéro extraordinario, p. 81-86.

L’opposition comptait d’autres représentants que les dominicains. Jean de Pouilly, de Polliaco, docteur de l’université de Paris (f après 1321), déclarait qu’il ne suffisait pas d’affirmer le privilège, mais qu’il fallait le prouver ; il récusait, comme dénués d’efficacité, les arguments de Scot et soutenait que la bienheureuse Vierge n’avait pu être vraiment rachetée qu’à la condition d’être soumise temporairement au

péché originel : B. Virgo fuit sub originali in lempore seu per tempus. Quodl., IV, q. xiv, Paris, Bibl. nat., ms. tut. 14565, fol. 148 ; Pierre de Alva, Radii salis, col. 1103. A cet exemple ajoutons-en d’autres, plus importants : les trois personnages qui, de 1334 à 1352, occupèrent la chaire de saint Pierre comme papes d’Avignon, sous les noms de Jean XXII, Benoît XII et Clément VI, ou n’ont pas admis la pieuse croyance, ou ne l’ont pas admise franchement, à en juger par les sermons qui leur sont attribués.

Nul doute n’est possible pour le premier, s’il est vraiment l’auteur des discours contenus dans le recueil intitulé : Sermones Joannis papæ XXII, ut creditur, habili in festis B. Mariæ, et per fratrem Raymundum, procuratorem ordinis minoriim, suæ Sanctitatis servum, reportati, Paris, Bibl. nat., ms. lat. 3290 ; Pierre de Alva, Radii solis, col. 2122 ; P. Doncœur, art. cité, p. 33 (707). Dans le premier sermon sur la Nativité, Sicut lilium inter spinas, il est dit que l’âme de la Vierge fut créée et unie au corps sans posséder la grâce sanctifiante, et qu’ainsi elle contracta le péché originel, mais qu’elle en fut purifiée aussitôt après : Et sic originale eam dicimus contraxisse, sed statim post animæ infusionem gratia superveniens eam sanctificavil et ab originali purgavit. Dans plusieurs autres sermons pour la même fête ou pour l’Annonciation, la Purification et l’Assomption, l’assertion revient, plus accentuée encore, en sorte que Pierre de Alva, si enclin pourtant à interpréter les textes à sa guise, en est réduit à conclure, col. 2124 : Constat igitur ex supra relatis Joannem XXII, in minoribus constitutum, id est cum esset Jacobus Hiissa vel de Ossa vel Ossa, etc., expresse, clare ac distincte sustinuisse opinionem contrariam, si sermones præhabiti sint ipsius. Reste à contester l’authenticité, comme le fait Alva en invoquant des raisons peu critiques.

Benoît XII, n’étant encore, semble-t-il, qu’évêque ou cardinal, prêcha un sermon De conceptione béate Marie, conservé avec d’autres à la bibliothèque du Vatican, ms. lat. 4006, fol. 420. Cf. Doncœur, p. 34 (708). Il applique à la Vierge ce texte d’Ézéchiel, XVI, 9 : Emundavi sanguinem tuum ex te, et unxi te oleo, et vestivi te discoloribiis. Il entend par le sang le péché originel et la concupiscence qui s’y rattache ; par ï’huile et les vêtements de couleur variée, les dons de la grâce dont la mère de Dieu fut comblée ; mais il y eut tout d’abord purification de la tache originelle : Domino opérante in ipsa plenitudinem effectuum gratix per quam mandata fuit a peccato originali et præservata a peccato actuali. L’opposition mise ici entre le péché originel dont Marie fut purifiée et le péché actuel dont elle fut préservée, manifeste clairement la vraie pensée de l’orateur. Aussi revendique-t-il, un peu plus loin, l’exemption de la souillure héréditaire comme un privilège exclusif que Jésus-Christ dut à sa conception surnaturelle : Ideo cum solus Christus inter homines fuerit mundus ab originali peccato, quia non fuit conceptus de immundo semine sicut omnes alii nati ex viro et muliere….

Dans un sermon pour le second dimanche de l’Avent, où il traite de la fête de la Conception, Clément VI (ou celui qui porta ce titre plus tard) parle incidemment de la controverse. Il pose d’abord comme chose claire, que la bienheureuse Vierge a contracté le péché originel en sa cause, ayant été conçue comme les autres descendants d’Adam : contraxit peccatum originale in causa ; et ratio est, quia fuit ex concubitu viri et mulieris concepta. Mais qu’elle l’ait contracté réellement, in forma, ou qu’elle en ait été préservée par la puissance divine, c’est un point où les docteurs diffèrent de sentiment. L’orateur ne veut pas s’engager dans cette dispute ; il le veut d’autant moins que, dans la circonstance, il se propose uniquement d’éta

blir que, même dans le cas où la mère de Dieu aurait été conçue dans le péché, on pourrait encore raisonnablement célébrer sa conception. Certaines expressions sembleraient bien supposer une adhésion positive à l’opinion défavorable au privilège, mais la valeur d’opposition réelle qu’elles pourraient avoir devient hypothétique en face de correctifs tels que celui-ci, § Ad aliud dicendum : Ex unione animæ cum carne conlrahitur peccalum originale, a quo beata Virgo, si conlraxit, fuit slatim sanctificala. Texte intégral du fragment dans Pierre de Alva, Radii solis, col. 689092 ; cf. Doncœur, p. 40 sq. A tout le moins, ce témoignage pris dans son ensemble, et plus nettement encore ceux de Benoît XII, de Jean XXII et de Jean de Pouilly, marquent-ils l’opposition que, pendant la première moitié du xrve siècle, la pieuse croyance rencontrait chez des docteurs de Paris dont la formalion théologique se rattachait à l’enseignement des grands maîtres du siècle précédent.

2. La défense du privilège.

Au premier rang apparaissent les frères mineurs. L’unité n’exista pas dès le début. Bertrand de la Tour, prédicateur renommé, archevêque de Salerne, en 1319, puis cardinalévêque de Frascati († 1334), reste fidèle à l’opinion, commune encore, d’Alexandre de Halès et de saint Bonaventure, sicut tenet scola communis. Serm.. i, de Nativitate et de Conceplione, cité par Pierre de Alva, Radii solis, col. 1141. Alvare Pelage, pénitencier apostolique sous Jean XXII, puis évêque de Silves en Portugal, écrivant à la cour d’Avignon de 1330 à 1332, suit également les anciens théologiens, avec une pointe à l’adresse de certains jeunes qui s’écartent du sentiment commun : licet quidam novi theologi a sensu Ecclesiæ recedenles commuai… De planctu Ecclesiæ, t. II, a. 52, Venise, 1500, p. 110. Mais ces quidam novi sont déjà nombreux, comme on le voit par la liibliolhcca franciscana de Holzapfcl, et parmi eux ^e trouvent des gens qui comptent, comme Pierre .Vuriol, Jean de Bassolis, Pierre Thomas, François de Meyronnes, Pierre d’Aquila, François d’Ascoli ou de la Marche, etc.

Quelques-uns de leurs écrits méritent d’être signalés. Pierre Auriol, Aureolus, compose à Toulouse, en 1314, un traité De conceplione immaculalæ Virginis, en six chapitres ; il ne se contente pas d’y soutenir la possibilité et la convenance du privilège, il montre que, sous réserve d’une détermination contraire de la part de l’Église, on peut en affirmer l’existence sans péril d’hérésie ou d’erreur, c. v. Ostenditur, quod absque periculo fidei et erroris teneri potest, quod Deus eam prœservavit de facto ; nec una pars ncc alla est de neccssilate fidei, donec per Ecclesiam determinatum fueril. . la suite d’une attaque, Auriol rédige un Rcpercussorium contenant huit conclusions, relatives surtout à la nature du péché originel et de la concupiscence. Ces deux écrits se trouvent dans les Quiestiones disputatie, de Quaracchi. Pierre de Alva les a insérés dans ses Monumenta anliqua scraphica, p. 15 sq., en y joignant un extrait des commentaires d’Auriol sur les Sentences, t. III, dist. III, q. i, De sanctificatione Virginis. Entre 1316 et 1320, Pierre Thomas, catalan et docteur de Paris, soutint la même cause dans un Liber de innoccnlia V. Mariée, qu’il fit présenter à Jean XXII. Pierre de Alva, ibid., p. 212. François de Meyronnes († 1327) seconde les précédents ; outre la question qu’il consacre à la sanctincation de la bienheureuse Vierge dans son commentaire sur le III livre des Sentences, il compose un Tractatus de conceplione beatæ Marite Virginis et prêche le privilège dans plusieurs sermons pour le jour de la fête. Pierre de Alva, ibid., p. 275 sq. Parmi les traités qui n’ont pas été conservés, rapjjclons celui de I.udolphc Cara<-ciolo, dont Il a été fait mention, col. 1070. Sous

l’influence de ces maîtres, la pieuse croyance s’implanta toujours de plus en plus chez les franciscains ; à la fin du xiv » siècle, elle était devenue commune.

Les autres ordres religieux ne demeurèrent pas indifférents dans le conflit suscité par la réaction scotiste, ceux surtout dont les théologiens étaient plus intimement mêlés, comme professeurs, à la vie littéraire d’alors : carmes et augustins. Il fallut quelque temps pour que le mouvement se déclarât en faveur de la pieuse croyance. Gérard de Bologne, général des carmes de 1296 à 1318, Guy de Perpignan qui lui succéda de 1318 à 1320 et, plus tard, devint évêque de Majorque, puis d’Elne, en Roussillon (1332-1342), Paul de Pérouse, son contemporain, sont opposés à la conception sans tache, mais d’une façon très modérée. Guy ne se défend même pas d’un mouvement de sympathie pour l’opinion qu’il n’ose pas adopter : Ista opinio, propler reverenliam beatæ Virginis, multum mihi placeret, nisi auctoritatibus canonis et sanctoTum obviaret. Quodl., t. III, q. xiv, d’après Pierre de Alva, Radii solis, col. 1026. Mais un revirement se produisit bientôt, en grande partie sous l’influence de Jean Bacon († 1346), le premier docteur de l’ordre à cette époque. Il avait rejeté l’opinion de Scot et de Pierre Auriol dans ses Quodlibeta, t. III, Quodl., XIII et XrV’, et dans les trois premiers livres de son commentaire sur les Sentences ; il pensait que ces théologiens sortaient des bornes d’une juste dévotion envers la mère de Dieu : Ista opinio nimis est adulatoria, et surtout que dans l’hypothèse d’une préservation, Marie n’aurait pas été réellement rachetée par son fils. In IV Sent., t. III, dist. XXX, a. 2. II comprit, plus tard, que la préservation attribuée à la mère de Dieu par les apôtres de la pieuse croyance n’excluait pas, en principe, la nécessite de contracter le péché originel, et que, si cette nécessité ne sortissait pas réellement son effet, ce n’était qu’en vertu d’un privilège extraordinaire et d’une application spéciale des mérites du Sauveur ; il changea d’opinion et en fit l’aveu, In IV Sent., t. IV, dist. III, q. iii, a. 3 : Ubi dico quod mo.v per privilegium spéciale, in hora conceptionis fuit causa et nécessitas contrahendi in maire Dei exstincta, ut de iure privato illa in animatione non conlraheret originale, quo notatur culpa et macula in anima, licet alibi altendens ad lus commune aliter dixerim. Voir Doncœur, art. cité, p. 48-52 (284-288). Après Bacon, la pieuse croyance triomphe chez les carmes ; pendant la seconde moitié du siècle, ils fournissent à la cause de la Vierge des défenseurs insignes, comme le bienheureux Pierre Thomas († 1366), Tractatus de Mariæ. conceplione ciusque excellentia, et François Martin, Compendium vcritalis immaculalse conceptionis, dont il sera parh’; davantage.

Il en fut des augustins comme des carmes. Dans la première moitié du siècle, Augustin d’Ancône, Henri de Vrimeria, Gérard de Sienne, Grégoire de Rimini s’en tinrent à la doctrine de Gilles de lîome et n’admirent pas le privilège. Mais, dès 1340, Hcrmann de Schildis le défendit dans un traité : De conceplione gloriosæ Virginis Marias ; parmi les multiples bénédictions dont la Vierge fut comblée en sa conception, il indique celle-ci, part. II, c.iv : Quomodo…Deus benedixit conceplse Virgini, creando animam illam sanctissimam, quæ post Caput nostrum immédiate ab ipso Capite esset omnis graliæ receptiva. Pierre de Alva, Monumenta anliqua… ex variis aulhoribus, t. i, p. 139. A la môme époque, un théologien de marque, Thomas de Strasbourg (ab Argentina), enseignait ù Paris la pieuse croyance. In IV Sent., . III, q. i, a. 1. Comme il devint quelques années plus tard prieur général de son ordre, son influence fut décisive. Sur la fin du siècle, Raymond .lordan salue ainsi Nolre-Damc, Contemplationes Idiotir de V. Maria, c. ii, n. 4 : Tota pulchra es,

Virgo gloriosissima, non in parte, sed in loto ; et macula peccati sive mortalis sive venialis sive orir/inalis non est inlc, nec unquam fuit, ncc er(7. Théophile Raynaud, ’Idiota sapiens, l.yoïi, 1632, p. 538. Deux autres religieux continuent la tradition au siècle suivant, avant le concile de Hâle : Théodore Yrye, saxon ; compose un double traité, De immaculata conceptione, De multiplici conceptione, et Pierre de Venise, un Traclatus seu quæstio de conceptione bealissimæ V. Mariæ. Pierre de Alva, Monumenta anliqua… ex variis autlioribits, t. I, p. 185, 197, 258.

Ces témoignages suffisent, abstraction faite de beaucoup d’autres, pour montrer jusqu’à quel point la pieuse croyance avait gagné du terrain au cours du xrve siècle. Des circonstances extérieures n’avaient pas peu contribué, on va le voir, à favoriser ce résultat.

Pierre de Alva fournit de très riches matériaux pour cette époque comme pour la précédente dans presque tous ses ouvrages, si nombreux, voir t. i, col. 925, particulièrement dans les suivants, auxquels des références ont été faites : Sol veritatis ciun uentilabro seraphico. pro candida aurora Maria insuo conceptionisorlii sancta, pura, immaculata et a peccalo originali pneservala. Madrid, 1660 ; Funiculi nodi indissoluhilis de conceptu mentis et conceplii venlris, Bruxelles, 1661 ; Monumenta anliqua immaculatæ conceptionis sanctissim^x Virginis Mariæ, ex variis autlioribus antiquis tam manuscriplis quam olim impressis, sed qui vix modo reperiunUir, Louvain, 1664 ; Monumenta anliqua immaculalic conceplionis sanctissimæ Virginis Mariæ, ex novem aullioribus antiquis, Louvain, 1664 ; Monumenta anliqua seraphica pro inimaculala conceptione Virginis Mariæ, ex variis aulhoribus religionis serapliicæ in unum comporlata et collecta, Louvain, 1665 ; Radii solis zeli seraphici cœli veritatis pro immaculatæ conceplionis myslerio, Louvain, 1666.

P. Doncœur, Les premières interventions du saint-siège relatives à l’immaculée conception (XII’-XIV siècle), Louvain, 1908. Extrait de la Revue d’histoire ecclésiastique, t. viii, n. 2, 4 ; t. ix, n. 2 ; Aug. de Roskovany, Beata Virgo in sua conceptu immaculata ex monumenlis omnium seculorum demonstrata, Budapest, 1873, t. i, p. 215-236 : Specialis litteratura…e sa’c. XIV ; H. Holzapfel, Bibliotheca franciscana de immaculata conceptione, Quaracchi, 1904 ; Cand. Mariotti, L’immaculala concezione di Maria ed i franciscani, c. v, Quaracchi, 1904.

3 » Lutte ouverte en France et en Aragon. — La modération relative dont les adversaires de la pieuse croyance avaient d’abord fait preuve, ne se maintint pas pendant la seconde moitié du xive siècle ; un certain nombre donnèrent à leur opposition un caractère absolu et agressif. Ce fut l’occasion de conflits retentissants,

1. Lutte en France : Jean de Monzon et r université de Paris, 1387-1389. — Si l’on en croyait Bernardin de Bustis, l’université de Paris se serait, dès l’année 1333, formellement prononcée en faveur de l’immaculée conception : Determinavii quoque Universitas Parisiensis anno Domini 1533, Mariam matrem Dei pcr nullum instans vel momentum originali culpæ subjectam, sed speciali prioilegio ab omni macula immunem fuisse præservatam. Mariale, Lyon, 1502, part. I, p. 32 : Serm., viii, de Conceptione Mariæ. Nulle trace d’un pareil décret dans les registres de l’université, remarque Duplessis d’Argentré, Colleclio judiciorum, t. i a, p. 335. Un tel acte paraît d’ailleurs inconciliable avec l’attitude qu’elle tenait à cette époque. UAlma mater laissait aux deux partis la liberté de leur opinion, exigeant seulement qu’on respectât la pieuse croyance, adoptée par un grand nombre des maîtres. Les théologiens franciscains qui enseignaient à Paris se tenaient dans la réserve voulue ; ainsi Pierre Philargos ou de Gandie, le futur Alexandre V, se contentait, dans son commentaire sur le III « livre des Sentences, en 1380, de présenter comme iraisonnable la préférence donnée à la thèse immaculiste : Dicam

breviter quod mihi videtur rationabilitcr cUgendum. Bruxelles, liibl. roy., ms. 3699-3700, fol. 158 ; leçon reproduite, sous le titre de Quæslio de conceptione V. Mariæ, par Pierre de Alva, Monumenta anliqua seraphica, p. 191. Quand des écarts notables se produisaient, ils ne restaient pas impunis. En 1362, deux frères prêcheurs, Jean l’Eschacier et.Jacques de Bosco, dirent en chaire à Châlons-sur-Marne, que l’opinion soutenant le privilège était fausse, hérétique et, de ce chef, condamnable ; l’autorité ecclésiastique procéda contre eux et exigea une rétractation. Deniflc, Chartularium, t. iii, n. 1272, p. 99.

