Dictionnaire de théologie catholique/AME. Développement de la doctrine du IVè siècle au XIIIè

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 515-517).

IV. AME. Développement de la doctrine du IV’siècle au XIII’
I. Saint Grégoire de Nysse.
II.Némésios.
III. Saint Augustin.
IV. Après saint Augustin.

La philosophie n’avait guère servi jusque-là qu’à soulever les questions et à les poser plus nettement. Nous allons la voir, à partir du IVe siècle, chez quelques Pères et chez les scolastiques éclairant de sa lumière les données dogmatiques, allant elle-même, guidée par ces données, plus loin que n’étaient allés Platon ou Aristote, avec une confiance dans la raison et une hardiesse que rien n’étonne. Nous ne pouvons — car il faut se borner — continuer d’étudier en elles-mêmes les idées de chacun. Essayons de marquer en quelques traits la marche du mouvement et le développement général de la doctrine.

En Orient, deux hommes surtout ont eu grande influence, Grégoire de Nysse et Némésios d’Émèse ; en Occident, Augustin.

I. Saint Grégoire de Nysse.

Grégoire a été amené par sa polémique contre Eunomios à étudier de près les limites de notre savoir, comment nous nous connaissons nous-mêmes et comment nous connaissons Dieu. Il est possible, d’autre part, que les préoccupations de la lutte contre Apollinaire — qui refusait à Notre-Seigneur .h sus-Christ l’âme intellectuelle — l’aient amené à regarder de plus près la nature de l’homme, et cette merveilleuse union de l’âme et du corps qui avait donné le vertige au génie d’Origène. Toujours est-il que Grégoire a spécialement étudié l’homme, âme et corps. Sa doctrine est à peu près celle qui nous est familière : l’homme animal raisonnable (^oiov).o-fixôv), l’âme incorporelle et spirituelle, unie au corps d’une façon mystérieuse, partout présente en lui, mais comme un roi dans son royaume, comme Dieu dans le monde, présente à la manière des esprits et non d’une présence locale, pour lui donner le sentiment et la vie, pour ne faire avec lui qu’un seul composé substantiel ; une dans la multiplicité de ses fonctions, faisant le corps à son image comme elle est elle-même à l’image de Dieu ; l’homme tout entier chef-d’œuvre de la création, petit monde dans le grand monde, mieux encore, trait d’union entre le monde des esprits et celui des corps : telles sont les principales vérités développées par Grégoire avec une vigueur de pensée et une vivacité d’expression qui, selon le désir de l’auteur, font du traité De la formation de l’homme le digne couronnement des discours de Basile sur l’Hexaméron. Dans le beau dialogue entre Macrine et Grégoire Sur l’âme et la résurrection, le ton est autre, mais les idées sont les mêmes, nettes et justes (à part quelques points obscurs ou erronés) sur la nature de l’âme et sur ses fonctions, sur l’unité merveilleuse du composé humain, sur la dignité de l’homme et sa place dans ce monde. Un point encore à noter, Grégoire a devancé Augustin, quand il a trouvé dans l’âme l’image de la Trinité. Oratio calechet., i-m, P. G., t. xlv, col. 13-15. Est-ce la première apparition de l’idée ?

Grégoire s’arrête spécialement à montrer que l’âme et le corps ont été créés ensemble, ni l’âme avant le corps (et ceci est dirigé en termes exprés contre l’auteur du Ilepi àpxwv), ni le corps avant l’âme. C. xxviii, xxix, P. G., t. xliv, col. 229 sq. N’a-t-il pas insisté sur cette unité de production au point de nier la création des âmes et de les présenter comme engendrées par les parents ? Son langage n’est pas toujours clair là-dessus, et l’extrême réalisme avec lequel il a affirmé l’unité du genre humain sans presque tenir compte des individus, devait le pousser en ce sens. Schwane croit pourtant que les principes de la foi l’ont gardé de l’erreur. Schwane, Dogmengeschichte, t. il, §53, n. 7, p. 430. Cf. § 52, n. 2, p. 422.

