Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Prédestination (II. Conclusion)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 134-141).

IIe Partie

CONCLUSIONS APOLOGÉTIQUES

La revue historique à laquelle nous venons de procéder montre l’Eglise catholique constamment attentive à deux écueils opposés : recueil du naturalisme pélagien, dénoncé par saint Augustin surtout, et l’écueil d’un surnaturalisme faux, où aboutirent plusieurs sectes, d’ailleurs éprises de saint Augustin : prédestinatianistes, wicleQstes, hussiles, luthériens, calvinistes, baïanistes, jansénistes. Elle montre aussi divers points secondaires d’exposition abandonnés aux disputes d’écoles.

A l’encontre du naturalisme pélagien, qui prétend résoudre le problème de la prédestination en le supprimant et qui, en dissimulant à l’homme sa propre indigence, lui ferme la voie du salut, l’Eglise maintient la souveraineté de la grâce et son universelle nécessité ; elle. invite l’homme à se jeter avec une humble conliance dans les bras de Dieu.

A l’encontre du surnaturalisme pseudo-augustinien, qui, par une interprétation fataliste du dogme, développe un optimisme trop commode ou un pessimisme désespéré, l’Eglise maintient l’universalité du bienfait de la Rédemption et le fait de la liberté humaine. Elle allirme avec une énergie croissante la réalité, l’universalité de la volonté divine concernant le salut de l’homme ; elle ne dispense l’homme ni de craindre Dieu, à cause de sa propre faiblesse, ni d’espérer en Dieu, à cause de la puissance de Dieu et de sa bonté.

Du fait que la doctrine catholique de la prédestination réagit contre les excès contraires et d’une immoralité manifeste, résulte en sa faveur une certaine présomption de vérité. Nous ne pousserons pas plus loin l’apologie de l’Eglise. Il reste à montrer plus précisément comment la doctrine catholique satisfait aux exigences diverses des attributs divins : ce sera proprement l’apologie delà Providence.

Trois attributs divins sont ici particulièrement en cause : la sagesse, la justice et la bonté.

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La sagesse de Dieu ne permet pas de croire que la puissance de Dieu se laisse mettre en échec par la mauvaise volonté de l’homme.

La justice de Dieu ne permet pas de croire que Dieu condamne des innocents, ni qu’il laisse le mérite sans récompense.

La bonté de Dieu ne permet pas de croire que Dieu crée l’homme pour son malheur.

Sur ces trois points, la doctrine catholique apporte des réponses qui, si elles ne suppriment pas le mystère, du moins écartent le scandale.

A. Elle rend hommage à la sagesse de Dieu en affirmant l’efficacité souveraine du gouvernement de la Providence.

B. — Elle rend hommage à la justice de Dieu en affirmant, d’une part le dogme de la liberté humaine, d’autre part les sanctions de l’autre vie.

C. Elle rend hommage à la bonté de Dieu en affirmant l’universalité de la volonté salvifique antécédente et présentant la réprobation conséquente comme un pur châtiment, imputable à la faute de l’homme.

A. — Apologie de la sagesse divine

La sagesse divine atteint ses fins, par l’efficacité souveraine du gouvernement de la Providence. L’ellicacité souveraine du gouvernement de la Providence est un dogme de la foi catholique, dogme dont on a vu en saint Augustin l’expression particulièrement énergique, en ce qui concerne la direction de la créature raisonnable vers sa un surnaturelle.

Toutes les écoles catholiques s’accordent à reconnaître que rien n’arrive ici-bas sans une volonté de Dieu, volonté positive ou du moins permissive. Volonté positive quant au bien surnaturel auquel Dieu meut la créature par sa grâce. Volonté permissive quant au mal moral auquel la créature peut se porter en déclinant l’impulsion supérieure de la grâce. Quant au mal physique, il peut être ici-bas un châtiment temporel — ainsi les suites du péché originel. Il peut encore être une épreuve salutaire, en vue du bien surnaturel de l’homme.

Toutes les écoles catholiques s’accordent encore à reconnaître que Dieu n’est pas à court de moyens pour fléchir la volonté de l’homme. Mais il répugne à sa Providence universelle d’intervenir, dans l’ordre de la création, par deperpétuelscoups d’état ; c’est pourquoi il laisse les causes secondes à leur jeu normal, sans préjudice des opérations de grâce par lesquelles il les incline au bien surnaturel sans les violenter, et aussi des interventions extraordinaires par lesquelles, de loin en loin, il affirme son souverain domaine.

La volonté créée, qui se dérobe aux sollicitations de la grâce et s’écarte de sa On, ne déserte l’ordre de la grâce divine que pour retomber sous l’ordre de la justice vindicative. Et ainsi l’ordre total de la Providence divine n’est jamais frustré, puisque les écarts même de la créature concourent en définitive au resplendissement des perfections divines, au resplendissement de la justice, à défaut du resplendissement delà bonté. Parler d’un fiasco dans l’œuvre divine, serait le fait d’un rationalisme borné — sinon d’une ignorance voulue.

B. — Apologie de la justice divine

La justice de Dieu se manifeste, dans l’œuvre de la prédestination, par le rôle qu’elle assigne au libre arbitre de l’homme, artisan responsable de sa destinée surnaturelle, et par la fidélité de Dieu à ses promesses.

a) Dans la prédestination divine, toute initiative salutaire appartient à la grâce ; mais cette initiative atteint ses fins parla libre correspondance de l’homme aux invitations de la grâce. La doctrine catholique n’autorise aucune conclusion fataliste ou déterministe.

Par fatalisme, on entend une doctrine qui fait tout plier sous l’empire d’une nécessité inéluctable, émanée de la Cause première. Par déterminisme (voir ce mot), on entend particulièrement une doctrine qui explique par l’engrenage aveugle des causes secondes tout effet venant à se produire dans l’univers.

La doctrine catholique ne suggère rien de tel. Soit que l’on considère l’action divine, soit que l’on considère laprescience divine, on n’y trouvera pas trace d’attentat à la liberté de l’homme.

L’action divine respecte la nature des êtres qu’elle a créés. Si le mode d’activité qu’elle leur a départi comporte une part d’initiative, l’action divine consacre cette initiative. C’est ce qu’affirme saint Thomas, toutes les fois qu’il se demande : Utnim volunlas Dei sit causa rerum. — Utrum voluntas Dei necessitatem rébus volitis importât.