Un cas beaucoup plus grave survint en juin 1387. .Jean de Monzon, dominicain originaire du diocèse de Valence, en Aragon, avança dans ses Vespéries et dans sa Rcsumpta, c’est-à-dire dans la thèse qu’il soutint le soir de sa promotion à la maîtrise et dans la première leçon qu’il donna comme maître, diverses conclusions qui choquèrent et provoquèrent des récriminations. Quatorze propositions furent relevées, dont quatre se rapportaient, formellement ou implicitemerit, à la conception de la bienheureuse Vierge.

10. Non omnem hominem prseter Christum contrahcre ab Adam peccatum originale est expresse contra fidem.

11. Beatam Mariam Virgincm et Dei genitricem non contraxisse peccatum originale, est expresse contra fidem.

12. Tantum est contra sacrain Scripturam, unum homincm esse exemptum a peccato originali, practcr Christum, sicut si decem homines de facto ponercntur exempti.

13. Magis est expresse contra sacram Scripturam, beatam Virginem non esse conceptam in peccato originali, quam asserere ipsam fuisse simul beatam et viatricem ab instant ! suae conceptionis vel sanctificationis.

Il est expressément contre la foi, de nier que tout homme, en dehors du Christ, ait contracté d’Adam le péché originel.

Il est expressément contre la foi, de nier que la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, ait contracté le péché originel.

Il n’est pas moins contre la sainte Écriture de dire qu’un seul homme, en dehors du Christ, a été réellement exempt du péché originel, que d’étendre l’exemption ; i dix hommes.

Il est plus expressément contre la sainte Écriture, d’affirmer que la bienheureuse Vierge n’a pas été conçue dans le péché originel, que d’aOirmer qu’elle a été simultanément dans l’état de bienheureux et celui de voyageur, dès le moment de sa conception ou de sa sanctification.

Jean de Monzon ne se contentait pas de soutenir ces propositions pour son propre compte ; il prétendait les couvrir de l’autorité de saint Thomas, dont la doctrine, déclarée véridique et catholique par Urbain VIII, avait été spécialement recommandée en 1326 par l’évêque de Paris. D’où cette remarque du R. P. Mortier, op. cit., p. 622 : « L’imprudence de Jean de Monzon consistait donc principalement eu ces deux points : déclarer héréti jUe l’opinion qui soutenait le privilège de l’immaculée conception et baser cette déclaration sur la doctrine de saint Thomas. 1)

La faculté de théologie fit examiner les quatorze propositions, notamment celles qui concernaient la bienheureuse Vierge. Sur son ordre, un de ses docteurs, Jean Vital, franciscain espagnol, composa un ouvrage apologétique : Dejensorium B. Virginis Mariæ, pubUé par Pierre de Alva, Monumenta antiqmi seraphica, p. 89 ; cf. Analccta jranciscana, t. ii, (Quaracchi, 1887), p. 217 sq. Il y traite, en cinq livres, de la justice originelle, du péché originel, de la pureté origineUe de la mère de Dieu, des preuves de cette pureté et de la controverse actuelle, considérée du point de vue juridique. Deux sortes de questions sont particulièrement caractéristiques : d’abord, celles où

les propositions de Jean deMonzon contre l’immaculée conception sont reprises, sous forme de problèmes, I. III, q. X ; Ulrum puritatem virginis Mariæ dicere non fuisse oriijinali obnoxiam, sil expresse contra fidem ? et ainsi des autres, q. xii, xiii, xiv ; puis, celles qui ont trait à l’autorité doctrinale de la faculté théologique et de saint Thomas, t. V, q. i : Utrum ad facullatem theologiæ pertinet doctrinaliler inquirere… ; q. v : Ulrum doctrina sancd Thomse de Aquino sit censenda sic veridica et approbala, ut non ei liceal contraire ?

La sentence fut rendue le 6 juillet ; d’un avis unanime, plus de trente théologiens jugèrent, en ce qui concernait les quatre propositions relatives à Notre-Dame, que chacvme d’elles devait être rétractée, comme fausse, scandaleuse, affirmée présomptueusement et offensive des oreilles pieuses : rcvocanda est tanquam falsa, scandalosa, præsumptuose asserta cl piarum aurium ofjeisiva. Dans la censure de la 10", on lit aussi ces mots qui en déterminent la réelle portée : Nonobstant la probabilité des opinions sur la question de savoir si la bienheureuse Vierge a été conçue dans le péché originel, non obslante probabilitale queslionis ulrum beata Virgo fueril in peccato originali concepla. Cette réserve nous aide à comprendre la protestation, insérée par les théologiens dans leur sentence, de ne vouloir en aucune façon porter atteinte au respect dû à saint Thomas et à sa doctrine : Salua in omnibus reverenlia sancti Thomæ nec non doctrinæ suæ. Doctrine qui leur semble d’ailleurs susceptible d’une bonne interprétation : Salua reverentia sancti Thomæ, quam credimus uerisimililer bunum habuisse sensum. Denifle, Charlularium, t. iii, n. 1559, p. 491, 493 sq.

Jean de Monzon ne s’étant pas soumis, la cause fut déférée à l’évcque de Paris, Pierre d’Orgemont ; il ratifla la censure, le 23 août. Défense était faite, sous peine d’excommunication ipso fado, d’enseigner, prêcher et soutenir les quatorze propositions, soit en public, soit en secret : inhibendo eliam ac inhiberi facicndn palam et publiée sub eisdem pœnis ne aliquis dictas propositiones seu aliquam ipsarum publiée uel occulte pronuntiel, promulgel uel eliam dogmatizel. P.Doncœur, La condamnation de Jean de Monzon par Pierre d’Orgemont, p. 9 (184). Après divers atermoiements, l’inculpé s’enfuit et se rendit à la cour d’Avignon, pour interjeter appel auprès de Clément VU de la sentence portée contre son enseignement. L’université recueillit les pièces du procès et les fit porter au pape par quatre docteurs. A leur tête était le chancelier, Pierre d’Ailly, qui rédigea un mémoire juridique : Apologia facultatis theologiæ Parisiensis cina damnalionem Joannis de Monlesono. Voir Duplessis d’Argentré, Collectio fudiciorum, 1. 1 b, p. 75 sq. ; J. Gerson, Opéra omnia, Anvers, 1506. t. i, p. 709 sq. ; Pierre de Alva, Monumenta antiqua ex variis authoribus, t. i, p. 576 sq. Restant sur le terrain où les docteurs de Paris s’étaient placés, l’apologiste reproche à.lean de Monzon, en ce qui concerne la conception de Marie, d’avoir traité d’erreur formelle contre la foi « ce que tant de saints, de docteurs approuvés, de prélats et d’Églises catholiques tiennent, affirment et approuvent notoirement, sicut notum est. Si la partie adverse regarde comme absurde de dire que saint Thomas ait pu mettre en avant une proposition expressément contraire à la foi, à combien plus forte raison peut-on faire le même raisonnement au sujet d’un si grand nombre de.saints, de docteurs et d’autres catholiques attachés à la dite croyance. » On se retranche derrière l’approbation donnée à la doctrine de saint Thomas ; mais une approbation générale n’exclut pas, de sa nature, des erreurs de détail. Sans compter que, si l’on compare ce qui est dit dans la Somme théologique avec ce qu’on lit dans le comment aire sur les.Scn/p/irM, I. I, dist XFJV, a. 3, ad 3’i"i, l’uniformité <le doctrine n’est pas évidente.

Après avoir entendu les deux parties, Clément VII chargea trois cardinaux d’examiner l’affaire avec le plus grand soin ; mais Jean de Monzon, jugeant que les choses ne tournaient pas à son avantage, partit secrètement pour l’Aragon et quitta l’obédience d’Avignon pour celle de Rome. Cité à trois reprises et n’ayant pas comparu dans les délais canoniques, il fut condamné par coutumace et excommunié à la cour pontificale, le 27 janvier 1389, et à Paris, le 17 mars suivant. Denifle, Charlularium, t. iii, n. 1567, p. 506 sq. Nul jugement ne fut donc prononcé sur le fond même de la question, mais il n’en est pas moins vrai qu’extérieurement et pratiquement parlant, l’université de Paris sortit de la lutte avec les honneurs du triomphe. Agissant en conséquence, elle porta ou renouvela un décret prescrivant à quiconque voudrait être admis aux degrés ou privilèges académiques, d’adhérer préalablement à la condanuiation portée par l’évêque de Paris contre les quatorze propositions. Ibid., p. 496, note 8. En outre, elle imposa des rétractations formelles aux dominicains qui s’étaient compromis dans l’aûaire, en soutenant Jean de Monzon ou en prêchant la même doctrine. La première et la plus éclatante fut celle de Guillaume de Valan, évêque d’Évreux et confesseur du roi ; elle eut lieu le 17 février dans une assemblée tenue au Louvre en présence de Charles VI et des membres de l’université. D’autres suivirent, faites, la même année ou l’année suivante, par Jean Thomas, Adam de Soissons, Geotïroy de Saint-Martin. Jean Ade, Pierre de Chancey et Jean de Nicolai, Ibid., n. 1571 sq., p. 515 sq. A Rouen, un légat pontifical, Pierre de Tureio, fit procéder, en mars et mai 1389. contre deux autres religieux du même ordre, Raoul Morel et Richard Marie, qui avaient parlé d’une façon inconvenante de la bienheureuse Vierge et de sa conception : qui ipsam beatam Virginem et huiusmodi conceplionem publiée in suis sermonibus et alibi turpilcr diffamavcrunt, perpcrnm uilupcrauerunl, Duplessis d’Argentré, op. cit., 1. 1 b, p. 135 sq.

La lutte qui vient d’être rappelée avait particulièrement mis aux prises les frères prêcheurs et les frères mineurs. Ce ne fut pas sans quelques inconvénients que déplorait, entre autres, Henri de Langenstein dit de Hesse († 1397), docteur de Paris, et professeur à l’université de Vienne en.Xulriche. Dans un écrit déjà signalé col. 1015, Contra disceptationcs cl contrarias prædicationes fralrum mendicantium super conceptione bealissimæ. Virginis, et contra maculam S. Bernardo mendaciter impositam, il rappelait les combattants à la modération, cf. Roskowâny, op. cit.. t. I, p. 236, et reprochait à certains d’outrager la mémoire de saint Bernard en colportant la légende de la tache noire ; légende dont lui-même faisait remonter faussement l’origine à Guillaume de Ware. Mais il constatait que la pieuse croyance était devenue l’opinion la plu3 commune et déclarait répréhensibles ceux qui attribuaient à la mère de Dieu d’une façon péremptoire la tache originelle, part. III, c. vu. Ostenditur prœdicanles asserlive quod Virgo liabuil originale, esse reprehendendos.

Sous un autre rapport, la controverse suscitée par .Jean de Monzon eut un résultat notable : elle accentua fortement le courant qui depuis quelque temps déjà, portait les maîtres de l’université vers la pieuse croyance. Toute l’affaire le diniontre.cl le fait est confirmé par les sermons sur la Conception que plusieurs d’entre eux prêchèrent à cette époque ; les textes mêmes dont les orateurs s’inspirent, suffisent souvent à révéler leur pensée..lean de Mandi ville († 1372) commence ainsi : Multi ad legem naturiv insipirnles, opinantur beatam Virginem in peccato uriginali conreplam. Pierre de Alva. Monumenta antiqua ex uariis authoribus, t. i, p. 249.

Jean Vital, l’auteur du Defensorium, proche en 1389 sur ce texte : Tota pulchra es, arnica mea, et macula non est in te ; sermon imprimé comme anonyme par Pierre de Alva, Monumenta anliqiia scraphica, p. 80 ; inséré dans les Opéra de Gerson, t. iii, p. 1334, comme sermon douteux ; rendu finalement à son véritable auteur dans les Analecta franciscana, t. il, p. 218. Gérard Rondel, chanoine de Liège, professeur à Paris sur la fin du xive siècle, exalte la Vierge immaculée en partant de cette idée : Quasi aurora consurgens, dans un discours n fait devant les docteurs et l’université de Paris. » Pierre de Alva, Monumenta antiqua ex variis authoribus, t. i, p. 212. Tel encore un sermon sur le texte : Ipsa est mulier, quam preeparavit Dominas filio Domini mei, pubUé par Pierre de Alva, ibid., p. 728, mais qui ne peut être, comme il le conjecture, du dominicain Jacques de Lausanne († 1321), puisqu’il renferme deux citations formelles de Gerson.

Plus important que les précédents est le sermon sur la Conception prêché par Gerson lui-même, en 1401, à Saint-Germain l’Auxerrois. Opéra de Gerson, t. iii, p. 1322 sq. C’est encore le thème : Tota pulchra es, arnica mea. Dans la première partie, l’orateur accumule les raisons propres à exciter ou à confirmer dans les âmes pieuses la croyance au glorieux privilège. Un fils bien né ne doit-il pas honorer sa mère autant que possible ? Toujours vierge de corps, Marie n’a-t-elle pas dû avoir une âme toujours vierge ? Un prince peut exempter de ses lois, et Dieu n’aurait pas pu la dispenser des siennes 1 II a voulu qu’elle enfantât virginalement et sans douleur ; était-ce aller moins directement à l’encontre des lois de la nature, que de créer son âme pure de tout péché ? Dieu qui a semé les miracles en des occasions moins pressantes en faveur de Josué, de Moïse, d’Élie, de Daniel, ne pourrait pas sanctifier sa mère au premier instant de son existence 1 II a sanctifié dans le sein de leurs mères Jérémie et Jean-Baptiste, et il ne ferait rien de plus pour Marie ! Ces considérations et autres semblables ne sont pas, à vrai dire, des nouveautés ; mais Gerson les présente d’une façon vivante, saisissante, populaire même, préludant en quelque sorte aux magnifiques développements que les mômes idées fourniront à Bossuet.

Le pieux chancelier revient à diverses reprises sur le sujet, soit en affirmant simplement le privilège, soit en ajoutant les conditions dans lesquelles il a dû se réaliser pour que Marie ait été non seulement préservée, mais rachetée : Serm. in Nativitate Domini ; De Nativitate gloriosse virginis Mariæ (au concile de Constance), t. iii, p. 941, 1349 ; Tractatus seu Epistola ad provincialem Cœlestinorum, t. i, p. 451. Dans ce dernier endroit, l’opinion est proposée comme probable et pieuse : Videtur hsec probabilis et pia. Que Gerson n’y vît pas une vérité de foi, la chose est rendue évidente par cette conclusion, énoncée à la suite du sermon pour la fête de la Purification, prêché en 1415 au concile de Constance, Opéra, t. ii, p. 287 : <i II n’appartient pas aux évêques de déclarer hérétique une proposition qui, considérée en elle-même et en droit, ne se présente pas comme étant indubitablement contraire à la foi, et qui, par ailleurs, n’est pas scandaleuse et n’entraîne aucune conséquence dangereuse pour ceux qui ne savent pas si elle est vraie ou fausse. Soient, par exemple, ces propositions : Dieu ne peut pas créer une espèce qui soit, absolument, la plus élevée de toutes ; Dieu ne peut pas créer une nouvelle espèce ; la vierge Marie a été conçue dans le péché originel, et d’autres du même genre que de très grands docteurs, dont les sentiments et les idées ne peuvent être suspects, ont jugés soutenables, qui ne scandalisent pas et dont la connaissance n’est nécessaire ni pour la bonne vie ni pour l’orthodoxie

Ce jugement s’explique par l’état de controverse où le problème se trouvait encore ; mais il ne serait pas légitime de conclure que le chancelier ne reconnaissait pas à une autorité supérieure le pouvoir refusé au simple magistère épiscopal.

2. Lutte en Aragon : Nicolas Eijmeric et les lullisles (1357-1399). — Jean de Monzon eut un émule dans un dominicain de même nationalité, Nicolas Eymeric, né à Girone en Catalogne vers 1320. Voir t. v, col. 2027. Inquisiteur général du royaume d’Aragon de 1357 à 1360 et de 1366 jusqu’à sa mort en l.’199, il engagea et soutint dans plusieurs écrits, énumérés par Roskovâny, t. i, p. 236, une vigoureuse campagne contre certaines doctrines de Raymond Lull, celle de l’immaculée conception en particulier. Il ne craignit pas, en 1366, d’user publiquement de la note d’hérésie et de vouloir traiter en conséquence ceux qui défendaient cette doctrine. Les lullistes, en faveur à la cour d’Aragon, le firent exiler à deux reprises, mais leur principal succès fut d’obtenir une pragmatique, publiée le 14 mars 1393, où le roi Jean 1° adhérait formellement à la pieuse croyance : Firmiter credimus et tenémus quod præfatse huius sanctissimæ Virginis sancta fuit penitus et electa conceptio. En conséquence, il défendait toute prédication contraire : Nec amodo liceat, imo fortiter prohibemus quibuslibet evangelizantibus sive prædicantibus verbum Dei quidquam cxponere vel proferre in aliquam puritatis ipsius benedictse conceptionis iacturam. La mesure fut étendue, le 5 décembre de l’année suivante, à la principauté de Girone. F. Fita, Très discursos histôricos, p. 62, G6 ; Roskovâny, op. cit., p. 103. La mort de Jean l", 19 mars 1396, et la rentrée d’Eymeric, à la fin de 1397, dans son couvent de Girone occasionnèrent sans doute une reprise d’hostilités, car le nouveau roi, Martin P, confirma la pragmatique de son frère, le 17 janvier 1398 : Opinioni quondam régis fralris nostri, hoc est, quod gloriosissimæ Virginis et matris conceptio fuit ab omni labe originali peccati exemta, omnino firmiter inhærentes. Confirmation suivie d’une autre dix ans plus tard, le 26 avril 1408. Fita, p. 75, 81, 98 ; Roskovâny, p. 104, 109.

