Dictionnaire de théologie catholique/AME. Doctrines des trois premiers siècles

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 503-515).

III. AME. Doctrines des trois premiers siècles.
I. Comment se posait la question.
II. Saint Justin.
III. Talien.
IV. Athénagore.
V. Saint Irénée.
VI. Tertullien.
VII. Clément d’Alexandrie.
VIII. Origéne.
IX. Vue rétrospective : Origène et Tertullien.
X. Arnobe.
XI. Lactance.
XII. Résumé. La question de l’âme au début du IVe siècle.

Il court tant d’erreurs, il règne tant d’incertitude et de confusion sur la doctrine de l’âme chez les Pères anténicéens, qu’il est nécessaire d’insister et de mettre les textes sous les yeux du lecteur. Tous ceux qui s’intéressent aux origines et à l’histoire des idées comprendront qu’on fasse la part très grande à ces premiers essais tentés pour exprimer ou pour expliquer les croyances chrétiennes.

I. Comment se posait la question.

La question parmi les philosophes païens.

Quand parut le christianisme, une grande incertitude régnait dans les questions de l’âme. A la base, absence de toute idée claire sur la création, et partant sur l’origine de l’âme : on est dualiste, matérialiste, panthéiste ; la vraie explication reste inconnue. Privée de cette lumière, la science de l’âme ne pouvait se constituer. La notion du spirituel s’était obscurcie de nouveau après Aristote et Platon ; les doctrines les plus diverses se mêlaient dans un amalgame confus. ^Pux 1 !’âme, principe de vie, et nve-jixa, esprit, ne présentaient rien de net à la pensée. Tandis que les épicuriens restent grossièrement matérialistes, les stoïciens font du monde un animal immense animé par Dieu même ; chaque âme est une parcelle de cette âme divine ; par une curieuse confusion entre l’image et l’idée, on lui attribue par l’imagination les propriétés du souflle matériel, mais, par la pensée, on spiritualise ce souflle, et ainsi, sans paraitre s’en douter, on donne à une même substance les propriétés incompatibles de la matière et de l’esprit. Les platoniciens — dans la mesure où il y en avait — mêlaient également âme et corps en niant qu’il y eût âme sans corps, ni corps sans âme ; ils regardaient l’âme comme immortelle, mais aussi comme incréée ; ils en faisaient une parcelle de Dieu. Sur la distinction entre l’âme de l’homme et celle des bêtes, sur l’unité d’âme en l’homme, sur le rapport du uveOu-a à la’(/uyri dans chaque homme et sur celui de l’âme individuelle à l’âme du monde, sur la nature et l’origine du composé humain, rien que des notions confuses et indécises. Un chaos d’où sortiront bientôt les systèmes gnostiques et le néo-platonisme. Les premiers Pères n’arriveront pas tous à se débarrasser de ces vues incohérentes : Tatien se brouillera dans la théorie de son jivî’ju.a ; Tertullien continuera de dire que l’âme est corps, ce qui n’est pas corps n’étant rien ; Clément se perdra à distinguer les diverses âmes ou parties de l’âme. Ils affirmeront le dogme en ses points essentiels ; ils ne sauront le philosopher qu’avec leurs idées confuses de philosophes.

Il suffit de rappeler les expositions de Lucrèce, de Virgile, de Sénéque, d’Epictète. Les Pères eux-mêmes nous renseignent très bien à ce sujet. Voir notamment Justin, Clément, Tertullien, Origène, Nemesios. On peut consulter aussi, outre les histoires de la philosophie : J. Simon, L’école d’Alexandrie, Paris, 1845 ; H. Siebeck, Gescliichte der Psychologie, Gotha, 1884 sq. ; Chaignet, La psychologie des Grecs, t. m-v, Paris, 1890,’1893.

La question pour les premiers chrétiens.Épitre à Diognète.

En face des incertitudes et des erreurs païennes sur les questions de l’âme, l’Écriture et, à défaut d’enseignement exprès sur ce point, les exigences logiques de la doctrine révélée offraient aux premiers chrétiens une lumière sûre pour guider, à l’occasion, leurs recherches ultérieures. D’autre part, quelques-uns des dogmes chrétiens, celui du péché originel surtout et de la prédestination, l’insistance de saint Paul sur la servitude du péché, sur la lutte intime entre la chair et l’esprit, sur la distinction entre les charnels et les spirituels, sur notre vie supérieure par l’Esprit-Saint, tout cela soulevait des problèmes difficiles sur la liberté humaine, sur l’origine de l’âme, sur son unité dans chaque homme ; tout cela remettait les chercheurs en face des questions agitées dans les écoles philosophiques et devait suggérer sur plus d’un point à des esprits imbus des opinions platoniciennes des solutions analogues à celles de Platon et de ses disciples. Tant qu’on se contentait d’affirmer les vérités pratiques, tant qu’on catéchisait sans philosopher, l’enseignement était sûr et net ; la difficulté commençait avec l’explication philosophique. Un passage célèbre de l’épître à Diognète est instructif à cet égard. Que cette pièce mystérieuse soit ou non des tout premiers siècles, peu importe ici : elle reflète certainement les idées depuis longtemps courantes, car ces idées sont ici supposées. L’auteur, pour montrer ce que sont les chrétiens pour le monde, part de ce qu’est l’âme pour le corps. Je cite les premiers termes du parallèle : « L’âme est répandue par tous les membres du corps… L’âme demeure dan6 le corps, mais elle n’est pas du corps… L’âme est contenue invisible dans le corps visible… La chair poursuit l’âme, la hait, lui fait la guerre, sans en être injustement traitée, mais étant seulement empêchée de satisfaire ses convoitises… L’âme au contraire aime le corps et les membres, quoique haïe elle-même… L’âme est, il est vrai, enfermée dans le corps, mais c’est elle qui donne au corps son unité consistante… L’âme immortelle habite dans une tente mortelle… L’âme, mal traitée à l’égard du boire et du manger, s’en trouve d’autant mieux… » P. G., t. ii, col. 1176. Cf. Funk, Opéra Patrum apostolicorum, 1. 1, p. 319, Tubingue, 1887.

II. Saint Justin.

Ni l’inquiétude philosophique, ni les exigences de la lutte contre les gnostiques ne pouvaient se contenter de cette simple affirmation de la vérité. Justin ouvre la voie. Lui-même a mis en face, en rapportant son entretien avec le mystérieux vieillard qu’il rencontra au bord de la mer, ses doctrines de platonicien, avec leurs incertitudes, et « la vérité » que le christianisme lui apporte. Le philosophe admet nettement une âme spirituelle, capable, selon lui, de voir la divinité, l’immatériel. Dial., iv, P. G., t. VI, col. 481-48L S’il la croit de même nature que celle « du cheval et celle de l’âne », c’est qu’il regarde celles-ci comme spirituelles aussi ; c’est le corps qui les rend pour le moment incapables de toute opération spirituelle, ibid. ; celui de l’homme est bien un embarras aussi, pas au point cependant de rendre impossible toute vision de Dieu. Ibid., col. 485. Cette âme a une certaine parenté avec la divinité, et non pas purement morale, car « elle est divine et immortelle, partie de cet esprit royal », ibid., col. 484, dont Platon avait parlé et dont pariaient aussi les gnostiques. Sur l’origine de cette âme et sur son union avec le corps, il n’a pas d’idée précise : il admet une certaine préexistence dont elle n’a pas conscience, non plus que des existences successives qui doivent suivre celle-ci. Ibid., col. 485. D’ailleurs, sans reconnaître expressément que l’àme est créée, il n’ose dire, avec « certains platoniciens, qu’elle est àyévvrjTOi ; , non engendrée » ; car lui veut que le monde ait commencé, Dial., v, ibid., et quand le vieillard conclut que donc les âmes ont été faites aussi (ycyovivai), puisqu’elles sont faites au moins pour les hommes et pour les bêtes, si l’on se refuse à dire qu’elles ont été faites chacune avec son propre corps, Justin se rend à la conclusion. Ibid., col. 488. Quant à déterminer de plus prés la nature de l’àme, « les philosophes, dit le vieux maître, ne le sauraient dire. » Justin le concède. Dial., IV, col. 485. En face, la doctrine chrétienne exposée par le vieillard. Sur la spiritualité on est d’accord : « Elles peuvent penser (vosïv) qu’il y a un Dieu, que la justice est une belle chose comme aussi la piété. Sur ces points, je suis d’accord avec toi, » dit le vieillard. Ibid. Mais voici de quoi dérouter. Au lieu de partir de là pour prouver l’immortalité, tout l’effort va, au contraire, à montrer que l’àme est immortelle non par nature, mais par la volonté de Dieu. Dial., vi, col. 489. Voici plus encore : « De même que l’homme n’est pas toujours, et que le corps n’est pas toujours uni à l’âme… de même quand il faut que l’àme (J/yy^v) ne soit plus, l’esprit vivifiant s’en va d’elle (à7ré<rrï) à7t’aÙTrjç to î<otixôv jtve0[j.a), et il n’y a plus d’àme, mais elle aussi s’en retourne là d’où elle a été prise. » lbid., col. 492. Ce n’est pas le lieu d’examiner les doctrines de Justin sur l’immortalité. Mais qu’est-ce que cet esprit vital présenté ici comme distinct et séparable de l’àme ? Ce ne saurait être l’Esprit-Saint ; car, à ce compte, les âmes des méchants ne seraient pas immortelles, contre l’affirmation expresse du vieillard, Dial., v, col. 488. Serait-ce donc une partie supérieure de l’àme, distincte d’elle ? Non plus ; car, à ce compte, il n’eût pas fallu dire, loc. cit., que les âmes (tyw/â.ç) sont immortelles. En fait, l’expression est quelque peu inexacte, mais la pensée n’est pas douteuse. Tout préoccupé’de montrer que l’âme n’est pas, comme Dieu, la vie par essence, ni par conséquent essentiellement immortelle, il la montre recevant de Dieu la vie, et retombant dans le néant dès que cet inllux divin cesserait : cesser de vivre, c’est pour elle cesser d’être, et donc, non plus que l’être, la vie ne lui est essentielle. Dial., vi, col. 489. Cela emporte pour l’àme une certaine composition de l’être et de l’essence, rien de plus ; et l’on irait contre la pensée évidente de celui qui parle en poussant plus loin la comparaison avec la composition de l’âme et du corps.

L’identité du principe vital et du principe pensant est partout supposée. L’homme est défini un animal raisonnable, "LoyiLôv Çàiciv. Dial., xciii, col. 697. Dans l’Apologie, I, 8, col. 337, il parle des damnés souffrant dans leurs âmes et dans leurs corps ; il ne connaît pas de troisième partie. Il définit le Christ comme fera saint Augustin, corps, verbe et âme : corps et âme pour marquer sa nature humaine ; verbe pour marquer l’élément divin, dont Justin, comme on suit, aime à voir les participations dans l’humanité. Apol., il, 10, col. 460.

L’âme est esprit, voOç èortv ; c’est elle qui pense et peut connaître Dieu, c’est elle qui, après cette vie, le verra, non par ses propres forces, comme le supposait le philosophe, mais par un don surajouté du Saint-Esprit, âyiio 7rveù|xaTi Y.vLo<ri.r i [i, é’ioi ; . Dial., IV, col. 4-84 ; cf. col. 485, et Dial., v, col. 488. Sur l’origine de l’âme, le vieillard ne se prononce pas explicitement ; mais il laisse assez entendre que, selon lui, l’âme est créée de Dieu, et créée avec le corps. Dial., v, col. 488, texte ci-dessus.

Il n’est pas sur que le traité’De la résurrection soit de Justin ; mais un s’accorde aujourd’hui à y voir une (eux Te (lu même temps, ou peu s’en faut, et du même esprit.