I a, q. 19, art. 4 * Secundurn hoc effectus procedunt a causa agente secundurn quod præexistunt in ea ; quia omne agens agit sibi simile. Præexistunt autem effectus in causa secundurn modum causae. Unde, cum esse dis’inum sit ipsum eius intelligere, præexistunt in eo effectus eius secundurn modum intelligibilem ; et per modum intelligibilem procédant ab eo, et sic, per consequens, per modum voluntatis. — Ib., art. 8 : Cum voluntas divina sit efficacissima, non solum sequitur quod fiant ea quae Deus vult fieri, sed et quod eo modo fiant quo Deus ea fîerivult. Vult autem quædam fieri Deus necessario, quædam contingenter ; ut sit ordo in rébus, ad complementum universi. Et ideo quibusdam effectibus aptavit causas necessarias quæ deficere non possunt, ex quibus effectus de necessitale proveniunt ; quibusdam autem aptavit causas contingentes defectibiles, ex quibus effectus contingenter eveniunt.

Le dogme de la prédestination n’autorise donc nullement un raisonnement comme celui-ci : Si je suis du nombre des prédestinés, Dieu me conduira sûrement au terme du salut. Si je n’en suis pas, mes efforts ne sauraient prévaloir contre ma destinée. Donc inutile de m’en mettre en peine. — Raisonnement fataliste. Il ne serait pas plus déraisonnable de dire : Si je dois me briser la tête contre le sol. rien ne saurait mepréserver d’un tel accident ; sinon, un tel accident ne saurait m’atteindre. Donc peu importe que je me jette ou non par la fenêtre de mon cinquième étage.

Le dogme de la prédestination n’autorise pas davantage un raisonnement comme celui-ci : Le réseau des secours divins que Dieu me destine est fixé de toute éternité, avec l’efficacité propre à chacun. Je ne puis ni les devancer ni m’y soustraire. — Raisonnement déterministe. Il ne serait pas plus déraisonnable de dire : L’équilibre de ma santé dépend des conditions atmosphériques, et ma fortune dépend des circonstances économiques. Donc je puis me désintéresser, soit de la conservation de ma santé, soit de la gestion de ma fortune.

Un raisonnement dont l’absurdité saute aux yeux s’il se rapporte à un objet sensible et proche de nous, ne cesse pas d’être absurde, pour se rapporter à un terme invisible et plus ou moins éloigné. Le fait que l’action divine nous domine de très haut ne nous dispense pas de nous conduire sous elle. Si quelques esprits ne sont pas frappés de cette parité, la faute n’en est pas au dogme de la prédestination.

L’action divine nous enveloppe à la façon de l’air que nous respirons. Et elle nous mène à ses fins en

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utilisant le concours que nous lui prêtons librement. A défaut de ce concours, elle ne saurait nous y mener. De même que la première condition pour vivre est de respirer, la première condition pour réaliser les lins de Dieu est de correspondre à l’action divine. Ainsi gardons-nous, sous l’opération salutaire de la grâce, la propriété de nos actes. Il dépend de nous de nous sauver par la grâce de Dieu ou de nous damner malgré elle.

Pas plus que l’action divine, la prescience divine n’est une chaîne pour la volonté créée. Une analogie lointaine peut éclairer, en quelque mesure, cette indépendance de la volonté créée au regard de la prescience divine qui la devance dans toutes ses voies. Il arrive souvent que, d’après la connaissance intime que nous avons de nosseinblables, nous pouvons prédire avec une réelle certitude la détermination que prendra librement telle personne, placée dans telles circonstances. La prédiction ne saurait, en aucune manière, influer sur la détermination, qui pourtant ne laissera pas de se produire à point nommé. De même et beaucoup plus, l’intelligence divine, qui connaît le fond de la créature, a-t-elle toutes les voies de la créature présentes et les domine d’une hauteur inûnie, sans peser aucunement sur elles.

L’objection tirée delà prescience divine, se résout plus facilement que l’objection tirée de l’action divine, par la simple distinction des plans où s’exerce l’une et l’autre. La nécessité qui lie l’activité de la créature à la prescience divine n’est pas une nécessité qui découle de l’action divine comme telle et s’exerce dans le plan physique ; c’est une nécessité d’ordre logique, fondée sur l’immutabilité de la science divine ; nécessitas non consequentis, sed consequentiae, selon l’expression de saint Thomas, De verit., q.xxiv, a.i ad 13 m. Voir Ia, q. 22, a. l ad 2 m : In hoc est immobiles et certus divinæ Providentiæ ordo, quod ea quæ ab ipso providentur cuncta éventant eo modo quo ipse providet ; sive necessaïio, sive contingenter. Et q. a3, a. 3 ad 3 m.

Ainsi en est-il, du premier au dernier pas de notre carrière.

Et ceci fournit une réponse décisive à l’objection toujours renaissante : Il ne dépend pas de moi d’être ou non du nombre des prédestinés. — Il est bien vrai que Dieu ne m’a pas consulté sur le choix de l’ordre de Providence où il lui a plu de m’introduire ; niais, dans cet ordre de Providence où il m’a introduit pour y faire mon salut, il m’a investi d’une réelle souveraineté. Sous l’impulsion de sa grâce, je m’oriente souverainement dans cette carrière terrestre qui constitue à mon regard un circuit fermé ; je ne saurais verser aux abîmes qu’en le voulant. Du seul point de vue de la justice, la Providence divine est couverte ; car, en fait, ma destinée prochaine, et donc aussi ma prédestination éternelle, est dans mes mains.

Le terme suprême que Dieu a marqué dans sa prescience, et vers lequel nous nous acheminons librement sans le connaître, sera la récompense de nos efforts persévérants vers le bien, à moins qu’il ne soit le châtiment de notre endurcissement dans le mal. Il n’a pas plu à Dieu de nous le révéler : loin de nous en plaindre, nous devons louer la sagesse par laquelle il nous maintient dans la nécessité de veiller toujours, d’autant que nous ignorons le jour et l’heure où Dieu bornera notre course terrestre, selon la leçon plusieurs fois inculquée dans L’Evan< gile (Mat., xxiv, 4 j ; xxv, 13, etc.). Si le dénouement nous était connu, c’est alors que nous serions exposés soit à spéculer sur l’assurance du salut, soit au c « traire à chercher dans des plaisirs défendus un

dédommagement tel quel contre la ruine en perspective. Au contraire, l’incertitude où nous sommes sur le fait de notre prédestination, nous engage à opérer notre salut avec crainte et tremblement, selon saint Paul (Pli il., ii, 12) ; à assurer notre vocation et notre élection, selon saint Pierre (II l’et., , 10).

b) Le fait de la liberté, et donc de la responsabilité humaine, étant reconnu, l’apologie de la justice divine s’établit sur un terrain ferme. Mais il faut examiner à part le cas de la prédestination et celui de la réprobation.

En ce qui concerne la prédestination, la tâche est facile, soit que l’on considère la prédestination comme un bloc, soit que l’on descende à l’analyse de son objet. Considérée comme un bloc, la prédestination est tout entière l’œuvre dubon plaisir divin, œuvre non pas tant de justice que de gratuite munilicence, puisque Dieu élève la créature raisonnable à une tin qui surpasse infiniment toutes les exigences et les aspirations de sa nature, et se propose de couronner en elle ses propres dons.