La controverse aragonaise suscita des écrits importants en réponse aux attaques d’Eymeric et de ses partisans. Un religieux carme de Barcelone, François Martin, composa vers 1390 un Compendium verilalis immaculatæ conceptionis virginis Mariée Dei genitricis, publié par Pierre de Alva, Monumenta antiqua ex novem auctoribus antiquis, p. 1-215. Malgré sa forme très scolastique et une terminologie recherchée, ce traité, divisé en dix livres, contient l’un des exposés les plus complets de la question, telle qu’elle était alors posée et discutée, des divers genres d’arguments dont on se servait, des différentes manières dont on expliquait la préservation et des problèmes secondaires qui se greffaient sur la controverse principale. Il fournit aussi des détails précieux, utilisés plus loin, sur l’attitude de la cour pontificale avignonaise par rapport à la fête de la Conception.

Le Liber de immaculata beatissimæ Virginis conceptione, attribué au B. Raymond Lull, est aussi de cette époque. Il suffit de lire la préface pour voir qu’il fut composé alors que les dominicains d’Avignon célébra ent solennellement la fête de la Conception, l’année même où le roi Jean I lança son premier édit. attaqué en ces termes par l’adversaire : Qui, anno prœsenli, in civitate Valentiæ, quartadecima Martii, inconsulte ductus… compulil omnes sibi subiectos, cuiuscunque conditionis fuerint, tenere et firmiter confiteri Virginem Mariam sine peccalo originali fuisse conceptam. Mais si l’écrit n’est pas, proprement, du docteur illuminé, il est bien, dans l’ensemble, lulliste ; il l’est par les principes dont l’aulcur s’inspire et qu’il

développe à sa façon. Deux points sont particulièrement notables : l’attribution à la bienheureuse Vierge d’une pureté originelle qui s’étend à la conception première ou charnelle ; puis la connexion établie, part. III, ratio 13^, entre l’incarnation du Verbe en toute hypothèse et l’immaculée conception : Ergo Deus iam prædilexil, antcquam Adam peccaret, qaod Virgo conciperetur, ut de ipsa incarnaretur. Non est dkendiim quod Deus prædilexerit talem conceptum cum peccato originali. Or, ces deux points se retrouvent chez les auteurs aragonais ou catalans de la même époque dont nous avons parlé : Jean Vital et François Martin. Ils se retrouveront dans un écrit qui sera signalé en son temps. De possibiliiale et congrua necessitate purissimæ, conceplionis virginis Matris Dei, et dans le traité composé par Jean de Ségovie au concile de Bâle. Ce qui permet de reconnaître avec D. Salvador Bové, qu’un fort courant lulliste s’est, sinon formé, du moins manifesté dans cette controverse aragonaise.

H. Dcnide. Chartularium Universilalis Parisiensis, t. iii, n. 1557-1583, p. 486-533 ; E. du Boulay, Historia Universilalis Parisiensis, t. iv, p. GIS sq. ; Duplessis d’Argentré, Cnllectio judiciorum, t. i b, p. 64 sq., 147, etc. ; P. Feret, La faculté de iliéologie de Paris au moyen âge, t. iii, p. 152 sq. ; R. P. Mortier, O. P., Histoire des mailres généraux de l’ordre des frères prêcheurs, Paris, 1903 sq., t. iii, p. 616-647 ; Mgr. Péchenard, L’immaculée conception et l’ancienne Université de Paris, dans la Revue du clergé français, 1905, t. xli, p. 225-283 ; H. Lesêtre, L’immaculée conception et l’Église de Paris, t. ii, p. 60 sq. ; P. Doncœur, La condamnation de Jean de Monzon par Pierre d’Orgemont, évéque de Paris, le 23 août 1387. Extrait de la Kewiie des questions liistoriques, Paris, 1907, t. Lxxxii, p. 176-187.

Controverse aragonaise : Fidel Fita y Colomar, Très iliscursos hisloricos, 2’édit., Madrid, 1909, append., p. 40 sq. (Coleccion dip/om « (icaU S. Bové, préface du Liber de immaculata bcalissimæ Virginis ionceplione, édit. J. Avinyô, Barcelone, 1901, p. 47 sq., 78 sq. ; J. Mir y Noi : uera, La immaculada concepcion, Madrid, 1905, c. v, p. 1Il sq. Marius André attribue encore à Raymond Lulle le livre De l’immaculée conception, qui aurait été composé à Avignon avant 1306. Il ajoute que Lulle rencontra Duns Scot, à Paris, en 1306. Le docteur illuminé et le docteur subtil se lièrent d’amitié et bataillèrent ensemble à l’Université en faveur de l’immaculée conception. L’Ami et l’Aimé, par Raymond Lulle, traduit du catalan, Paris, 1921, prélace, p. xix.

1° L’étal de lu rroijancc ù la fin du XI V’e siècle. - Les controverses suscitées par la réaction scotiste eurent pour effet de trancher les camps. Le fait est notoire en ce qui concerne les frères prêcheurs et les frères mineurs. Oulre ces derniers, les carmes, les augustins, les prémontrés, les trinitaires, les servîtes et beaucoup de bénédictins, de cisterciens et de chartreux sont dés lors acquis à la cause de l’immaculée conception. Ce large mouvement d’adhésion ne fut pas indépendant d’un progrès objectif ; mais une distinction s’impose entre les preuves utilisées et la manière d’expliquer le privilège.

1. Preuves du privilège. - Abstraction faite des déterminations positives du magistère ecclésiostique, les diverses sortes d’arguments qu’on peut apporter apparaissent déjà, mais dans des conditions fort inégales. L’argument de convenance vient en première ligne, non pas sous la forme embryonnaire qu’il avait eue d’abord, mais pleinement développé, suivant la formule : Potuil, decuil, jecit. Ainsi procèdent Auriol, Pierre Thomas, François de Meyronncs, Thomas de Strasbourg et presque tous les autres. Pour établir la possibilité du privilège, non pas d’une façon abstraite, mais dans l’ordre historique où tous les descendants d’Adam sont des rachetés du Christ, ils ont à montrer que la préservation de la bienheureuse Vierge et sa rédemption par son fils sont deux choses

DICT. DE TIIl’; OI.. CATIIOL.

conciliables : ils ont naturellement recours à la doctrine de Scot, accompagnée de diverses comparaisons, en particulier celle d’un homme voué par son origine à l’esclavage et affranchi avant ou après sa naissance : Si aliquis dominus redimcret aliquem a reatu servituds anie quain nasccretur vel cliam conciperetur, perfeetius eum redimerel et nobilius quum si ipsum in servilem slaium crumpere permillerct anle redemptionein. Sermon anonyme De Conceptione B. M. V., sur ce texte : Audite somnium nieum quod vidi, composé entre 133ti et 1342, et publié par Pierre de Alva, Monumenla antiqua ex variis autfioribus, p. 236.

Nos théologiens prouvent la convenance proprement dite par des raisons semblables à celles que nous avons rencontrées chez le chancelier Gerson, mais qu’ils présentent, sous des aspects multiples, par exemple, en partant des trois personnes divines ou de l’excellence de Marie : ex jmrle Dei Patris…, ex parle Dei Filii., ex parle Spirilus Sancti…, ex parle incarnationis mtjsterii. .., ex parte excellentiæ Virginis. Pierre Thomas, Liber de innocentia Virginis, part. II, c. ii-vi. Ou encore, en insistant sur les effets du péché originel cl ce qu’ils ont d’inconvenant dans une mère de Dieu : ex triplici pcccati originalis indeccntia. Hermann de Schildis, De conceptione gloriosæ virginis Mariir, part. I, c. III. De la convenance au fait, à Y achialitas, comme dit Pierre de Candie, le passage est si naturel, que beaucoup voient là un simple corollaire. Dieu pourrait-il ne pas tenir compte des convenances dans une œuvre qui lui est si chère ? Tel l’auteur du sermon anonyme, cité plus haut : Tertia Visio. Ex quo decuil Deum hoc facerc, quod de fado ipse fecil ; quia nullunt agens benevolum prætermiltil aliquid de decenlibus cirai efjectum placilum sibi. De là ce dilemme, posé par François de Meyronnes, i. ii, a. 3 : Vel Deus de facto prœscrvavit, vel aliquid quod dccens fuit, prælermisil de facto. Ou préservation, ou manquement aux convenances.

L’argument A’Écriture sainte est loin d’être aussi remarquable. La plupart du temps, les textes sont appliqués ou interprétés d’une façon arbitraire. Voir ci-dessus col. 849, 864 sq. Néanmoins, les passages importants ne restent pas inaperçus. Gérard Rondel tire parti de la salutation angélique en voyant le privilège enveloppé dans la plénitude de grâce propre à Marie : Sed præservalio ab originali est quædani magna gratia, et de plenitudinc gratiæ Mariæ. Argument non démonstratif, propre cependant à influencer un esprit pieux : Manuduci, tiret non cogi efficaci conscqiientia, dévolus animas potest, ajoute Pierre Thomas, op. cit., t. II, part. IV, c. x. Le Protévangile, surtout, attire l’attention de quelques-uns. Ces paroles prophétiques : Ipsa conlcret capul tuiim, ne peuvent s’entendre, remarque Jean Bacon, d’une femme qui stTaii mère d’un homme pur ; une telle femme n’aur : iit pas pu prévaloir contre le diable en échappant au droit de mort qu’il a sur tout homme descendant d’Adam par voie de génération sexuelle. Seule Marie est dans une autre condition, comme destinée à concevoir le Christ, Fils de Dieu, car la raison que ce titre implique, le respect dû au Fils de Dieu qu’elle devait enfanter, vaut également pour n’imporic quel instant de sa c, qiiia ratio est cadem prn onvii inslanli, scilicet revcrentia Filii Dei coneipiendi. In IV Sent., t. IV, dist. III, a. 3.

L’union du Christ rédempteuret de sa mère dans le plan divin tendant à l’écrasement du scrijent est fortement mis en relief dans la première phrase d’un sermon anonyme, datant de la fin du xiv siècle ; elle mérite d’être citée à ce titre, et parce que le rédacteur de la bulle Incffabilis Deus s’en est manifestement inspiré au début de cette pièce et § Quafyropter enarranles vcrbn, où des termes identiques se retrouvent : Deus omnipotens et clemens, cuius nntura bonitas.

VII.

35

1091

IMMACULEE CONCEPTION

1092

caius vohtntas poleittia, cuius opus misericordia est, stalini ni nos diaholica malignitas vencno suo morlijicavit, Tcnoimndis mortalibus suæ pietatis remédia inlcr ipsii mundi pr.mordia pricparovil ; désignons scrpenli futiimm m : Aurtm, quic noxii capitis elalioncm sua rirlul conhrfn t, Christum vcrum Driim < l hoininem signons, qui naius ex miilicrc, violalorem hitmanæ propaginis incorrupta nalivitale damnavit : Inimicitias, inquil, ponam inler te et mnlirrem, et inter scmen tuiim et semen illiiis, et ipsa contrret capiit titum. Pierre de Alva, Moniimenta antiqua ex variis authoribus, t. i, p. 229.

L’argument de /P « (/(ïion, patristiqnc ou poslpatrislique, était particulièrement difficile à cette époquc-là, car la connaissance des anciens documents était très restreinte et, dans ce qui était connu, l’authentique et l’apocryphe s’entremêlaient. On cite surtout le texte classique de saint Augustin, De natiira et gralia, c. XXXVI, et quelques autres, sous les noms des saints Jérôme, Ambroise, Cyrille d’Alexandrie, P’ulgence, Ildephonse, etc. On cite saint Anselme, en lui attribuant indifféremment le De conr.eptu virginali et le Traclatus de conccptionc avec VEpistolct ad episcopos Anqliæ : ce qui embarrasse bien un peu Jean Bacon. à cause de la différence de doctrine qui lui semble exister entre le premier de ces écrits et les deux autres. Quodlibeta, t. III, Qiiodl., XIII, XIV ; cf. boncœur, loc. cit., p. 50 sq. (280 sq.). Parmi les théologiens antérieurs à Guillaume de Yare et Duns Scot, on cite, mais de confiance, Robert Grossetète, Alexandre Neckam, Richard de SaintVictor. Beaucoup allèguent même les grands scolastiques du siècle précédent. Alexandre de Haies, Albert le Grand, saint Bonavenlure, saint Thomas et autres, en supposant des rétractations fictives ou en interprétant les textes, chacun à sa manière. Enfin quelques-uns se lancent dans un genre d’arguments délicat en lui-même et malheureux dans ses conséquences, à cause des graves abus qu’il devait entraîner : ils font appel, en faveur de la pieuse croyance, aux miracles, qui vont toujours croissant en nombre, et aux révélations, anciennes ou récentes, notamment celles de sainte Brigit’e.

Les défenseurs du privilège devaient expliquer les textes de la sainte Écriture et des Pères qui semblent comprendre Marie dans la loi commune, expliquer aussi l’attitude défavorable des grands docteurs. Pour répondre aux textes, Jean Vital énumôre, dans la IIP partie de son sermon, dix-huit distinctions qu’il reproche aux adversaires de négliger, mais la plupart sont verbales ou rentrent les unes dans les autres ; quelques-un s seulement ont une portée réelle, 1 1 elles nous sont déjà connues, comme celle qui porte sur l’exemption de droit, propre au Christ, et l’exemption de fait, par simple privilège, dont sa mère a joui. Plus pratiques et plus efficaces sont les considérations émises par Gerson à la fin de son sermon sur le même sujet, t. iii, p. 1330 sq. Si les écrivains sacrés ou ecclésiastiques semblent parfois comprendre Marie dans la loi commune, cette manière de parler signifie que la Vierge aurait, comme les autres, contracté le péché originel en vertu de son origine, abstraction faite d’un privilège spécial. Les grands docteurs se sont tenus sur la réserve ; leur coutume a toujours été, quand il s’agissait de matières touchant à la foi et à la religion, de procéder avec beaucoup de maturité et sans mettre de presse à trancher les vérités controversées ; de là vient que, dans la question présente, ils ont parlé comme des gens qui cherchent plutôt qu’ils n’affirment d’une façon catégorique, magis inquirendo qaam detcrminundo, prêts d’ailleurs à se soumettre dès que Rome aurait parlé.

Deux autres considérations avaient précédé, qui « empiètent la doctrine de Gerson « L’Esprit Saint,

dit-il, révèle parfois à l’Église ou aux docteurs subséquents des sens, aliquas virtutes, ou des interprétations de la sainte Écriture qu’il, n’a pas révcKs à leurs prédécesseurs… Ainsi Moïse a eu plus de connaissances qu’Abraham, les prophètes plus de connaissances que Moïse, les apôtres plus de connaissances que les prophètes ; et les docteurs ont ajouté bcaucou] ! de vérités à celles que les apôtres avaient connues. En conséquence, nous pouvons dire que cette propo.sition : La bienheureuse Marie n’a pas été conçue dans li péché originel, fait partie de ces vérités qui ont été révélées ou déclarées de nos jours, tant par les miracles dont on lit le récit que par l’adhésion donnée à cette proposition par la majeure partie de la sainte Église. > Rien d’étonnant en cela : « De i.out temps, les docteurs versés dans les Écritures ont eu, pour exposer et déclarer les vérités, la même autorité que les anciens docteurs. Et si l’on objecte qu’ils n’ont pas la même sainteté, je réponds : Cela n’empêche pas qu’ils n’aient la même autorité ; ainsi les prélats de notre temps ont pour gouverner leur peuple, la même autorité que les anciens, quoiqu’ils n’aient pas la même sainteté. »

Cette doctrine est susceptible de deux interprétations très différentes. On peut entendre ce que dit Gerson, d’une révélation objective simplement nouvelle, en sorte que les vérités ainsi manifestées nt seraient pas comprises, même implicitement, dans le dépôt antérieur de la révélation, dépôt qui, par le fait même, s’accroîtrait proprement au cours des siècles chrétiens. Alors il serait vrai de dire que le célèbre chancelier aurait eu sur le développement du dogme des idées trop larges et maintenant inadmissibles. Concile du Vatican, const. De fide, c. iv ; Pie X, décret Lameniabili, prop. 21, Denzinger-Bamiwarl, Enchiri(/(’on, n. 1800, 2021. Mais on peut entendre aussi ce qui dit Gerson, d’une révélation plutôt subjective qu’objective, ou d’une révélation objective dans un sens relatif, c’est-à-dire d’une manifestation de vérités qui étaient dans la sainte Écriture, mais à l’état latent ou virtuel ; alors il s’agirait moins de la vérité prise en elle-même que de la connaissance de la vé. ité, et la contenance implicite de la vérité dans les sources de la révélation ne serait pas exclue. Quoique la discussion soit possible à cause de la comparaison établie entre Abraham, Moïse, les prophètes et les apôtres, il semble pourtant que le second sens soit le vrai, car Gerson parle expressément d’interprétations ou de sens de la sainte Écriture révélés, c’est-à-dire manifestés aux docteurs subséquents, et la comparaison susdite ne porte expressément que sur la connaissance, plus grande dans ceux qui viennent après que dans leurs devanciers.

Souvent, à cette époque-là, on rencontre cette idée de révélation nouvelle, mais app iquée au jour même, et non pas au caractère immaculé de la conception. Soit un exemple très frappant, d’après un office de la Conception conservé à Rome, bibliothèque Vittorio Emmanuele, ms. Sessor. 13$1-$238 (1I881JS9) ; bréviaire côté xiV siècle et dit de Nimes, eseniplar unico. On y lit ce qui suit, aux leçons du premier nocturne, très courtes comme tant d’autres à la même époque : Crescente rcligione crisliuna Dei filius. via, Veritas et vita, qui revektt sécréta et producil in lucem abscondita secretorum, ad edifuationem ecclesir multa revelavit congruis temporibus sanctis viris, que in primitiva ecclesia erant occultala et incognito fidelibus christianis. | Quocirca quia dies eoncepcionis béate mariel’irginis ex secreto dinini consilii per multa lemporum curricula fuerat ortodoxis cristianis occultatus, voluit eum spiritus sanctus speciali privilégia hunorare et congruis temporibus revelare, ut verbi prophetici veritas impleretur quo dicitur Dominus revelabit condensa et in templo eius, id est in beata virgine, omnes dicent yloriam, .

