Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/DEMEURER

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(3p. 208-210).
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DEMEURER, v. n. Avoir sa demeure, habiter dans quelque lieu, y faire sa résidence. Commorari, manere, habitare. Les Anciens ont cru qu’on ne pouvoir demeurer sous la Zone Torride, ni dans les Zones Glaciales. Les Nobles qui demeurent à la campagne, sont traités de campagnards. Les bêtes farouches demeurent dans les forêts, dans les lieux deserts. Diogène ayant appris que les habitans de Synope l’avoient banni de leur ville, & moi, dit-il, je les condamne à y demeurer, parce que le séjour en étoit désagréable. Ab.

☞ Ces deux mots demeurer & loger, sont synonymes dans le sens ou il signifient la résidence : mais demeurer se dit par rapport au lieu topographique où l’on habite ; & loger par rapport à l’édifice où l’on se retire. On demeure à Paris, en Province, à la campagne. On loge au Louvre, chez soi, en hôtel garni. Syn. Fr. Quand des gens de distinction demeurent à Paris, ils logent dans des hôtels, & quand ils demeurent à la campagne, ils logent dans des châteaux.

Ce mot vient du Latin dimorare, ou dimorari. Du Cange.

Demeurer, signifie aussi, être un espace de temps à faire quelque chose. Morari. Saturne demeure 30 ans à faire le tour du Zodiaque. Les couriers les plus prompts demeurent huit jours à aller de Paris à Rome. Cet usage du verbe demeurer n’est pas bon. On se serviroit plutôt des verbes être, passer, mettre ou employer. Saturne est trente ans, ou met trente ans à faire le tour du Zodiaque. Virgile passa toute sa vie à travailler à l’Enéide : ou bien l’on ne mettroit aucun de ces verbes, & l’on diroit tout court, Virgile travailla 20 ans, travailla toute sa vie à son Enéide.

Demeurer, signifie aussi, s’arrêter, ne pas quitter le lieu où l’on est. Consistere, stare. Une sentinelle crie au moindre bruit, qui va là ? demeure là. Quand il apprit cette nouvelle, il demeura tout court, il changea de dessein. L’armée est demeurée campée en un tel endroit.

Demeurer & rester considerés dans une signification synonyme. Demeurer, dit M. l’Abbé Girard, ne présente que cette idée simple & générale de ne pas quitter le lieu où l’on est. Rester a de plus une idée accessoire de laisser aller les autres. Il faut être hypocondre pour demeurer toujours chez soi sans compagnie & sans occupation. Il y a des femmes qui ont la politique de rester les dernières aux cercles, pour dispenser les autres de médire d’elles.

☞ Il paroît que rester convient mieux dans les occasions où il y a une nécessité indispensable de ne pas bouger de l’endroit ; & que demeurer figure bien où il y a pleine liberté. Ainsi l’on dit que la sentinelle reste à son poste, & que le dévot demeure longtemps à l’Eglise.

On dit au Palais, qu’une cause est demeurée sur l’heure, quand une plaidoirie a été interrompue par la levée de l’Audience. Quand on donne des défenses, on dit, toutes choses demeurant en état, pour arrêter le cours d’une procédure commencée. On dit qu’une boule est demeurée, quand elle s’est arrêtée avant que d’arriver au but. On dit encore, demeurez ici à souper, à coucher.

On dit en ce sens, qu’il en faut demeurer là ; c’est-à-dire, s’arrêter à une chose délibérée, conclue, choisie, & dont on est demeuré d’accord ; ne pousser pas plus loin une contestation, un éclaircissement. Voyez ACCORD. C’est un homme qui n’en demeurera pas là, qui poussera bien loin son ressentiment, sa fortune. Ce Conseiller du Châtelet n’en veut pas demeurer là, il veut être Maître des Requêtes, Président, quand il aura l’âge, ou le service. Cette affaire est demeurée là, c’est-à-dire, qu’il n’y a personne qui la poursuive, qui la fasse juger.