Dans l’objet de la prédestination, l’analyse découvre une corrélation entre la béatilicalion de la créature, fin voulue de Dieu, et les mérites, moyen voulu de Dieu en vue de cette fin. Et cette corrélation peut être envisagée d’un double point de vue. Pour qui s’attache à l’ordre de l’inleniion, la fin précède naturellement les moyens : c’est ce qui autorise à parler de prédestination à la gloire ante prævisa mérita. Pour qui s’attache à l’ordre de l’exécution, les moyens précèdent la fin : c’est ce qui autorise à parler de prédestination à la gloire post prævisa mérita, ou, comme dit saint Thomas, ex meritis. Ces deux points de vue partiels, pour être distincts, n’en sont pas moins complémentaires. Mais qu’on les réunisse, on devra nier l’influence des mérites sur l’œuvre totale de la prédestination. C’est ce que fait, après saint Augustin, saint Thomas, I a, q. a3, a. 5.

Ejfectum prædestinationis considerare possumus dupliciter. Vno modo in particulari ; et sic nihil proliibet aliquem effectum prædestinationis esse causant et rationem alterins : posteriorem quidem prioris, secundum rationem causæ final 1 s ; priaient vero poslerioris, secundum rationem causæ meritoriae, quæ reducitttr ad dispositionem mat rat- ; sicutsi dicamus quod Deus præordmavit se datarum alicui gloriam ex meritis, etquad præordinavit se dalurum alicui gratiam ut mereret tr gloriam. Alto modo potest considerari prædestinationis effectua in communi. Et sic impossibile est quod lotus prædestinationis effectifs in communi habeat aliquam causant ex parte nostru…

La gratuité de la prédestination totale étant reconnue d’un commun accord par les docteurs catholiques, ils se partagent sur la prédestination restreinte à la gloire. Et les théologiens qui s’attachent de préférence à l’ordre de l’intention se prononcent souvent pour la prédestination à la gloire ante prævisa mérita. Ceux qui s’attachent de préférence à l’ordre de l’exécution se prononcent pour la prédestination à la gloire post prævisa mérita. Ces deux ordres ne sont nullement inconciliables, et l’on vient de voir saint Thomas les réunir, en spécifiant que l’ordre de la cause finale (c’est-à-dire 1 ordre d’intention ) et l’ordre de la cause méritoire (ou matérielle

— c’est l’ordre d’exécution) répondent à deux considérations inverses d’un même objet. La distinction de ces deux ordres, dans l’objet du décret de prédestination, est classique en théologie. On l’a rencontrée ci-dessus chez Bellarmin et Suarez par exemple. Nous la retrouvons chez l’auteur anonyme du traité De ordinc deque priori et posteriori (CI Tiphainb, S. J., j- 164 1), publié à Reims en iG^i, c. xlvi, p. 20, 7 : 261

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l.icet ordo, de quo agitur, decretis et electionibus Dei sit tcintum extrinsecus, eisque solum attribuatar per denomiriationein extrinsecam ah ordine obiectorum circa quæ versantur, non est tamen dieendum electionem ad gloriam simpliciter esse ante vel posl electionem ad gratiam, .<<</ hac distinctione utendum quid ordine intentionis et causalitatis finalis, electio ad gloriam prior est élections ad gratinai, et hæc illa posterior, quatenus gratin est effectus finalis gloriae. Ordine vero executionis et eausalitatis materialis, seumeritoriae, contra electio ad gratiam est prior electione ad gioriam. Ratio est, quia tah’in ordinem in decretis /)ei const tnere debemus, de gratia et gloria prædestinandis darula, qualem hæ inter se a parte rei habenl : at a parte rei, gloria, in génère eausæ finalis, prior est gratin : et hæc contra, in génère eausæ materialis et meritoriae, gloria prior est.

A ne considérer que la prédestination proprement dite, cette distinction peut paraître secondaire. Son importance tient à son contrecoup dans la doctrine de la réprobation. Dans la première édition de ce Dictionnaire, Mgr Pkkriot a cru devoir la remettre en honneur, non sans exagérer quelque peu l’oubli où l’auraient laissée les théologiens ; col. a583 :

Pourquoi les théologiens, qui ont nettement distinguo les deux ordres d’intention et d exécution, qui ont établi avec saint Thomas ce principe, que les choses ont dans les décrets divins le mémo ordre qu’entre elles, qui ont remarqué avec une évidente vérité que l’ordre d’exécution est l’inverse de l’ordre d’intention, ne sont ils pas allés avec saint Thomas jusqu’à la conclusion que suggéraient ces prémisses ? Pourquoi n’ont-ils pas reconnu, d’un commun accord, que, si l’on considère l’ordre de la lin. Dieu prédestine premièrement à la gloire et seulement ensuite à la grâce et au mérite ; que, si l’on considère l’ordre de la cause méritoire, Dieu ne prédestine à la gloire qu’en prévision des mérites ? Pourquoi chacun s’est-il cantonné dans l’une des deux affirmations, combattant l’autre comme si olle était fausse ?

Effectivement, les controverses sur la prédestination ante ou post prævisa mérita ne semblent pas avoir toute l’importance que donnerait parfois à croire l’acharnement des parties ; et l’on a pu combattre pour des mots, alors qu’on était d’accord sur le fond des chose- ; . Le parallélisme avec la sentence absolue de réprobation, qui ne se conçoit pas sinon post prævisa denier di, a pu induire des théologiens à revendiquer le point de vue de la prédestination post prævisa mérita. Mais ici, il convient, croyons-nous, d’observer deux choses. D’abord, qu’à proprement parler, il n’y a point parallélisme, ou du moins pas prrité, entre prédestination et réprobation. Car la glorilication de la créature raisonnable est le terme d’un dessein positif de Dieu ; sa réprobation n’est que l’effet d’une déchéance, consécutive à 1’inûdélité de la créature. En second lieu, toute prédestination est formellement dessein de Dieu, c’est-à-dire qu’elle appartient proprement à l’ordre de l’intention, avant de procéder à l’exécution. Et ceci recommanderait le point de vue de la prédestination ante prævisa mérita, non seulement pour la prédestination totale, ce qui n’est point controversé, mais encore pour la simple prédestination à la gloire. Car un dessein ne va pas sans une certaine priorité de la fin sur les moyens.

Mais la prédestination des uns ante prævisa opéra a pour corollaire une certaine réprobationdes autres ante prævisa opéra. Et ici la tâche de l’apologiste apparaît délicate. Aussi iinporle-t-il de marquer aussi exactement que possible la frontière entre la doctrine catholique et les systèmes des théologiens.

La doctrine calviniste de la réprobation positive

antécédente, excluant a priori certains hommes du salut éternel, est simplement hérétique. Il n’y a place dans le domaine catholique que pour une r^orobation négative antécédente, qui, sans accorder à tous le bienfait d’une prédestination positive, ne prononce « priori contre les non-privilégiés aucune exclusion.