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IMMACULEE CONCEPTION

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eius lomplele solennia célébrantes. El vere diem conceplionis luiiiis lempli sacratissimi, scilicel béate virr /inis, que est templum domini, sacrariiim spiritus sancti, (lebiiit dei filius merito revelare. Il est bien clair que la révélation dont il s’agit ici, porte sur le jour même de la conception. C’est dans le même sens que Gerson dit, à la fin de sa première considération : Post inslilulionem festi nativilatis sancti Joannis, nativilas Dominæ noslræ ordinalu fuit per revelalionem unius solius jeminx, et mulla similia. Ce qui veut dire que l’institution de la fête de la Nativité de Notre-Dame eut pour principe, il le suppose du moins, une révélation dont une femme aurait été gratifiée. Mais autre chose est le jour où Marie fut conçue, autre chose est l’objet de notre culte dans la fête de sa conception ; par rapport à cet objet il y eut, d’après Gerson, révélation dans un autre sens, c’est-à-dire manifestation de cet objet comme contenu virtuellement dans certains textes de la sainte Écriture. Cette explication n’est ni nécessaire ni certaine, mais elle est soutenable, si on l’entend comme il a été dit ci-dessus ; car elle peut simplement signifier que, sous une illumination spé-iale, le sens d’un texte sacré peut, d’implicite ou de irtuel qu’il était, devenir explicite.

2. Le mode de préservation.

Les défenseurs du glorieux privilège s’accordent tous à écarter de la bienheureuse Vierge non seulement le péché originel, mais encore le jomes peccali, la concupiscence conrsidérée dans son principe : Kec originalem jomilem habiiil serpenlem, dit Pierre Thomas, Li&erde innocenlia V. M., I. II, part. VI, c. viii. Et Jean Vital, Defensorium, t. III, q. v : A fomite penilus prxservala. Il devait en être ainsi, puisque cette bienheureuse Vierge ne fut pas inférieure en dignité à nos premiers parents constitués dans l’état d’innocence, quia jam non ininoris dignilatis fuit bealu Virgo quam primi parentes in statu innocentiæ. ajoute Paul de Venise, Quirstio de conceptione, § Item ex eodem sequitnr. Gerson obser’c cependant, que si le foyer du péché n’exista jamais en Marie, il ne s’ensuit pas qu’elle jouît simplement de la justice originelle. Serm. de Conceptione, part. III, 5° consideratio. Chose évidente, si l’on prend la justice originelle dans toute son extension, puisqu’elle comprenait, outre la grâce sanctifiante et l’immunité par rapport à la concupiscence, d’autres dons, tels que l’impassibilité et l’immortalité.

Il n’y a pas la même unanimité quand il s’agit d’expliquer comment la mère de Dieu fut préservée du péché originel. La doctrine de saint Anselme sur la nature et les rapports mutuels du péché originel et de la concupiscence, doctrine acceptée par saint Thomas et Duns Scot, était devenue celle du plus grand nombre, celle d’Auriol, de Pierre Thomas, de l’Yançois de Mayronnes, de Pierre de Gandic, etc. Quelques-uns. cependant, maintenaient la théorie de la chair infectée par une empreinte morbide ou par une qualité positivement vicieuse, provenant de la concupiscence des parents. De là naissaient des divergences sur la manière dont s’opéra la préservation de la Vierge. La bÎT^arrc théorie de la parlicula sana se retrouve dans le sermon de.Jean de Mandeville ; il compare ce germe sacré à une perle précieuse et incorruptible, illam pretiosam margarilam inrorruptibilem, déposée dans la chair du premier homme et destinée à se transmettre intacte de génération en génération jusqu’à.Marie.

Les explications courantes sont ramenées au nombre de quatre par Pierre de Gandie. Quelques-uns affirment une purification du germe infecté, per infeclionis purgalionem ; purification faite soit au moment de la première concejition, soit plus tard, avant l’union rie la matière et de l’âme raisonnable. D’autres supposent le retranchement ou la suspension, dans le

germe transmis, de toute vertu ou influence corruptrice, per causalitalis ablalionem siue suspensioneni. D’autres ont recours à un privilège spécialement accordé à saint Joachim et à sainte Anne, per specialem privilegii concessionem ; ce qui peut s’entendre dans ce sens général, que Dieu leur aurait accordé un fruit immaculé, comme récompense d’un acte accompli purement en esprit de foi et d’obéissance, ou dans ce sens spécial, que l’acte même de la génération aurait été soustrait à la loi commune de la concupiscence. Ces trois explications étaient manifestement dépendantes, dans l’esprit de leurs partisans, de l’ancienne théorie sur la nature de la concupiscence et son influence positive et physique dans la transmission du péché originel. Il en est autrement dans la quatrième admise par Auriol, François de Meyronnes. Pierre de Gandie tt le plus grand nombre ; il sufHl d’afllrmer une dispense de la loi commune accordée non aux parents, mais à la Vierge elle-même au premier instant de sa conception, per simplicem dispensationem in primo instanli suce conceptionis ; en vertu de cette dispense, Marie est préservée du péché originel par le fait même qu’à ce moment-là son âme est ornée de la grâce sanctifiante.

Ceux qui soumettent la conception première de la Vierge aux conditions ordinaires de la génération humaine dans l’ordre actuel, insistent souvent sur la nécessité de ce fait pour qu’il y ait, de la part de Marie, un besoin réel de préservation et de rédemption : Si non fuisset concepla ex semine et in libidine concupiscenliæ, fuisset immunis ab ira, de iure, et sic non iridiguisset reconcilialione. Auriol, Tractatus, c. vi, atl 7um^ édit. Quaracchi, p. 90. C’est dans le même ordre d’idées que se placent Paul de Venise, quand il dit : « Selon la chair Marie a été conçue dans le péché originel, » § Diccndum est ergo ; et François de Meyronnes quand il concède que de Marie réellement préservée du péché originel, on peut dire avec les saints docteurs qu’elle l’a contracté d’une certaiue façon, q. ii, a. 4 : Quod hoc non obstante potest dici quod beata Virgo, propter dictum sanctorum, peccaium originale conlraxit aliquo modo. Il veut dire qu’elle l’a contracté en droit ou à considérer la façon dont clic a été conçue : quia, quantum fuit de se, prccatuni originale habuil. Considérations dont le plein développement rentre dans la question du debitum pcccati en Marie ;.question qui n’était pas encore traitée ex professa au xrve siècle, mais qui le sera plus tard.

Pour les sources principales de cette synttièse historico-théolofçiquc, qui est de facture personnelle, voir les ouvrages de Pierre de Alva et autres cités ci-dessus, col. 1083.

5° La fêle de la Conception au Xiv siècle. - - L : i réaction scotiste ne pouvait que favoriser le progrès du culte. Ce progrès fut tel qu’à la veille du concilL’de Bâie, la fête était célébrée pour ainsi dire universellement, célébrée même par ceux qui rejetaient l’immaculée conception ; circonstance qui nous avertit de ne pas oublier la distinction déjà signalée entre l’existence de la fête et son objet.

L Diffusion du culte. - Cette question est secondaire, maintenant que les témoignages abondent : témoignages généraux ou témoignages particuliers, qu’il suffira d’indiquer brièvement, hors les cas d’intérêt spécial.

a) Témoignages généraux. - Nous trouvons un indice manifeste du développement cultuel dans les sermons sur la Conception, de plus en plus frtVjuents. et dans les nombreux traités sur le même sujet, car beaucoup furent écrits pour défendre la fcle ou légitimer son objet, et dans les autres la (luesUon vient presque loujoui-s, incidemment. Notable est l’apport, fourni par les ordres religieux de caractère intcrnatio

nal et régis en même temps par des chapitres généraux ayant pouvoir de formuler des ordonnances communes ; tous ces ordres suivent peu à peu l’exemple donné, aux siècles précédents, par tant de monastères bénédictins, et, plus récemment, par l’ordre franciscain. Les carmes adoptent la fête dès le commencement du xive siècle, peut-être en 1306, au chapitre de Toulouse. Voir t.iii.col. 1788 ; B. Zimmerman, Ort/mai’re de l’Ordre de Notre-Dame du Monl-Carmel par Siberl de Beka (vers 1312). Paris, 1910, p. 267, sq. ; P. Doncœur, loc. cit., p. 45 (281). Les prémontrés suivirent de près les carmes, s’ils ne les précédèrent pas, comparer Mabillon, Sancti Bernardi opéra, Paris, 1690, t. i, col. Lxi, n. 140, et S. Beissel, Geschichte der Verehrung Mariens in Deuischland wahrend des Mittelalters, p. 211 ; Geschichte der Verehrung Mariens iin 16. und 17. Jahrhunderten, p. 226. Une ordonnance du chapitre général des chartreux, en 1333, étabht la fête. Voir t. II, col. 2303. Elle existait certainement chez les trinitaires, les servîtes et autres ordres. Les dominicains eux-mêmes l’instituèrent, quoi qu’il en soit du sens donné : en 1388, pour l’obédience d’Avignon, au chapitre de Rodez ; en 1391, 1394 et 1397, pour l’obédience de Rome, aux chapitres de Ferrare, Rimini et Francfort. R. P. Mortier, op. cit., t. iii, p. 631 sq., 645. En somme, sur la fin du siècle, les ordres religieux s’étaient ralliés au culte de la Conception.

b) Témoignages particuliers. — a. Angleterre. — En 1328, dans le concile tenu à Londres sous l’archevêque Mepham, la fête fut déclarée obligatoire pour la province ecclésiastique de Cantorbéry, et par conséquent pour la plupart des diocèses anglais : festive et solemniter de cœtero celebretur. Wilkins, Concilia magnæ Brilanniæ et Hiberniæ, Londres, 1737, t. ii, p. 552. Aussi figure-t-elle sur le catalogue des fêtes chômées dressé vers l’an 1400, par l’archevêque Richard Arundel. H. Spelman, Concilia, décréta, leges, constitutiones orbis britannici in re ccclesiastica, Londres, 1644, t. ii, p. 659. York ne resta pas en arrière, puisque la messe de la Conception figure au célèbre missel de cette Église, dans la partie qui date au moins du xiv » siècle : The York Missal, édit. Henderson, Durham, 1872, t. ii, p. 6. En Irlande, la fête fut établie pour toute la province ecclésiastique de Dublin par l’archevêque Jean de Saint-Paul, dans un concile provincial tenu l’an 1351.

b France. — On n’y rencontre pas.encore d’ordonnances prescrivant la célébration de la fête d’une façon générale, mais le progrès suit une marche constante, comme on peut en juger par la simple énumération d’endroits indiqués par Mgr Malou, t. I, p. 122 sq., où il s’agit d’institution ou de confirmation ou de simple mention de la fête ; Châlonssur-Marne, 1306 ; Cambrai avec ses sufCragants, 1310 ; Orléans, 1317 ; Soissons, 1334 ; Langres et Albi, 1337 ; Meaux, 1356 ; Strasbourg, 1364 ; Lavaur, 1368 ; Annecy 1370. Énumération très incomplète et, par là même, impropre à donner une idée suffisante du progrès accompli. Pour s’en convaincre, il suffit de recourir aux documents liturgiques étudiés par le P. Noyon, voir col. 1042 ; de son enquête, inachevée pourtant, il résulte que sur environ 64 manuscrits consultés ou signalés, 56 ont la fête, soit mentionnée au calendrier, soit mise à son rang, avec simple renvoi à la Nativité ou avec office propre, en tout ou en partie. Beaucoup de ces pièces ne font que confirmer des données acquises déjà ; tel est le cas, en général, - pour celles qui se rencontrent dans les bibliothèques de Paris ou de Normandie et qui concernent des églises de cette ville ou de cette province. A l’occasion, tel document a sa valeur particulière. Ainsi, nous apprenons qu’en 1327, Hugues Micheli de Besançon, évêque de Paris, se rendit au chapitre de sa cathédrale et manifesta l’in tention de faire de la Conception une fête annuelle et pontificale, et les chanoines d’accepter avec d’autant plus d’empressement que, suivant leur remarque, le prélat aurait plus à mettre du sien qu’eux-mêmes en cette alTaire : 1327. Rev. D. D. Hugo par ep. venil ad capitulum parisiense, et dixit quod ipse volebat quod festum conccptionis esset annuale et dies episcopalis, et cantorius et capitulum respondit quod ipse hoc volebat quia plus de suo in hoc opère debebat ponere quam ipsi. Archives nationales, LL, 283, p. 17. Par là s’expliquent les formules de bénédiction épiscopale pour la fête de la Conception, qui apparaissent dans les pontificaux parisiens de date postérieure, par exemple ms. lat. 962 et 964 de la Bibliothèque nationale.

Des bréviaires conservés dans les divers fonds de la capitale rendent témoignage à d’autres régions : Châlons-sur-Marne, Chartres, Limoges, Meaux, Metz, Noyon, Orléans. Aux archives du chapitre de Bayeux, un missel et pontifical d’Etienne Loypeau, qui monta sur le siège de Luçon en 1388, contient, pour le jour de la Conception, une bénédiction dont l’air de parenté avec celles que nous avons rencontrées aux siècles précédents est frappant : Omnipotens Deus sua vos dignetur protectionc benedicere, qui hune diem per conceptionem béate Marie fecit clarescere. Amen. Et qui per eam filium suum voluit nasci, eius intercessione ab omni vos jaciat adversitate deffendi. Amen. Quo in presenti eius mcritis et precibus adiuti sempiterna valeatis gratanter felicilate per/rui. Amen. D’autres diocèses, comme Nantes, Tours, et, dans le midi, Avignon, Auch, Causerans, Tarbes, trouvent dans leurs propres archives des preuves de leur ancien culte envers la conception de Marie. Nîmes semble de voir être ajouté, d’après le manuscrit signalé col. 10&2 Sans compter les ordres religieux, dont la part est riche : bénédictins, de Cluny ou de Saint-Maur, célestins, dominicains, guillelmites, niathurins ou trinitaires, représentés par des bréviaires ou des missels dans les diverses bibliothèques de Paris ; cisterciens, par un missel de Morimond, à la bibliothèque de Chaumont ; prémontrés, par un martyrologe de Mondaye, au chapitre de Bayeux ; en outre, d’après les Analecta hymnica, t. Lrv, p. 278, le Mont Saint-Michel et Fontevrault, l’un par un missel et l’autre par un graduel, biblioth. d’Avranches et de Limoges.

Avec le culte se développe la dévotion des fidèles envers la conception de Marie ; à preuve, l’établissement à Paris, d’une confrérie sous ce vocable dans l’église de Saint-Séverin, dès 13Il ou du moins avant 1361. Lesêtre, op. cit., p. 38. Parmi les étudiants de l’université, l’exemple donné au siècle précédent par la nation normande est imité : la fête de la Conception est adoptée par la nation anglaise, en 1376, Auctarium Chartularii, t. i, p. 481, et par la nation française, en 1380. Chartularium, t. II, p. 297. L’université elle-même célébrait la fête, comme on le voit par un calendrier en usage au xiv<e siècle : Decemb. S. Conccptio sancte Marie virginis. Non legitur in aliqua jacultate. Chartularium. t. II, p. 715. L’usage était certainement antérieur à la fin du siècle ; dans les conclusions de son Compendium veritatis immaculatx conccptionis, compose vers 1390, François Martin reproche aux anciens étudiants de l’université qui ont juré d’en garder les statuts, de manquer à leur serment, s’ils ne font pas la fête de la Conception, vu que c’est là un point des statuts : patet, quia de hoc est statutum in studio Parisiensi. Mais de quelle époque datait l’usage ? Dès le milieu du siècle, Ludolphe Caracciolo fait allusion, loc. cit., à des statuts relatifs à la fête, qu’il veut observer : et quia juratus Universitati Parisiensi, ipsius statuta scrvare cupicns, huius sacrx

concepiionis festum dévoie fesiiuare cupio. Dix ans plus lût, Jean Bacon affirme que la fête se célèbre en vertu d’un statut et que des discussions sur ce sujet avaient précédé, il n’y avait pas beaucoup d’années, dans les univers. tés de Paris, d’Oxford et de Cambridge : Non a miillis annis dispulatum est inter Iheologos in imiversitalibus Parisiensi, Oxoniensi et Cantabrigiensi, et ubique determinatur quod sanctum est conceplionem beatse Virginis celebrare habita respecta ad eius sanctiftcationem, et indictis Uniuersitatibus célébratur per statutum. In IV Sent., t. IV, dist. II, q. iv, a. 3. Enfin, en 1314, Pierre Auriol affirme la célébration de la fête par l’université de Paris, comme un fait notoire, bien connu du pape et de toute sa cour : Sed clarum est quod domimis papa et cardinales et romana ecclesia scivenint diu et notarié cognuoerunt, quod ecclesia anglicana et Normanniie et universitas studii Parisiensis ac multæ ecclesiæ, quæ subsunt domino pap>r, célébrant festum concepiionis. Tractatus de Conceptione, c. v, Quaracchi, p. 72. Nous remontons ainsi jusqu’aux débuts du siècle. L’adoption de la fête par l’université se rattacherait-elle, comme certains le prétendent, au triomphe de Duns Scot à Paris ? Simple conjecture.