Demeurer, se dit aussi, parmi les ouvriers, d’une chose achevée, d’un ouvrage fini. Absolutum esse, perfectum, consummatum. Dans les bâtimens on fait plusieurs constructions qui ne sont pas à demeurer. Les cintres de bois, les étais ne sont pas à demeurer. Cette pierre est arrêtée par le poseur, elle est à demeurer. Voilà un tableau bien fini, il est à demeurer. Ceci n’est qu’un essai, un modèle, qui n’est pas à demeurer.

Demeurer, s’emploie aussi par les Jardiniers à-peu-près dans le même sens, & toujours à l’infinitif. Persistere. Il ne se dit que des plantes, racines, herbes qu’on sème en pleine terre pour les y laisser, jusqu’à ce que le temps de les manger, de les consumer, soit venu. Ainsi semer à demeurer, c’est semer des plantes en pleine terre, pour les laisser croître, sans qu’il soit besoin de les replanter, telles que sont des racines, des salades, des fournitures de salades. Il faut semer, dit-on, des laitues à demeurer. Liger. Demeurer parmi les Laboureurs s’emploie aussi par rapport aux terres. Je vais labourer ce champ à demeurer. Il est temps de mettre cette terre à demeurer, c’est-à-dire, de lui donner le dernier labour, la dernière façon. Id. Il y a des Laboureurs qui disent labourer à demeurant, mais à demeurer vaut mieux. Id. D’ordinaire on sème à demeurer le persil, le cerfeuil, l’oignon, les carottes, les panais, &c. La Quint.

☞ On dit plus communément aujourd’hui, labourer à demeure, donner le dernier labour avant que de semer. Semer à demeure de la semence à la place où elle doit rester. Duhamel.

Demeurer, se dit encore de ce qui s’arrête, de ce qui adhère, de ce qui s’attache naturellement. Adhdærescere, Adhærere. Quand on manie de la graisse, il en demeure toujours aux doigts : ce qu’on applique à ceux qui manient de l’argent. La grue tira l’os qui étoit demeuré dans le gosier du loup. La lie demeure au fond du tonneau.

Demeurer, se dit aussi pour, être, Perstare. Ce Prince est demeuré neutre pendant toute la guerre. Il demeura sans rien faire pendant son absence. Je demeurai tout le jour sans manger. Demeurer d’accord.

Demeurer, signifie aussi, être de reste. Remanere, superesse. Le vent a abattu tous les fruits, il n’en est pas demeuré un sur l’arbre. Cet escadron a été tellement défait, que tout est demeuré sur la place. Voilà le débris de ce vaisseau, ce qui en est demeuré, qui nous en est resté. Il ne nous est rien demeuré des Ouvrages d’Epicure, de Démocrite. Il ne lui est rien demeuré de tout le bien qu’il avoit. Quand on mangeoit l’Anneau paschal, il falloit faire en sorte qu’il n’en demeurât rien. Il est demeuré perclus de ses membres, demeuré estropié, aveugle d’une telle maladie.

☞ On peut bien dire qu’un homme est demeuré mort sur la place ; mais on ne peut pas dire qu’il seroit demeuré mort, si on ne l’avoir secouru. Ces mots demeurer mort, signifient qu’il étoit mort en effet. On peut bien dire qu’un homme demeureroit estropié, parce qu’un estropié peut guérir ; qu’on demeureroit prisonnier, parce qu’un prisonnier peut être délivré ; mais non pas qu’on demeureroit mort, parce qu’un mort ne ressuscite pas.

☞ On dit figurément dans le même sens, que le champ de bataille est demeuré aux ennemis, que la victoire nous est demeurée ; pour dire que le champ de bataille est resté aux ennemis, que nous avons eu la victoire. Potiri, frui. La honte de cette action est demeurée à ceux qui l’ont entreprise. Il ne m’est rien demeuré de cette succession.