Or nous rencontrons deux conceptions fort dissemblables, d’après la distinction des termes par rapport auxquels la réprobation négative est dite antécédente. D’une part, la conception bannésienne d’une réprobation négative antécédente à la considération de lajustice divine vindicative, qui demande à être glorifiée, aussi bien que la miséricorde. D’autre part, la conception suarésienne d’une réprobation négative antécédente à la considération du péché.

Selon la conception bannésienne, les réprouvés sont purement et simplement sacrifiés à la glorification d’un attribut divin, et conséquemment livrés à leur propre démérite. Et sans doute leur démérite leur demeure imputable ; aussi leur destinée n’a-t-elle rien qui répugne absolument, du point de vue d’une justice rigoureuse.

Selon la conception suarésienne, les réprouvés sont simplement livrés à leur démérite, et conséquemment châtiés, pour l’honneur de la justice divine. L’amour antécédent de Dieu, qui s’est reposé sur d’autres âmes pour les extraire de la massa peccati et marquer leur carrière du signe des prédestinés, ne s’est point reposé sur elles avec la même complaisance. Il les a prévenues de moindres grâces ou les a soutenues de secours moins persévérants. Néanmoins il ne leur a rien refusé qui leur fût rigoureusement dû. Ici encore la justice est sauve.

Malgré les raisons efficaces que l’on apporte pour mettre hors de cause, dans l’un et l’autre système, lajustice divine, beaucoup de théologiens ont peine à se reposer dans la pensée d’un traitement aussi rigoureux. Ce sont les théologiens de la prédestination post prævisa opéra, qui s’attachent à la considération des avances faites par la divine miséricorde à tous les hommes sans exception et ne veulent admettre aucune réprobation antécédente même négative, mais seulement une réprobation conséquente à la prévision des démérites. Cette conception de Lessius et de saint François de Sales est assez fondée dans l’Ecriture et la Tradition pour qu’il soit loisible à chacun de s’y reposer. Et l’on sera beaucoup plus à l’aise pour faire l’apologie de la justice divine.

Donc la réprobation négative antécédente, sous quelque forme qu’on la présente, n’est qu’un système théologique. Si l’on demande ce qu’en pense l’Ange de l’Ecole, nous croyons devoir répondre :

i) Saint Thomas est sûrement contraire à la réprobation antécédente entendue au sens bannésien. Il est bien vrai qu’il assigne comme fin à la réprobation des pécheurs la glorification de la justice divine vindicative, la, q. a3, a. 5 ad 3 m : Volait Deus in hominibus quantum ad aliquos, quos prædestinat, suant repræsentare bonitatem per modum misericordiae, parcendo, et quantum ad aliquos, quos reprobat, per modum iuslitiae, puniendo. Et hæc est ratio quare Deus quosdam eligit et quosdam reprobat. Mais la manifestation de la justice divine ^ indicative n’est pas un terme par rapport auquel saint Thomas parle de volonté divine antécédente ; toutes les fois qu’il parle de volonté antécédente, en cette matière, il le fait, avec saint Jean Damascène, par rapport au fait humain du péché, selon le principe général posé la, q. 19, a. 6 ad i m. Entre le commentaire de B a ûcz et celui de Cajetan, on optera sûre263

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ment pour Cajetan, si l’on n’a égard qu’à la pensée de saint Thomas.

Saint Thomas parle de prédestination totale, depuis le premier appel de la grâce jusqu’à la consommation dans la gloire ; et il parle de réprobation seulement conséquente au péché de l’homme, la, q. a3, a. 3 : Sicut præde.stinalio incluait voluntatem conferendi gratiam et gloriam, ita reprobatio incluait volunlatem permitlendi aliquem caære in culpain, et inferendi damnationis poenam pro culpa. — Ibid., ad a m : Reprobatio vero non est causa eius ejuod est in præsenti, sr. culpæ ; sed est causa derelictionis a Deo. Est tamen causa eius quod redditur in futuro, se. poenæ aeternae. Sed culpa provenit ex libero arbitrio eius qui reprobatur et a gratia deseritur. ELsecundum hoc verificatur dictum prophetæ (Os., xni, 9) : Perditio tua, Israël, ex te. Le premier élément de la réprobation, c’est l’abandon de l’homme par Dieu. Mais cet abandon n’est rien de positif, et présuppose toujours quelque défection de l’homme. Non deserens nisi deseratur, dit saint Augustin.

a) Dans la mesure où il favorise la thèse de la prédestination antécédente, saint Thomas favorise aussi la thèse de la réprobation négative antécédente. Cette mesure nous paraît restreinte. Car saint Thomas s’abstient d’isoler, ainsi qu’on le fera après lui, le don de la gloire, comme objet d’une prédestination spéciale. Il considère l’objet total de la prédestination, à la fois selon l’ordre de l’intention, et ceci favorise la thèse de la prédestination antécédente ; et selon l’ordre de l’exécution, — et ceci favorise la thèse de la prédestination conséquente. Ceux-là nous paraissent bien entrer dans la pensée des saints docteurs qui, avec Bellarmin, associent intimement, dans leur exposition, les deux ordres.

Sur la justice divine envers les réprouvés, nous citerons encore Mgr Pbrriot, a586-7.

Sans les exclure de ses bienfaits, sans leur rien enlever de ce que leur assure sa volonté antécédente de les sauver, sans les soustraire à la salutaire influence de la rédemption, Dieu les laisse dans cette masse pécheresse : il n’a po’ircela aucun décret à porter. Mais, parce qu’ils sont pécheurs et demeurent dans leur péché, malgré les innombrables secours que leur procure la volonté antécédente qu’il a de les sauver, il décrète, par sa volonté conséquente, de leur infliger la juste peine de leur perversité. Ainsi le décret divin concernant les réprouvasse compose de deux parties. La première comprend la préparation des moyens à l’aide desquels ils pourront se sauver, et des grâces par lesquelles il les en sollicitera et les en pressera, de telle sorte qu’il soit bien évident que Dieu veut sérieusement les sauver et que, s’ils ne se sauvent pas, c’est leur mauvais vouloir seul qu’il faudra en accuser : cette première partie est toute de bonté ; elle est commune aux prédestinés et aux réprouvés. La seconde ne comprend que deux choses : l’une qui n’a pas même be-Hoin d’être spécialement voulue, c’est que Dieu les laisse dans leur péché sans leur préparer les secours spéciaux qu’il tient en réserve pour ses élus, mais qu’il ne doit à personne ; l’autre est le décret de la condamnation qu’ils auront volontairement et librement encourue par leurs péchés.

