Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Papauté (III. Rôle historique)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

III
ROLE HISTORIQUE DE LA PAPAUTE

I. la Papauté de Constantin à Charlemagne.

II. De Charlemagne à saint Grégoire VU.

III. De saint Grégoire VII à Boniface VIII.

IV. Les papes des XIV' et XV' siècles.

V. La Papauté en face de la Réforme protestante. 1389

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VI. l.es papes et la politique moderne : le

XVll" siècle. VU. Les papes du XVU l' siècle et les préparatifs de

la liétolution.

VIII. La Papauté au A7, l* siècle.

IX. Objections contre l’action moderne de la Papauté. — Conclusion.

1. La Papauté de Constantin à Charlemagne.

Les débuis de la Papauté et les grandes questions

qui s’y rattachent ayant été déjà traitées, nous avons seulement ici à esquisser son rôle historique, depuis que, sortie des catncouibes sous Constantin, apparaissant enfin au yrund jour de l’histoire, elle commença à remplir le monde de son action et, disonsle tout de suite, de ses bienfaits. Il nous faudra aussi, chemin faisant, réfuter les principaux reproches ipii lui ont été adressés. La tâche ne laisse pas que d'être complexe, et, en plus d’un point, assez délicate. Heureusement aujourd’hui les bons livres sur ce sujet ne font pas défaut. En utilisant les meilleurs travaux pour chaque époque, en laissant de côté les détails discutés, l’apoloifiste, même sans être historien, peut espérer arriver à tracer quelques grandes lignes assez nettes et assez sûres, sulTisantes peut-être pour redresser bien des erreurs, j)our montrer la fausseté de bien des caricatures.

Aussitôt que Constantin fut devenu le premier empereur chrétien, une question toute nouveile se posa. A la persécution succédait pour le christianisme la protection de l’Etat. Mais quels allaient être les rapports entre la puissance spirituelle et la puissance temporelle devenue chrétienne ? Question épineuse, en elle-même d’abord, car, au simple point de vue théorique, elle offre déjà des dilUeultés, que la théologie catholique n’a pas toutes résolues du premier coup avec une clarté entière ; plus épineuse encore sur le terrain pratique, en raison des circonstances complexes dont il faut tenir compte, des intérêts mis en jeu, des passions soulevées presque toujours, qui bien souvent empêchent de chercher uniquement le vrai dans la doctrine et le mieux dans les applications.

Les empereurs de Byzance n'étaient guère préparés à avoir de leur pouvoir et de celui de la Papauté une conception qui concordât avec celle des papes. Ils succédaient aux Césars païens, grands pontifes du culte otficiel de Rome. C'était pour eux clMse bien nouvelle qu’une religion indépendante de l’autorité civile, et tous étaient bien portés à dire, comme Constance : « Ma volonté tient lieu de canons. »

Ils ne rencontrèrent pas toujours dans les évéques, voire dans les conciles, une résistance aussi ferme qu’il auraitfallu. Heureusement les papes veillaient. lîux du moins surent maintenir, malgré toutes les menaces, l’indépendance du pouvoir spirituel. GkLAKB en donnait déjà la formule entière, lorsqu’il écrivait à l’empereur Anastase : « Il y a deux choses par lesquelles ce monde est gouverné : 1 autorité sacrée des pontifes et la puissance royale, entre lesquelles la charge des prêtres est d’autant plus lourde qu’ils doivent rendre compte à Dieu, au jour du jugement, même de l'àme des rois. Vous n’ignorez pas, cher lils, que, quoique votre dignité vous fasse présider au genre humain, dans les choses divines vous courbez avecdévotion votre tête devant les pontifes… Pour ces choses vous dépendez de leur jugement et n’avez pas le droit de les régir à votre volonté. » ÇP. L., t. LIX, col. 4a)

Les papes eurent plus d’une fois à expier cette Cère altitude. Sous les empereurs païens, un bon nombre avaient confessé la foi dans les supplices ;

sous les empereurs chrétiens, l’exil et les mauvais traitements furent encore le partage de plusieurs. L’Eglise honore comme martyrs Silvère, victime de ïhéodora, et Martin P', victime de Constant 11.