Demeurer, signifie aussi, persister, persévérer, être dans un état permanent. Persistere, permanere, perseverare. L’esprit du sage demeure toujours dans une même assiette. Il demeure toujours dans un même sentiment, dans le même honneur, dans le même crédit. Il lui est demeuré fidèle jusqu’à la mort. Demeurer dans le péché, Pasc. J’aime beaucoup mieux que votre injustice & votre ingratitude demeurent sans punition, que d’être vengée. Let. Port.

Demeurer, se dit encore figurément en plusieurs autres choses spirituelles & morales, où il a tantôt l’une, tantôt l’autre, des significations qu’on vient de marquer. C’est un homme modéré qui demeure dans de justes bornes, qui demeure dans le respect devant ses supérieurs. Celui qui demeure dans le silence, quand son voisin empiète sur lui, lui laisse acquérir prescription. On dit aussi de celui à qui la mémoire est infidelle, qu’il demeure en son discours, en son sermon, qu’il est demeuré tout court dans la chaire. Hæsit. On dit de celui qui n’a pas assez de vivacité d’esprit pour répondre sur le champ à quelque reproche, ou à quelque objection, qu’il est demeuré confus, muet, interdir, qu’il est demeuré froid comme glace. Ces peuples sont inquiets, ils ne sauroient demeurer en paix. C’est un brave qui ne peut demeurer inutile, les bras croisés. Mais je le laisse aller après un tel indice, & demeure les bras croisés comme un Jocrisse. Mol. On dit d’une personne qui conserve toujours quelque ressentiment contre un autre que cela lui est demeuré sur le cœur. Manet alta mente repostum. On dit, par la même raison, qu’il ne lui est rien demeuré sur le cœur, pour dire, que la réconciliation est véritable & entière.

Demeurer au filet, se dit familièrement d’un homme à qui la mémoire manque en récitant un discours. Un Magistrat prononçant une harangue qu’il avoit fait faire par un Avocat, demeura au filet ; & comme il faisoit effort pour se remettre, sans en venir à bout, dépité, il dit tout haut : Diable soit de l’Avocat, pourquoi me l’a-t-il fait si longue ? De Vign. Marv.

Demeurer, joint à d’autres termes, reçoit différentes aceptions dans le commerce. On dit, dans les comptes, demeurer en reste, demeurer en arrière, c’est rester débiteur, ne pas payer toutes les sommes portées dans une obligation, dans un mémoire, &c. Debitorem inveniri, deprehendi, expensis rationibus.

☞ On dit de même qu’un article est demeuré en souffrance, quand il n’est alloué qu’à la charge d’en justifier par quittance ou autrement. Telle partie est demeurée en souffrance, en débet de quittance.

Demeurer garant. C’est répondre de l’exécution d’une promesse que fait un autre, ou du paiement d’une somme qu’il emprunte, ou qu’il doit. C’est proprement le rendre sa caution.

Demeurer du croire. C’est être garant de la solvabilité de ceux à qui l’on vend des marchandises à crédit pour le compte d’autrui.

Demeurer, terme de Marine, signifie la situation d’une chose par rapport à une autre. Leur frégate nous demeura au nord. Nous fîmes voile par le sud, les montagnes nous demeurèrent à l’ouest.

Demeurer, terme de Manège, qui se dit lorsque celui qui monte un cheval, ne le fait pas assez aller en avant. Votre cheval demeure.

Demeurer, se dit proverbialement en ces phrases. Il est demeuré sur son appétit, pour dire, qu’il n’a pas mangé selon son appétit, qu’il s’est retenu de mange. Il faut demeurer sur la bonne bouche, pour dire ; sur ce qui plaît, sur ce qui est agréable. On dit aussi qu’un homme est demeuré pour les gages, quand il a été tué, ou pris dans quelque occasion : ce qu’on dit aussi d’un bras, d’un œil, d’une jambe, ou des hardes qu’il y aura perdues. On dit qu’un homme demeure en beau chemin, quand il abandonne une affaire lorsque le succès en paroît certain. On dit aussi que la parole vole, & que l’écriture demeure, pour faire entendre qu’il est dangereux d’écrire.

Demeuré, ée. part.