Nous pouvons donc y chercher un supplément de doctrine sur les points que le Dialogue laisse dans l’ombre. Amené par la nécessité de son sujet, l’auteur, comme feront tant d’autres après lui, arrive à une conception singulièrement nette du composé humain et de la part du corps dans l’homme. Mais ce qui nous touche ici, c’est qu’il ne voit dans l’homme que deux parties substantiellement unies, l’âme et le corps. C’est à cette âme, principe de vie, qu’il doit d’être raisonnable. Ce n’est pas Platon qui lui avait enseigné ces doctrines si précises sur l’unité humaine. « Qu’est-ce que l’homme, sinon l’animal raisonnable composé d’âme et de corps, xi yâp Èortv 6 av6pa>7101 ; , à).X’yj rb Èx <J/v/f ( ; v.où <j(ô(jiaTO ; ouveotô ; Çûov Xoytxov ; l’âme donc, par elle-même, est-ce l’homme ? Non, mais l’âme de l’homme. Peut-on donc appeler homme le corps ? Non, mais il s’appelle le corps de l’homme. Si donc de ces deux parties aucune, prise à part, n’est l’homme, mais si c’est le composé des deux qui reçoit le nom d’homme, et si Dieu appelle à la vie et à la résurrection l’homme, ce n’est pas la partie, c’est le tout qu’il appelle, c’est-à-dire l’àme et le corps. » De resurr., iii, P. G., t. vi, col. 1585. Peut-on être plus nettement dicliotomiste, affirmer plus nettement et la spiritualité’de l’àme et l’identité de l’âme spirituelle et du principe vital ? On pourrait relever, ibid., maint passage d’où se dégage la même doctrine, celui notamment où, bien avant Musset, il compare l’âme et le corps à une paire de bœufs incapables de labourer chacun à part, col. 1584. Mais, voici qui fait difficulté : « La résurrection regarde le corps de chair qui est tombé. Car l’esprit (nve0|j.a) ne tombe pas ; l’âme (ipux^i) est dans le corps, il ne vit pas sans âme. Le corps, quand l’âme le quitte, cesse d’être. Car le corps est la demeure de l’âme, et de l’esprit l’âme est la demeure, otxo ; yàp t’o <rcô|ia V-r/î} ; , nvvjp.a.-01 os l br/ ; r olxoç. Ces trois choses seront sauves en ceux qui auront en Dieu une espérance sincère et une foi sans hésitation. » Ibid., x, col. 1589. Quelques-uns comme Semisch, Jvstin der Mârtyrer, t. il, p. 361, Brestau, 1840-1842, ont conclu de là au trichotomisme de Justin. De fait, cela est bien obscur, d’autant plus obscur que nous n’avons pas ce qui précède. Mais est-il critique de ne tenir aucun compte des passages les plus clairs, comme sont ceux du chapitre viii, pour s’en rapporter à une phrase séparée du contexte, difficile à comprendre ? L’auteur parle, sans doute, comme fera plus tard Irénée, et cet esprit doit être l’Esprit-Saint, avec la grâce, siégeant dans l’àme des justes, car c’est de ceux-là qu’il s’agit. Les phrases précédentes amenaient probablement cette idée. En tout cas, ce qui suit nous remet aussitôt en plein dichotomisme : il n’y est plus question que d’àme et de corps, d’àme immortelle par nature et de corps mortel.

Dans le Dialogue contre Tryphon, nous avons vu le vieillard repousser les idées de Platon en ce qu’elles ont d’émanatiste. On a voulu voir ces idées dans le traité De la résurrection. Ce sont les adversaires de la résurrection qui parlent. On ne peut, disent-ils, arguer de l’âme au corps, car « l’àme est incorruptible, partie de Dieu et souffle de Dieu, pipo ; oùoot xo0 HeoO xal éjxcp’j ?ri[Aa, et voilà pourquoi il a voulu sauver ce qui est à lui et lui est parent, tô ÎStov xoét avyytviç ; mais la chair est corruptible et n’est pas de lui, xa’t oOx àrc’aÙToO, comme l’âme ». Ibid., vi, col. 1588. Mais l’auteur ne prend pas ces paroles à son compte ; il s’en sert seulement pour argumenter ad hominem. On ne peut rien conclure de là contre le créalianisme.

Pour résumer, Justin a, pour ainsi dire, amorcé toutes les questions sur l’àme, spiritualité, identité du principe vital et du principe pensant, origine, selon que l’occasion s’en présentait, el ses solutions sont déjà celles de l’avenu’. Il restera à préciser çà et là, à coordonner les faits, à se mettre en face des objections et des erreurs nouvelles pour affirmer plus nettement les vérités contestées.

En attendant, les gnostiques vont tout brouiller, tout ramener en arrière, retomber bien au-dessous de Platon et d’Aristote, avec leurs deux principes, l’un bon qui se montre dans l’âme intelligente, l’autre mauvais qui domine dans le corps et dans la partie sensible ; avec leur division des hommes en pneumatiques, psychiques, hyliques, selon la prévalence du principe spirituel, animal, matériel ; avec leur trichotomie, conséquence de la distinction essentielle qu’ils mettent entre l’âme sensible et l’âme spirituelle, irréconciliables entre elles comme le bon et le mauvais principe dont elles émanent respectivement. D’ailleurs, l’âme spirituelle elle-même n’est pas crééede Dieu, ni à son imageetressemblance ; elle est l’œuvre ou l’émanation d’un éon inférieur. Cf. Schwane, Dogmengesclàchte, 2e édit., t. i, § 51.

III. Tatien.

Comme auteur du DTpô ; ’EMr)va ; , Aux Grecs, Tatien est-il, dans ses doctrines sur l’âme, plus près de Justin, son maître, ou des gnostiques, auxquels il finira par s’allier ? Les anciens Pères, qui l’ont loué et imité, ne lui reprochent rien ; beaucoup de critiques le trouvent orthodoxe, entre autres dom Maran, Mohler, Freppel ; en revanche Petau, Huet, Dupin lui sont sévères ; la plupart des Allemands trouvent chez lui toutes les erreurs. Cf. Freppel, Les apologistes chrétiens au {{rom-maj|II)e siècle, leçon II, p. 35. Schwane, t. I, § 52, regarde comme évident que son anthropologie a des teintes gnostiques, p. 323. Voici les textes ; on verra combien l’expression est souvent flottante encore entre une vérité peu familière et une erreur toute voisine. Esprit et matière, tout est de Dieu : « Dieu est esprit, non pas cet esprit qui pénètre la matière, mais l’auteur des esprits matériels et des formes de la matière, où oirjxtov (texte de Schwartz), Sià -rr ( ; O^vjç, nveuixaTwv 8s û), txâ>v xoù xtov èv au™ <r/_t]t.ixT : u>v xarao-xs-jaarvîc ; invisible, intangible, il est le père du sensible et de l’invisible… L’esprit qui pénètre la matière est au-dessous de cet esprit plus divin ; étant plutôt semblable à une âme, tyuyît 7taptofj.oiiop.svov, on ne doit pas l’honorer à l’égal du Dieu parfait. » C. IV, P. G., t. vi, col. 813. Le Verbe, esprit engendré du Père, est le démiurge du monde : il a fait la matière, c. v, col. 817 ; il a fait les anges, « il a fait l’homme sur le modèle du Père qui l’a lui-même engendré’, image de son immortalité, afin que comme Dieu a l’immortalité, de la même façon, l’homme, ayant reçu une portion de Dieu, ait aussi l’immortalité. » C. vii, col. 820. Qu’est-ce que cette portion de Dieu communiquée à l’homme ? La suite nous l’explique : « Quand l’homme eut suivi l’ange déchu, la vertu du Verbe le priva de sa familiarité. Et celui qui avait été fait à l’image de Dieu, quand s’est retiré de lui l’esprit plus puissant, devient mortel. » C. vii, col. 821. Ceci va s’éclaircir : « Nous savons, nous autres, qu’il y a deux sortes d’esprits ; l’un s’appelle âme, l’autre est supérieur à l’âme, il est l’image et la ressemblance de Dieu. Les deux se trouvaient dans les premiers hommes de façon qu’ils étaient partie matériels (OXi-xot), partie supérieurs à la matière ». C. xii, col. 829. Cette âme inférieure est partout dans le inonde, mais plus ou moins parfaite. Car ce monde n’est pas seulement une matière diversifiée à l’infini par la puissance de son auteur : « il a reçu, par la volonté de son démiurge, un esprit matériel. » Tous les êtres sont faits de cette matière et de cet esprit (71vs’jfj.a- : o ; ûXtxoû). Ainsi les anges mêmes « viennent de la matière, yeyovôxa ; i vXrjç ». D’autre part, l’esprit est partout : « Il y a esprit (7tvsûjj.a sans article) dans les astres, esprit dans les anges, esprit dans les plantes et les eaux, esprit dans les hommes, esprit dans les bêtes ; un et identique, il se diversifie lui-même. » Or Tatien, en cela, ne prétend qu’exprimer la doctrine révélée ; car il ajoute aussitôt : « Nous disons cela, non de bouche, ni selon des probabilités imaginées par nous, ni d’après les procédés de la sophistique, mais dans les termes d’une parole plus divine, 6sioxépa ; èi tivo ; Èx910vi, as<o ; ), 6yoi ; . » C. xii, col. 832. J’omets ce qui regarde la vie future, pour arriver à la conclusion de l’auteur : « Il faut que nous recherchions à présent ceque nous avons perdu, que nous unissions notre âme au Saint-Esprit, et que nous réalisions l’union en Dieu, TT|V xaià ©sôv aus’'T’av L’âme humaine est donc composée (7ro), u[X£pr |( ; ) et non simple (ij.ovofj.spr, ; ). Car elle est composée (av/Os-rr]), de façon à être visible par un corps (ôtà ovôfiaTo ; ). Car elle ne saurait être visible sans corps, et la chair ne ressuscite pas sans âme. Car l’homme n’est pas seulement, comme dogmatisent les corbeaux (ot xopaxôcptovot), un animal raisonnable, capable d’esprit et de science, Çcôov Xoyixôv, vov xa E7UTTr’, fj.r] ; osxrcxôv ; car on leur montrerait d’après cela les bêtes aussi, .xai ta à’Xoya, capables d’esprit et de science. Mais l’homme seul est l’image et la ressemblance de Dieu. J’entends non pas l’homme qui agit comme les bêtes, mais celui qui, loin de l’humanité’, s’approche de Dieu même. C’est un point dont j’ai traité avec plus de soin dans le IIspi Ç<ô<ov. Mais j’ai à dire ici ce qu’est cette image et cette ressemblance avec Dieu… Le Dieu parfait est sans chair, l’homme est chair ; le lien de la chair, c’est l’âme, mais la chair contient l’âme. Or cet assemblage, s’il est comme un temple, Dieu veut y demeurer par l’envoi de son esprit. Mais si la demeure n’est pas cela, l’homme ne l’emporte sur les bêtes que par la voix articulée ; pour le reste, il vit comme elles, x>, ç aùxr) ; Èxsivot ; cialir^ ÈTTiv, n’étant pas la ressemblance de Dieu. » C. xv, col. 840. De là l’auteur passe au corps des démons, corps « spirituel, comme de feu ou d’air », visible à ceux qui sont gardés par l’esprit de Dieu, mais non, sauf par extraordinaire, aux psychiques. Voilà, sur le sujet qui nous occupe, une vue d’ensemble des textes qui peuvent nous aider à saisir la pensée de Tatien.

Placé entre Justin et Irénée, sa doctrine reflète la même préoccupation de se distinguer de la doctrine des païens. Il insiste donc sur la communication du Saint-Esprit à l’àme ; mais tandis que Justin y voyait un ornement supérieur de l’àme intelligente, vo-j ; àyt’to Tivs’jp.a-t xsxoo-jj.rjij.svo ; , JDiaL, c. IV, col. 484, lui semble parfois en faire un complément essentiel de l’âme. ; tandis que l’auteur du traité De la résurrection entend que l’homme est à l’image de Dieu même selon le corps, c. vii, col. 1588, lui ne l’entend que selon le Saint-Esprit. Non pas d’ailleurs qu’il ne fasse pas la distinction de l’homme et de la bête, sa boutade contre la définition philosophique de l’homme — que l’on trouverait bien le moyen, dit-il, d’appliquer aussi aux bètes — et son expression dédaigneuse sur le psychique, distinct des animaux par la seule voix articulée, puisque leur vie est la même, prouveraient plutôt le contraire. Nie-t-il la simplicité de l’àme. Oui en un sens ; mais auquel ? Qu’entend-il par cette composition qui lui permet « d’être visible par le corps » ? Ce qui paraît sûr, c’est qu’il n’est pas question ici de parties quantitatives : la distinction de l’âme et du corps est trop nette chez lui pour qu’on puisse, sans parler des autres raisons, lui prêter pareille erreur. A défaut de son IIsp’i Çuxov, qui sans doute nous eût éclairés, il faut voir là soit une allusion au corps éthéré que Tatien donne aux anges, et que, sans doute, il donnait aussi à l’âme ; soit une façon un peu singulière de désigner la composition de l’âme et du corps en un tout à divers membres, soit quelque chose d’analogue à ce qu’on a depuis appelé les parties potentielles de l’âme. Si par ailleurs il fait mourir les âmes qui n’ont pas le principe de la vie vraiment spirituelle, le Saint-Esprit, ce n’est pas pour nier toute survie. C’est sous des influences platoniciennes, je suppose, que Tatien en est venu à voir tous les êtres comme composés de matière et d’esprit. Ce qu’il entendait au juste par là, comme aussi en quel sens il parle d’origine matérielle pour les anges, ce n’est pas le lieu de le définir. Tout en ramenant l’âme comme le corps à l’opération du verbe démiurge, Tatien n’a rien de précis sur l’origine de l’âme ni sur le moment où elle commence d’exister. Sur les points qu’il a touchés — entendez ceux qui concernent le présent sujet — on voit qu’il brouille les questions plutôt qu’il ne les éclaircit ; mais deux choses le rendent intéressant pour l’histoire du dogme : la première synthèse des idées platoniciennes avec les données chrétiennes (notez que Justin juxtapose aussi, mais en évitant expressément de synthétiser, D’taL, VI, col. 4-88, B. C, avec la réponse du vieillard : « l’eu m’importe ici Platon ou Pythagore, » ibid., VI, col. 489) ; la première apparition de ces idées sur le corps des esprits que nous retrouverons si souvent.

Le Nourry, Appavatus ad Biblioth. maximum veterum Patrurn, Paris, 1703, diss. V, c. ii, § 3, p. 035, et § 4, p. 538. Édition critique de l’Oratio ad Grœcos, par Ed. Schwartz, Leipzig, 1888, dans Texte und Untersuchungen, t. iv.