E. G. Môller, Gregorii Nysseni doctrinam de hominis natura et illustravit et cuin Origeniana comparavit, Halle, 1854 ; J. N. Stigler, Die Psychologie des hl. Gregor von Nyssa, Ratisbonne, 1857 ; Bouedron, Doctrines philosophiques de saint Grégoire de Nysse, Nantes, 1861 ; I.-C. Bergades, De universo et de anima hominis doctrina Gregorii Nysseni (en grec), Thessalonique, 1876 ; Fr. Hilt.Dss hl. Gregor von Nyssa Lehre vom Menschen, Cologne, 1890. Bon résumé dans Schwane, t. ii, §53, p. 425-431.— Ritter insiste tant sur les idées théologiques, si peu sur l’anthropologie qu’on croirait lire une histoire du dogme. Philos, chrét., t. ii, l. V, c. m ; traduct. française, t. il, p. 95 sq. ; Gonzalez, Histoire de la philosophie, t. ii, § 13, p. 52-57.

II. Némésios.

Grégoire, tout philosophe qu’il est, parle encore en père de l’Eglise. Dans Némésios le philosophe se montre presque seul. Plus complet que Lactance ou Grégoire, plus développé que Tertullien, il nous offre dans les quarante-quatre chapitres de son livre Sur la nature de l’homme une étude touillée, didactique, exacte en somme et précise, sur l’homme et sur sa place dans le monde (définition, c. i, P. G., t. xl, col. 524) ; sur l’âme et sur sa nature spirituelle et immortelle (c. ii, col. 536-589) ; sur l’union de l’âme et du corps (c. ni, col. 592-608) ; sur le corps et les éléments qui le composent (c. iv-v, col. 608-632) ; sur les sens et les multiples facultés de connaissance, soit sensibles, soit spirituelles (c. vi-xv, col. 632-672) ; sur l’appétit et les passions (c. xvi-xxii, col. 672-693) ; sur la vie végétative et la puissance locomotrice (c. xxiii-xxviii, col. 672-717) ; sur l’activité volontaire et ses conditions, sur la liberté, sur la providence (c. xxix-xliv, col. 717817), le tout avec une grande érudition philosophique, avec force détails d’une physiologie parfois exacte et qui devance son temps (ainsi sur la circulation du sang, c. xxiv), avec une belle indépendance de pensée, à la lumière de la foi. — Némésios tient pour la préexistence de l’âme, sans rien d’ailleurs qui rappelle les rêveries origénistes. Il ne veut pas qu’on la dise créée après le corps, ni dans le corps : ce serait la faire mortelle. Aussi bien, dit-il, peut-on admettre que le monde reçoive tous les jours, au bas mot, cinquante mille substances spirituelles ? C’est le faire bien imparfait encore, pour supposer qu’il finira juste quand le nombre des âmes sera complet, comme les enfants qui jouent sur le sable démolissent leur œuvre dès qu’ils l’ont achevée. Enfin — et ici les idées de Némésios sont d’une rare précision — ces âmes ne pourraient naître que par création. Mais alors Moïse se trompe en disant que « Dieu cessa de créer ». C. ii, cal. 573. Telles sont les raisons dont Némésios appuie son erreur. Elles montrent au moins combien il est sur de la spiritualité de l’âme et des conditions de son origine, combien nettement il comprend la création comme production ex nihilo. En somme, Némésios a recueilli et groupé ce que le passé avait de mieux sur l’âme et sur l’homme. L’avenir en devait profiter largement. Saint Jean Damascène lui doit beaucoup, et saint Thomas puise chez lui à pleines mains, croyant, d’ailleurs, puiser chez Grégoire de Nysse.

Franck, Dictionnaire des sciences philosophiques, au mot Némés i us ; Ritter, Philosophie chrétienne, l. VIII, c. i, § 1, p. 421-442 iun peu systématique, à son ordinaire, et sujet à caution ) ; Gonzalez, Histoire de la philosophie, t. H, §14, p. 57-61 ; Ëvangelides, Zwei Capital aus einer Monographie ïtber Nemesius und seine Quellen, Berlin, 1882.