L’exemple de Constantin et de sa famille avait entraîné beaucoup d’imitateurs. L’Eglise avait vu en peu de temps le nombre de ses enfants prodigieusement augmenté ; mais toutes ces recrues n étaient pas de même valeur. La ferveur déjà se refroidissait. Echappée aux persécutions, la société chrétienne allait se trouver aux prises avec les dillicultés intestines, lui venant de ses propres adhérents. Les grandes hérésies allaient surgir, qui trouveraient généralement dans les empereurs leurs meilleurs soutiens.

D’où provenaient ces hérésies ? Avant tout, de l’attachement au sens propre, qui refusait de se soumettre aux décisions de l’autorité religieuse, mais en même temps d’ordinaire de vues trop exclusives. L’esprit hérétique est exclusif en un sens ou en l’autre ; il exagère certains aspects de la vérité révélée, et en voile certains autres. Les hérésies sengeadraient ainsi entre elles, la réaction extrême contre une erreur conduisant à une erreur opposée. Rome, d’une main ferme, maintenait, au milieu de ces raffinements, la parfaite mesure qui caractérise l’enseignement catholique. Elle condamnait également les Sabelliens qui sacrifiaient la distinction des personnes à l’unité de la nature divine, et les Ariens qui, non contents de distinguer les personnes, niaient leur identité et leur égalité de nature. Saint Céleslin, avec le concile d’Ephèse, frappait d’anathéme les Nestoriens, qui admettaient deux personnes en Jésus-Christ ; et saint Léon, avec le concile de Chalcédoine, retranchait de l’Eglise les Eutychiens qui, dans le même Jésus-Christ, ne reconnaissaient qu’une nature.

Mais cette juste mesure elle-même peut aussi être contrefaite, ou plutôt caricaturée. Entre l’orthodoxie catholique, que l’on considère comme un extrême, et telle doctrine hérétique, on cherche un milieu, une sorte de compromis entre la vérité et l’erreur. Méthode de tout temps fort en honneur parmi les politiques, qui traitent volontiers les questions de principes comme des questions d’intérêt ; prêts à accepter les vérités révélées, à les modifier, à les abanilonner suivant les besoins du moment. L’orthodoxie et l’hérésie sont deux puissantes rivales ; elles ont bien droit l’une et l’autre à certains ménagements. L’on transporte ainsi sur le terrain des vérités divines les procédés de la diplomatie terrestre. Il n’est d’ailleurs pas difticile de donner à ce marchandage des couleurs séduisantes, propres à gagner les bonnes âmes ; on mettra en avant le 'désir de ramener les errants, on ne parlera que du besoin de s’unir, sans songer tout d’abord à bien définir le terrain de la vérité dogmatique, sur lequel seul peut s’accomplir une union véritable. Ainsi, entre les catholiques et les ariens, vit-on surgir les semi-ariens ; ainsi, pour rétablir la paix entre monophysites et défenseurs du concile de Chalcédoine, parurent plus tard les monothélites. Les empereurs, désirant la concorde à tout prix, pour des raisons politiques, favorisaient de tout leur pouvoir ces fusions ; et ils espéraient, par des édits d’union, calculés en tenant compte des forces des différents partis, mettre fin aux controverses. Tels furent Vllénoiicon de Zenon, VEcthèse d’Héraclius, le Type de Constant H.

En face de ces compromis malheureux, les papes maintenaient, sans se lasser, la sainte intransigeance de la foi. Souvent les défenseurs inébranlables de l’orthodoxie — dont le plus beau type est s.iint Athanase, — qui à certains moments pouvaient 1391

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passer, aux yeux du gros public moutonnier, pour des fanatiques et des exaltés, persécutés par les sectaires ambitieux, abandonnés des faibles comme trop compromettants, ne trouvèrent qu'à Rome un endroit où ils fussent compris et appuyés sans réserve *.

Dans ces combats, oii il fallut souvent mettre en jeu une énergie surhumaine, il y allait avant tout de l’indépendance de la conscience chrétienne. Il s’agissait de savoir si les vérités à croire continueraient à être tixées uniquement par la Parole de Dieu et par ses interprèles légitimes, ou si les croyants devraient se soumettre aux décisions changeantes du pouvoir qui avait la force en main.