Ainsi, lorsque toute la prédestination est de Dieu et que tout est gratuit pour les élus dans le décret qui les appelle b la gloire, tout dans la réprobation est du réprouvé, sauf une seule chose, le châtiment, non pas décrété gratuitement et sans raison, mais justement décrété pour les péchés prévus. On voit, par la, combien il serait déraisonnable de parler de la réprobation comme de la prédestination et de se faire une arme contre la prédestination de ce qu’il y aurait de répugnant a appliquer à la réprobation les notions qui conviennent à la seule prédestination,

C. — Apologie de la bonté divine

Reste la bonté divine, qui permet la réprobation des pécheurs. L’objection prend une forme pressante si l’on emprunte les paroles pronciu-ées parle Sauveur lui-même au sujet de Judas (Afaft., xxvi, a4) : « Mieux vaudrait pour cet homme-là n’être pas venu au monde. » On peut l’appliquer, proportion gardée, à tous les réprouvés. Et la réalité même de la volonté salvilique se trouve mise en question, surtout pour certaines catégories d’hommes qui semblent exclues du salut éternel par une volonté divine absolue. Tels sont notainmentles enfants morts sansbaptême. Tels encore beaucoup d’adultes qui, n’étant jamais atteints par la prédication chrétienne, se voient fermer, par une ignorance invincible, l’accès de la foi et du salut. Sans parler du très grand nombre de ceux qui pourraient se sauver s’ils recevaient des grâces de choix, et ne reçoivent pas ces grâces.

a) Le cas des enfants morts sans baptême constitue l’objection la plus spécieuse contre l’universalité delà volonté salvilique. Le jansénisme ne devait pas manquer d’exploiter cette veine ; l’assimilation injurieuse établie par le synode de Pistoie entre certaine rêverie pélagienne et la croyance, de plus en plus autorisée dans l’Eglise, au limbe des enfants, donna au Saint-Siège occasion de se prononcer en faveur de cette croyance et par là de limiter la portée de l’objection tirée du sort des enfants morts sans baptême. La question nous entraînerait fort loin ; bornons-nous à recueillir ici les conclusions.

1) Il est certain que ces enfants n’ont aucun droit à l’héritage du royaume céleste, autrement dit à la vision de Dieu. L’enseignement de l’Eglise était ferme là-dessus dès le temps de saint Augustin ; catholiques et Pélagiens en convenaient également ; seulement les Pélagiens cherchaientà s’autoriser de Ioan., iv, a : « Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures », pour imaginer une zone inférieure du royaume des cieux, où ces enfants jouiraient de la vie éternelle, sans pourtant voir Dieu. Là-dessus, canon 3 (d’authenticité douteuse) des conciles de fililève (4 16) et de Carthage (4 18), voir D. B., 10a (66), note. Saint Augustin, Serm., ccxciv, P. /, ., XXXVIII, 1335-1348 ; De anima et eius origine, 111, ix, 12 ; xi, 15-17, / /.., XL1V, 516-5ao ; C. lulianum, III, iii, 8, P. /.., XLIV, job. Malgré quelques flottements purement accidentels (voir l’épitaphe du jeune Theudosius, citée dans ce dictionnaire, t. 1. col. 1 444)> l’enseignement de l’Eglise fut constamment maintenu : par Innocent III écrivant à l’archevêque d’Arles (laoi), D. B., 4’0 (340 ; P ar’e concile de Florence, pro Jacob itis (1440> D. B., 71a (603) ; par le concile de Trente, sess. v, can. 4, (1546), D. B., 791 (673) ; l’Eglise n’a pas encourage les tentatives faites à diverses reprises pour autoriser la thèse du salut des enfants ; notamment par Cajktan, /h p. III « iii, q. 68, art.i et 2, fondant l’espoir du salut sur le votum pareiltum [texte effacé de ses œuvres par ordre de S. PibV ; cf. là dessus, Billot, De sacramentis*, t. 1, p. 2Ô4a 55] ; par Bianciii, De remedio aeternæ salutis pro parvulis in utero clausis sine Baptismo morientibus, Venetiis, 1798 ; par Kler, h’athol. Dogmatik, t. 111, p. 158, Bonn, 1 835 ; par Caron, La vraie doctrine de l’Eglise sur le salut des hommes, Paris, 1 855 (mis à l’index) ; par Schell, Katholische Dogmatik, t. III, p. 479-480, Paderborn, 1893. L’échec deces multiples tentatives montre clairement la pensée de l’Eglise sur la nécessité du baptême pour le salut.

Peut-on néanmoins affirmer que, d’une volonté antécédente et conditionnée, Dieu veut le saint même de ces enfants, alors que manifestement il ne le veut pas d’une volonté conséquente et absolue ? On le peut avec probabilité, à condition d’assigner le terme (ou la condition) par rapport auquel on parle de volonté antécédente et conséquente. Ce terme ne peut être, comme dans le cas des adultes, le péché 26 :

PREDESTINATION

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personnel, puisque ces enfants n’en commettent pas. Quel est-il ? Plusieurs opinions parmi les théologiens.

i" opinion. — C’est par rapport au péché d’autrui que Dieu veut, d’une volonté antécédente, le salut de tous les enfants sans exception. En d’autres termes, aucun enfant ne meurt privé de baptême sans qu’à un certain moment une volonté plus ou moins coupable, — que ce soit celle des parents ou toute autre,

— soit intervenue pour poser la cause qui le prive effectivement de la grâce du baptême. Ainsi le P. Kilbbr, dans la Theologia Wirceburgensis ; De Deo, Disp. iv, c. a, art. 3, faisant appel à saint Augustin.

a" opinion. — N’assigne pas d’autre terme que le jeu régulier des causes physiques, tel qu’il existe dans l’hypothèse présente du péché originel. En d’autres termes, Dieu n’intervient pas toujours pour corriger, par une providence spéciale, le désordre introduit dans la nature par le péché ; ce désordre suffit à expliquer qu’eu fait beaucoup d’enfants ne parviennent pas au baptême, cela sans fautes nouvelles de la part d’autrui. Ainsi le Gard. Fhanzelin, De Deo uno 3, thés. 53 (Rome, 1883), qui se réfère à l’auteur du De vocatione gentium.

3e opinion. — Tient le milieu entre les deux précédentes. Elle explique le malheur de nombreux enfants par des infidélités à la grâce, qui ne sont pas toujours des péchés. En d’autres termes, même dans l’hypothèse présente du péché originel, Dieu distribue par le monde une telle somme de grâces que le parfait usage de toutes ces grâces, par ceux qui les reçoivent, suffirait à conjurer l’effet désastreux des causes qui privent nombre d’enfants du baptême et du salut. La parfaite ûdélité de tous à la grâce serait le correctif voulu par Dieu au désordre des causes naturelles. Thèse défendue par le P. Ant. Strauh, S. J., dans Zeitschrift f. Kalh. Théologie, Innsbruck, 1885, p. 282-328 ; et dans Etudes, août 1888, p. 526547 ; De San, De Deo uno, t. II, c. iii, p. 28-3$.

a) Il est vraisemblable qu’en outre de la peine du dam (privation de la vue de Dieu), ces enfants ne souffrent aucune peine sensible.