c. Belgique et Hollande. — De nouveaux noms s’ajoutent, pour le second de ces pays : Utrecht, 1327 ; Deventer, 1337 ; Gueldre, 1366 ; Hollande (comté), 1351. Van Noort, Tract, de Deo redemptnre, Amsterdam, 1910, p. 179, note 3. En outre, un missel provenant de Mæstricht et conservé à la bibliothèque des bollandistes, contient une messe propre de la Conception, d’après Speelman qui cite, pour la Belgique, Tongres, 1383, et l’ancienne abbaye bénédictine de Saint-Gérard, près de Namur, riche d’un bréviaire avec office propre de la fête. Belgium Marianum, ]). 263, 288.

d. Allemagne et Autriche. — Kcllner, op. cit., p. 195, signale l’introduction officielle de la solennité dans plusieurs diocèses importants, aux dates suivantes : Mayence, 1318 ; Trêves, entre 1318 et 1343 ; Paderborn, 1343 ; Munster, 1350 ; Brixen, 1399. S’il n’en est pas encore de même pour Cologne, on trouve pourtant la fête mentionnée dans un calendrier. Beaucoup plus nombreux les noms de villes et d’anciens monastères qui ont fourni des hymnes sur la Conception aux Analccta de G. Dreves : Vienne, t. iv, p. 42 ; t. v, p. 53 ; Salzburg, t. iv, p. 44 ; t. ui, ]). 39 ; Lambach (bénéd.), Ilohenfurt (cisterc), t. iv, p. 42, 46 ; Prague, Cracovie, Tepl en Bohême (prémont ), Lilienfield (cisterc), Vorau en Slyrie (august.), Furstenzell en Basse-Bavière (cisterc), Raigern en Morav.e (bénéd.), t. v, p. 47, 51, 53, 57 ; Brixen, brév. de 1372, t. ix, p. 45 ; Reichenau (bénéd.), t. XXXII, p. 87, 177 ; Bamberg (domin), S. Vincent de Breslau (prémont.), brév. de 1315 et missel de 1407, l. xxxiv, p. 61 ; S. Biaise (bénéd.), Constance, Francfort, t. LU, p. 40, 41, 42 ; Cranenbcrg, en Prusse, t. Liv, p. 281. De telles épaves ne supposent-elles pas, manifestement, un culte fort répandu ?

e. Espagne et Portugal. - - D’après un témoignage rendu en 1849 par Mgr Antoine da Fonscca Moniz, évoque de Faro, la reine Elisabeth de Portugal aurait fait bâtir à ses frais, vers 1320, une chapelle de la Conception dans le couvent des trinitaires à Lisbonne et se serait employée avec une pieuse ardeur à promouvoir la fête Pareri de’Vescovi, Rome, 1851, 1. 1, p. 509. L’Espagne nous fournit des ren, scigneinents plus nombreux et plus précis, surtout pour le royaume d’Aragon. A Gironc, en Catalogne, la fête fut introduite à la cathédrale par délibération capitulaire, le 17 avril 1330. Dreves, Analecta, t. xvii, j). 25. En Roussillon, alors rattaché à l’Espagne, Guy de Perpignan, devenu évêque d’Elne, l’établit dans son dio cèse, vers 1337. Doncœur, loc. cil., p. 38. Dans un synode tenu en 1378, Lopez Fernandez de Luna, archevêque de Saragosse, en fait une fête d’obligation. J. Mir, La inmaculada concepciôn, p. 112. La municipalité de Barcelone prend, de sa propre initiative, la même mesure en 1390. De son côté, le roi Jeanl*’règle que la solennité se célébrera désormais chaque année à sa cour, centre de la confrérie royale de a Notre-Dame sainte Marie, > fondée dès 1333 et placée ensuite sous les auspices de l’Immaculée. L’œuvre est complétée, dans la pragmatique déjà citée du 14 mars 1394, par l’extension de la fête au royaume d’Aragon et, d’une façon spéciale, à la principauté de Girone, le 5 décembre de l’année suivante. F. Fita, Très discursos, p. 43, 48, 59, 63, 66. En dehors du royaume d’Aragon, un bréviaire contenant un office propre de la Conception apparaît aux archives capitulaires de Lugo, en Galice. Dreves, Analecta, t. xxiv, p. 64. En Castillc, Jean Alphonse de Valladolid, d’abord abbé de Salis, au diocèse de Burgos, puis évêque de Siguenza (sans doute, Jean de Sorronto, 1390-1402), célèbre la fête avec grande solennité, d’après un document contemporain. C. M. Abad, El culto de la immaculnda concepciôn en la ciudad de Burgos, Madrid, 1905, p. 21, 163. Ainsi, le culte de r Immaculée commence-t-il à prendre son essor dans un pays où il airra bientôt tant d’éclat.

f. Italie.— En Sicile, Jean des Ursins, archevêque de Palerme, de concert avec deux autres métropolitains et neuf évêques, accorde le 13 août 1323, une indulgence aux fidèles qui visiteraient l’autel de sainte Catherine de Palerme aux fêtes de l’Assomption, de l’Annonciation, de la Nativité, de la Conception, et de la Purification de la Vierge. Plazza, op. cit., Act. III, n. 107, p. 151. Pour l’Italie continentale, d’autres témoignages se présentent. Alvare Pelage, écrivant vers 1330, nous apprend qu’il a prêché à Rome, dans l’église de Sainte-Marie Majeure le 8 décembre, en la fête qu’il dénomme (nous verrons bientôt pourquoi) de la sanctification de Marie : cum ibi prædicarem in ipso festo sanctificationis, quod fil in decembri ante festum nalalis per XV dics. De planctu Ecclesiæ, t. II, a. 52. Voir col. 1099. Boncore di Santa Vittoria (1340) confirme l’existence du culte par les hymnes de Conceptione B. M. V. contenues dans soy Novus liber hijmnorum ac oralionum, ms., conservé aux archives du chapitre de Saint-Pierre de Rome. Dreves, Analecta, t. xli, p. 2Il sq. Les ordres monastiques ajoutent leur apport. A VAmbrosiana de Milan, missel de carmes, signalé par Mgr Battandier dans la revue Nutre-Dame, 1° année, Paris, 1911, p. 43. A Padoue, bréviaire romano-franciscain, Analecta hymnica, t. xxrii, p. 58. A Rome, bréviaire franciscain, Valliccllana, ms. 1157 (coté xiie siècle, mais certainement postérieur ) ; pontifical et missel du même ordre, avec formule de bénédiction épiscopale in feslo concepiionis béate Marie, Vat. lat. 4743, fol. 395 ; bréviaire sccundum rubricam novam ordinis monachorum, probablement cistercien, à la bibliothèque Vittorio Eminanuele, Ms. Sessor., 146 (1411) ; missel, sccundum usum Romane curie, à l’usage de l’abbaye bénédictine de Farfa, écrit entre 1352 et 1370, à la même bibliothèque, Ms. Farfensi 12 (152). Deux autres bréviaires bénédictins se rattachent, l’un à Saint-Pierre de Pérouse et l’autre, de 1326, à Pi.se. Analccta hymnici, t. xxiii. p. 59, 60. Enfin la Bibliothcca Casinen.-iis, t. IV, Monl-Cassin, 1880, nous révèle deux ou trois autres documents : dans le codex CXCIII, p. 100, deux calendriers, dont l’un à l’usage des frères mineurs de la province de Naples, mentionnant la fête de la Conception, cf. Florigcrium, t. iv, ]). 231, 246 ; dans le codex CXCVIIl, p. 118, un Brcinarium

s-eu ordo rccilandi officium, provenant du monastère de Sainte-Marie de Albancta, près du Mont-Cassin : ce bréviaire, côté xiie siècle, n*a pas la fête, mais au début on f cousu au xive siècle, sinon au xiii*, deux feuilles qui contiennent la légende de l’abbé Elsin distribuée en huit leçons pour usage liturgique. Voir, pour additions semblables, dom Suitbcrt Bâunier, Histoire du bréviaire, trad. Biron, Paris, 1905, t. ii, p. Cl, note 3.

g. Cour pontificale. - - Plusieurs des documents liturgiques qui viennent d’être cités, en particulier le Breriarium romano-lranciscamim de Padoue et le Missfile secandum usum romane curie de Farfa, contenant l’un un office et l’autre une messe de la Conception, semblent prouver indirectement l’existence de la fête à la cour romaine dans la seconde moitié du xiv<e siècle. Mais, à supposer qu’elle soit légitime, cette conséquence ne suffit pas pour nous apprendre à quelle époque précise ni dans quelles conditions la solennité s’y était introduite. Les recherches du P. Doncœur, art. cit., ont jeté beaucoup de lumière sur ce point, mais il reste encore des ombres. Il ne semble pas qu’on puisse attribuer au pape Jean XXI (1276) l’insertion de la fête au calendrier, ni à son successeur Nicolas III (1277-1280) une acceptation implicite par adoption du bréviaire franciscain qui, dès lors, aurait contenu cette solennité. L’hypothèse n’est pas conciliable avec l’attitude des adversaires ni avec celle des défenseurs. Vers 1320,.lean de Naples affirme aussi nettement que saint Thomas, un demi-siècle plus tôt : L’Église romaine ne célèbre pas la fête de la Conception. » Quodl., VI, q. xiii. De même, une dizaine d’années plus tard, Alvare Pelage : « L’Église romaine ne célèbre pas la fête de la Conception, bien qu’elle pennette de la célébrer ailleurs ; elle ne l’approuve pas, parce que l’idée de permission exclut celle d’approbation. » De planctu Eclesiæ, loc cit., col. 1098. En face de dénégations si expresses, que font les partisans de la fête ? Ils ne s’inscrivent pas en faux contre l’assertion : ou ils ne la relèvent pas, comme Auriol dans son Traclatus, ou ils se contentent de ramener le fait à ses justes proportions, comme le même auteur dans son Repercussorium, concl. viii, Quaracchi, p. 150 : « Si l’Église romaine ne célèbre pas la fête de la Conception, elle ne l’a pourtant pas en abomination et elle ne la méprise pas, non tamen uboniinaliir uel contemnit. » Elle fait même davantage ; elle la permet, comme on le voit, en beaucoup d’endroits : Licet non jaciat Ecclesia romana, tamen permitlit, ut apparet in ecclesiis sokmnibus et calhedralibus, ut Lugduni, et in Anglia, et in mullis aliis lacis. In IV Sent., t. IV, dist. III, q. i, a. 5. L’auteur anon> me du sermon Audite somnium meum, écrit vers 1330 ou peu après, se contentait également de faire appel à la tolérance de l’Église romaine : Ipsa sustinet celebrari festum Conceptionis. Pierre de Alva, loc. cit., p. 243.

Bientôt le ton change. Thomas de Strasbourg rencontrant sur son passage l’objection tirée de la glose Pronunliandum, voir col. 1 ; j07. répond : « A supposer que ces paroles se trouvent réellement dans cette glose, en fait elles sont maintenant abrogées, puisque I a sainte Église romaine a coutume de célébrer solennellement la fête de la glorieuse Vierge. In IV Sent., t. III, dist. III, q. I, a. 1. A la même époque, entre 1340 et 1345, Jean Bacon est encore plus explicite : il invoque, en faveur du culte attaqué, un usage de la cour romaine public et de longue durée, publica et diuturna consuetudine celebratum est hoc festum in caria romana. Chaque année la fête se célèbre dans le couvent des carmes ; il y a messe solennelle et sermon, auxquels assiste la cour romaine, y compris

la vénérable congrégation des seigneurs cardinaux ; et cet état de choses a existé sous plusieurs pontilicats, et hœc duraverunt Icmpore multorum romanorum pontificum, au vu et au su des papes et du siège apostolique, d’où l’on peut conclure que c’est l ; une dévotion sainte et catholique. In IV Sent., t. IV, dist. II, q. IV, a. 3.

Quelque événement notable était-il survenu ? Beaucoup d’auteurs racontent qu’à la suite d’une discussion entre les frères prêcheurs et les frères mineurs, Jean X.KII se serait, en 1325, prononcé en faveur des derniers et qu’il aurait scellé son approbation par un rescrit enjoignant de célébrer la fête avec plus de solennité dans sa chapelle et dans la ville d’Avignon. Mgr Malou, t. i, p. 55, d’après T. Strozzi, Controv. délia concczione, t. V, c. iii, Palerme, 1703. D’autres prétendent qu’il aurait même approuvé la pieuse croyance en ces termes : Omnes fatemur cum Gubriele Mariam plénum gratta ; cum ergo graliæ sint ampliarulie secundum leges et canones, Mariam sine originali peccalo assero conceplam, et eius jestum conceptionis ludico esse celebrandum. Ainsi lisons-nous dans le Cronodrumus, petit traité en faveur de l’immaculée conception composé par un bénédictin anonyme, à une époque incertaine, mais probablement antérieure au corn ile de Bâle. n En conséquence, continue cet auteur, à partir de ce temps-là, comme le rapportent nos ancêtres, ut a maioribus traditur, la cour pontificale et, par suite, l’Église universelle célèbre pieusement la conception de la glorieuse Vierge. » Pierre de Alva, Monumenta anliqua ex variis authoribus, I. :, p. 555 sq. Malheureusement, tout ce récit se présente sans garanties suffisantes de véracité. Une affirmation doctrinale de l’immaculée conception par Jean XXII paraît d’ailleurs peu vraisemblable quand on songe à ses sentiments personnels sur la question. Voir col. 1080. En ce qui concerne la fête, si un acte aussi formel avait eu lieu, comment comprendre le silence de ses défenseurs, sous les pontificats de Benoit XII et de Clément VI, sur un point de telle importance ? Et comment comprendre, en particuUer, que dans le sermon qu’il prêcha le 8 décembre 1342 dans l’église des carmes, Richard Fitzralph se soit cru obligé à tant de réserve et tant de mmagements ? Ni Thomas de Strasbourg, ni Jean Bacon, ni aucun autre contemporain ne parlent d’une fête de la Conception qui aurait été célébrée alors dans le palais pontifical ; ils parlent seulement de l’assistance aux ccremonies dans l’église des carmes : A mullis temporibus consiieverunl in romana caria visitare conventum no.itrum in jesto Conceptionis gloriosæ Virginis, dit encore vers le milieu du siècle Jean de Hildesheim, De principiis ordinis carmelilurum, c. xiv. Reste donc que, s’il y a eu quelque intervention de la part de Jean XXII, elle n’a pas dû aller au delà d’un simple permission ou, tout au plus, d’une approbation d’ordre pratique, d’où serait résulté un essor plus grand du culte.

On est ainsi amené à distinguer deux phases dans l’attitude des souverains pontifes. D’abord il y eut tolérance ; tolérance non pas purement négative, comme celle dont les papes firent preuve en ne proscrivant pas le culte, mais tolérance déjà positive, parce que jointe à des actes. Cette phase avait nellement commencé quand la cour pontificale, se trouvant temporairement à Anagni, assistait à la fête du huit décembre dans la cathédrale. Bonifacc VIH (1294-1303) accentua encore cette attitude bienveillante en accordant à ses compatriotes des indulgences pour cette solennité : Eodem die Bonifacius P. P. octavus fecit reniissionem perpetuam 8 unnorani et 40 dierum. P. Doncœur, /oc. cit.. p. 25 (()9t)), d’après un recueil ms. de la bibliothèque d’Anagni. Quand

Clément V eut quitté Rome pour Avignon, la cour pontificale se mit à friquenter l’église des carmes le huit décembre, mais d’une façon habituelle, puisqu’elle était provisoirement fixée sur les bords du Rliône ; et peut-être cette seule considération suflirait-clle pour expliquer les témoignages les plus anciens, ceux qui datent des pontificats de Jean XXII, de Benoît XII et de Clément YI, car de quelqu’un

qui assiste pubhquement à une solennité, on peut -dire en un vrai sens qu’il la célèbre.

Vint un moment où la fête s’introduisit dans la

cour pontificale elle-même. Cette seconde phase commença certainement pendant le séjour d’Avignon, mais à une époque qui u’a pas encore été nettement déterminée. On peut citer quelques livres liturgiques qui ne sont pas sans relation avec la cour romaine : par exemple, trois ou quatre à la bibliothèque d’Avignon, voir Doncœur, loc. cil., p. 27(701), le Brcviaiiiim romano-franciscanum de Padoue et le Missale scciindum consueliidinem romane curie de Farfa, indiqués col. 1099 ; mais, ou ils sont de la fin du siècle, ou ils n’ont pas de date précise. En tout cas, rentrée à Rome, la cour pontificale garda l’usage qu’elle avait adopté, (lilles de Bellemer écrit, en 138.5, qu’il y a vu la fête de la Conception célébrée, ; la connaissance et du consentement du pape, sciente et permiltente romano ponlilicc, par les cardinaux, les prélats et autres personnages, en même temps que par tous les ordres religieux, à l’exception des dominicains. In cap. Conquesl. de feriis, ann. 138.5. Quelques années plus lard, François JMartin donne des détails plus précis encore dans son Compendiam vcritatis immaculatœ’onccptionis. Il nous dit que la fête de la Conception’ie la bienheureuse vierge.Marie se célèbre à la cour romaine, fit in ciiriu romnna ; il y a sermon auquel les seigneurs cardinaux assistent chaque année. Ailleurs : " Celte fête est célébrée avec solennité par le souverain pontife et par les seigneurs cardinaux ; dans leurs chapelles on fait rofficc de la fête de la Conception, et in eornm cappcUis fil officium de jeslo conccptionis. » Et encore : « Il est d’usage de célébrer cette fête, partout où le pape se trouve, et alors c’est jour férié, bien que cette fête ne soit pas inscrite au anon, quanquam lioc feslun^ non ponntnr in canone. n Pierre de Alva, loc. cit., p..55, 93, 138. Cette dernière as.scrtion est confirmée par un fait. Quand les papes <le cette époque, par exemple, Clément VI en 1348, Benoît XIII on 1403 et même Eugène IV en 1433, ont l’occasion de parler des fêtes principales de Notre-Dame, ils n’en énumèrent que quatre, et la Conception n’est pas du nombre. Doncœur, loc. cit., p. 27 (701), note 2.