III. Saint Augustin. —

Sur l’âme comme presque partout, saint Augustin n’a guère que des traités de circonstance. Dès lors on ne saurait s’attendre à trouver chez lui, comme chez Tertullien et Némésios, une doctrine de l’âme également poussée sur toute la ligne, ordonnée et méthodique. Mais Augustin s’est trouvé en face des principales erreurs sur l’âme, rajeunies et propagées par les manichéens ou les priscillianistes ; il a du maintenir contre les pélagiens la transmission du péché originel, et pour cela étudier de près l’origine des âmes ; philosophe, il ramène toute la philosophie à deux questions, Dieu et l’âme ; psychologue, il a une merveilleuse aptitude à l’observation intérieure ; chrétien, il sait que la vie chrétienne peut se résumer en deux points : connaître Dieu et so connaître soi-même (noverim me, noverim te ; cf. Soliloq., I. II, c. i, P. L., t. xxxii, col. 887 ; cꝟ. l. I, c. vii, col. 872, et aussi De ordine, l. II, n. 47, ibid., col. 1017) ; théologien de la Trinité, il comprend que pour avoir ici-bas quelque vue. si imparfaite fût-elle, de la vie intime de Dieu, le mieux est de l’étudier dans son image, sinon la plus parfaite, au inoins la plus accessible. De Triait., passim. Il se trouve ainsi avoir touché à toutes les questions de l’àme et y avoir mis le meilleur peut-être de son attention et de son génie. Impossible de donner ici une idée tant soit peu complète de son œuvre. On en a fait des volumes. Quelques remarques seulement. Tandis que Némésios pour les rapports essentiels de l’âme au corps et dans l’analyse de l’activité humaine prend position du côté d’Aristote et des stoïciens, Augustin est plutôt dans la direction de Platon, et il emprunte maint détail aux néoplatoniciens. Au lieu de définir l’homme un animal raisonnable, il préfère dire qu’il est anima rationalis… morlali atque lerreno utens corpore, De moribus Ecclesioe catli., l. I, c. XXVII ; cf. ibid., c. iv ; sans, d’ailleurs, méconnaître ni la nature de l’homme, qui est âme et corps, ni l’unité naturelle du composé humain ; repoussant même expressément, avec la préexistence platonicienne, l’idée que l’âme est la prison du corps. De vera religione, xxxvi.

(N. B. On prête souvent à saint Augustin cette définition de l’homme : Hommes sunt voluvtates, sans jamais dire d’où elle est prise. D’où vient-elle ? D’une erreur, je pense, et fort curieuse. Augustin explique, De civit. Dei, XIV, 6, que tous les mouvements de notre âme tiennent de la volonté, ne sont que des mouvements de la volonté- : voluntas est qttippe in ommibus (motibus), un mo omnes (motus) nihil aliud quam voluntates. On a mis horninea pour omnes, et le tour était joué. Que de gens prêtent ainsi leur esprit aux anciens’)

Dans la connaissance intellectuelle, Augustin regarde moins le côté par lequel elle se rattache au sensible que ses rapports avec l’immatériel et l’intelligible ; il fait sienne la théorie admirable de l’exemplarisme en tout ce qui n’est pas rêve et chimère, et, sans être ontologiste, il prête à l’interprétation ontologiste, soit par quelques inexactitudes de détail, dans les Soliloques, par exemple, soit par le mouvement général de sa pensée si nettement réaliste. De la simplicité de l’âme et de sa spiritualité il a donné les preuves décisives, avec d’autres, çà et là, plus subtiles peut-être et ingénieuses que solides et convaincantes.

Sur l’unité d’âme en l’homme et le dichotomisme humain, sa pensée est évidente et sans hésitation. Quoiqu’il aime à distinguer çâ et là le corps, l’âme, l’esprit, De fide et synibolOfl. I, c. x, P. L., t. xl, col. 193, il a des expressions toutes scolastiques pour montrer l’âme raisonnable donnant au corps non seulement la vie par sa présence et son union immédiate, mais aussi ut sit corpus in quantum est. Textes dans Schwane, t. il, §54, n. 2, p. 434.

Sauf les hésitations que nous dirons sur l’origine de l’âme, la doctrine d’Augustin sur l’àme est celle qui prévaudra comme seule vraie. Cette doctrine, d’ailleurs, ne lui est pas propre, mais son grand nom donna crédit à la vérité, comme aussi sa manière, si bien à lui, de voir et d’exprimer vivement, comme ce don d’observation intérieure et d’analyse piltoresque auquel nous devons tant de pages inimitables sur la mémoire, sur l’imagination, sur nos opérations et nos états psychologiques les plus délicats.