IV. Athénagore.

Athénagore, comme tous ceux qui ont traité de la résurrection, a surtout mis en relief l’unité du composé humain. Mais en même temps il montre à merveille la supériorité de l’homme grâce à sa raison. Les créatures sont pour lui, lui-même n’est pour aucune autre créature, mais pour qu’en lui resplendisse la sagesse et la bonté de Dieu. De resurrectione, xii, P. G., t. vi, col. 996. Chacune des deux parties dont il est composé a son rôle et son œuvre, conformes à sa nature propre : à l’âme de gouverner le corps, de juger, d’ordonner, ibid., col. 1000, de vivre sagement et de contempler la magnificence et la sagesse du créateur. C. Xlll, col. 1000. Plus clairement encore : « La nature humaine, dit Athénagore, est composée d’une âme immortelle et d’un corps unis ensemble dès l’origine et ce n’est ni à la seule nature de l’àme, ni à la nature du corps prise à part que Dieu a donné l’être et la vie et toute l’activité humaine, mais aux hommes composés de l’une et de l’autre… A elles deux elles ne font qu’un animal, et c’est lui qui soutire et les douleurs de l’àme et celles du corps, lui qui opère et ce qui est sensation et ce qui est connaissance raisonnable… Tout concourt en une seule harmonie, une même sympathie de tout l’homme… et ce qui vient de l’àme et ce que fait le corps… L’àme ne fait pas la nature de l’homme ; l’être intelligent et raisonnable, c’est l’homme, ce n’est pas l’âme toute seule. » C. xv, col. 1004-1005.

Pour tant insister sur l’unité humaine, Athénagore n’ote rien à l’âme de ses prérogatives. Nettement il voit dans sa nature spirituelle le fondement de son immortalité ; mais l’expression est curieuse : « Si l’intelligence, si la raison a été donnée aux hommes pour discerner les intelligibles, non seulement les essences, mais aussi la bonté, la sagesse, la justice du donateur, il faut, tant que demeure ce pourquoi a été donné le discernement raisonnable, que demeure aussi le discernement donné pour cet objet. » Ibid., col. 1004. Il ne cherche pas d’ailleurs à prouver l’immortalité de l’âme : ce qu’il veut, c’est montrer que l’immortalité de l’àme entraîne la résurrection du corps. — On voit combien nette est la doctrine d’Athénagore sur l’âme et sur le composé humain. Sur l’origine de l’âme, il affirme la nonpréexistence ; mais il ne parle pas expressément de création ex ni/iilo.

Édit. critique par Ed. Schwartz, Lepzig, 1891, Texte und Unter-SUchungen, t. iv ; Fr. Schubring, Die Philosophie des Athenagoras, Berlin, 1882 ; Laforêt, Athénagore. La philosophie chez un Père du ir siècle, dans Hev. catholique, Luuvain, 1871, t. xxxii, p. 204-iJlu.

V. Saint Irénée.

Irenée, en face des rêveries gnostiques, commence par maintenir que tous les hommes sont de même nature et ont même origine : pas de psychiques ou d’hyliques ou de pneumatiques selon les diversités d’origines, Adversus /imreses, l. I, c. vi, P. (’-., t. VII, col. 504 S(|. ; cf. I. IV, c. XI.I, xi.ii, col. 1115. Dans chaque homme d’ailleurs une seule âme, celle que Dieu unit au limon pour le viviiier, l’âme raisonnable, dont l’union au corps fait de l’homme un animal raisonnable ; le corps reçoit de l’âme toute vie : Non… est fortins corpus quam anima, quod qu’idem ab Ma spiratur et vivificatur, et augetur et arliculatur. Il est comme l’instrument, l’àme est l’artiste, l. IV, c. xxxiii, XXXIV, cꝟ. l. V, c. I, n. 3. Mais instrument uni, vivant lui-même, l. V, c. iii, n. 3, col. 1131. On a prêté à Irénée, comme à Justin ou à Tatien (Semisch, Justin, t. il, p. 363 ; Freppel, Tertullien, t. ii, p. 357), des idées trichotomistes. C’est faute d’avoir compris comment la grâce et le Saint-Esprit deviennent dans les justes, en s’unissant à l’âme, un principe de vie supérieure surnaturelle et divine ; et comment Dieu, pour employer le mot de saint Augustin, est la vie de l’âme comme l’âme est la vie du corps. Il est visible, en effet, qu’Irénée n’entend pas autre chose quand il parle d’un troisième principe en nous, de l’esprit distinct du corps et de l’âme. Lui-même s’en est expliqué maintes fois. Voici en résumé le chapitre vi du livre V. C’est de la résurrection qu’il s’agit. Pour en montrer la convenance, Irénée, comme les auteurs que nous avons cités, irrsiste sur l’unité du composé humain. « C’est l’homme, non une partie de l’homme, qui est à la ressemblance de Dieu. Or l’âme et l’esprit peuvent être partie de l’homme (voilà un texte qui, s’il était seul, indiquerait une pensée trichotomiste, mais la suite est claire), ils ne sont pas l’homme : l’homme parfait, c’est le mélange et l’union d’une âme qui reçoit l’Esprit du Père avec cette chair qui a été faite à l’image de Dieu. » J’ai dit l’homme parlait, remarque Irénée, c’est à la suite de l’apôtre qui appelle parfaits ceux qui ont reçu l’Esprit de Dieu et les dons divers de cet Esprit… devenus spirituels par la participation de cet Esprit. « Car, ajoute-t-il, si l’on ôte la substance de la chair, c’est-à-dire du limon façonné, plasmatis, pour ne voir que l’esprit tout seul, ce n’est pas l’homme spirituel, ce qui reste ainsi, c’est l’esprit de l’homme ou l’Esprit de Dieu. Mais quand cet Esprit mêlé à l’àme s’unit au limon, par cette effusion de l’Esprit l’homme devient spirituel et parfait ; et voilà l’homme qui a été fait et à l’image et à la ressemblance de Dieu (l’image pour Irénée s’entend selon l’ordre naturel, la ressemblance selon l’ordre surnaturel). Mais si l’Esprit manque à l’àme, l’homme ainsi laissé est vraiment l’homme animal et charnel (dont parle saint Paul), il sera imparfait : il a l’image dans le limon, mais il ne reçoit pas la ressemblance par l’Esprit. Mais comme celui-là est imparfait, de même si l’on ôte l’image en méprisant le limon, ce n’est plus l’homme qu’on a, mais ou bien une partie de l’homme, ou quelque autre chose que l’homme. Car ni la chair façonnée, plasmatio carnis, à elle seule n’est l’homme parfait, mais bien le corps de l’âme, une partie de l’homme ; ni l’âme à elle seule n’est l’homme, mais bien l’àme de l’homme, une partie de l’homme ; ni l’Esprit n’est l’homme, car on l’appelle l’Esprit et non l’homme. C’est le mélange et l’union des trois qui fait l’homme parfait. » L. V, c. vi, n. 1, col. 1137, 1138. Et il confirme son direpar saint Paul, et montre dans le corps inclue le temple du Saint-Esprit. Il est plus clair encore, si c’est possible, au chapitre vin. Partant des paroles de l’apôtre, il dit : « Ceux qui ont le gage de l’Esprit et n’obéissent pas aux convoilises de la chair, mais qui se soumettent à l’Esprit, l’apôtre à bon droit les nomme spirituels, puisque L’Esprit de Dieu habite en eux. Ce ne soiil pas « les esprits incorporels qui seront les hommes spirituels ; c’est notre substance, c’est-à-dire l’union de l’àme et de la chair qui, recevant l’Esprit tic Dieu, fait l’homme parfait. » L. V, c. viii, n. 2, col. 1142. Il explique ensuite en quel sens l’apôtre a nommé hommes animaux et charnels ceux qui vivent comme des brûles. L. V, c. viii, n. 2, 3. — « Il y a donc, conclut Irénée, trois principes de l’homme parlait, la chair, l’âme, l’Esprit : l’un qui sauve et qui forme, altero salvante ri figurante, c’est l’Esprit ; l’autre qui est uni et formé, la chair, l’intermédiaire entre les deux, l’âme ; et celle-ci parfois suit l’Esprit et est élevée par lui, parfois condescend à la chair et s’abaisse aux convoitises terrestres. Tous ceux donc qui n’ont pas le principe salutaire et formateur uni à eux, ceux-là sont et seront appelés chair et sang (dont l’apôtre a dit qu’ils ne posséderont pas le royaume de Dieu) ; car ils n’ont pas en eux-mêmes l’Esprit de Dieu. C’est pour cela aussi que le Seigneur les a nommés des morts, Luc, ix, 60 ; car ils n’ont pas l’Esprit qui vivifie l’homme. » L. V, c. ix, n. 1, col. 1144. Le saint auteur revient sans cesse sur ces idées aux c. ix, x, xi, xii du même livre. Cꝟ. l. II, c. xxxiii, n. 5, où il montre les élus ressuscitant « avec leurs propres corps, leurs propres âmes, leurs propres esprits (entendez avec leur principe de vie supérieure, la grâce et l’Esprit-Saint) tandis que les réprouvés vont à la peine avec leurs propres âmes, eux aussi, et leurs propres corps, avec lesquels ils s’étaient éloignés de la divine charité. »

Préface de dom Massuet, diss. III, a. 9, n. 117 sq.. P. G., t. vii, col. 373 sq. ; Schwane, 1. 1, § 53, l, p. 324 sq. ; dom Le Nourry, Apparatus, diss. VI, c. ix, p. 600 ; Korber, Irenseus de gratia sanctiftcante, Wurzbourg, 1865.

Cette longue suite de textes ne montre pas seulement saint Irénée indemne de tout trichotomisme ; elle nous permet de mieux entendre certains mots de Justin et de Tatien sur l’esprit vivilicateur, qui sont comme la première ébauche de la belle exposition du saint docteur ; elle nous fait voir combien sont justes et profondes ses idées sur la distinction du naturel et du surnaturel, sur l’union admirable de l’âme et du corps.

Où Irénée semble se tromper tout comme Tatien, c’est sur le corps éthéré qu’il paraît supposer à l’âme et aux esprits comme enveloppe inséparable. Plus d’une fois, il est vrai, il dit que l’âme est esprit, qu’elle est incorporelle, l. V, c. vi, n. 1, col. 1137 ; l. V, c. vii, n. 1, col. 1140 ; mais incorporelle, dit-il, quantum ad comparationem mortalium corporum. Il admet que l’âme est immortelle, mais il r’en donne pas la même raison que pour l’Esprit. « L’âme, dit-il, ne saurait mourir, /latus est enini vitx ; ni l’Esprit non plus, incompositus est enim et simplex spiritus, qui resolvi non potest, et ipse vita est eorum qui percipiunt illum. » L. V, c. vii, n. 1, col. 1140. Sur cette corporéité de l’âme, d’ailleurs, il ne s’exprime pas clairement, mais il semble la supposer : « Les âmes, dit-il, ont la forme, figuram, du corps qui les reçoit, elles s’y adaptent comme l’eau au vase. » L. II, c. xix, n. 7, col. 774. Il dit plus loin : « Le Seigneur nous a pleinement enseigné (dans l’histoire de Lazare et du mauvais riche) non seulement que les âmes survivent et sans passer d’un corps à l’autre ; mais encore qu’elles gardent l’empreinte du corps où elles se moulent, sed et characterem corporis in quo adaptantur custodire eumdem, et qu’elles se souviennent… » 11 le montre en rappelant divers traits du récit évangélique, et conclut : « Par là nous voyons clairement et que les âmes survivent et ne passent pas de corps en corps, et gardent l’empreinte humaine, et hominis habere figuram, de façon à être reconnaissables et à se souvenir d’ici-bas. » L. II, c. xxxiv, n. 1, col. 834, 835. On peut discuter le sens précis de ces paroles, y voir même, si l’on veut, cet ordre transcendant de l’âme au

  • corps qu’elle informe, dont nous parlent les scolastiques,

et par lequel, selon saint Thomas, elle se distingue des âmes de même espèce. Elles s’expliquent mieux, si je ne me trompe, dans l’hypothèse d’une substance fluide, qui est l’âme même ou qui est inséparable de l’âme ; pendant qu’elle est dans son corps mortel, cette substance fluide s’adapte au corps, comme l’eau au vase ; quand elle le quitte, elle en garde la forme, comme l’eau glacée celle du vase où elle gela (la comparaison est d’Irénée lui-même, l. II, c. xix, n. 7, col. 774). C’est le sens que suggèrent les passages parallèles, comme ce parait avoir été la pensée de Tatien, xv, P. G., t. vi, col. 837 ; cf. préf. de dom Massuet, diss. III, a. 10, col. 377. Dom Le Nourry, Apvaratus, diss. VI, c. ix, § 1, p. 606.