Les empereurs cependant dès lors travaillaient à opposer à cette Rome, trop indépendante, une autre capitale religieuse qui fût plus docile. Telle fut l’origine du patriarcat œcuménique de Constantinople, dont on prétendit faire une puissance rivale de la Papauté. Rome maintint sa prééminence, qui continua pour l’instant à être reconnue ; mais entre ces deux sièges qui représentaient deux conceptions si diCférentes de l’Eglise, éclaterait un jour le désaccord délinitif et complet.

Constantin ayant transporté à Byzancele siège de l’empire, le pape restait à Rome le personnage le plus en vue. Parles circonstances allait lui être dévolu un rôle singulièrement ditlieile et délicat ; mais du même coup son influence dans les affaires humaines se trouverait singulièrement accrue. Avec le v^ siècle commençaient les invasions des Barbares. Rome était prise et reprise, livrée au pillage, saccagée. L’empereur était bien loin pour défendre ses sujets, et les fonctionnaires impériaux se montraient souvent bien impuissants. Au milieu de l’anarchie et de la confusion universelle, la Papauté apparut comme la première autorité morale qui pût mettre un terme aux destructions, imposer un peu d’ordre et d’organisation. Lorsque Attila menaça Rome et l’Italie de la ruine, ce fut saint Léon le Grand qui, par l’ascendant de sa parole, l’arrêta.

Mais quelle allait être à l'égard du christianisme l’attitude de ces peuples nouveaux qui, de toutes parts, débordaient les frontières de l’empire ? Les querelles théologiques nées en Orient menaçaient de les séparer à jamais du centre de la catholicité ; presque tous, Burgondes, Visigoths, Ostrogoths, Vandales, étaient gagnés à l’arianisme. La face des choses fut changée par la conversion de Clovis ; avec les victoires de ce même Clovis et de ses Francs sur les Burgondes et les Visigoths, elle décida du triomphe de l’orthodoxie nicéenne sur l’arianisme en Occident. Désormais les Francs seront les alliés lidèles de la Papauté qui saura utiliser ces nouveaux auxiliaires. Au vin* siècle, conduits par Charles Martel, ils sauveront la chrétienté de l’invasion musulmane ; ils défendront contre les Lombards l’indépendance du Saint-Siège ; ils travailleront sous Charlemagne à la conversion de l’Allemagne ; plus tard à celle des Pays-Bas ; les peuples Scandinaves recevront des missionnaires francs les premières étin 1. Inutile, je pense, de faire remarquer que, dans un exposé de ce genre, nous ne pouvons tracer que les grandes lifrnes. Forcément donc nous employons des formules générales contre lesquelles on pourrait objecter plus d un fait particnlier, mais qui restent vraies néanmoins quant à l’ensemble. Nul besoin donc de discuter si Libère n’a pas. dans un moment de faiblesse, abandonné la cause de saint Allianase, ni de rappeler qu Honorius, par une négligence cnipablf, n favorisé le développement du monotUéhsme. (Cf. Uonohius, LibiïbE, Vigile.) Y aurait-il trois fois plus de réservts à taire, nos aiSrmations resteraient encore justifiées. Cela soit dit une fois pour toutes.

celles de la foi. L’alliance féconde de cette nation ardente avec l’Eglise romaine va être un des faits dominants des époques qui se préparent.

Cependant, à Rome même, la situation des papes devenait de plus en plus prépondérante. C’est surtout sous saint Grégoire le Grand que cette prééminence se manifeste avec éclat. Dans sa correspondance il n’apparait pas seulement comme un chef spirituel, préoccupé de l’extension de la foi, il est encore le grand pourvoyeur des nécessites temporelles du peuple. Propriétaires d’immenses domaines, les papes en usent pour le bien de tous, et se préparent ainsi à leur rôle de souverains qu’ils exercent presque déjà.