Bon résumé dans Schwane, Dogmengeschichte, t. il, § 54, p. 431-439 ; F. Nourrisson, La philosophie de saint Augustin, Paris, 1806, surtout, t. i, c. ii, p. 105-252 ; Ferraz, De la psychologie de saint Augustin, 2’édit., Paris, 1809, surtout c. n-iv, p. 19-94 ; A. Dupont, La philosophie de saint Augustin, Louvain, 1881 (par comparaison avec saint Thomas), surtout n. 8, p. 109-173 ; J. Storz, Die Philosophie des hl. Augustins, Fribourg-en-Brisgau, 1882 ; Bestmann, Qua ratione Augustinus notiones philosophix grseese ad dogmata anthropologica describenda adhibuerit, Erlangen, 1877 ; Grandgeorge, Saint Augustin et le néoplatonisme, Paris, 1896 ; Gangauf, Metaphysische Psychologie des lil. Augustins, Augsbourg, 1852 (dans le sens de Giinther) ; Heinzelmann, Augustins Ansichten vont Wesen der menschlichen Seele, Erfurth, 1894 ; Id., Augustins Lehre von der Unsterblichkeit und Immaterialitàt der menschlichen Seele, Iéna, 1874 ; K. Werner, Die Augustinische Psychologie in ihrer mittelalterl. scholast. Einkleidung und Gestaltung, dans les Sitzungsber.de l’Académie de Vienne, 1882 ; Julius Fabre, Augustini philosophia, Andréa Martin colleclore, Paris, 1863, pars IV, De anima, réédition modifiée de la Philosophia Christian » de l’oratorien André Martin (Ambrosius Victor), Angers, 1607, et Paris, 1671 ; Mich. Ang. Fardella, Animas Itumanx natura ab Augustino détecta, Venise, 1098.

IV. Après saint Augustin. —

En Occident, on ne devait guère ajouter à la doctrine d’Augustin sur l’âme jusqu’aux jours où la scolastique la prendrait pour l’incorporer en un vaste tout.

1° Le groupe marseillais. Claudien Mamert. —

Un petit groupe échappa seul à son inlluence, celui des Marseillais (Cassien, Gennade, Fauste de Riez). Leur doctrined’ailleurs n’est pas moins nette que celle d’Augustin, comme on peut le voir par les chapitres si précis de Gennade, De eccles. dogm., xi-xx, P. L., t. i.vin, col. 984-985. Sur deux points seulement, ils diffèrent d’Augustin : d’un côté, ils affirment sans la moindre hésitation que l’âme est créée par Dieu ; de l’autre, ils veulent, avec les grecs, " qu’elle soit dite corporelle. La première affirmation ne (levait pas tarder à devenir générale, malgré la grande autorité d’Augustin.

La seconde allait être vivement combattue par Claudien Mamert. Celui-ci ne fit guère que suivre Augustin, tout en étant personnel par le ton, la manière, l’érudition : il groupe les arguments disséminés chez le maître, il les pousse, il les met en forme ; çà et là, son raisonnement a toute la rigueur scolastique. Voir, par exemple, la récapitulation, 1. 111, c. xiv, P. L., t. nu, col. 775. Édition critique de Cassien, par M. Petschenig, dans le Corpus de Vienne, t. xiii, 1886-1888 ; de Fauste, par A. Engelbrecht, t. xxi, "1891 ; de Claudien Mamert, par le même, t. XI, 1885.

Sur Fauste : A. Koch, Dcr anlhropologische Lchrbegrifl des Bisclwfs Faustus von 7 ?<t’Z, dans Theolog. Quartalschrift, 1889, t. lxxi, p. 287 sq., reproduit, je pense, dans A. Koch, Der ht. Faustus, Stuttgart, 1895.

Sur Claudien Mamert : M. Schultze, Die Schrift desClaudianus Mamertus, De statu aninise, Dresde, 1883 ; R. de la Broise, Mamerli Claudiani vita ejusque doctrina de anima hominis, Paris, 1890.