Cette opinion d’Irénée sur le corps de l’âme n’ôte rien à la netteté avec laquelle il suppose ou affirme ce que nous appellerions la spiritualité de l’âme. Là même où il revendique le plus vigoureusement la participation de la chair aux dons surnaturels, et partant à la résurrection, il distingue les rôles sans la moindre indécision. Et d’abord l’âme seule peut recevoir l’Esprit et ses dons, le corps n’y participe que par l’intermédiaire de l’âme : Perfeclus… homo commistio et adunitio est animée assumentis Spiritum Patris, et admista. .. carni. L. V, c. vi, n. 1, col. 1137. Sunt tria ex quibus… perfeclus homo constat, carne, anima et spiritu : et allero quidem salvanle et figurante, qui est Spiritus ; altero quod unitur et formatur, quod est caro ; id vero quod inter hsec est duo, quod est anima. L. V, c. ix, n. 1, col. 1144. Cꝟ. l. V, c. vi, n. 1, col. 11371138 ; l. V, c. ix, n. 4, col. 1146 ; I. V, c. xii, n. 2, col. 1152. Ensuite l’âme est immortelle par nature (non pas, explique d’ailleurs Irénée, après Justin et Tatien, d’une immortalité essentielle comme celle de Dieu, l. II, c. xxxiv, n. 2, 3, 4, col. 835 sq.), tandis que le corps, après sa dissolution, recevra l’immortalité par grâce. L. V, c. vii, n. 1, col. 1140. Enfin il attribue à l’âme une existence et des opérations indépendantes du corps qu’elle anime, soit en cette vie, soit en l’autre. L. II, c. xxxiii, xxxiv, col. 838 sq.

Irénée n’a pas affirmé en termes exprès la création des âmes. Mais il combat vigoureusement leur préexistence. L. II, c. xxxiii, col. 830. Il montre Dieu donnant généreusement une âme à chacun, comme il lui donne un corps. L. II, c. xxxiii, n. 5, col. 833. Il entend de chaque âme le récit de la Genèse sur le souflle de Dieu animant le limon. L. V, c. iii, n. 2, col. 1129 ; l. V, c. vii, n. 1, col. 1140 ; l. V, c. xii, n. 2, col. 1152 ; l. V, c. vi, n. 1, col. 1137. Peut-on conclure qu’il expliquait l’origine des âmes par création proprement dite ? ou bien ne se posa-t-il pas la question dans toute sa précision ?

Klebba. Die Anthropologie des hl. Irenxus, cité par Pesch, t. iii, n. 118 ; F. Cabrol, La doctrine de saint Irénée et la critique de M. Courdaveaux, dans Science cathol., 1891, t. v, p. 305309. Ajouter Massuet, Le Nourry, Schwane, Korber déjà cités.

VI. Tertullien.

Avec Tertullien, nous rencontrons le premier traité de l’âme que nous ait légué l’antiquité chrétienne. Une telle œuvre d’un tel maître ne saurait être que très intéressante pour l’histoire du dogme. L’auteur est déjà montaniste, et l’on s’en aperçoit à son animosité contre les philosophes comme à son goût pour les opinions singulières et exagérées. Mais quelle érudition, quel esprit philosophique, quelles vues profondes et justes sur la nature humaine ! C’est toute une histoire de l’âme, dit l’abbé Freppel, t. il, p. 392, depuis son origine jusqu’à sa séparation d’avec le corps. Ces* plus encore, un véritable traité De anima où sont touchées toutes les questions de sa nature, de son origine, de son union avec le corps, de ses destinées. L’auteur résume lui-même les deux tiers de son traité en une phrase : Dcfinimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, ef/igialam, substanlia simplicem, de suo patientent, varie procedentem, accidentiis obnoxiam, per ingénia mulabilem, rationalem, dominatricem, divinatricem, ex una redundantem. De anima, xxii, P. L., t. ii, col. 686. Reprenons chaque mot.

Definimus, non pas, dit Tertullien, d’après les opinions des philosophes, mais d’après les règles de la foi, revocando quæstiones ad Dei litteras, il, col. 650, sans d’ailleurs s’interdire le recours à la philosophie et même à la physiologie médicale. Ibid. — Dei flatu natam, c’est la donnée biblique, excluant une double erreur, celle d’Hermogène, qui fait venir l’âme de la matière, non de Dieu ; celle de Platon, qui nie que l’Ame ait été faite, et qu’elle ait commencé, ni, IV, col. 652. Sans rien préjuger encore sur le mode propre d’origine des âmes. — Immortalem, Tertullien ne traite pas ici la question ex professo. Mais il est très net sur l’immortalité naturelle, tout en repoussant, comme Justin, Tatien, Irénée, l’immortalité essentielle, qui ne convient qu’à Dieu.

Corporalem, effigiatam.

Voici la grosse erreur que nous avons vue dans Tatien, et dont Irénée ne parait pas indemne. On a voulu pallier l’erreur de Tertullien (saint Augustin timidement, avec plus de bonne volonti’que de conviction, De Gènes, ad litt., xxvi ; De liseresibus, lxxxvi, l’abbé Freppel avec plus de résolution, Tertullien, t. ii, p. 355) ; on a voulu croire qu’il prétendait seulement affirmer la « réalité substantielle » de l’âme. Il est vrai, ni notre auteur ni ses devanciers n’entendent parler de corps ebarnel, grossier, composé de parties hétérogènes, dissolubles comme notre corps ; ils le subtilisent le plus possible, ils le spiritualisent en quelque sorte, ils s’arrangent, tout en faisant l’àme corporelle, pour lui laisser toutes ses propriétés spirituelles. Mais que Tertullien entende bien parler de corps, toute son argumentation ne permet pas d’en douter, v-ix. Et il faut reconnaître que cette argumentation est merveilleuse de verve, d’audace dialectique, de subtilité ingénieuse, d’imagination voyante : c’est du Lucrèce en prose. D’abord, il fait siens les arguments des stoïciens et des épicuriens pour la corporéité de l’âme, v. Puis il repousse les objections platoniciennes, VI. La grande preuve d’autorité pour lui comme pour Irénée, c’est l’histoire de Lazare et du mauvais riche, où il s’agit d’âmes et où tout est corporel. Ne dites pas que ce sont des images ; l’image suppose un fondement réel, nec mentiretur de corporalibus membris Scriptura, si non erant, vii, col. 657. Sa preuve encore, c’est le fait qu’elle souffre du feu matériel, et qu’elle est dans le lieu. Ibid. Arguer de ce que ce corps n’est pas comme les autres corps et n’en a pas les propriétés, c’est nier l’unité générique à cause des différences spécifiques, viii, col. 657. Quand l’âme s’en va, dit-on, le corps devient plus lourd ; si l’âme est corporelle, il devrait devenir plus léger. Oui, répond Tertullien après Soranus, si l’âme ne soulève pas le corps comme la mer fait le navire, viii, col. 658. L’âme est invisible aux yeux de chair. Il faut l’expliquer « et par la condition de son corps et par la propriété de sa substance », mais aussi « par la nature de ceux à qui elle est invisible ». « Le soleil est un corps : l’aigle s’en rend compte, si la chouette le nie… Si le corps de l’âme est invisible à la chair, saint Jean, sous l’action de l’esprit divin, a vu les âmes des martyrs, » vii, col. 658. « A un corps de nature si particulière, proprise qualitatis et sui generis, il ne faut demander que des propriétés sui generis. Mais allons jusqu’au bout : les propriétés essentielles des corps, solemniora quæque et omnimode ûebita corpidentiæ, nous les mettons aussi dans l’âme, ainsi Yhabitus, ainsi les lignes définies, terminum, ainsi les trois dimensions des philosophes. Plus encore, nous donnons une forme à l’âme, e[pgien>, des linéaments corporels — en dépit de Platon qui va croire l’immortalité en péril — et nous en avons pour garants les révélations dont Dieu veut bien à nous aussi faire la grâce. Il y a en ce moment chez nous (n’oublions pas que c’est le montaniste qui parle) une sœur qui a le don des révélations… Un dimanche., j’avais parlé de l’âme, pendant que cette sœur était ravie en esprit. Après la cérémonie et le congé donné à la foule, fidèle â sa coutume de nous redire ses visions : « Entre autres choses, « rne dit-elle, j’ai vu une âme sous forme corporelle, « corporaliter, et elle avait l’air d’un esprit, mais non « d’un esprit vide et sans consistance, sed non inanis et « vacuæ qualiUiiis ; elle me disait même qu’elle pouvait « se toucher, tendre et lumineuse et de couleur aérienne, « avec la forme humaine en tout, lenera, et lucida, et « aerii coloris, et forma per omnia humana. » Et quelle couleur, en effet, reprend Tertullien, pourrait-on imaginer â l’âme, sinon l’aérienne et la lumineuse ? Non pas, ajoutet-il, qu’elle soit air, non plus que lumière. Mais comme tout ce qui est délié et transparent rivalise avec l’air, l’âme doit être cela, étant, comme elle est, souffle et esprit transmetteur ; sed quoniam omne tenue atque perlucidum aeris semulum est, hoc eril anima, qua palus est et spiritus tradux. Elle est en effet ténue et subtile au point de faire douter presque de sa corporéité. A vous maintenant de ne pas lui attribuer d’autre forme que la forme humaine, la forme même du corps que chacune a eu. C’est à quoi d’ailleurs nous amène le récit de ses origines. Quand Dieu, en effet, eut soufflé en la face de l’homme le souflle de vie, ce souffle passa aussitôt tout entier de la face au-dedans, il se répandit partout dans le corps, et en même temps condensé par l’aspiration divine, simulque divina aspiratione densatum, il reçut en dedans tous les traits de la masse qu’il avait remplie, comme s’il avait gelé dans son moule (c’est la comparaison que nous avons déjà rencontrée chez Irénée). Ainsi, conclut Tertullien, le corporel de l’âme, corpulentia animée, se solidifia en se condensant, et sa forme se modela par empreinte. Ce sera là l’homme intérieur, l’autre est l’homme extérieur, un en deux ; et il aura aussi, celui-là, ses yeux et ses oreilles…, il aura les autres membres qui lui servent dans ses pensées, qui ont leurs fonctions dans ses songes. Ainsi, le riche a sa langue dans les enfers, le pauvre son doigt et Abraham son sein. C’est par ces traits que les âmes des martyrs peuvent se voir sous l’autel. Car, dès l’origine en Adam l’âme concrétisée et moulée sur le corps a servi de germe pour cette condition (d’être corporelle ) comme pour toute la substance, » IX, col. 659661. Ces citations coupent court, si je ne me trompe, à tout essai d’interprétation trop bénigne ; et si ailleurs il semble regarder comme tout un les termes corpus et substanlia, Adv. Hermog., xxxv, xxxvi, col. 229-230, on n’en peut rien conclure contre sa pensée si clairement exprimée ici ; et de même lorsqu’il dit que rien n’est incorporel sauf ce qui n’est pas. De carne Christi, xi, col. 774.

Elles ont d’autres avantages. Elles nous aident à voir l’occasion de l’erreur, quelques textes bibliques pris à la lettre ; et sa cause psychologique, l’obsession de l’image ; et la profonde réalité qu’entrevoyait notre auteur et qu’il a voulu exprimer philosophiquement, l’âme forme du corps. Pour ne rien dire des textes bibliques ni des visions de la « sœur » montaniste, il est visible que, dans une bonne partie de ses développements, Tertullien est la dupe de son imagination — quand il nous peint, par exemple, si puissamment le souflle divin pénétrant le limon et s’y solidifiant. Dupe encore, mais avec une secrète complaisance pour une illusion qui lui fournissait un argument, quand il feint de croire que l’âme ne sera rien, si elle n’est corps, vii, col. 657. L’imagination a influé sur toutes ses vues à cet égard. Nous qui recevons les idées toutes faites, toutes coulées dans des moules de convention, nous avons appris à distinguer l’image de l’idée, nous corrigeons, par réflexion et sous l’influence d’autrui, notre penchant instinctif à juger de l’objet d’après le symbole sensible où seulement nous pouvons le contempler. Les anciens, ceux-là surtout qui se faisaient à eux-mêmes leurs idées, n’avaient pas la même facilité ; et Augustin comprend fort bien l’impuissance de Tertullien à. concevoir l’àme comme incorporelle, lui qui avait été si longtemps le jouet de son imagination à propos de Dieu lui-nu’Mais il est visible, quand on suit attentivement la pensée de Tertullien — on pourrait en dire autant de Tatien et d’Irénée — que cet esprit si philosophique ne s’abandonne ici à son imagination qu’à la suite de sa raison même. Sans s’attarder à suivre chez lui ou chez ses devanciers la trace et des idées alors courantes chez les platoniciens sur ce fameux véhicule de l’âme (o-/r)jj.a) et de l’opinion passée comme en axiome qu’il n’y a pas de corps sans âme, non plus que d’âme sans corps, on les voit — lui surtout — préoccupés de deux points : l’union intime, substantielle entre l’âme et le corps, la persévérance de l’âme après la mort, mais une persévérance où elle peut souffrir (du feu, par exemple, dit Tertullien), où elle ne perd rien de son individualité, rien de ses relations avec le corps qu’elle anima, et avec son passé, rien de son aptitude à se réunir à ce même corps pour reconstituer lemême homme. De anima, c. v, vu. Cf. De resurrect. carnis, vii, col. 803 ; xvii, col. 817 ; lui, col. 873 ; lvi, col. 877. Cf. Irénée, l. II, c. xix, n. 7 ; c. xxxiv, n. 1.