Nous verrons plus tard quel parti, Ican de Torquémada essaiera de tirer de cette circonstance. Disons seulement ici qu’à défaut d’une insertion ofïicielle au canon, il y avait, à la fin du xiv>e siècle, quelque chose d’approchant ou de moralement équivalent dans la diffusion à peu prés universelle du culte, (ierson se sert de cette considération dans la réponse

I la difliculté tirée de l’opposition de saint Bernard.

II essaie d’abord d’une explication : l’illustre abbé voulait surtout reprocher aux chanoines lyoïmais leur précipitation à célébrer une fête qui n’avait pas pour Ile l’approbation de Rome ; puis il ajoute ces paroles qui peuvent tenir lieu d’épilogue à ce chapitre : " Les choses n’en sont plus, aujourd’hui, au même point qu’au temps de saint Bernard, car la vérité est beau<oup mieux élucidée et cette solennité se célèbre (lour aiasi dire dans toute l’ftglise romaine et ailleurs. .ussi n’y a-t-il aucun danger de conscience, ni péril d’erreur coupable ou de présomption ; ’» la fêler ; il y en aurait t)eaucoup plu.s à ne pas le faire. « Opéra, t. iii, 1>. 1 XW..Srrmo de Conceplionc, part. 1 1 1, ) " Cnnsidcrntio.

2. Objet de la fcte au x/ 1 = siccU. La controverse relative au glorieux privilège a nécessairement ici son contre-coup. Ceux qui rejetaient le privilège ou qui en doutaient et ceux qui l’admettaient ne pouvaient pas entendre la fête de la même manière. Divers groupes sont à distinguer. Le premier comprend ceux qui rapportaient la fête non à la conception, mais ; la sanctification de Marie. Tels les frères prêcheurs, dont Durand était le porte-voix, quand il disait. In IV Sent., t. III, dist. III, q. i, n. 14 : « Ou c’est à tort qu’on célèbre cette fête, ou c’est à tort qu’on l’appelle fête de la conception… Il faudrait dire fête de la sanctification. » La solennité instituée en 1388 au chapitre général de Rodez n’eut pas d’autre signification ; les capitulaires déclarent que, certains s’efforçant d’honorer la bienheureuse Vierge sous le vocable de la conception, eux l’honoreront aussi, mais sous le vocable de sa véritable innocence et de sa sanctification : qiiam nonnuUi sub CONCEPTWSIS nomine honorarc cnnantur, nos siib noniine vere innocentie et SAyCTiFfCAT/oyiS ipsam potius honoremus. Denifle, Charlularium. t. iii, n. 1562, p. 500 ; R. P. Mortier, op. cit., t. iii, p. 032. Les théologiens franciscains qui, dans la première moitié du xiV siècle, n’admettaient pas la pieuse croyance, acceptèrent le même interprétation ; Alvare Pelage prétendait la confirmer par une oraison qu’il avait entendu chanter à Rome, le 8 décembre, dans l’église de Sainte-Marie Majeure et dont il cite le début : Deus qui sanctificationeni Virginis, etc. De planctit Ecclesiæ, loc. cil. Jean de Torquémada, Tracluius de veritate conccptionis, part. VI. c. xiv, allègue à son tour quelques passages tirés d’un office de l’éghsc de Girone, en particulier cette oraison : Concède nos, quæsumus, omnipotens Deus, ut qui sanctificationem conccptionis beutx Mari.v scmper virginis in alvo suæ matris a te (actani commemoramus in terril… Autorité à laquelle il joint, part. IX, c. x, celle des chartreux : Hic aiilem modus celebrnndi jestnm suh nomine sanctificationis Imiusque obscnxdus maiwt apiid integerrimum et saccrrimum C.arliisiensem ordincm.

Ces divers témoignages sont d’inégale portée ou d’inégale valeur. Nul doute sur le sens que les frères prêcheurs attribuent à leur fête de la santification. puisqu’ils opposent ! a sanctification de Marie à sa conception souillée par la faute originelle. Il se peut que l’oraison de Sainte-Marie Majeure suppose la même interprétation, mais il ne suffit pas d’un simple mot, capable de plusieurs acceplious, pour permettre (le porter un jugement sérieux. Autre est le cas de Girone ; aux citations faites par.lean de Torquémada s’ajoutent les fragments publiés par G. Dreves, d’après deux bréviaires dont l’un est daté de 1339, Analectd hijmnira, t. xxxiv, p. (lô, et l’autre colé vaguement xiv-xve siècle, t. xvi, p Ifi sq. Dans le premier, une hymne sur la (Conception contient cette strophe, qui ne semble pas cadrer avec l’interprétation imniaculiste :

llxc fuit sanctiflcata

Kx virtuto supcra.

Mox cum fuit obligata

lutra matris visccm

Culpa ; carnis lal>ilis.

La difliculté n’est pas moins grande dans l’autre ofïice : In sanctificatione Conccptionis D. M. V, quand on considère l’invitatoire :

.Vdorenius cum bpatis

Ilcum, qui ciuicta creavif,

lît in alvo su ; c matris

Mariani sancti/lcavil.

Mais l’opposition devient évidente dans les an

tiennes qui suiviiU ; celle-ci, par exemple, au troisième nocturne :

Fusca fit conccptioiu’Maria, sed citius

Ex divina sanctioiio

Forniosa fit plenius.

Et pourtant, dans un troisième office : In Conccpliiiixe B. M. V., publié dans le même recueil, t. xxxiv, p. 65, et côté aussi xiv « -xv siècle, une note très clilTérente se fait entendre :

Tota pulchra os,

Virgo sacrata,

Nunquam labe aliqua

es maculata.

Plena gratia

fuit concepta,

A patrc mundissinia

est goncrata.

Que dire, si ce n’est que, sur ce point, il y a eu dans la liturgie gironaisc des variations, subordonnées sans doute aux phases successives de la croyance et peut-être aussi aux influences qui s’exerçaient. Le second office, spécialement favorable à la fête de la .sanctification, semble bien remonter à l’époque où Nicolas Eymeric, natif de Girone, avait aussi cette ville pour résidence habituelle. D’ailleurs, ce serait se tromper que de voir dans le cas précédent un cas unique, même dans le royaume d’Aragon ; il y en eut d’autres, ne serait-ce que celui d’Elne, où la fête instituée par Gui de Perpignan est désignée de la même façon : de sanctificatione conceptions Virginis (jloriosæ. Voir Doncœur, loc. cit., p. 38 (712).

Dans l’article Chartreux, t. ii, col. 2303, le P. Autore affirme que la solennité dont la célébration fut ordonnée au chapitre général de 1333, était celle « de la conception de la vierge Marie, et, en adoptant le mot (le conception au lieu de sanctification, l’ordre suivait ofliciellement l’enseignement des scotistes. » Assertion vraie, en ce sens que licence fut accordée au prieur de Luvigny, et à qui voudrait, de célébrer solennellement la fête de la Conception, en se servant de l’office de la Nativité, ce mot étant remplacé par celui de Conception : Priori et conventui Liivigniaci etaliis quitus placuerit, conceditur ut feslum conceptionis beatæ virginis Mariée possint solemnitcr celebrare, et fiat ofjlcium sicut in Nalivitate, in nomen Conceptionis nomine Natii’itatis commutato. Le Couteulx, Annales ordinis Cartusicnsis, Moatreuil, 1898sq., t.v, p. 333 ; Mabillon, A ; i ;  ! a/fsordinis S. Benedicti, Paris, 1739, t. vi, p. 687. D’un autre coté, l’affirmation de Torquémada trouve un point d’appui dans les Antiqua statula, can. 45 : In jeslo de conceplione beatæ JMariæ dicatur i < o Conceptionis, sanctiftcationis. Mabillon, ibid. Ce c. ; on étant postérieur à l’autre, il y aura donc eu, à un moment donné, changement de vocable. Pourquoi et sous quelle influence ? Le P. Autorc remarque que l’usage était de laisser aux théologiens qui venaient en chartreuse la liberté de leurs opinions ; à titre d’exemple, il cite le célèbre Ludolphe qui, d’abord religieux dominicain, prit ensuite en 1340 l’habit de saint Bruno à la chartreuse de Strasbourg et, dans cette solitude composa la Vita Christi si connue, il y enseigne que la sainte Vierge fut purifiée de la tache originelle dans le sein de sa mère. L’auteur de l’article ajoute que le sentiment de Ludolphe n’était pas celui de l’ordre des chartreux, mais ne serait-il pas possible que le changement de titre ait été fait par déférence pour des gens qui, comme ce théologien, n’auraient pas goûté celui de Conception ? En tout cas, le changement ne fut que transitoire ; l’ancien titre ne tarda pas à reparaître, comme on le verra bientôt.

Quoi qu’il en soit, du reste, des exceptions plus ou moins nombreuses qui existèrent réellement, le doute n’est pas possible pour l’ensemble : c’était bien la conception de Marie que la plupart entendaient fêter. Dans les documents liturgiques du xiv<e siècle, comme dans ceux des siècles précédents, la fête apparaît couramment sous ce vocable. Nul autre objet n’est mis en relief dans les parties les plus caractéristiques de l’office ; tel, à matines, l’invitatoire qui se présente sous trois formes principales, avec des variantes accidentelles.

^’eneranles sacram béate Marie virginis COXCEPTIO-KEM, œtcrnum adoremiis Dominum.

Hodie beatissime virginis Marie celebremus CONCEP-TIONEM, ul ab eius filio remuneremur in celis.

Eia perviglles domino iiibikite fidèles, COKCEPTÛMQUE pie sollemnizale Marie.

Il en est de même des oraisons au bréviaire et au missel.

Deiis qui béate Marie virginis CONCEPTlONEit angelico vaticinio pareniibus predixisii, etc., cf. col. 99L

Deus ineffabilis niisericordic qui prime piacula niulieris per virginem expianda sanxisti, da nobis COXCEPCIONIS eius digne solempnia venerari.

Supplicationem servorum tuorum, Deus, miseralor exaudi, ul qui in CONCEPCIONE dei genitricis et virginis Marie (iingregamur, eius intercessionc a te de instantibus periculis criiamur.

Sans compter l’oraison la plus fréquente, celle de la Nativité : Famulis luis quæsumus, adaptée à la Conception, par substitution d’un mot à l’autre ; ce qui se rencontre aussi dans Y Introït des deux messes le plus en usage alors ; Gaudeamtis omnes in Domino (Assomption), et Gloriose virginis Marie.

Dans toutes ces prières, il s’agit directement de la conception proprement dite, celle dont on célèbre l’anniversaire ; ce que confirment soit les leçons de ces anciens bréviaires, dont la légende d’Helsin forme souvent la trame, soit les hymnes ou les antiennes, remplies d’allusions à cette même légende ou à l’action généralrice de saint Joachim et de sainte Anne, ou à l’origine première de la mère de Dieu.

Toute la question n’est pas résolue du fait que la plupart prétendaient fêter la conception de Marie, car tous ne l’envisageaient pas de la même façon. Un second groupe intervient donc, le groupe de ceux qui s’en tenaient, comme d’autres aux siècles précédents, à un culte ayant pour objet la conception, considérée non comme immaculée, mais comme vénérable à divers titres. Position intermédiaire, que les partisans de la pieuse croyance défendent eux-mêmes, à l’exemple de leurs devanciers, quand ils argumentent ad hominem, dans l’hypothèse d’une conception de Marie soumise à la loi commune. Tel, Jean Bacon, In IV Sent., t. III, dist. IV. Supposito quod culpam contraxisset, quæriiur an adhuc in die suæ conceptionis sit vencranda. Tel, Pierre Roger (Clément VI), dans le sermon indiqué ci-dessus ; après avoir énoncé la controverse relative au privilège, il conclut : Tamen, quidquid sit, dico quod etiamsi in forma… pcccatum originale habiiit, quod adhuc de ciiis conceptione possiimiis valde rationabiliter festivare. Tel encore, Richard Fitzralph, quand il prêcha, le 8 décembre 1342, dans l’église des carmes d’Avignon : Quibusdam dicenlibiis, quod debeat celebrari, quia hac die originata est nostra reparatrix, nostra mediatrix, nostra dominatrix, per quam recepimus et recipimus quicquid nobis proluit gratiæ et salulis. Doncœur, loc. cit., p. 54 (290). Autant de raisons qui tendaient à légitimer une fête indépendante de la controverse doctrinale sur l’exemption du péché originel.

1105

IMMACULEE CONCEPTION

1106

Ceux qui, pour une raison ou pour une autre, commencèrent par admettre la fête de la Conception, abstraction faite du moment précis où l’âme de Marie fut sanctifiée, rentraient nécessairement dans l’un ou l’autre des deux groupes indiqués, suivant qu’ils faisaient porter leur culte sur la conception considérée ou comme vénérable en elle-même, ou comme jointe à la sanctification de l’âme. Ce dut être le cas, pendant un certain temps, pour les milieux où la solennité fut introduite avant que la pieuse croj’ance ne fut communément admise : universités ; ordres religieux, comme ceux des frères mineurs, des carmes, des augustins et autres ; diocèses et monastères particuliers ; cour pontificale. La généralité et l’élasticité des offices primitifs rendaient possible cette position moyenne. Mais elle n’était que provisoire, puisqu’elle devait cesser le jour où il y aurait adhésion à la pieuse croyance.

Pour ce motif, le dernier groupe, comprenant ceux qui fêtaient non seulement la conception, mais la conception immaculée, s’accrut au cours du xiv<^ siècle ; il devint beaucoup plus considérable dans la seconde moitié que dans la première. En même temps, un progrès notable se dessine dans la liturgie. A côté des anciens offices qui s’arrêtent surtout à l’aspect extérieur du mystère, c’est-à-dire au fait de la conception de Marie et à ses rapports avec notre salut, d’autres apparaissent où l’aspect intérieur, celui qui a trait à l’âme de la Vierge et à ses perfections, se détache plus vivement, à tel point que l’affirmation du glorieux privilège y est contenue d’une façon formelle ou équivalente.

Invitation est adressée aux fidèles d’adorer le Verbe incarné, qui préserve du péché la conception de sa mère :

.dorcmus Dci patris Natum ex pura virgine. Qui conccptum suæ matris Préservât a criminc.

Dreves, Analecla, t. v, p. 53. Cracovic, Vienne et Vorau.

Cette conception est présentée comme sainte et pure, de par la providence du Christ :

Fulgct flics hodicrna,

Per quam mundo hix a’icrna

Cœpit ilhiccsccre. O quam sanc.ta conceptio,

Quam bcata !

Conserva nos morlis a va>, Qua ; pro identia C ; hristi

    1. MUNDA CONCEPTA fuisti##


MUNDA CONCEPTA fuisti.

Jbid., t. XXIV, p. 70 : Toul, brév. xiv-xv siècle. Telle l’épine qui produirait une rose, Anne con-VOit Marie pure de toute faute :

Profcrs vcUit spina rosain

    1. MUNDAM A PIACX’I##


MUNDAM A PIACX’I.O.

Ibid., t. xxxiv, p. Gl : saint Vincent de Breslau, graduel de 1319 et missel de 1407. Et tant d’autres où. sous diverses formes, la même idée revient :

Tux laudi, flagrans rosn, Nata spinis, nec. spinosa, l.oca nos in rcquic.

Ihid., t. IX, p. 47 : Paris, Biblioth. nat., ins. 9412, missel de Chaumont.

Ave, florcns lilium,

    1. ROSA SINE SPINA##


ROSA SINE SPINA,

Conccpta os, omnium Ut si » medicinn.

Ibid., t. xi.i a, p. 111 : hymne sur la Conception, par Christans von Lilicnrield (t avant 1332). Marie est saluée comme toute pleine de grâce dès

le début de sa conception, comme une fleur exempte de contagion :

Gaude, fclix Maria,

Tota PLENA GRATIA

CONCEPTUS EXORDIO…

Gaude lelix genimula, Refulgens per ssecula Flos sine contagio.

Ibid., l. xxxii, p. 87 : Reichenau, xiv^-xv » siècles. Elle est saluée comme conçue dans la sainteté, créée toute pure et toute belle :

Tu CONCEPTA SANCT1T.^.TE

Es, virgo, sine vitio. Puritate, caritate

Creata a principio

Tu concepta gloriosa

In DeI SANCTlTUDINE,

Tu es pulchraque formosa…

Ibid., t. XLi b, p. 211-213 : Novus liber hijmnorum cl orationum, de Boncore di Santa Vittoria (1340).

Saluée comme innocente dès le début, soustraite à la loi commune, prévenue et préservée par la grâce d’en haut :

Fuisti innocentula, Cum a communi régula Exempta sis magnifica, Sanctificata parvula Te mundante præambula Gratia mea cœlica.

Ibid., t. XLviii, p. 382 : Guillaume de Deguéleville, prieur cistercien de Chaalis (t après 1358), Super Cantica canlicorum.

Enfin, suivant une image déjà rencontrée col. 1035, comparée, au moment où elle est créée, à un rayon de soleil brillant dans les nuages :

Ut radium

Solis in nebula, Crcavit hanc

Salvator omnium.

Ibid., t. IX, p. 46 : Paris, Biblioth. nat., ms. lat. 9442, missel de Chaumont.

Au-dessus de tous ces témoignages un autre devrait être placé, s’il était permis de l’utiliser sans réserve ; c’est l’oraison suivante, contenue dans un missel carme conservé à V Ambrosiana de Milan et signalée par Mgr Battandier, art. Messe de l’immaculée tonceplion au xi v<e siècle, dans la revue Notre-Dame, Paris, 1911, p. 45 : Deus qui per immaculatam nimis virginis Mariæ conceplionem digiuim fdio tuo habifaculum privparasti : concède quæsumus ; ut sicut ex morte eiusdem filii lui prævisa cam ab omni labe prœservasti, ita nos quoque mundos eius intcrcessione ad te pervenire concédas. Per eumdem… C’est, à quelques mots près, l’oraison actuelle de la fête. Mais la messe dont il s’agit n’est pas celle qui figure dans le corps du missel, c’est une autre placée à la fin, « comme si elle formait un appendice et qu’on l’eût mise là pour mieux préciser l’objet propre de la fête et en faire ressortir le caractère. L’appendice est-il réellement du même siècle que le reste ?