2° Cassiodore, Alcuin. La doctrine commune. —

Plus encore que Claudien Mamert, Cassiodore, Alcuin, Raban Maur, Hincmar, Ratrainne, devaient se borner à mettre en œuvre les idées d’Augustin, quitte à les dépasser cà et là, notamment sur l’origine de l’âme.

Il faudrait dire plutôt les idées communes, se dégageant plus nettes et plus pbilosopbiques dans le courant même de la philosophie où elles avaient un peu disparu d’abord. Ces idées sont dans Cassien et dans Gennade, comme chez les disciples d’Augustin, sauf toujours l’exception particulariste, ici hésitant sur l’origine de l’âme, là lui attribuant un corps.

Sur Cassiodore : V. Durand, Quid scripserit de anima Cassiodorus, Toulouse, 1851. — Sur la psychologie d’Alcuin, etc. : K. Werner, Enlwickklungsgang, etc., p. 2 sq. ; Stdekl, Geschichte, etc., t. I, § 6, p. 18 sq.

3° Maxime le Confesseur. Saint Jean Damascène. Les Orientaux et la scolastique. —

Ces idées communes ne se dégagent nulle part peut-être mieux que dans le petit traité de Maxime le Confesseur. C’est limpide, c’est méthodique, c’est raisonné en forme : on dirait des articles de saint Thomas. Comment nous connaissons l’âme, comment on prouve qu’elle est et qu’elle est substance, incorporelle, simple, immortelle, raisonnable : ce sont, remarque l’auteur, les principales questions que l’on se pose dans le traité de l’âme. Nous procéderons, ajoute-t-il, par démonstrations rigoureuses, afin que des idées claires et accessibles nous mettent en état de faire face aux opposants. De anima, prologue, P. G., t. xcr, col. 353. Les élèves de Maxime — car tout ici indique une récapitulation de cours — durent trouver que le maître avait rempli sa promesse. Avec les explications si nettes de la lettre vi sur l’incorporéité de l’âme, avec celles de la lettre vu sur son état après cette vie, avec celles de l’opuscule à Marinos sur ses opérations, et particulièrement sur celles de la volonté, empruntées en grande partie à Némésios (voir les indications ci-dessus II. Ame. Ecrits sur l’âme, i), avec les quelques mots enfin sur son origine contre ceux qui la font ou antérieure au corps ou postérieure, Episl., xii, P. G., t. xcr, col. 488-489, et sur l’unité substantielle du composé humain, c’est une doctrine complète de l’âme que nous offre Maxime, et cette doctrine a déjà chez lui toute la précision scolastique.

Saint Jean Damascène n’aura rien à y ajouter : il sera seulement l’une des voies de communication entre les grecs et les latins ; non pas la seule, car ni Grégoire de Nysse, ni Némésios, ni Maxime, ne furent inconnus au moyen âge latin. L’Occident et l’Orient se donnent la main dans la scolastique.

4° La doctrine de l’âme en Occident au xiie siècle. —


Malgré les bizarreries énigmatiques de Frédégise, les rêveries panthéisliques ou ultra-réalistes de ScotÉrigène, d’Adélard de Bath, de Bernard et Thierry de Chartres, de Guillaume de Conches, d’Amaury de Bennes et de David de Dinant, malgré les luttes du réalisme et du nominalisme, rêveries et luttes qui avaient leur contrecoup immédiat sur les doctrines de l’âme ; malgré quelques incertitudes ou obscurités chez Abélard, chez Jean de Salisbury, chez Isaacde Stella et chez Auger ou l’auteur, quel qu’il soit, du De spirilu et anima, le XIIe siècle devait exposer sur l’âme une doctrine passablement complète et arrêtée. Tandis que les moines méditaient sur

l’âme, le plus souvent selon la pensée d’Augustin — les uns, comme saint Bernard et les deux Victorins, Hugues et Richard, préoccupés surtout de psychologie mystique ; d’autres, comme Guillaume de Saint-Thierry ou Hildegarde, faisant une grande part au corps et aux considérations physiologiques — les théologiens, comme Pierre Lombard ou Alain de Lille, essayaient de faire sa part à l’âme dans leurs synthèses du dogme, Pierre avec une grande sûreté, Alain avec quelques écarts d’idées trop platoniciennes.