Ils crurent ne pouvoir sauvegarder toutes ces vérités qu’en disant l’âme corporelle. Ils n’eurent tort qu’à moitié. Les scolastiques ne disent-ils pas au fond la même chose quand ils soutiennent que l’âme est la forme du corps ? A tel endroit, où il serre de près la question, il s’en faut de peu que Tertullien ne s’explique comme eux : « Si elle est corps, lui dit-on, est-elle corps animé ou inanimé ? » « Ni l’un ni l’autre, reprend Tertullien, c’est elle qui, par sa présence, rend le corps animé ; par son absence, inanimé. Elle ne peut être elle-même son effet et on ne peut dire d’elle ni qu’elle est animée, ni qu’elle est inanimée. Elle est âme : voilà son nom de substance, » v, col. 654. Cf. De resurrect. carnis, lui, col. 873. Voilà l’idée fondamentale de substance incomplète que les scolastiques poliront ; Tertullien n’a pas réussi à l’exprimer ni à la dégager de sa gangue symbolique. Il est juste de reconnaître que c’est elle qu’il entrevoyait. Et de là la solution d’une question délicate. Tertullien veut-il dire que l’âme a ce corps sui generis, ou qu’elle est elle-même ce corps. A ne regarder que les mots, on ne peut rien conclure de certain : car si l’ensemble des expressions suggèrent la seconde idée, quelques-unes semblent mieux s’entendre de la première. On en a profité pour dire qu’il tenait l’âme pour spirituelle tout comme nous, mais que seulement il lui unissait indissolublement un corps éthéré, double quasi spirituel du corps matériel que nous voyons. Cette solution couperait court à bien des difficultés. Mais elle n’est pas selon la pensée de Tertullien : il suffit de lire attentivement les textes cités pour s’en convaincre ; on pourrait le conclure aussi bien de la nature et des données du problème qu’il cberchait à résoudre. On conçoit, du reste, quelques indécisions d’expression et quelques incohérences, en matière si délicate et si étrange ; encore celles que l’on pourrait signaler ici sont-elles minimes et se résolvent-elles à un examen plus attentif.

Substantia simplicem, de suo sapientem, ralionalem.

Les premiers mots étonnent d’abord, après ce que nous avons vu sur la corporéité de l’âme. L’abbé Freppel, loc. cit., p. 354, en profite pour conclure que Tertullien n’a pas pu avoir l’idée qu’on lui prête, puisqu’il y aurait contradiction évidente. Il n’y a pas plus de contradiction en soi qu’il n’y en a à. dire avec nombre de scolastiques que l’âme des bêtes est simple et que cependant elle est une forme corporelle. L’auteur nous dit comment il entend cette simplicité : singularis alioquin et simplex et de suo tota est ; non magis structilis (il y a dans Migne instructilis) aliunde quam divisibilis ex se, quia nec dissolubilis. Si enim structilis, et dissolubilis. C. xiv, col. 668. Mais c’est plutôt autre chose que Tertullien veut mettre en relief : il veut montrer l’unité substantielle de l’âme, l’identité entre l’âme, principe de vie, et l’esprit (que Tertullien entend, selon l’étymologie, comme principe de respiration, tout en distinguant nettement de ce principe intérieur l’inlluence divine ou diabolique), cela contre les rêveries gnostiques, c. x, xi, col. 661-666 ; montrer que l’âme, principe vital, et le principe intellectuel, qu’il appelle animus ou mens (le voû ; des Grecs), ne sont pas distincts comme des substances ou des parties de substance, mais comme la substance et sa fonction : Nos animum ita dicimus animée concretum, non ut substantia alium, sed ut substantiel of/icium. Plus loin, il les compare comme l’agent et l’instrument. C. xiii. Il faut en dire autant des partie ? que les philosophes attribuent à l’âme. Il y faut voir non pas tant des parties que des forces, des énergies, des fonctions, non tam partes animai habebuntur quam vires et efficaciee et opérée. C. xiv, col. 668. Dans l’orgue hydraulique, c’est un même souffle qui se distribue et agit partout, substantia quidem solidus, opéra vero divisus. Ainsi l’âme in totum corpus defusa, et ubique ipsa, velut (latus in calamo per cavernas, ita per sensualia twiis modis emicet non tam concisa quam dispensala. C. xiv, col. 669. Entrant à la suite des philosophes dans l’examen de ces énergies de l’âme, de ces parties potestatives, comme dira l’École, le puissant psychologue chrétien intercale avec plus ou moins de bonheur la théologie chrétienne au milieu des explications des philosophes : mettant l’riYEfvovixov (principale animée) dans le cœur (à cause des textes bibliques où le cœur intervient), c. xv, col. 670 ; « retouchant » les divisions platoniciennes sur le raisonnable et le non raisonnable en l’homme, pour faire sa place au péché originel et dire un mot des passions dans le Christ, réelles mais réglées par la raison, xvi, col. 672 ; soutenant vigoureusement la véracité des sens, au nom de la foi comme de la raison : non licet, non licet nobis in dubium sensus istos devocare, xvii, col. 674 ; soucieux avant tout de maintenir la « principauté » de l’âme et l’unité du sujet connaissant, quee perinde per corpus corpuralia sentiat quemadmodum per aninium incorporalia intclligal, salvo eo, ut etiam sentiat, dum intclligit, au point de paraître fondre en un — quoiqu’il ne le fasse pas — la sensation et l’intellection, et de s’ingénier à découvrir des avantages à la sensation, fût-ce au détriment de l’intellection. Il y a là, d’ailleurs, à côté de termes inexacts et d’exagérations polémiques, des formules heureuses et des vues qui annoncent la scolastique, xviii, col. 677. N’est-ce pas le lieu de signaler une des plus belles idées de Tertullien, sur laquelle il est revenu lui-même à plusieurs reprises, celle de la rectitude naturelle de l’âme ? Il ne nie pas le péché originel ; mais, dit-il, le fond de l’âme reste bon, il est « naturellement chrétien », et de là son témoignage spontané, que Tertullien recueille dans le langage populaire, à l’existence de Dieu, à son unité, à la survivance des âmes. De came Christi, xii, col. 774 ; De anima, xli, col. 720 ; Apologet., xvii, 1, col. 375 ; De testimonio animée, I, col. 607. Cf. Freppel, Tertullien, t. i, leçon 9.

Pas un moment, ajoute Tertullien, l’âme ne se trouve sans l’intelligence, elle naît cum omni instruciu suo ; et après une page charmante de poésie à la fois et de psychologie enfantine où, sous l’outrance trop ordinaire de l’expression, se cache une pensée fort exacte, c. xix, col. 680, il conclut : omnia naturalia animas, ut substantiva ejus, ipsi inesse, et cum ipsa procedere atque proficere. C. xx, col. 682.

Varie procedentem, accidentiis obnoxiam, per ingénia mutabilem.

De même que chacun a son âme une et bien à lui qui se développe et progresse, de même toutes les âmes humaines sont de même espèce ; les différences tiennent aux mille circonstances de temps, de lieu, de constitution physique, de culture : autant d’influences décrites en quelques mots de façon hardie et pittoresque. C. xx, col. 682 ; cf. xxxvii.

Traits divers.

Il suffit de signaler — et Tertullien lui-même n’y insiste pas ici — les autres traits que l’auteur donne à l’âme : liberté, don de divination, partie naturelle (les scolastiques recevront des Pères cette idée des anciens et ne la repousseront pas), partie surnaturelle, domination sur l’univers, dominatricem, divinatricem, xxi-xxii, col. 684.

Ex una redundantem.

C’est la grosse question de l’origine des âmes. Pour l’âme d’Adam, elle est ex afflatu Dei, non de la matière : Tertullien s’en tient à cette donnée biblique : de celle d’Eve, l’Écriture ne dit rien ; il en conclut qu’elle a dû être prise d’Adam avec le coté dont Eve fut faite, comme, dans une bouture, le principe vivant accompagne la branche ; pour les autres hommes, Tertullien commence par réfuter les opinions fausses : rêveries panthéistiques, déchéances successives des gnostiques, préexistence platonicienne et métempsycose (ou metensomatosc), xxiv, xxvim-xxxv. L’âme n’a pas existé avant le corps. — L’âme ne vient pas du dehors à la naissance de l’enfant : preuves de bon sens et de foi, xxv, xxvi. — L’àme est produite au moment même de la conception, xxv, col. 693 ; cf. xxxvii.Mais comment ? De l’âme des parents, comme le corps de leur corps, xxvil. Tertullien ne voit rien de plus dans la génération humaine que dans celle de tout autre animal : confusse substantiel ambee jam in uno semina quoque sua miscuerunt… ut nunc duo, licet diversa, eliam unita pariter effluant… pariter hominem ex utraque substantia effruticent, in quo rursus semen suum insit secundum genus, sicut omni condicioni genitati prsestitutum est, xxvii, col. 696. Cette vue matérialiste rendait facile pour Tertullien la transmission du péché originel (tradux animée, tradux peccati) ; mais on aurait tort, je crois, d’en chercher la raison dans le désir d’expliquer cette transmission.

7° Rien d’étonnant après cela qu’il donne un sexe à l’âme et qu’il en cherche l’explication, xxxvi, col. 712 ; qu’il lui attribue une puberté sui generis, pubertalem animalem. C. xxxviii, col. 716. Lui donne-t-il aussi la croissance ? Oui sans hésiter. Mais si on laisse de côté sa comparaison, nécessairement matérialiste, il s’en explique fort bien, à mon sens, et je n’ai pas à ce sujet les scrupules de saint Augustin (De Gen. ad litt., x, c. ult.). « L’âme et le corps, dit Tertullien, croissent ensemble, sed diversa ralione pro generum condicione : caro modulo, anima ingenio ; caro liabitu, anima sensu. Celcrum animant substantia crescere negandum est… Sed vis ejus, in qua naturalia peculia consita retinentur, salvo subslantiæ modulo quo a primordio inflata est (songez qu’il conçoit toujours l’âme comme flatus Dei), paulalim cum carne producitur…y> Et après avoir montré la même masse d’or prenant toutes les formes et toutes les variétés accidentelles, il conclut : lia et animaicrementa reputanda, non subslantiva, sed provecliva, xxxvii, col. 715.

8° Sur l’unité du composé humain, on sait les admirables développements de Tertullien dans le traité De resurrectione earais ; je n’ai pas besoin d’y insister ; car, pour le fond, c’est ce que nous avons vu dans le traité attribué à Justin, dans Athénagore, dans Irénée. Cf. De resurreet. carnis, lui ; Decarne Christi, xii. On devine les mêmes idées dans le De anima. Il faut relever quelques traits. C’est à l’âme, non au composé, que Tertullien semble rapporter les opérations sensibles. C’est elle qui désire la nourriture, non pas pour elle mais pour le corps, comme l’hôte fait réparer sa maison. Et quand la maison tombe en ruines, l’âme s’en va saine et sauve avec ses richesses et ses propriétés à elle, immortalitatem, rationalitalem, sensualilatem, intelleclualilatem, arbilrii Uberlatem, xxxviii, col. 717 ; sensualitas semble désigner ici les facultés sensibles : elles sont donc propres à l’âme puisqu’elles restent à la mort. Cf. xii, xv, xvii ; de même, De carne Christi, XII. Mais il faut reconnaître aussi que sensus, sentire, dans ces endroits, comportent moins directement l’idée de connaissance sensible comme distincte de l’intellect que celle de perception consciente. La chair, dit-il, plus loin, est un instrument, minislerium, non un instrument comme l’esclave ou un ami inférieur, des êtres animés, mais comme une coupe ou quelque autre corps, sans âme. La coupe est au service de qui a soif ; mais si le buveur ne s’accommode la coupe, la coupe ne lui servira rien… La chair n’a rien d’humain… C’est une chose d’autre nature, d’autre condition, attachée cependant à l’âme, comme un meuble, comme un instrument pour les fonctions de la vie, xl, col. 719. Si l’on pressait ici les mots, voilà Tertullien, tout à l’heure presque matérialiste, devenu extrême platonicien. C’est qu’il veut montrer ici que la chair n’est pas mauvaise, ni pécheresse. Comme toujours il outre l’expression, il abonde dans son sens. Ne va-t-il pas jusqu’à dire que totum quod sumus animasit ? Decarne Christi, xiv, col. 755. Sa vraie pensée semble être dans le De resurrectione carnis, c. vii, col. 805 : quem… naturœusum, quem mundi fructum, quem elementorum saporem non per carnem animadepascitur’ ! quidni per quam omni instrumenta sensuum fulta est…, per quam dirina potestate respersa est, nihil non sermone perficiens vel tacite preemisso. Et sermo enini de organo carnis est ; artes per carnem ; studia, ingénia per carnem… ; atque adeo totum vivere animée carnis est…

En somme, Tertullien a très bien compris l’unité humaine et l’unité de l’âme ; très bien, le rôle de l’âme à l’égard du corps, sa nature de forme substantielle. D’autre part, il affirme clairement ses propriétés spirituelles : indépendance du corps dans son être, intelligence et raisonnement, immortalité. Mais il n’a pas vu les incompatibilités irréductibles entre certaines conditions de la matière et certaines exigences de l’esprit ; il n’a pas vu qu’une âme corporelle, qu’une âme qui se transmet par génération ne saurait être spirituelle ; en attribuant à l’âme l’opération du composé, la sensation, il lui a donné aussi les propriétés du composé.