Cette question ne fut guère agitée avant la controverse pélagienne, et saint Augustin, à ses débuts, la résolvait bénignement. Ainsi dans le De libero arhilrio (contre les Manichéens, vers388), III, xxiii, 68, P. I.., XXXII, 1304. Dans l’ardeur de la controverse contre les Pélagiens, il se fit plus sévère, et requit contre ces enfants une peine sensible, d’ailleurs la plus douce de toutes. Voir Pecc. mer. rem, I, xvi, xxviii, P. L., XLIV, 120. ijJo ; III, iv, 189 (en 4 |2)j Serm., ccxciv, 3, P. Z., XXXVIII, 1 ii- (4<3) ; De anima et eius origine, I, ix ; II, xii, P. L., XLIV, 481 ; 505 (419) ; Enchiridion, xciii, P. L., XL, 275(420) ; Contra Iulianum, V, xi, 44, P. L., XLIV, 809 (4a 1) ; Opus imperfectum contra Iulianum, II, Civil, P. /.., XLV, 1 191 (429). D’ailleurs ce doute l’angoissait ; il consultait saint Jérôme, voir Ep., clxvi, P. L., XXXIII, 720-733 (415). — Cf. saint Jérôme, Dial. adv Pelag., III, xvii, P. /, ., XXM, 587.— Reflètent plus ou moins la pensée de saint Augustin : l’anonyme De vocatione gentium, II, vii, ao, P.L., XVII, 1120 (V siècle) ; saint Avit i>r Virnne, Carmen ad Fuscinam sororem, P. /.., LIX, 370 ; saint Fulgbncb de Ru » PR, Z>e veritate prædestinationis et gratiæ Dei, I, xiv, 31, coll. III, xix, 39, P. L., LXV, 619. 666. 667 ; — plus dur que saint Augustin, car il condamne les enfants au feu éternel (vie siècle) ; — saint Grégoire lb Grand, Moral., IX, xxi. 3a, P. L., LXXV, 876 D-877 ; saint Ansblmr, De conceptu virgineo, xxiii, P. L., CLVIII, 457 ; Roland Baxdinblli (Alexandre III), Sentent., éd. Gibtl, p. 208. 209 ; — Grkgoirb db Rimini, dit

« tortor puerorum », In II d., 33, n. 3g. 1 (xvi* siècle) ; Bkllarmin, Controv., De amissione gratiae, 1. VI, ex ; Florent Conry, évêque de Tuam en Irlande, auteur d’un traité De statu parvulorum sine Haptismo decedentium, Louvain, 1624 et 1635, réimprimé à la suite de VAuguslinus de Jansénius, à Rouen, 165a : il condamne les enfants à la peine du feu ; Pbtau : De Deo, 1. IX, c. x. xi ; Bossubt, Lettre à Innocent XII, 23 mars 1697, dénonçant l’ouvrage de Sfondrati ; Noris, Vindiciæ augustinianæ, c. 1, 5, P. L., XLV1I, 730 sqq. ; F. Schmidt, Quæstiones seleclae ex theologia dogmatica, p. 255, Paderborn, 1891.

Cependant une croyance moins sévère préexistait à celle de saint Augustin, et n’a jamais disparu de l’Eglise. Parmi les Latins, Tertullikn ne parle d’aucun supplice pour ceux qu’il appelle simplement les « aori » (De anima, lvii). Il n’en est pas question chez les Grecs ; voir saint Grégoire db Nazianzb, Or., xl, 93, P. I, ., XXXVI, 389 C ; saint Grégoire db Nyssb, De infantibus qui præmature abripiuntur, P.G., Ll, p. 168169 ; I76C-177D ; 180 ; Pskudojustin, Quæst. et resp. ad orthodoxos, lvi, P. G., VI, 1298 (vi* siècle) ; Psbudoathanase, Quæst. ad Antiochum ducem, cxv, P. G., XXVIII, 670-671 ; Cosmas Indicoplkustes, Topograph. christ., 1. VII, P, G., CXXX, 128a (vi* siècle). — Presque tous les scolastiques sont de même sentiment ; ainsi Pierre Lombard, II d., 33 ; Alexandre db Halès, Summa, p. II, q. 106, m. 9 ; Albert le Grand, In IV d., 4, a. 8 ; saint Thomas, De malo, q. v, art. a et 3 ; saint Bonaventure, /// II d., 33, a. 3, q. 2.

3) Il ne manque pas de raisons d’affirmer que ces enfants, déchus de leur fin surnaturelle, jouiront néanmoins d’un certain bonheur naturel. La censure de Pib VI contre la 26* proposition du synode janséniste de Pisloie (Constitution Auctorem fîdei, 28 août 1794, D. B., 1626 [1 38gl) donne un grand poids à cette opinion, qui peut s’autoriser de suffrages considérables. Voir saint Thomas, In II </„, 30, q. 2, a. a ad 5 ; 33, q. 2, a. 1 ad 5 ; De malo, q.- v, art. 3 ad 5 ; Suarez, De peccatis et viliis, Disp. ix, s. 6 ; Lessius, De per/ectionibus divinis, xii, xxii, 144 sqq. ; Sfondrati, PJodus prædestinationis dissc-Intus, pars I, c. xxiii, p. 114-120 (excessif) ; Didiot, Morts sans baptême, Lille, 1696 ; Palmieri, De Deo créante et élevante, p. 653 sqq., Romae, 1878. Signalons enfin un solide article du Cardinal Billot, Etudes, 5 avril 1 920 ; non entamé par les facéties de l’auteur qui signe, dans la Revue d’Histoire et de Littérature religieuses : Edmond Perrin.

b) Selon l’enseignement de l’Eglise, nul adulte ne peut être sauvé sans la foi chrétienne et le vœu au moins implicite du baptême. Par ailleurs, la voie normale, pour acquérir la foi, est l’audition de la prédication évangélique, selon saint Paul, Rom., x, 1317. L’hypothèse d’un adulte placé hors de la portée de la prédication évangélique a pu être écartée de bonne heure par des Pères dont l’horizon ne dépassait pas celui du monde romain. Voir saint Justin, I Ap., lui, P. G., VI, 408 ; Clément d’Alexandrie, Strom., II, vi, P. G., VIII, 960. 961 ; Origènb, In Rom., 1. VIII, xii, P. G., XIV, 1197-1198 ; saintJEAN Chrysostomk, In loan., Hom., xxviii, 2, P. G.. LIX, 63 ; saint Cyrille d’Alexandrie, In loan. (xv, 22), X, P. G., LXXIV, 409 AB. A plus forte raison a-t-elle pu être écartée au Moyen âge ; voir Pseudo-Cypribn, De duodecim abusivis sæculi (livre écrit en Irlande au vu » siècle), xii, éd. Harlel, p. 172 ; Hugubs db Saint-Victor, De sacramentis christianæ fidei, II, vi, b, P. L., CLXXVI, 451 ; saint Bbrnard, Ad Ilugonem Victorinum, De liaptismo, 11, 6, P. L., CLXXXII, 1 o34 D-i o35 A. Cette hypothèse ne laissait pas pourtant de s’imposer à saint Augustin, en contact 267