L’apport aristotélicien et judéo-arabe.


Tout ou presque tout allait être remis en question sous l’influence des doctrines aristotéliciennes et judéo-arabes, sous l’influence aussi de cette curiosité hardie et remuante qui voulait à nouveau examiner et se rendre compte.

L’apport judéo-arabe était fort mêlé. Les vieilles idées grecques s’y trouvaient ; mais combien différentes de ce qu’elles étaient devenues dans le monde chrétien, combien perdues au milieu de rêveries panthéistiques ou matérialistes ! L’âme regardée, elle aussi, comme composée de matière et de forme ; les degrés métaphysiques transformés en autant de principes distincts, d’où autant d’âmes en l’homme que de vies spécifiques ; l’âme humaine réduite à n’être qu’une partie ou une modification accidentelle de l’âme unique du monde, la pensée regardée comme quelque chose d’extrinsèque à l’âme, d’où, d’une part, un seul principe de pensée pour tous les hommes (intellect actif ou intellect possible), et, d’autre part, les âmes individuelles purement sensitives comme celles des bêtes, partant dépendantes de la matière dans leur être même et mortelles en tant qu’âmes distinctes.

Ces opinions trouvaient crédit, tout opposées qu’elles étaient au dogme chrétien soit en elles-mêmes, soit dans leurs conséquences ; et les réclamations de l’orthodoxie étaient tantôt repoussées au nom de l’indépendance absolue de la raison, tantôt éludées par la distinction absurde entre la vérité de raison et la vérité de foi, comme si le vrai pouvait s’opposer au vrai.

Stimulée par le danger, la pensée orthodoxe allait s’affirmer plus précise que jamais ; elle fit plus et mieux, elle se jeta hardiment dans la mêlée, s’assimila tout ce qui était assimilable, c’est-à-dire tout ce qui était vrai, et, se faisant plus philosophique que la philosophie opposée, édifia la doctrine de l’âme la plus complète et la plus solide qu’on eût vue jusque-là.

Les doctrines judéo-arabes sur l’âme, telles que les reçut le moyen âge, sont mieux connues depuis quelques années. Stockl y insiste déjà beaucoup, t. ii, p. 13-305 ; Gonzalez s’en occupe, t. ii, p. 447-532. Voir surtout Ueberweg, t. ii, p. 213-253, avec la bibliographie.

Sur le développement des doctrines psychologiques depuis Alain jusqu’à saint Thomas, K. Werner, Der Entwickungsgang der mittelalt. Psychologie von Alcuin bis Albertus Magnus, Vienne, 1876, dans Denkschrift der Wiener Akad.-philos.-hist. kl., t. xxv ; sur les idées de Frédégise surl’àme, Stock ! , Geschichtc, t. l, p. 20 ; Hauréau, Histoire de la philos, scol., t. I, p.l29 ; œuvres dans P. L., t. cv ; sur celles de Scot Érigène, Stockl, t. i, p. 88 sq. ; sur celles d’Adélard, etc., Stockl, t. I, p. 208-218, passim ; sur celles d’Abélard, Stockl, p. 260 ; sur celles de Jean de Salisbury, Siebeck, Archiv fur Gesch. dcr Philos., t. I, 1888_, p. 5 18 ; sur celles d’Isaac de Stella et d’Auger, Stockl, 1. 1, p. 384 : sur celles de Hugues et de Richard de Saint-Victor, Stockl, p. 334 et 369 ; Mignon, dans Rev. des se. ecclés., 1893, p. 1-35 ; le même, Les origines de la scolastique, Paris, 1895, t. H, p. 101-120 ; sur celles d’Alain de Lille, Stockl, p. 417 ; M. Baumgartner, Die Pliilosophie des Alanus de Insulis (dans les Beilràge deB ; iumker), Munster, 1896 ; cf. Revue thomiste, 1897, p. 845 ; sur celles de Pierre Lombard, Stockl, t. I, p. 404 ; Schwane, t. iii, p. 338 ; sur Guillaume d’Auvergne, voir : K. Werner, Die Psychologie des Wilhelm von Auvergne, Vienne, 1873 ; Stockl, t. ii, p. 341.

J. Bainvel.