Le De anima se trouve avec d’autres œuvres de Tertullien, dans le tome xx du Corpus scriptor. ecclesiastic. lat., Vienne, 1890, p. 298-396. Bouëdron, Quid senserit de natura animas Tertullianus, Nantes, 1861 ; Freppel, Tertullien, Paris, 1864, t. il, leçon xxxiii, xxxiv ; Mohler, Patrologie, t. ii, p. 3C4 (édit. franc.) ; Stôckl, Tertullianus de anirmt humanx natura, et De Tertulliani doctrina psychologica, Munster, 1863 ; F. A. Burchardt, Die Seclenlchre des Tertullian, Budissin, 1857 ; Laforèt, Étude pltilosophique sur Tertullien, dans Revue catiiolique, Louvain, 1869, t. xxviii, p. 154-165 ; Ch. Murton, Essai sur l’origine de l’àme d’après Tertullien, Origène et Lactance, Strasbourg, 1866 ; G. B. Hauschild, Die rationale Psychologie und Erkenntnisstheorie Tertullians, Francfort-sur-le-Mein, 1880 ; G. Essel, Die Seelenlehre Tertullians, Paderborn, 1893 ; Schwane, toc. cit., 1. 1, g 24 (bon résumé). « La meilleure exposition des vues philosophiques de Tertullien, dit Ueberweg, t. ii, p. 78, est encore celle de Bitter. » Ceci ne s’applique pas à l’exposé de ses vues sur l’àme.

VII. Clément d’Alexandrie.

Avec Clément d’Alexandrie, la philosophie platonicienne se mêle intimement à la révélation. Il faut reconnaître que ni l’expression n’y gagne en clarté, ni la pensée en précision — si bien qu’on dispute encore sur le sens vrai de Clément. Clément admet-il une âme distincte de l’esprit" ? Le vrai gnostique, dit-il, « s’élève contre l’âme corporelle, il met le frein à l’esprit sans raison qui s’emporte, car la chair convoite contre l’esprit. » Slrom., vii, 12, P. G., t. ix, col. 505. De cette expression où la Bible et Platon se coudoient, on ne peut rien conclure. Rien non plus de ses exhortations ascétiques à dégager l’esprit « de la peau matérielle et des désirs de la chair ». Ibid., v, 11, col. 101 ; cf. vii, 11, col. 488. Mais voici qui est plus difficile. Après avoir montré toute chair périssant dans le déluge : « L’élément subtil, l’âme, ne pouvait rien avoir à souffrir de l’élément plus épais, l’eau, elle si subtile et si simple qu’on la nomme incorporelle ; mais l’élément épais, épaissi par le péché, celui-là est rejeté avec l’esprit charnel, celui qui convoite contre l’esprit. » Slrom., VI, 6, col. 273. N’y a-t-il pas là deux âmes, l’une qui échappe, l’autre qui périt, ou bien peut-on voir dans celle qui périt les tendances charnelles de l’âme dont celle-ci se serait dégagée sous le châtiment divin ? Rien dans les mots ne favorise le second sens. Ailleurs encore, Clément parle de deux âmes, et en termes qu’on ne peut facilement expliquer de deux activités distinctes de la même âme. Il trouve dans les tables de la loi et les dix commandements un type de l’homme et de ses facultés. Voici le texte. Il est un peu long, mais instructif : « Ils sont écrits deux fois pour les deux esprits, celui qui commande et celui qui €St soumis, otacrcôç…fpàjpovxai Sktctoîî 71Vcû|j.a<Jiv…. tû> te 7|Ye|Aoaxà) xà> xe imoxtii.ivu>, car la chair convoite contre l’esprit. Il y a aussi dans l’homme une certaine décade : les cinq sens, la parole, la force génératrice, en huitième lieu, le souftle reçu à la création, neuvièmement la partie supérieure (xô riyejj.ov.xô’v) de l’âme, enfin la propriété caractéristique du Saint-Esprit donné par la foi. Il semble, de plus, que la loi commande à dix parties dans l’homme. » Il y a en effet les cinq sens, avec les deux mains et les deux pieds « et c’est là la partie organique (y| TcXâtre ; ) de l’homme. L’âme y survient ; y survient aussi la partie supérieure avec laquelle nous raisonnons, mais non transmise celle-là par génération, de sorte que l’on a même sans elle le nombre dix, en se bornant à l’ensemble des énergies humaines ». Certes tout n’est pas clair dans ce système arbitraire ; mais comment ne pas voir, dans les derniers mots surtout, deux âmes différentes, non de fonction seulement, mais d’origine ? Suivons l’auteur dans ses explications. « Aussitôt né, l’homme commence à vivre par les facultés passives (àu’o Ttov iiaôoxixàiv). La raison et la faculté supérieure — F hégémonique — est, selon nous, la cause de tout le système animal ; mais la partie irrationnelle est animée aussi et fait partie du système. Maintenant la puissance vitale, qui comprend la faculté de nutrition, celle de croissance, en un mot tout ce qui est mouvement, est le lot de l’esprit charnel, vif et mobile, qui s’en va par les sens et par tout le corps, et le premier affecté par le corps, TrpwxoTiaBojv otà TÛjiaxo ; . Le libre arbitre appartient à l’hégémonique, il a près de lui la recherche, l’étude, le savoir. Mais tout est ordonné en vue de l’hégémonique : c’est pour elle que l’homme vit, et vit de telle manière. C’est par l’esprit corporel (aw^axixôv), le même qu’il atout à l’heure appelé charnel (o-apxcxôv), que l’homme sent, désire, se réjouit, se fâche, se nourrit, grandit ; c’est même par lui que passent dans les actes les pensées et les raisonnements. » Strom., vi, 16, col. 360. Ici l’expression est plutôt favorable à l’unité d’âme ; mais tout s’explique aussi par une subordination de la partie inférieure à l’hégémonique ; l’impression générale qui se dégage de ces passages est celle d’un principe vital distinct du principe pensant. Ailleurs, en revanche, on trouve une idée très exacte du composé humain, corps et âme, bons l’un et l’autre, et unis par Dieu pour le bien. Strom., iv, 26, P. G., t. viii, col. 13731377. Clément parle en parfait dichotomiste, quand il compare l’homme au Centaure, et le définit ex Xofixo-j xcù àXÔYou CTUYXEtjjiEvo ; , l’U’X^Ç xoù <7qu.axoç. Strom., iv, 3, P. G., t. viii, col. 1221. De même quand il définit la mort la séparation de l’âme et du corps, et l’œuvre du vrai gnostique l’apprentissage de cette séparation. Strom., vu, 12, P. G., t. ix, col. 500, B ; iii, 6, t. viii, col. 1149, B ; m, 16, col. 1201, A ; iv, 8, col. 122’*, C ; iv, 25, col. 1369, A ; iv, 26. col. 1375, A ; Exhort., i, 8, col. 59, A. C’étaient là locutions reçues, qu’un trichotomiste eût pu employer. Il faut pourtant en tenir compte, surtout en l’absence de textes décisifs.

Le principe pensant est clairement montré comme spirituel, indépendant de la matière et au-dessus de ses atteintes, pouvant vivre sans elle et la dominant. Clément nie même expressément (voir ci-dessus), qu’il soit produit par génération. Le fait-il incorporel ? On l’a soutenu, et, de fait, Clément dit souvent que l’âme est incorporelle (à<7uJu.axo ; ). Mais cette vue ne répond guère à l’ensemble de la doctrine et si le texte souvent cité à ce propos, Strom., iii, 7, P. G., t. viii, col. 116, sur l’incontinence des anges, n’est pas probant, celui où il montre l’âme échappant aux eaux du déluge à cause de sa légèreté si grande qu’on peut même l’appeler incorporelle, indique assez qu’il lui donnait un corps. La solution serait plus claire encore si les Extraits de Théodote étaient de Clément ; car là il dit expressément que les anges et les âmes ont des corps. E.vcerpt., , P. G., t. ix, col. 662. Là nous est expliqué du même coup en quel sens on la nomme incorporelle.

Origine de l’âme.

Clément s’est peu occupé des origines de l’âme. Nous l’avons vu admettre que l’âme animale se transmet par génération, et nier cela de l’âme spirituelle. Pour celle-ci, Huet, que d’autres ont suivi, sans citer de texte précis, croit que Clément admet la préexistence. Origeniaaa, ii, 2, q. vi, n. 10, P. G., t. xvii, col. 903. On cite parfois pour cette opinion Strom., IV, 26, P. G., t. viii, col. 1377, et quelques phrases du Quis dives salvus, iii, P. G., t. ix, col. 608 ; xxvi, ibid., col. 632 ; xxxiii, ibid., col. 610 ; xxxvi, ibid., col. 641. Mais dire « que l’âme est envoyée du ciel en terre » et « qu’elle retourne au ciel comme dans sa patrie », et choses analogues, ce n’est pas admettre la préexistence, c’est seulement supposer que l’âme, comme dit Clément en maint endroit, nous est donnée de Dieu, entendez évidemment par création. Voir sur les textes du Quis dives, Le Nourry, diss. III, c. ii, a. 3, P. G., t. ix, col. 1450 sq. Photius, Biblioth., cod. 109, P. G., t. viii, col. 45, dit que les Hypnli/poses soutiennent la métempsycose. Mais, tant d’autres fables absurdes se trouvaient également dans son exemplaire que Photius se demande si vraiment c’était là l’œuvre de Clément.

Sur l’ensemble, Schwane, 1. 1, § 57. p. 353 sq. (Schwane trouve que l’expression au moins de Clément sur les deux âmes est inexacte, et que l’influence païenne est incontestable) ; Le Nourry, Apparatus, l. III, diss. I, c. vi, a. 2 ; aussi dans P. G., t. ix, col. 880 sq. ; diss. II, c. vii, a. 3, P. G., t. ix, col. 1115 sq. (plutôt disposé à tout prendre en bonne part) ; Ziegert, Die Psychologie des T. Flavius Clemens, Brestau, 1892 ; Gourdaveaux, Clément d’Alexandrie, dans Rev. de l’hii-t. des relig., 18U2, p. 287-321. Autres indications dans Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge, Biubibltographie, Paris, 1878, et Supplément, 1888.

VIII. Origène.

Origène et la question de l’âme,

Origène n’a pas écrit de livre sur l’âme ; Pamphile en fait la remarque et l’explique par la modestie et la réserve de ce grand homme n’osant prendre sur soi de trancher des questions si difficiles. Apologia, viii, P. G., t. xvii, col. 603. Origène d’ailleurs a eu mainte occasion d’en parler ; mais c’est toujours en hésitant et en donnant ses idées pour de simples opinions. Lui-même va nous dire ce qu’il regardait comme enseignement de l’Eglise et ce qui lui paraissait objet de recherche et de libre discussion. L’âme a un être et une vie à elle ; une autre vie l’attend de peine ou de bonheur, selon ses mérites ; elle est libre d’une liberté que rien ne peut forcer : autant de points fixés par l’enseignement authentique, in ecclesiaslica prædicatione. Mais sur son origine, rien de précis : est-elle produite par génération, a-t-elle un autre principe, et ce principe lui-même est-il engendré ou non, ou du moins vient-elle du dehors ou non ? Tout cela non salis manifesta prædicatione distinguitur. De princip., préf., v, P. G., t. xi, col. 118. (Nous avertirons dans les cas où il y aurait lieu de se défier de la traduction latine.) Cf. In Epist. ad. Tilum, fragm.. ; Apol., ix, P. G., t. xvii, col. 604. Au livre II de ses Homélies sur le Cantique, Origène entre davantage dans le détail des questions. « L’âme, dit-il, doit s’étudier pour se connaître. Est-elle corporelle ou incorporelle, simple ou composée ? A-t-elle été faite, comme quelques-uns se le demandent, ou est-elle ineréée — pour lui, ceci n’est pas une question ; — et si elle a été faite, comment l’a-t-elle été : est-elle, comme quelques-uns le pensent, — Origène a-t-il connu Tertullien ? — contenue dans la semence corporelle et transmise comme le corps, ou vient-elle parfaite du dehors pour revëlir le corps formé déjà et prêt à la recevoir dans les entrailles de la femme ? Et, dans ce second cas, vient-elle tout fraîchement créée, faite au moment même où le corps vient d’être formé, de sorte qu’il faille regarder comme la cause de sa création la nécessité d’animer le corps ; ou Lien, faite depuis longtemps, faut-il croire qu’elle a eu quelque raison de venir prendre ce corps ; et si oui, quelle est cette raison ? C’est l’œuvre de la science (il est question, dans le contexte, de la science et du don de science). Il faut savoir aussi si elle se revêt du corps une fois seulement, et, quand elle l’a déposé, ne le cherche plus ; ou si, après l’avoir déposé, elle le reprend encore, et, quand elle l’a repris, le garde à jamais ou le rejette à nouveau… Pour se connaître, elle doit savoir encore s’U y a là un ordre, s’il y a d’autres esprits de même nature qu’elle, et d’autres de nature différente, j’entends s’il y a d’autres esprits raisonnables comme elle, et s’il en est d’autres sans raison ; si enfin elle est de même nature que les anges, puisqu’on ne voit pas comment pourraient différer raisonnable et raisonnable. .. » (Noter que les mots Xdyoç et >.oyixô ; — que nous traduisons par raison et raiso7mable — ne sont pas restreints comme le sont ralioet rationalis chez les scolastiques, au sens précis de connaissance déductive. ) « Il faut que le Verbe de Dieu dise tout cela à l’âme ; … sans cela elle s’en ira recueillant les opinions diverses, elle suivra des hommes qui ne disent rien de beau, rien qui soit du Saint-Esprit. » InCant., l. II, v, 8, P. G., t. xiii, col. 126 sq.