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avec les populations barbares de l’Afrique ; voir De nat. et grat.. ii, 2, P. /, ., XLIV, 2/19 ; Bp. c Douât., seu de unitate Ecclesiae, xvi, 43 ; P> /-., XLIII, 4 2 4 ; £/. »., cxcix, ia, 46, ^*- i. » XXXIII, 922 ; et les découvertes géographiques des temps modernes l’imposent avec une irrésistible évidence. D’autre part, la grâce du Saint-Esprit devance les apôtres de l’Evangile ; elle travaille des âmes que nulle prédication n’a touchées. Une àme docile à toutes les inspirations intérieures de la grâce, étrangère aux vices qui constituent un obstacle positif à l’action surnaturelle, ne saurait être abandonnée de Dieu. Telle est la croyance positive de l’Eglise ; tel est en particulier l’enseignement de saint Thomas, qui ne craint pas, en vue d’une telle hypothèse, de l’aire appel au miracle. De veritate, q. xiv, a. Il ad. i m : Non sequitur inconveaiens, posito quod quilibei teneatur aliquid explicite credere, si in sih’is vel inter brida animalia nuiriatur : hoc enim ad divinam Providentiam pertirut ut cuilibet provideai dr necessariis ad salutem, dummodo ex parte eius non impediatur. Si enim aliquis taltter nutritus ductum naturalis rationis sequcrelar in appet tu boni et fuga iiiali, certissime est tenendum quod ei Drus vel per internant inspirationem revelaret ea quæ saut ad credendum necessaria vel aliquem fidei prædicatorem ad eum dirigerct, sicui misit Petrum ad Cornelium, Act., x. — Cf. ibid., q. xviii, a. 3 ; I », q. iii, a. 1 ad i m et3 m. Par quelles voies providentielles Dieu subvient aux besoins de telles âmes, on le recherchera plus en détail à l’article Salut.

c) D’autre part, il est certain que Dieu n’accorde pas les mêmes grâces à tous. Il a refusé à Tyr et à Sidon les grâces qui auraient pu les convertir (Mt., xi, 21) et qu’il a faites aux villes de Galilée. Le mystère de cette prédilection nous dépasse. Mais Dieu ne cesse pas d'être miséricordieux, pour laisser en certains cas libre cours à sa justice. Il disait au prophète Isaïe, Is., vi, 9. 10 : « Va, et dis à ce peuple : Entendez, et vous ne comprendrez point ; voyez, et vous n’aurez point d’intelligence. Appesantis le cœur de ce peuple et rends ses oreilles dures et bouche-lui les yeux, en sorte qu’il ne voie point de ses oreilles et qu’il ne se convertisse point et ne soit point guéri. » Ceci est le programme du châtiment, qui n’est point décrété a priori, mais seulementà raison de la faute. Dans l’Evangile, le Seigneur reprend cet oracle et en fait l’application, en commentant la parabole du semeur, Mt., xiii, 11-16. <> A vous, dit-il aux disciples, il a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu ; aux autres, cela est donné seulement en paraboles, aiin que voyant ils ne voient pas, etc. » Les disciples sont privilégiés ; ils reçoivent, par un enseignement ésotérique, la clef du mystère qui reste fermé pour d’autres. Nul ne souffre un déni de justice ; mais le bonheur des disciples est grand. La volonté de faire des élus éclate part : culièrement en eux ; mais elle ne repousse personne a priori.

La bonté divine doit tendre à se manifester surtout par des bienfaits. Or l’enseignement de l’Eglise nous montre une Providence surnaturelle ordonnée au salut de l’homme, de tous les hommes. Non seulement antérieurement au fait du péché originel, mais conséquemment à ce fait désastreux, nul n’est excepté de ce dessein paternel. C’est ce qui ressort de la longue série de documents ecclésiastiques affirmant l’universalité de la Rédemption et l’universalité d’une volonté salvilique en Dieu, et que nous avons cités : document du Concile d’Arles en 475 ; document du Concile d’Orange en 629 ; documents des Conciles de Quierzy en 853 et de Valence en 855 ; définition du Concile de Trente en 1 847 ;

condamnation de la 5e proposition de Jansénius par Innocent X en 1653, d’autres propositions jansénistes par Alexandre VIII en 1690 et par Clément XI en 1713. L’universalité de la Rédemption est une vérité de foi catholique, l’universalité d’une volonté salvilique en Dieu, antécédemment à l’hypothèse des péchés personnels, est une vérité certaine quant aux adultes, probable même quant aux enfants morts sans baptême.

Ces vérités excluent la doctrine hérétique de Calvin touchant la prédestination de certains hommes au mal du péché. Elles excluent pareillement la doctrine hérétique de la réprobation positive antécédente. professée par Calvin, puis par Jansénius. Elles posent au moins des bornes à la thèse de la réprobation négative antécédente.

L’hérésie naturaliste qui, au commencement du cinquième siècle, s’attaqua à la Providence surnaturelle, ne niait pas la bonté divine, mais la dépréciait en fait. Saint Augustin fut, contre Pelage, l'énergique champion delà grâce etdela prédestination. Les conciles de Milève (4 6) et d’Orange (52y), animés de son esprit, condamnent toute prétention de l’homme à faire par lui-même sa desiinée.