Quoi qu’il en soit de ce dernier témoignage, les autres suffisent pour faire comprendre le progrès réalisé dans la liturgie. Faut-il en conclure que la fête n’avait plus le même objet ? Ceux qui la soutenaient alors dans le sens immacuHste, ne le pensaient pas, puisqu’cux-mêmes faisaient appel aux anciens offices. L’auteur anonyme du sermon Audile somnium meum, arguait de ce chef, que dans l’office en usage à l’université de Paris et en Angleterre, on chantait des paroles nettement expressives de l’iminaculéc conception : in qua snlemnitate canlantur aliqua quæ expresse ipsam désignant sine peccato

conceplam, iain in uniucrsitale Parisiensi quant in Anglia isto offtcio consucto. Pierre de Al va, MonumenUi anliqiia ex uariis uuctoribus, t.t, p. 244. UestrcgrelLablc que l’anoiiynie n’ait pas précisé davantage ; mais Pierre Auriol comljle en partie le déficit dans son Traclatus de conceplionc, c. v, Quaracclii, p. 73 : » Toutes les églises d’Angleterre et de France qui font la fête de la Conception, chantent dans l’oraison, les antiennes et les répons des paroles qui ne sont pas vraies, si la vierge Marie n’a pas été préservée du péché originel. Celles-ci, par exemple : Cordis ac vocis iubilo, laudes pangamus Domino, cuius malris conccplio mundum perjudil gaudio. Et ces autres : Da nobis, quæsumus, conceplionis cius digne sokninia Dcnerari. Et ces autres : Conceplum quoque pie .solemnizate. Et ces autres : Celebris dies colitur, in quo Virgo concipitur. Et ces autres : Conceplus hodiernus Mariæ virginis venenum iersil, nexum solvil ueluslæ originis. Et ces autres : O ueneranda séries et beaia progenies, unde surgit ut auroru Maria, virgo décora. »

Les citations sont exactes ; les textes se retrouvent en partie dans les Analccta liymniea, t. v, p. 47 ; t. Liv, p. 278, en partie dans des bréviaires ou missels français, de Bayeu.K, Limoges, Meaux, Nantes, Paris, Poitiers, Tours ; complètement, dans un bréviaire et un missel fécampois, biblioth. de Rouen, ms. 20- ! J et 29 J. Voir aussi, pour l’Allemagne, F. J. Monc, Lateinische Hymnen des Mittelallers, Fr bourg-en-Brisgau, 1853, t. II, p. 10 sq. Sans être décisive, l’argumentation d’Auriol ne manque pas de valeur, à la condition de prendre les textes collectivement et d’insister surtout sur les deux derniers, comme le fait ce théologien : « Si la Vierge avait été conçue dans le péché, comment serait-il vrai que sa conception ferait disparaître le venin de l’antique origine, ou qu’elle-même se lèverait comme une aurore ? Quomodo cnim veruni essel, quod eius conceplus abstergerel venenum originis velustæ, aul consurgerel ut aurora ? » A tout le moins, cette argumentation montre qu’en matière liturgique, comme en beaucoup d’autres, il faut savoir distinguer entre la simple lettre et son interprétation La lettre reste toujours la même, mais l’interprétation tend à se perfectionner. Ceux qui, à la fin du xii" ! siècle, admettaient la pieuse croyance, et ils étaient la masse, célébraient la fête de l’immaculée ConcepLion ; les anciennes formules prenaient pour eux un sens plus précis, dès lors que leur culte allait à la bienheureuse Vierge tenue pour sainte, d’une sainteté proprement dite, au premier instant de sa conception comme à celui de sa naissance.

Reste à déterminer ce que les partisans de la fête ainsi comprise entendaient par le terme de conception ; car ils distinguaient, comme leurs devanciers, entre la conception commencée ou charnelle et la conception consommée ou proprement humaine, conceplio sceundum carnem et secundum animam, comme dit Paul de Venise ; en outre, ils dédoublaient souvent la première en conception séminale et corporelle, d’après les deux moments principaux qu’on y peut distinguer, seminis susceplio et corporis formalio. Mais cette subdivision est sans importance dans la question présente, qui revient à ceci : Quel est exactement l’objet du culte : la conception commencée ou la conception consommée ? Nul n’exclut cette dernière, car là seulement il peut s’agir de sainteté proprement dite, au sens théologique de l’expression, c’est-à-dire par infusion de la grâce sanctifiante dans l’âme de Marie. Mais beaucoup étendent aussi le culte à la conception première ou charnelle ; culte dont l’objet est par le fait même complexe, puisque le genre de sainteté ou de pureté qui convient à la chair ou au corps est différent de celui qui convient à

l’âme. En ce sens, .uriol conclut que, dans la célébration de la fête du 8 décembre, on a en vuo, toute sainteté et toute excellence de la mère de Uieu qui donne lieu à l’Église de se réjouir, par un motif d’espérance, quand elle la vénère au début de sa conception : respcclum habendo ad omncrn sanctitalem et exceUentium malris Dei. de qua r/audel Ecclesia. dum cam recolil quasi in spe in die conceplionis seminalis sibi dari. Traclatus de conceplionc, c. vi, Quaracchi, p. 94. De même, entre beaucoup d’autres, l^ierre Thomas, Liber dr innoccnlia V. M., jjart. VI, c. XIV, et François Martin, Compendium verilulis dr immaculala conceplionc, Lr. V : Jean Vital, considérant la Vierge aux trois moments indiqués ci-dessus : ut in suo originali principio, in carne mundissimu, in creatione et infusionc anirruc, conclut qu’en chacun d’eux elle est l’objet du culte : Et de istis tiodie celebratur jeslum. Scrmo de Conceplionc, III partie, dans Opéra de Gcrson, t. iii, p. 1345. Dans la bénédiction épiscopale in feslo conceplionis beate Marie, que contient le Pontificale et missale romanum fralrum minormn, siv^-xv siècle, conservé à la bibliothèque Vaticane, ms. lat. 4743, fol. 395, les deux idées de sanctification et de culte sont associées et en mèm.c temps rattachées, comme chez Eadmer, à l’origine première de la mère de Dieu : Christus dei filius. qui sue malris Iiodie SAXcrJFiC.iV/T inicia, crrorum veslrorum expurgare dignetur vicia. Amen. Et qui sancte suc genelricis vos jacil gaudere.so/to/m/js, ipsius vos dejensariannual palrocinio. Utqui virginalislempti rRiMORDl. COUT/ S, Irabeacarnis deposila, superne Jérusalem habilacula ascendatis. Amen. Quod ipsc prestare dignetur… Rien en tout cela qui soit en désaccord avec la doctrine de l’immaculée conception ; le désaccord n’existerait que dans le cas où l’on prétendrait restreindrele culte à la seule conception charnelle : alors, en effet, on ne vénérerait plus Marie comme sainte d’une sainteté intérieure et proprement dite, avec exclusion du péché originel sainement compris.

G. Dreves, Analecta hymnica medii œvi, passim, aux endroits indiqués ; A. Noyon, notes manuscrites, voir col. 1042 ; Mgr Malou, op. cit., t. i, p. 122 sq. ; Passagliii. De inimaciilato Deiparx scniper Virginis conceptu, sect. vu. c. II, a. 2, n. 1687 ; P. Doncœur, Les premières intervention’du saint-siège relatives à l’immaculée conception, loc. cit. : II. Kcllner, Ilcortologie, ^’éclit., Fribourg-cn-Brisgau, 1911. p. 195 sq. ; S. Beissel, GesctiicMeder’erelirung Marien.t iit Deulscldand wàhrend des -V/i/feJaHers, Fribourg-cn-Brisgau. 1909, p. 2Il sq., ouvrage complété par le suivant : Gescliichle der Verelirung Mariens im 1( ! und 17 Jahrhundcrl. c. X, p. 223 sq., Fribourg-en-Brisgau, 1910 ; F. Fita y Cokjmer, S. J., Très disciirsos Iiistoricos. Panegirieo de la inmaculada Concepciôn, 2e édit..Madrid, 1909, p. 49 sq. Colccciiiit diplomàlica ; H. Elirensberger, Li&ri liturgici hibliotltecir apostolicæ Valicanæ maniiscripli, Fribourg-cn-Brisgau. 1897, p. 240, 271, 458.

G" Le concile de Bâle (1439) : décret sur la croyanci et sur la fête. — Le procès intente à la cour d’Avignon contre Jean de Monzon n’avait pas amené de décision positive sur le fond de la controverse, mais le désir de la faire trancher par l’autorité ecclésiastique n’avait pas été abandonné. Dès l’an 1395, l’auditeur _des causes apostoliques proposait à Benoît XIll (Pierre de Lune) d’intéresser la mère de Dieu à la paix de l’Église en faisant le vœu d’instituer et de rendre obhgatoire pour tous la fête de la Conception avec octave : Idcirco Dominas Noster una cum sua sacro Collegio, ul noslri erga Filium suum gloriosum benignius misereatur, vovere dignetur pro pace liabenda. quod Ecclesia universalilcr deinceps sux sanctissimncelebrabil Conceplionis (cstum una cum octavis. Martène, Velerum scriplorum et monumentorum… colleclio, Rouen, 1700, t. vii, p. 580. Quand le concile de Constance se fut réuni..Mjihonse V, roi d’.A, ragon,

c-criviL plusieurs fois à l’empereur Sigismond pour le supplier de promouvoir la double cause, de la croyance et de la fête ; en particulier, dans une lettre du 18 mars 1417, il parle de deux petits traités transmis auparavant : l’un, De sacralissima conceptione Virflinis Matris Dei ; l’autre, De concordia opinaix ^ontradiciionis in diclis beati Thomæ super materia supradicta. Fita, op. cit., p. 82. L’affaire u"ayant pas abouti à Constance, le roi d’Aragon renouvela ses instances auprès de l’emp^veur, aussitôt qu’il fut question d’une autre assemblée. Nous le voyons par une lettre du 16 mai 1425, où le désir est particulièrement souligné en ce qui concerne la fête : Ul in diclo generali concilio dictai purissimæ conceplionis unirersalis et perpétua celebratio ad cl/ectuni pervenial toliens supplicatum. La lettre était accompagnée d’un écrit peu étendu : De possibilitate uc contjrua necessitale purissimæ conceptionis Viryinis Matris Dei. Jbid., p. 83, 85 ; Roskovâny, op. cit., 1. 1, p. 111. Cette pièce, de saveur lulliste très prononcée, avait pour auteur Jean de Palomar, archidiacre de Barcelone, qui devait assister au concile de Bâle, comme délégué pontifical. Après la réunion de cette nouvelle assemblée d’autres lettres suivirent, adressées les unes à l’empereur, juillet 1431 et janvier 1432, le, ; autres au cardinal Julien Césarini, président, et aux Pères, 17 décembre 1431 et 9 janvier 1432. Fita, p. 88, 92, 94, 96.

1. La discussion au concile.

Rien n’indique que, pendant les trois premières années, les Pères de Bâle se soient occupés activement de la question. Ils n’oubliaient pourtant pas la Vierge immaculée ; le 8 décembre, ils lui rendaient leurs hommages. En 1432, il y eut, par respect pour la solennité, ob reverenliatn solemnilutis Conceptionis bcate Marie Viryinis, messe solennelle et sermon d’apparat par l’évêque de Cavaillon (Caixdliccnsem). En 1434, il y a vacance, pour le même motif : non juit deputacio. De nouveau, en 1435, il y eut, par respect pour la Conception, messe solennelle et sermon par un docteur, Jean de Roniiroy. J. Haller, Concilium Basiliense, t. ii, p. 287 ; t. iii, p. 266, 587. On cite encore Jean Eymeric, Sermo pro immuculata conceptione beutie Virginis, vers 1436. Roskovâny, op. cit., t. i, p. 261 ; Pierre de Alva, Monumenta antiqua ex variis auctoribus, t. s p. 335.

Plus importante est la pièce qui nous a été conservée dans ce même recueil, p. 356, sous ce titre : Tractatus auctoris anom/mi de conceptione immuculata bealx oirrjinis Dei genitricis Mariæ. C’est la pièce indiquée par Aug. de Roskovâny, op. cit., t. i, p. 260, n. 1708 : Joannes de Roreti, ran. Aniciensis, sermo de immaculatfi conceptione beat » Virginis, 1436. In concilio Basileensi propositus, et Lovnnii 1485, impressus. Le nom du personnage est peut-être un peu déformé ; ce serait, d’après Jean de Ségovie, Ilistoria geslornm generutis sijnodi Basiliensis, t. ii, p. 379, Magisler.Johannes Roceti (ou, comme dit Plazza, op. rit., p. 213 : Rocheli). Dans ce discours, relié au texte : Tota pulclira es, arnica mea, et macula non est in le. le chanoine du Puy énonce aussi exactement que nettement la thèse immaculiste : La mère de Dieu a été préservée de la tache originelle dans sa conception vénérable, au moins dés l’instant où l’âme fut unie au corps : ub exordio saltem infusionis animve. in corpore, ub originali macula præscrvatam. Quatre chefs de preuves sont apportés : figures de r. cien

Testament, autorités palristiques, raisons proposées par les docteurs pour établir celle doctrine, miracles qui l’ont confirmée. Mais le véritable intérêt de ce « liscours n’est pas dans ces généralités ; il vient du but que l’orateur avait en vue et qu’il dit tout haut : « xciter les Pères du concile à s’occu])cr enfin de

l’exaltation de la Vierge immaculée et à formuler des conclusions qui pourraient être discutées dans la sainte assemblée, atque ad exaltati.neni conceptionis immaculatæ Virginis conclusioncs aliquas eliciendi, proponendas in sacris dispuiationibus. Il propose lui-même à ses auditeurs d’offrir à la bienheureuse Vierge, pour se concilier sa faveur, un double hommapc, i n canonisant sa conception et en déclarant a- ".^ile fut préservée du péché originel : si munus ci’jOluleris sux conceptionis canonizandx simul et dràarandx immunitatis eius ab originali.

L’appel fut entendu. Avant la fin de l’année, le cardinal Louis d’Aleman, cardinal-archevêque d’Arles, fut chargé « de faire rechercher avec soin dans les bibliothèques et les archives des universités, des églises, des monastères, des rois et des princes, tout ce qui pourrait avoir quelque rapport avec la question, comme livres, écrits, actes, délibérations, décisions, conclusions, publiques ou parliculières, soutenues dans des universités et ailleurs, puis de déférer le tout au concile, afin qu’à l’aide de ces documents les Pères pussent résoudre et définir la question. » Henri de Sponde, Continuât. Annal, ecclesiast., ad ann. 1435, n. 12, t. i, p. 835. L’enquête eut lieu, mais les résultats manquent, à peine quelques débris sont-ils connus, comme ce que le P. Doncœur a signalé, La condamnation de Jean de Monzon par Pierre d’Orgemonl, p. 2 (177), dans la bibliothèque de Troyes, ms. 981 : Instrumenta varia revocationnm (actaram a quibusdam fratribus ord. prsedicatorum, aliisquc, certarum erronearum propositionum super Conceptione bcatissimx virginis Mariæ, cum aliis quibu.’idam scriptis ad camdem Conceptioncm pcrtincntibus, ab universilate Parisiensi missa ad concilium Basilicnsc, anno 1436.

En même temps, des discussions nombreuses et très vives se poursuivirent à Bâle pendant les mois d’avril, mai, juin et juillet de l’année 1436, comme le raconte Jean de Ségovie, Ilistoria, I. XV, c. xxii-, t. II, p. 362. Le principal représentant de l’opposition au privilège fut Jean de Monténégro, général des frères prêcheurs : Rclatio sive allegationes de conceptione beatæ virginis pro sua opinione de sanctificatione virginis Mariie post contractionem originalis maculæ. Roskovâny, op. cit., t. i, p. 285, n. 2066. Cet écrit n’a pas été conservé, mais il est probable que la substance s’en retrouve dans l’ouvrage de .Jean de Torquemada, dont il sera question dans un instant. En outre, nous en connaissons le plan général par la réponse du champion du privilège, celui-ci nous disant qu’il a suivi le même ordre. Ce champion fut Jean de Contreras ou de Ségovie, chanoine de Tolède et envoyé au concile par le roi de Castille. comme son agent, tout exprés pour promouvoir la cause de l’immaculée conception. Son ouvrage, tel qu’il a été publié à Bruxelles en 1664 par Pierre de Alva, se présente sous ce titre : Septem allegationes et tolidem avisamenta, pro informatione Patnim cnncilii Basiliensis, præsidente tune judicc fidci D.I). cardinali Arelatensi, anno Domini 1430, circa sacralissima’virginis Mariai immaculatam conceptioncm ejusqur prœservationem a peccato originali in primo su.t animationis instanti. Mais ce volume comprend trois parties non seulement distinctes, mais composées séparéinent et successivement.