On voit quelles graves questions se posaient devant ce grand esprit et avec quelle netteté ; comment aussi il ne croyait pas qu’elles fussent résolues par la foi, et comment il voulait que l’âme elle-même en cherchât la solution par la réilexion et par la prière. Voyons ses réponses à lui. Le Ilep’i àpyjàv les groupe presque toutes.

Spiritualité de l’âme.

Origène est très net sur ce point. Ce qui va suivre le montrera amplement. On peut voir aussi, Contra Celsum, iv, 58, P. G., t. xi, col. 1125, la distinction entre l’âme de l’homme et celle des bêles, et ibid., iv, 74, 79 sq., la longue discussion où il montre que tout est pour l’homme et sa supériorité sur les animaux. On ne saurait objecter la définition qu’il donne de l’âme comme d’une substance sensible et mobile, cpavxa17TrLï] -Loù ôpjr^Tiy.ri, De princip., l. II, c. VIII, n. 1, P. G., t. xi, col. 219 ; ni l’endroit où il montre l’âme comme un milieu entre la chair et l’esprit, ibid., n. 4, col. 22’t ; car la réponse est dans le contexte.

Mais lui donne-t-il un corps ? Il semblerait d’abord que non. Car esprit (vo-jç = mens), pour lui comme pour nous, s’oppose à corps, et l’âme est esprit. L. I, c. i, n. 6, P. G., t. xi, col. 125 sq. « Et s’il en est, ajoute-t-il, qui croient que l’âme est corps, qu’ils me disent comment elle peut recevoir les raisons et les idées de tant de choses si différentes et si subtiles ? li ou lui vient la mémoire ? Comment peut-elle contempler les choses invisibles ? Comment un corps peut-il concevoir des choses incorporelles ?… C’est faire injure à ce qu’il y a de meilleur en soi ; c’est faire injure â Dieu même de le croire intelligible â une nature corporelle, c ne s’il était corps lui-même… Il y a une certaine affinité (propinquitas quædam, ailleurs nous avons le unit grec T-jvvivi ; ), entre l’esprit et llieu, dont l’esprit est une image intellectuelle, de sorte qu’il peut savoir sentire) quelque chose de [’être divin, si surtout il est plus pur et plus séparé de la matière corporelle. » lbid., . 7, col. 126 sq. ; cf. ibid.yn. 9, col.l29 ; ulEx/wrt. ad martyr., xlvii, P. G., t. xi, col. 529. Voilà qui montre évidemment la pensée d’Origène sur la spiritualité de l’âme. Est-ce à dire qu’il la croit incorporelle ? A ne voir que ce passage, il semblerait que oui ; mais il dit, ibid., c. vii, n. 4, P. G., t. xi, col. 170, ne pas comprendre comment les substances spirituelles pourraient (dans l’autre vie) subsister sans corps, « puisque Dieu seul peut se concevoir comme subsistant sine materiali subslantia et absifue ulla corporeæ adjectionis societate ». Même idée au l. II, c. i. P. G., t. xi, col. 187, exprimée avec plus de décision encore et de façon plus générale ; de même au l. IV, n. 35. On sait d’ailleurs qu’il donne un corps aux anges et qu’il regarde l’ange et lame humaine comme de même nature. Cf. Huet, Origeniana, part. II, c. il, q. v, §3-5, P. G., t.xvii, col.3’t7. Mais alors que deviennent ces passages où il parle d’âme incorporelle ? Lui-même explique dans sa Préface, n. 8, P. G., t. XI, col. 120, qu’on appelle souvent incorporel ce qui n’a pas un corps de chair, palpable et résistant comme le nôtre, mais un corps subtil et ténu, éthéré, comme celui qu’on donne aux démons.

Il y a, d’ailleurs, sur ce point des différences entre Origène et Tertullien. Chez le premier, rien de matérialiste. Peut-être même faut-il dire que, pour lui, l’âme n’est pas corps, elle a un corps, dont elle ne peut se séparer, mais distinct d’elle, à la fois véhicule et contenant limitatif de son être. Ce corps de l’âme, en cette vie, ne serait autre peut-être que notre corps de chair ; le corps subtil, éthéré ne serait nécessaire qu’à défaut de l’autre. Cf. Contra Cels., l. VII, n. 32, P. G., t. xi, col. 1465. Pour l’idée précise d’Origène sur ce dernier point, voir les notes de dom Delarue, P. G., t. xi, col. 126, et t. xvil, col. 849. A vrai dire rien de convaincant.

Origine de l’âme.

Sur cette question, Origène semble avoir plus hésité encore, et il ne s’est prononcé qu’avec une extrême réserve, en chercheur qui lance une hypothèse, non en maître qui enseigne. De princip., l. II, c. viii, n. 5, P. G., t. xi, col. 225, et passim. Voir ci-dessous.

Selon lui, tous les esprits créés (anges et âmes)sont de même nature. Dieu les a faits tous ensemble, tous égaux. D’où seraient venues, en effet, la variété et les différences primitives ? Elles n’ont leur cause que dans le libre arbitre de chacun, les uns s’étant rapprochés de Dieu en progressant ; les autres s’étant laissé déchoir par négligence. De princip., l. II, c. ix, n. 6, P. G., t. xi, col. 230 ; cf. n. 2, col. 227 ; et l. III, c. iii, n. 5, col. 318. Quant à déterminer d’une façon plus précise la nature de ces actes, Origène s’y refuse ; il croit seulement qu’on ne saurait expliquer que par là l’inégalité présente, Dieu étant juste et ne faisant pas acception de personne. L. I, c. viii, n. 4, col. 179 ; cꝟ. 1, II, c. ix, n. 5, col. 229. Pour ces esprits d’inégal mérite, Dieu a créé ce monde si varié, où il met lui-même l’ordre et l’harmonie par son sa^e gouvernement. « Ainsi, conclut Origène, ni Dieu n’est injuste, en donnant à chaque chose sa place selon ses mérites, ni les biens ou les maux de la vie ne sont distribués au hasard, ni nous ne sommes obligés do recourir à divers principes créateurs, ni à une diversité dans la nature des âmes. » L. II, c. IX, n. 6, col. 231.

Dieu a donc créé au commencement autant de créatures intellectuelles qu’il en fallait et que comportait sa providence ; et il prépara pour elles la quantité correspondante de matière. » Ibid., n. 1, col. 225.

C’est de cette réserve que, au temps voulu, il prend chaque âmepour l’unir au corps qu’elle a mérité. Cette union est une déchéance. Le mot esprit, remarque Origène, indique quelque chose de supérieur, le mol âme quelque chose d’inférieur ; âme et animal, dans l’Écriture, sont pris d’ordinaire en mauvaise pari. Cette infériorité, à quoi tient-elle ? Ici le rapprochement bizarre que les Crées menaient entre’l /y’/"’î (âme) et b>y_o ; (froid), et contre lequel s’est escrimé Tertullien, fournit au théologien d’Alexandrie un argument subtil. « Tout ce qui est saint a des noms de lumière et de feu (fervent, brûlant), ce qui ne l’est pas est froid, et l’on parle de charité qui se refroidit : n’est-ce pas que h>yj l dénote ce refroidissement d’un état meilleur et plus divin, cette perte de sa chaleur première et divine, de sorte que le nom répond à l’état ? » L. II, c. viii, n. 3, col. 222 ; cl. n. 2. Cette déchéance n’est pas la même en tous : « L’esprit pur (vo-j ; ) devient plus ou moins âme ; il est des esprits qui gardent plus de la vigueur première, d’autres rien ou très peu. Aussi en voit-on qui, dès le premier âge, sont plus vifs et plus pénétrants, d’autres plus lents ; il en est qui naissent tout à fait obtus et indociles. » Ibid., n. 4, col. 224. Déchéance provisoire d’ailleurs, l’esprit déchu et devenu âme peut se relever et redevenir esprit. Ibid., n. 3, col. 223. Cf. Exhorl. ad mart., xii, P. G., t. xi, col. 180, B. On sait qu’Origène admet partout ces ascensions et ces dégradations successives. L. I, c. viii, n. 4, col. 180 ; cf. c. vi, n. 2 et 3, col. 167-168 ; l. IV, n. 23 (selon saint Jérôme), P. G., t. xi, col. 394. On a même dit qu’il étend ce va-et-vient jusqu’à l’âme des bètes : saint Jérôme le donne comme certain, et Justinien dans sa lettre à Menas cite un texte qui paraît avoir ce sens. L. I, c. viii, n. 4, col. 180 ; voir ibid., note 44. La traduction de Rufin, loc. cit., parle de cette opinion, mais pour la nier : c’est là peut-être un de ces adoucissements que lui reprocha si vivement saint Jérôme. Il faut croire au moins qu’elle fut proposée avec beaucoup de ménagement et comme pure hypothèse ; car, ailleurs, Origène enseigne le contraire. « Celse, dit-il, ne met aucune différence entre l’âme de l’homme et celle des fourmis ou des abeilles. C’est faire descendre l’âme des hauteurs du ciel non seulement dans des corps humains, mais encore dans ceux des autres animaux. C’est ce que ne sauraient admettre des chrétiens : ils savent que l’àme humaine a été faite à l’image de Dieu, et ils savent qu’une nature ainsi formée à l’image de Dieu ne saurait perdre entièrement ses traits (/apaxT^pa ; ) pour en prendre d’autres à l’image de je ne sais qui, tels qu’on les voit dans les bètes. » Contra Cels., l. IV, n. 83, P. G., t. xi, col. 1157. Cf. In Matth., ii, 17. Voir d’autres passages, Origeniana, l. II, c. ii, q. iv, n. 19, P. G., t. xvii, col. 915.

Cette attitude modeste et indécise est d’ailleurs celle du grand Alexandrin en toute cette matière. Il concluait notamment ainsi ses explications sur les déchéances et les ascensions de l’àme « Ce que nous avons dit du changement de l’esprit en âme et des questions qui s’y rapportent, que le lecteur le discute avec lui-même et y rélléchisse ; mais qu’on n’y voie pas une doctrine arrêtée ni un enseignement dogmatique, ce sont seulement des essais et des recherches. » De prineip., l. II, c. viii, n. 4, P. G., t. xi, col. 224. Comment dès lors, tout en rejetant l’erreur, n’être pas indulgent et sympathique au maître de génie qui s’égara en essayant de tracer la voie, et qui chercha si passionnément le vrai ?

L’unité d’âme dans chaque homme.

Origène admet-il plusieurs âmes, comme semble faire son maître Clément, n’en admet-il qu’une ? Voici d’abord ce qu’il donne comme acquis : « Nous autres hommes, dit-il, nous sommes composés d’âme, de corps et d’esprit vital, spiritu vilali. » De prineip., l. III, c. IV, n. 1, col. 319, 320. Qu’est-ce que cet « esprit vital », en grec sans doute 71v£j(j.a Çu>o710tov ? Pas autre chose que le principe de la vie surnaturelle en nous ; c’est une expression que nous avons déjà rencontrée chez Irénée ; Origène, dont la pensée n’est pas douteuse, pourrait servir, si besoin était, pour expliquer Irénée. Il n’est pas question ici de principe vital distinct de l’âme, et il est dit expressément à quelques lignes de là que « c’est par nous, c’est-à-dire par notre âme, que vit le corps matériel ». Est-ce à dire qu’Origène soit aussi net que Tertullien sur l’unité d’âme ? Au contraire, la question pour lui reste douteuse, et il refuse de prendre parti. Au moins a-t-il exposé les opinions en maître philosophe, et a-t-il dit en maître théologien les raisons bibliques que chacune d’elles faisait valoir. « Est-il vrai, comme quelques-uns le disent, qu’il y ait deux âmes en chaque homme et qu’il faille expliquer par là les luttes intimes que nous sentons et qu’on ne peut toujours attribuer aux démons ? C’est demander si en nous nommes, qui sommes composés de corps, d’âme et d’esprit vital, il y a en plus quelque chose qui ait son mouvement propre et ses tendances au mal ; et c’est la question que quelques-uns se posent ainsi : y a-t-il en nous comme deux âmes l’une divine et céleste, l’autre inférieure ; ou bien est-ce par le fait même de notre union au corps (à ce corps matériel ennemi de l’esprit) que nous sommes attirés et sollicités au mal qui plaît au corps ; ou, troisième opinion, admise par quelques païens, est-ce que notre âme, une dans son être, est composée de parties, l’une raisonnable et l’autre sans raison, celle-ci à son tour divisée en concupiscible et irascible ? » Loc. cit., col. 320. La troisième opinion, remarque Origène, celle d’une âme tripartite, ne saurait guère se soutenir par l’Écriture. Celle des deux âmes est exposée en termes qui rappellent ceux de Clément — ce qui peut nous éclairer aussi sur la pensée &e celui-ci — mais avec une clarté parfaite. « Il y a donc en nous, selon quelques-uns, une âme bonne et céleste, une autre inférieure et terrestre ; la meilleure est envoyée du ciel dans le corps, cœlitus insérât ur ; l’autre — l’inférieure, comme ils disent — est transmise avec le corps par génération, ex corporali semine cum corpore seminari, d’où ils concluent qu’elle ne peut vivre ni exister sans le corps, ce qui fait, disent-ils, qu’on l’appelle souvent la chair. » Loc. cit., n. 2. Suit l’exégèse en ce sens de plusieurs textes bibliques, notamment des textes connus de saint Paul, non sans qu’Origène laisse percer ses préférences pour une autre explication, celle-là même que nous l’avons entendu donner précédemment (l’âme entre la chair et l’esprit redevenant esprit, selon son choix, ou plus charnelle). Loc. cit., col. 323. De là, il passe à l’opinion de ceux qui n’admettent qu’une âme en nous, et il explique la lutte intérieure et les « deux hommes » que nous sentons en nous avec une finesse, une profondeur et une clarté que saint Thomas n’a pas dépassées. Loc. cit., n. 4, 5. Cf. sa belle analyse du libre choix, l. II, c. i, n. 2 et 3, col. 249, et De oratione, n. 6, P. G., t. xi, col. 433. Il conclut avec sa modestie ordinaire : « Pour nous, nous avons donné autant que nous avons pu, au nom des parties, les raisons qu’on peut alléguer, pour ou contre ; que le lecteur choisisse. » Loc. cit., n. 5, col. 325. Quant à lui, on sent, malgré toute sa réserve, qu’il a son idée à part lui, l’ensemble de sa doctrine est en faveur de l’unité d’âme, et si, en parlant du Christ, il établit une vraie distinction entre son âme et son esprit, cette distinction n’est pas entre deux âmes humaines dans le même homme, mais entre deux éléments divers de l’Homme-Dieu. Cf. In Matth., xvi, 8, P. G., t. xiii, col. 1400, et De prineip., l. II, c. viii, n. 4, P. G., t. xi, col. 224.