Depuis la ruine du pélagianisme, quinze siècles de controverse, et de multip ! es interventions du magistère ecclésiastique, ont éclairé les replis de la doctrine augustinienneet l’ont assouplie sans l'énerver. D’autre part, la condamnation des erreurs protestantes et jansénistes a mis en lumière desécueils opposés au pélagianisme, écueils laissés dans l’ombre par saint Augustin. L’universalité du dessein divin relatif au salut des hommes est aujourd’hui mieux comprise. En 1912, l’auteur d’un Essai historique sur le Problème du salut des Inlidèles pouvait conclure en connai.-sanee de cause :

A qui fait son possible, Pieu ne refuse pas la grâce : ce principe, que les Protestants ont tant reproché aux scolastiques et que les Jansénistes auraient volortiers effacé, les théologiens catholiques en ont appliqué le bénéfice aux infidèles ; Dieu accorde aux paîrns les grâces suffisantes, et s’ils usent bien de son secours, il les mène de proche en proche jusqu'à l'état de grâce, qui les établit dans son amitié. Et sans doute la foi est nécessaire, et dans cet acte de foi, lame rachetée doit s’attacher à son Rédempteur dans l’Eglise qu’il a fondée ; mais il suffit d’appartenir de cœur à l’Eglise visible, et celui là 11 énie qui ne la connaît pi int, peut lui appartenir de coeur, en vou’ant toutes 1"* volontés de Dieu dans l’ordre du salut Par le fait même, il adhère véritablement à son Sauveur. S’il croit à la Providence divine et accueille d’avance les desseins miséricordieux forrrés par la Bonté infinie, il accepte implicitement le Don suprême que fieu a fait aux hommes ; pour incapable qu’il soit de nommer Jésus Christ, virtuellement d croit en JcsusClirist. Cet acte de foi, rigoureusement indispensable, est possible à tout païen de bonne volonté. A déf. ut de prédicateur qui vienne annoncer l’Evangile, Dieu éclairera intérieurement les âmes, il leur donnera la conviction qu’il les aime, qu il s’occupe d’elles et qu’il veut les sauver.

L. Caim : kan, Le problème du salut des Infidèles, Essai liistorique, p. 5ag, Paris, 1912.

Tout nous invite à reconnaître, dans l’histoire de notre race, l’action d’une Providence paternelle qui, avec une liberté souveraine, fait plus ou moins luire sur tous les hommes les rayons de sa grâce et de sa

bonté.

Pour les prédestinés, en qui le dessein salvilique de Dieu se réalise, le bienfait divin est immense, il est manifeste. Pour les réprouvés, en qui ce dessein échoue parleur faute, qu’il sufTise d’observer ceci. Les grâces qu’ils ont reçues et qui devaient procurer leur salut s’ils y eussent répondu ainsi qu’ils pouvaient le faire, ne cessent pas d'être des bienfaits divins par le fait qu’ils les ont frustrées. Car l’inten209

PRIÈRE

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tion divine demeure, orientée vers leur salut. Le mot du Sauveur sur Judas (Mat., xxvi, iL) : « Mieux vaudrait pour cet homme n’être pas venu au monde, n’empêche pas que Judas n’ait été prévenu de grâces très réelles, don de l’amour qui l’appelait à la vie. S’il a voulu se précipiter dans la mort, son aveuglement ne réagit pas sur la nature du don divin. El l’on ne peut, en thèse générale, demandera Dieu qu’il s’abstienne de répandre ses dons sur les hommes, parce que plusieurs les tourneront en poison pour leur àiue.

L’oeuvre divine demande à être considérée comme un tout. En dépit d’échecs partiels, inhérents à la condition de la nature déchue, elle demeure, au total un succès, sinon quant au nombre — (absolument grand, d’après Apoc.,

relativement petit, d’après

ce que suggère mat, , xxii, i£) — du moins quant à la valeur des élus 1 : tant la grâce divine a porté de fruits magnifiques ; si grand est le poids éternel de gloire produit par leurs elTorts passagers. Les mérites héroïques de la Sainte Vierge et des Saints comprennent surabondamment le déchet des réprouvés, déchet imputable à eux-mêmes s’il s’agit des adultes.

Ces considérations nous préparent à relire les pages de l’Evangile où le dogme de la prédestination est impliqué. Nous y reconnaîtrons l’accent d’une tendresse qui fait appel à tous, mais se heurte, en des cas particuliers, à la dureté du cœur de l’homme.

.l/i^.. xi, 20-22 : Je vous bénis, Père, Seigneur clu ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux doctes et aux habiles et les avez révélées aux petits. Oui, Père, parce que tel fut votre bon plaisir. Toutes choses m’ont été données par mon Tère, rtnulne connait le Fils si ce n’est le Père et nul ne connait le Père si ce n’est le Fis et celui à qui le Fils a voulu le révéler. Venez à moi, vous tous qui j>einez et ployez sous le fardeau et je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug et mettez- vous à mon école car je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes.

Mal., xxii, 8- 1 4 " Le roi dit à ses serviteurs : Le fe>tin des noces est prêt, mais les invités n étaient pas dignes ; allez donc auv carrefl urs des routes, et tous ceux que vous trouverez, invitez- les aux noces Et les serviteurs, s’étantrépandussurles chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, bons et mauvais ; et la salle des noces se remplit c’e convives. Or le roi. entrant pour voir les convives, remarqua un homme qui n’était pas revêtu de la robe nuptiale, et lui dit : Mon ami, comment ètes-vous entré sans avoir la robe nuptiale ? Alors le roi dit aux serviteurs : Liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là il y aura des pleurs et des grincements de dents. Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.

loan., x, 14-16 ; 20-28 : Je suis le bon Pasteur, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent comme mon Père me connait et comme je connais mon Pire ; et je donne ma vie pour mes brebis. J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie, il faut que je les amène ; elles entendront ma voix et il y aura un seul bercail, un seul pasteur… Les œuvres que je fait au nom de mon Père témoignent pour moi ; mais vous ne croyez pas, parce que vous nVtes pas de mes brebis. Mes brebis entendent ma voix ; je les connais et elles me suivent ; je leurdonne la vie éternelle 1 telles ne périront jamais ; nul ne les arrachera de ma main.

L’appel dont parle Notre-Seigneur, ne coïncide pas avec l’appel dont parle saint Paul, Jiorn., viii, 30 :

1. La justification de la Providence au sujet de la Prédestination n’est pas principalementune question d’arithmétique. On nous dispensera de suivre sur ce terrain quelques auteurs catholiques, parmi lesquels il suffira de rappeler le R. P. A. Ca » t lei, s. i., Le rigorisme, le nombre des élus et la doctrine du salut, 1899 (2* éd.), et ses sévères contradicteurs les RPi. PP.,). Coppin, C. ss. R., La question de VEvaneile : Seigneur, y en aurait- il peu de sauvés ? » Bruxelles, 1899, et P. X. Godts, c. ss. r., De paucitate salvandurum quid docuerunt Sancti ? Rruxellis, 1899.

saint Paul a en vue l’appel efficace à la foi et au baptême, qui n’est point le partage de tous ; l’appel de Notre-Seigneur s’adresse à tous, encore qu’il demeure inefficace par le mauvais vouloir de quelques-uns.

Pourquoi la grâce divine, qui fait parfois l’effort de briser la résistance humaine, fait-elle cet effort pour ceux-ci et non pour ceux-là ? C’est le mystère de la Providence universelle, que saint Paul déclare insondable (Rom., XI, 33). On entrevoit néanmoins qu’il faut accuser la dureté de l’ingrate matière, non le savoir-faire et le bon vouloir du suprême Ouvrier, qui, de toute matière docile, tire un vase d’élection. Tel est le point de vue vrai etpacifiant pour l’homme responsable de son âme.

A. d’Alès.