Jean de Ségovie rédigea d’abord les Septem allegationes. Après quelques notions générales sur l’état de la question, en parlicidicr sur la nature du pèche originel, Alleg. i, il établit que la mère de Dieu a pu être préservée, qu’il convenait qu’elle le fût ol que, par conséquent, elle a dû l’être et l’a été. Alleg. ii et m. II expose ensuite d’une favon plus préci.sc les diverses manières dont la préservation a pu se faire

et pnsente comme plus raisonnable celle qui s’en tient à la sanctification de Marie au premier instant de son existence, en vertu d’une grâce prévenante, Alleg. IV, p. III : Prædidus modus ponendi sanctificationcm beatissimæ Virginis per gratiam præoenientem, est mullo rationabilior. Tout le reste du traite n’est qu’une réponse aux objections théologiques, patristiques et scripturaires. Deux ans plus tard, il composa les Septem auisamenla, reprise du travail précédent, mais d’une façon sommaire, et, souvent, plus pratique et plus intéressante. Les deux derniers avis sont d’une particulière importance, comme touchant de plus près, sous son double aspect, le problème agité. Le sixième concerne la croyance : vi. In quo summario declaratur, quomodo doctrina di sancta conceptione sil mullum conlormis ralioni, sacrée Scripluræ, pietali fidei et sancionim dodrinse. Le septième se rapporte surtout à la fête : vu. De innouanda jestiuitate et verilate diffinienda ; quodque celebritas hœc jam fueril in Ecclesia a Irecentis annis, in majorem devolionem semper excrescens. Enfin, Jean de Ségovie fit un recueil de quatorze miracles : Pulcherrima mirarula ab codem auctore studiosius coUeda, pro immaculata virginis Mariæ conceptione. En tête figure la vision d’Helsin ; entre le onzième et le douzième, on rencontre une double digression, sur la confrérie aragonaise de Notre-Dame, et sur une dispute publique qui avait eu lieu à Girone en 1390 et où le champion du privilège, Jean de Rota, sorti vainqueur, avait été couronné par le roi d’Aragon. Cf. Roskovâny, op. cit., t. I, p. 227, n. 1252. Cette troisième pièce, de l’aveu même de l’auteur, resta privée et ne parut pas aux débats publics.

L’ouvrage de Jean de Ségovie est incontestablement remarquable, malgré des déficits : les preuves, trop multipliées, sont de valeur inégale, l’érudition historique est souvent en défaut, et l’arbitraire a sa place dans l’interprétation des témoignages, allégués ou réfutés ; on peut aussi regretter l’immixtion de questions secondaires et systématiques, par exemple, quand l’auteur fait intervenir la théorie de l’incarnation indépendante du péché d’Adam, Alleg., ii, docum. III, p. 63 ; ce qui, rapproché de cette autre affirmation, en soi excellente : Esse matrem Dei, est privilegium Virginis ipsam eximens a peccato originali, Alleg., iii, p. 81, pourrait facilement donner l’idée d’une préservation simple, sans besoin réel de rédemption. En revanche, beaucoup de preuves sont bien présentées, et la valeur de certains faits pratiques est mise en rehef ; parlant de la fête, Jean de Ségovie avait raison de rappeler ce qui se passait depuis longtemps à la cour pontificale ; parlant de la pieuse croyance, il avait le droit d’invoquer en sa faveur le témoignage de presque tout l’univers, fere totius orbis, et de faire remarquer que l’assertion contraire ttait devenue, sinon dès le commencement, du moins depuis longtemps et surtout à l’époque du concile, si désagréable au peuple chrétien qu’il ne supportait plus de l’entendre. Alleg. i, docum. iv, p. 21 sq.

En face du traité que nous venons d’analyser, s’en dresse un autre, d’allures très différentes, mais dont l’importance n’est pas moindre en son genre. Il fut composé sur la demande des légats par le célèbre dominicain Jean de Torque mada, maître du Sacré-Palais, ensuite cardinal : Tradatus de veritate conceptionis beatissimæ Virginis, pro facienda relatione coram palribus concilii Basilicnsis, anno Domini M. CCCC. XXX. VII, mense julio, de mandata sedis apostolicæ legatorum, eidem sacro concilio præsidentium, compilatus. Il ne fut imprimé qu’en 1547, à Rome, par les soins d’Albert Duimius de Catharo ; Pusey l’a fait réimprimer à Oxford et Londres, en

1869. Sous la forme où il nous est parvenu, ce traité comprend treize parties ou sections, subdivisées en chapitres qui, additionnés, montent au chiffre de 351. Véritable somme de l’opposition, où se trouve réuni tout ce qu’on pouvait alléguer contre la croyance et contre la fête. Dans la VP partie, c. xxv-xxxvi, il énumère une certaine quantité d’auteurs de toute provenance, comme opposes à l’exemption de Marie. La position générale est celle de saint Thomas et des scolasliques de la même époque. Dans une Dispiitalio generulis, elle est résumée en ces dCux propositions : Omnes homines preeter Chrisium conlraxerunt peccatum originale, et : Solus Christus fuit immunis ab omni prorsus peccato. D’où comme corullarium genercde totius operis, cette affirmation finale, que la vraie piété n’est pas dans le sens du privilège, mais à l’opposé : Magis pium est credere beatam Virginem conceptam esse in originali peccato, quam oppositum. Affirmation modérée dans les termes, et même plus large que les pri misses ; car si celles-ci avaient été vraies, dans le sens de l’auteur, il aurait fallu conclure à un rejet pur et simple de l’opinion favorable à l’exemption.

En ce qui concernait la fête, Torquimada concluait : « Si l’on tient à l’instituer en ordonnant qu’elle soit célébrée dans f Église, il faut plutôt lui donner le nom de sanctification que celui de conception : convenientius nominandum venit festum sandificationis, quam conceptionis. » Part. III, c. ix : Tertia conclusio. En réalité, il n’était pas favorable à cette institution. Jean de Ségovie avait dit, Alleg. i, docum. iv, p. 21 : « C’est un fait notoire que la cour romaine, près le siège apostolique, célèbre chaque année, le huit décembre, cette fête de la Conception, et que les cardinaux, les prélats et les membres les plus éminents de cette cour y prennent part d’un commun accord. «  Torque mada répond « en niant que l’Église romaine ou le siège apostolique ait institué ou canonisé ou proclamé ou célébré la fête ou qu’elle l’ait fait inscrire au calendrier. On n’a pas le droit de donner comme fait ou ordonné ou institué par l’Église romaine ou le siège apostolique, tout ce qui se fait à la cour romaine soit par nos seigneurs les cardinaux, soit par les évêques, soit par le peuple, soit par les rédacteurs des bréviaires et des missels. Car on ne peut pas dire de l’Église romaine (en entendant par là, comme d’ordinaire, le siège apostolique qui tient de Notre-Seigneur la plénitude de fautorité), qu’elle célèbre une fête quand nos seigneurs les cardinaux ou les prélats ou le peuple romain ou les officiers de la chancellerie se réunissent, par motif de dévotion, dans une église pour y assister à la célébration d’une messe solennelle, mais seulement quand le souverain pontife, entouré du collège de nos seigneurs les cardinaux de Rome, célèbre cette fête solennellement dans un lieu public. » Part. IX, c. xvi. Mais n’était-ce pas jouer d’équivoque que de répondre ainsi ? Que l’Éghse romaine, considérée’comme dépositaire du magistère universel et suprême, ne se fût pas encore prononcée en faveur de la fête, qu’elle ne l’eût pas inscrite au canon, Jean de Ségovie et ses amis le savaient bien, puisqu’ils demandaient précisément qu’on en vint là. Mais il y avait, en outre, l’Église romaine, ou du moins la cour pontificale, considérée comme corps particulier ayant ses traditions, ses cérémonies, ses fêtes pratiquées au vu et su des papes qui, souvent, y participaient eux-mêmes. Ce fait, car c’était un fait, et vraiment notoire, ne pouvait-il pas être invoqué comme beaucoup d’autres, en faveur de la fête ?

Le traité de Torquémada ne fut pas examiné par les Pères de Bâle. L’auteur raconte, à la fin de l’ouvrage, qu’après f avoir composé, il s’était présenté au concile, ad faciendam relationem mihi injundam. Le

cardinal président lui répondit que les questions suscitées par l’arrivée des grecs absorbaient l’atlention des Pérès et qu’on ne pouvait l’entendre maintenant. Le délai dura plusieurs mois ; quand le dissentiment entre les légats du pape Eugène IV et les membres du concile en eut amené la dissolution au mois de septembre 1437, le maître du Sacré-Palais retourna en Italie avec son manuscrit. Mais Jean de Monténégro et d’autres avalent abondamment parlé auparavant. 2. Le décret.

Ceux qui restèrent à Bâle avec le seul cardinal d’Arles, c’est-à-dire sept évêques, une douzaine de prélats et environ trois cents prêtres et docteurs, continuèrent leurs travaux. L’affaire de la Conception fut reprise à la fin de mai 1438. On nomma pour examiner les pièces du procès une commission composée de dix-sept membres : les archevêques de Lyon, Milan et Palerme, les évoques de Burgos, Catane, Aix, Évreux et Barcelone, le protonotaire Louis de Rome, l’évêque élu de Besançon, l’abbé d’Ecosse, l’aumônier du roi d’Aragon, Jean de Ségovie, le provincial des carmes, le vicaire de Cluny, le trinitaire Alphonse de Sainte-Marie de la Merci et un autre docteur aragonais. Trois jours plus tard, quatre d’entre eux, l’évêque de Burgos, l’abbé d’Ecosse, l’aumônier du roi d’Aragon et le vicaire de Cluny, furent chargés de faire un rapport sommaire sur tout ce qui avait été dit et écrit. Sur leurs instances, Jean de Ségovie rédigea ses Avisamenla. En septembre, il y eut délibération des membres de la commission, et tout fut conclu en congrégation conciliaire le 15 septembre. Deux jours plus tard, le décret fut publié dans la XXXVP session. Mansi, Concil., t. XXIX, col. 182 sq :

.Vos vero diligenlcr inspeclis auctorilatibus et rationibus quæ jam a phiribus annis in publicis relaiionibus ex parie ulriusque docirinæ coram hac sancta synodo allegalæ sunt , aliisque eliam pltirimis super hac re visis, et matura cotisideralione pensatis, dnclrinatn illam disserenlem gloriosam uirginem Dei genitricem Mariam, prœveniente et opérante divini numinis gratia singulari, nunqunm actualiter subjacuissc originali peccalo, sed immunein seiupcr fuisse ab omni originali et aciuali culpa, sanctamgue et immaculalain, tanquam piain et consonam cultui ecclesiuslico, fidei calliolicic, reclve rationi et særa’Scripturie, ab omnibus catholicis approbandani fore, tenendam cl nmplertendam, diffinimus et declaramus, niilliquc de cetero licitum esse in contrnriiini prœdicare seu docerc.

Éienovanles privlerca inslilulionem de celebranda sanela ejiis Coneeplione, quw tant per Uomanam, quam per alias Hcclesias sexto idus decembris antiqua et Inudahili ronsueludinc celebratur : statiiimus et ordinamus eandeni eelchritatem prœfata die in omnibus ccclesiis, mnnasleriis et conventibus christianiv rcligionis 3ub nomine Conceptionis, feslivis laudibus cnlendam esse.

.près avoir pesé avec soin les autorités et les raisons que les défenseurs des deux opinions contraires ont produites depuis plusieurs années, dans des discussions publiques, devant ce saint concile ; et après avoir considéré et approfondi avec grande maturité beaucoup d’autres motifs, nous définissons et nous déclarons que la doctrine d’après laquelle la glorieuse vierge Marie, mère de Dieu, par un elTct spécial de la grâce divine prévenante et opérante, n’a jamais été réellement souillée du péché originel, mais a toujours été sainte et immaculée, est une doctrine pieuse, conforme au culte de l’ïùjlise. à la foi catholique, à ta droite raison et à l’Écriture sainte ; qu’elle doit être approuvée, conservée et professée par tous les catholiques, et qu’il n’est plus permis désormais de rien prêcher ou enseigner qui lui soit contraire.

Kn outre, renouvelant l’ordonnance de fêter la sainte Conception de la Vierge qui, par une ancienne et louable coutume, se célèbre tant dans l’Église romaine que dans d’autres églises, au six dos ides de décembre, nous Ntatuons et ordonnons que la fêle se célèbre d’une façon solennelle, sous le nom de Conception, <lans toutes les églises et tois les monastères et couvents du monde chrétien.

Ce décret ne présente aucune difficulté dans sa partie pratique ou disciplinaire ; le concile érige la fête de la Conception de Marie en fête d’obligation pour toute l’Église et souligne ce titre de Conception ; c’était rejeter implicitement la fête de la sanctification, telle que les adversaires du privilège l’entendaient. Un office fut composé dont Jean de Ségovie nous donne les détails, op. cit., c. xxvt : De multipharin publicatione dicte sententie auciorilateque concilii officia composite, ut dicatur in festo conceptionis bealissinie virginis. Pour les premières vêpres, In vigilia concepcionis béate Virginis, presque tout est emprunté à l’olTice de la Nativité : ant. Concepsio gloriose ; capitule, Dominiis possedil me ; hymne, Aue maris Stella ; verset, Conccptio est ; mais à Magnificat, antienne propre : Tota puklira es, etc., suivie de cette oraison : OmnipotenssempiterncDeus, qui coscBPTfOXis dicm genitricis filii tui scmperque uirginis Marie voluisli solemnitate anniia venerari, Iribiie, quesumus, ut onines qui eius implorant auxilium, pclicionis sue salutarem consequantur effectum.

L’office de matines est beaucoup plus caractéristique. Invitatoire : Verbum Patris, îiatrem preskr-YANS A LABE PECCATI, venile adoremus. Les leçons se composent, au premier nocturne, du décret du concile, divisé en trois fragments ; au second et au troisième nocturnes, du Sermo Anselmi (Eadmcri) de coneeplione béate Virginis. Le répons de la seconde leçon est on ne peut plus significatif : Filius Dei Patris, fandans cam in sua coneeplione graciam Virgini conlulit singularem, et ipsam ab origixali macula PRESERVAVIT. Mariam suam genitricem sublimiori sanctificationis génère redemil. De même, le répons de la troisième leçon est à remarquer : Immunem semper fuisse Mariam ab omni Vriginali et aciuali culpa, sanctanique et immaculalam, diffixivit catho-LICA ECCLESIA, in sancta Basilicnsi synodo légitime congregata. Et dans le verset : Nunquam Virginem subiacuisse peccalo esse consonum fidei, sacre scriplurc et racioni diffinivit. Des antiennes, des leçons et des répons additionnels sont indiqués pour ceux qui réciteraient douze leçons à matines ou qui feraient l’office pendant l’octave.

Vient ensuite la messe. In concepcione beale Marie virginis. Sauf l’oraison, Omni/jolens sempilerne Deus, elle ne présente rien de spécial. Introït, Gaudeamus (comme ù l’Assomption) ; épîtrcDorniViiis possedil me ; graduel, Diffusa est ; évangile, Liber generalionis, etc. En somme, soit dans les leçons soit dans les autres parties, l’ofiice composé à Bâle n’accuse aucune dépendance directe par rapport à la vision d’Helsin.

La partie doctrinale du décret soulève une question moins claire : les Pères du concile prétendaient-ils définir l’immaculée conception comme dogme de foi ? Beaucoup l’ont nié : définir une doctrine comme " pieuse, conforme au culte de l’Église, à la foi catholique, à la droite raison et à l’Écriture sainte, » ce n’est pas la définir, par le fait même, comme dogme de foi. D’où cette remarque d’Ysambert, In /// « " purl. Summse, 1. 1, p. 589, n. 4 : Si verba cjiis sumantur in rigore, non videtur (conciliuni) absolule et simpliciler definire, sed idem lantum circa illa slatuere, quod duo nunc rclali summi pontifices ( Paulus V et Gregorius XV), ut potest facile intelligi si singula cjus verba expendantur et inter se conferantur ; cf. Vasqucz, In III"’^ partem, t. ii, disp. CXVII, c. xiv, n. 144.

Il est douteux que celle interprétation réponde pleinement à la pensée des Pères de Bâle. Qu’ils aient voulu émellre une définition proprement dite et dans toute la force du mot, nul doute n’est possible là-dessus quand on suit toute l’affaire dans le récit de Jean de Ségovie, c. xxv : De difjinilioit senlencia pro beatissima virgine, etc. Aussi, après le illl

IMMACULEE CONCEPTION

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décret porté, parle-t-il du point défini comme d’une vérité de foi catholique, liane veritatem catholicæ fidei, c. XXVI, p. 374. Si les auteurs du décret avaient entendu l’expression : conforme à la foi et à l’Écriture sainte, dans un sens purement négatif, on comprendrait que leur définition ne dût pas être prise rigoureusement ; mais il est évident qu’ils entendaient parler d’une conformité positive. Dès lors, pouvaient-ils l’envisager autrement que comme vérité de foi ? C’est dans ce sens que l’université de Paris a compris le décret de Bâle.

Cette question est, d’ailleurs, théorique. A cette époque-là, l’assemblée n’était plus qu’un conciliabule schi matique ; l’acte manqua de valeur juridique, vice originel dont il n’a jamais été guéri. Il n’en possède pas moins, d’un autre point de vue, une grande valeur. Considéré comme la conclusion de la longue enquête que le cardinal d’Arles avait menée et des nombreuses discussions qui avaient eu lieu, il atteste une croyance au glorieux privilège incontestablement prépondérante, et de beaucoup, en Occident, notamment dans les églises et les universités représentées à Bâle. En outre, l’avenir devait lui donner, indirectement, une sorte de confirmation : tous les points qu’il contenait seront peu à peu repris et sanctionnés par l’autorité légitime. Aussi ce décret peut-il être considéré comme fermant la période de pure controverse, celle où la lutte existait sans que la victoire se dessinât encore nettement d’un côté plutôt que de l’autre.

Jean de Ségovic, Hisloria geslorum generalis sgnodi Basiliensis, édit. E. Birk, Vienne, 1886, dans Monumenta concilioruvi generalium seculi deciini quinli. Concilium Basiliense. Scrifjtorum t. m ; J. Haller, Concilium Basiliense. Stiidien und Quellen, Bâle, 1896 sq. ; A. de Roskovâny, op. cit., 1. 1, p. xlix-li, 109-114, 260 sq. ; Mgr Malou, op. cit., 1. 1, p. 58-60 ; Plazza, op. ci(., Act.iv, a. 2, testJmon. .ii, n. 35-61 ; J. Mir y Noguera, op..ci(., c. vi.