Édition critique de’Exhortatio ad martyrium, du Contra Cetsum, du De oratione dans la collection entreprise sous le patronage de l’Académie de Berlin, Origenes Wcrke, t. i, ii, par P. Kôtschau, Leipzig, 1809. Cf. Texte und U ntersuch., t. vi, fasc. 1°, Leipzig, 1889.

Pour l’ensemble des doctrines d’Origène sur l’àme, Huet, Origeniana, l. II, c. ii, q. VI, P. G-, t. xvii, col. 893 sq. et aussi q. v, passim, col. 644 sq. ; Schwane, op. cit., t. ii, § 58 ; Freppel, Origène, Paris, 1868, t. i, leç. xvii, xviu ; Redepenning, Origenes, t. ir, p. 334 sq., Bonn, 1841-1846 ; Vincenzi, In sancti Gregorii Nysseni ri Origenis scripta et doctrinam, t. ii, Rome, 1804, c. xv-xx, p. 196-281 (essai de justification à tout prix) ; cf. t. v, Rome, 1869, Appendix, H, c. I. — Mohler exagère, quand il dit qu’on ne saurait rien tirer du Hep ; àp/côv pour savoir la doctrine d’Origène, à cause des modifications introduites par Rufin, Patrologie, t. ii, p. 94 et 108 (édit. franc.) ; — M. Lang, Ueber die Leiblichkeit der Vernunf’twesen bei Origenes, Leipzig, 1892 ; J. Denis, La philosophie d’Origène, Paris, 1884 ; Laforèt, Origène, c. IV, Anthropologie, dans Berne cathol., Louvain, 1870, t. xxx, p. 545-556. Autres indications dans Chealev, Répertoire et supplément ; dans Bardenhewer, Patrologie, Fribourg, 1894, p. 162.

IX. Vue rétrospective, Origène et Tertullien.

Origène et Tertullien se font pendant. Avec Origène nous voyons le plein épanouissement de ces idées dont nous trouvons le germe dans Ta tien et dans Clément : les données bibliques sont soigneusement recueillies et mises en œuvre ; mais elles ont passé par des esprits tout imbus des idées platoniciennes, et s’y sont intimement mêlées avec elles — et de là, cbez Clément et Origène, malgré la franche opposition au gnosticisme, ce qu’on peut appeler leur teinte gnostique. Chez Tertullien, les tendances sont tout autres. Lui aussi ne laisse rien perdre des données bibliques ; mais il les voit surtout dans son imagination, toute pleine des impressions laissées par l’étude des médecins ou des philosophes à tendances stoïciennes et plus matérialistes, et il met, pour ainsi dire, au service de ses images, toute la vigueur de sa raison, toute la subtilité de sa dialectique. On devine la conséquence. Chez Origène, une àme de nature angélique, son union avec le corps une déchéance, l’homme un tout accidentel, et le corps une prison où l’âme expie, en attendant la délivrance, des fautes inconnues. Chez Tertullien, une àme si connaturelle au corps, si dépendante de lui dans son origine, si voisine, dans toutes ses propriétés, de l’àme des bétes, qu’on ne voit plus comment assurer sa spiritualité, d’ailleurs nettement affirmée. De part et d’autre, juxtaposition plutôt qu’union de la foi et de la philosophie, foi qui s’essaye à comprendre plutôt qu’elle ne comprend, philosophie trop dépendante ici de tendances matérialistes se réclamant d’Aristote, là d’un spiritualisme excessif héritier de Platon. Il faudra bien des siècles encore d’effort et de tâtonnement avant d’aboutir à l’ample et harmonieuse synthèse des données de la foi et de celles de la raison, à la conciliation des propriétés si diverses d’un esprit incarné et d’une forme corporelle.

X. Arnore.

Arnobe, dans son second livre, Adversus nalioncs, c. xiv-i.ix, P. L., t. v, col. 831-905, s’étend longuement sur la nature de l’âme, son origine, son immortalité. Ses tendances sont plutôt celles de Justin, de Tatien, des Pères qui ont lutté contre les païens, que d’Irénée, d’Origène, de Tertullien, des Pères qui ont lutté contre les gnostiques. La grande affaire pour lui, c’est de montrer que l’âme n’est pas divine, n’est pas une parcelle de Dieu : il bataille donc contre la préexistence et contre l’immortalité par essence ; il veut que l’âme ait été créée, et c’est à tort, semble-t-il, que l’auteur de l’opuscule-dialogue De origine animai, c. IV, P. L., t. xxx, col. 262, le range parmi les traducianistes ; mais comprenant mal la création et craignant de faire la part trop belle aux partisans de la divinité de l’âme : « Ce n’est pas Dieu, dit-il, qui l’a faite, mais un inférieur, de sa cour cependant ; » il la croit corporelle, comme Tertullien, mais, à la différence du maître, il tire de cette corporéitê même une preuve contre son immortalité essentielle. Les idées d’Arnobe seraient à étudier de près, et cette étude, je pense, montrerait que si le catéchumène de Sicca ne s’exprime pas toujours avec la précision et l’exactitude désirables, le fond de sa pensée est d’ordinaire plus orthodoxe que ne croit Harnack, Dogmeng., t. i, p. 710,) ! " édit. Mais Arnobe, comme dit saint Jérôme, n’est pas homo ecclesiasticvs, el il tient peu de place dans le développement des doctrines chrétiennes sur l’âme.

Edité par Reifferscheid dans le Corpus script, eccles.lat., t.iv, Vienne, 1875 ; k. u. Fronclie.Die Psychologie und Erkenntnisslehre des Arnobius, Leipzig, 1878 ; A. RôJiriclit, Die Seelenlehre des Arnobius, næli iliren Quellen und ilirer Entstehung untersucht, Hambourg, 1893 ; Dissertation de dom Le Nouny, c. IX, Apparalus, t. ii, P. L., t. v, col. 475-488 ; Freppet, Coinmodien, Arnobe, Lactance, p. bb sq. (cours de 18U9), Paris, 1893.

X.Lactance.

Lactance n’est pas un philosophe de la valeur d’un Tertullien ou d’un Origène. Malgré cela — ou peut-être à cause de cela — sa doctrine sur l’âme marque un progrès. Il en a groupé les principaux points dans le De opi/icio Dei, c. xvi-xix, P. L., t. vii, col. 6’t75. On peut voir aussi Divines instituliones, l. II, c. xxin (origine de l’homme), P. L., t. VI, col. 306-320 ; l. VII, c. v, viii-xiii, P. L., t. vi, col. 749, 761-779 (surtout sur l’immortalité). Sur bien des points il hésite : « Les philosophes ont beaucoup disputé de la nature de l’àme — sans arriver à s’entendre, ajoute-t-il au chapitre suivant, et peut-être ne s’entendront-ils jamais — et sur sa place dans le corps. J’en dirai simplement ma pensée : non pas comme certaine (ce serait folie en chose douteuse), mais pour que, en voyant la difficulté, tu comprennes la grandeur des œuvres divines. » De opi/icio Dei, c. xvi, xvii, col. 64-68. Il hésite aussi sur la question du principe vital. « Autre question, également inextricable : le principe de vie et le principe pensant ne font-ils qu’un en nous ou sont-ils différents ? Il y a des raisons dans les deux sens. » Ibid., XVIII, col. 70. Et il les expose sans prendre parti. Mais où il n’hésite pas, c’est sur l’origine de l’âme. « Les âmes, dit-il, ne peuvent en aucune façon venir des parents ; elles viennent toutes de Dieu, le commun Père de tous. » Ibid., xix, col. 73. Il emploie même à ce sujet le mot créer, tout en laissant lieu de douter, par quelques expressions peu exactes, s’il avait de l’acte créateur une idée philosophique bien nette. C’est peut-être par ce manque de précision philosophique qu’il faut expliquer comment Lactance a pu être rangé parmi les traducianistes par Rufin et par l’auteur de l’opuscule-dialogue De origine animarum, iv, P. L., t. xxx, col. 262. Sur’le moment de l’infusion, Lactance est aussi très clair : c’est post conceptum protinus, cum fetum in utero nécessitas divina formavit. Ibid., xvii, col. 69.

Fr. Marbixh, Die Psychologie des Firmianus Lactantius, Halle, 1889 ; quelques pages dans Freppel, Commodien, Arnobe, Lactance, Paris, 1893, p. 125 sq.

XII. Résumé. La question de l’ame au début du IVe siècle.

En résumé, où en étaient les doctrines chrétiennes sur l’àme au début du IVe siècle ? On affirmait nettement les vérités fondamentales et pratiques, comme on n’avait cessé de le faire dès les débuts : l’âme distincte du corps matériel auquel elle est unie et destinée à lui survivre, venant de Dieu, mais sans êlre proprement de nature divine, libre dans ses opérations et faisant elle-même sa destinée éternelle. On recevait ces idées comme traditionnelles et on les trouvait dans la Bible ; mais en même temps on faisait appel à la raison pour en montrer le bien-fondé. On les avait vigoureusement maintenues dans leur intégrité contre les gnostiques, maintenues contre les divers systèmes de philosophie qui tous — sous leurs formes souvent dégénérées — en niaient quelques-unes. Mais si elles ne s’étaient pas altérées aux contacts du dehors, on ne pouvait guère, dans la façon île se les expliquer, échapper aux influences extérieures. Comment les âmes viennent-elles de Dieu, quand sont-elles produites, n’y en a-t-il qu’une en nous ou faut-il en distinguer plusieurs, comment l’âme vit-elle sans ee corps et quelle est au juste sa nature : autant de questions auxquelles la foi ne donnait pas de solution claire et que l’on essayait de résoudre avec sa raison et selon les idées de la première éducation. Cette conception philosophique du dogme resta vague et indécise. Sur tous les points, la vraie réponse l’ut donnée par quelqu’un et donnée en tenues excellents ; mais elle no s’imposa point ; et comme les deux plus grands esprits et les plus philosophiques de ces premiers temps, Tertullien et Origènc, eurent leurs erreurs, comme l’atmosphère était encore saturée des notions confuses de la philosophie païenne, le progrès fut lent. Faire quelque chose de rien, pur esprit, ces notions semblent simples et faciles à qui les reçoit toutes faites ; nos pères dans la foi eurent de la peine à les concevoir dans toute leur pureté. Des idées nouvelles, celle de prédestination, de péché originel, etc., n’avaient pas encore leur place dans un système coordonné ; on la leur fit, mais parfois aux dépens d’autres vérités. Il restait à unir nova et vêlera, les données du dogme et celles de la philosophie, en un tout fortement lié. D’aulre part, quelques textes bibliques mal interprétés — et ils furent mal interprétés surtout parce que les esprits étaient pleins à l’avance des idées qu’on y crut trouver — servirent aussi d’occasion à l’erreur : les textes de saint Paul sur les deux hommes qui sont en nous, sa distinction des hommes charnels ou psychiques d’avec les spirituels pouvaient avoir un sens trichotomiste pour une intelligence platonicienne, d’aulant que le mot esprit était vague et signifiait parfois, en même temps que le Saint-Esprit habitant en nous, le don spirituel, la grâce sanctifiante, principe intrinsèque de la vie surnaturelle en nous. Les nécessités du langage populaire de Notre-Seigneur parlant du doigt de Lazare et de la langue du mauvais riche pouvaient autoriser des esprits habitués à unir âme et corps comme des groupes inséparables, à doter les âmes séparées d’un corps sui generis, comme l’imagination le leur prête nécessairement. Autant d’obstacles à la vraie philosophie du dogme.

J. Bainvel.