Sous ce même saint Grégoire, la conquête du monde par les missionnaires de l’Evangile prend une allure nouvelle. Jusque-là, il n’y a pas eu de plan d’ensemble ; on s’est agrandi suivant les circonstances, Grégoire soumet la propagation de la foi à une organisation méthodique. A lui revient l’initiative de la conversion de l’Angleterre ; il y envoie saint Augustin avec des instructions précises oà l’on retrouve le génie romain. Deux siècles plus tard ce sera de même Ghi- ; goihe II qui rattachera la Germanie à l’Eglise, en y envoyant saint Boniface. Ainsi . apparaît de plus en plus manifeste le rôle auquel est destinée la Papauté. Elle sera le centre des conquêtes, comme le centre de l’unité. De Rome partiront les missionnaires et de Rome ils seront dirigés. En face de cas de conscience souvent nouveaux, ne sachant parfois dans quelle mesure il faut se plier aux vieilles coutumes locales, dans quelle mesure il faut se montrer inflexible pour maintenir l’intégrité delà foi, c’est Rome qu’ils consulteront. On le voit dès le temps de saint Grégoire. C’est grâce à cette action, à la fois excitatrice et modératrice, que leur marche restera toujours assurée, et que les frontières de l’Eglise iront toujours se dilatant. Citons le beau tableau par lequel J. db Maistrb résume cette époque, si féconde et si glorieuse, malgré ses malheurs : a N’est-ce pas lui (le Souverain Pontife) qui a civilisé l’Europe, et créé cet esprit général, ce génie fraternel qui nous distinguent ? A peine le Saint-Siège est affermi, que la sollicitude universelle transporte les Souverains Pontifes. Déjà dans le v' siècle ils envoient saint Séverin dans la Xorique, et d’autres ouvriers apostoliques parcourent les Espagnes… Dans le même siècle, saint Pallade et saint Patrice paraissent en Irlande et dans le nord de l’Ecosse. Au vi », saint Grégoire le Grand envoie saint Augustin en Angleterre. Au vii « , saint Ivilian prêche en Franconie, et saint Amand aux Flamands, aux Garinthiens, aux Esclavons, à tous les Barbares qui habitaient le long du Danube. EIulTde Werden se transporte en Saxe dans le viii « siècle, saint Willebrod et saint Swidbert dans la Frise, et saint Boniface remplit la Saxe de ses travaux et de ses succès. Mais le ix' siècle semble se distinguer de tous les autres, comme si la Providence avait voulu, par de grandes conquêtes, consoler l’Eglise des malheurs qui étaient sur le point de l’affliger. Durant ce siècle, saint SifTroi fut envoyé aux Suédois, Anchaire de Hambourg prêcha à ces mêmes Suédois, aux Vandales et aux Esclavons ; Rerabert de Brème, les frères Cjrille et Méthodius aux Bulgares, aux Chazares ou Turcs du Danube, aux Moraves, aux Bohémiens, à l’immense famille des Slaves ; tous ces hommes apostoliques ensemble pouvaient dire : Hic tandem stelimus, nobis ubi defuit urbis. » (Du Pape, liv. III, ch. i)

II. De Charlemagne â saint Grégoire 'VII. —

Ces Francs, que nous avons vus devenir les meilleurs auxiliaires de la Papauté en Occident, allaient faire 1393

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plus encore ; ils fonderaient déflnitivement la puissance leniporelle des papes. Ceux-ci, menacés par les Lombards et ne pouvant guère compter sur le secours des empereurs de Conslantinople, firent entendre leur appel de l’autre côté des Alpes. Pépin le Bref à deux reprises, Gliarlemagne ensuite y répondirent. La situation que nous avons vue se préparer dès le temps de saint Grégoire le Grand était conlirmée ; la suzeraineté des Césars d’Orient, qui n’avaient rien su faire pour défendre la Ville élernelle, fut dès lors ouliliée ; le pape se trouva le vrai maître à Rome et aux alentours.

Cette action de la nouvelle dynastie franque en faveur de la Papauté ne devait pas rester sans récompense. Léon 1Il voulut reconnaître solennellement à Gliarlemagne le rôle de protecteur du SaintSiège en le couronnant empereur d’Occident. Les temps postérieurs le montreraient, cette cérémonie, qu’on eût pu croire de pure forme, était grosse de conséquences, et de conséquences, disons-le tout de suite, qui ne seraient pas toutes à l’avantage des papes et de leur tranquillité. Les difficultés sont le lot ordinaire de l’Eglise sur terre ; le nouvel empire, institué par son initiative, ne les lui épargnerait pas plus que l’ancien. Mais nous ne devons pas cesser d’admirer les grands faits de l’hisloire chrétienne parce que certains inconvénients les ont accompagnés ou suivis. Gomme la conversion de Constantin, comme le baptême de Glovis, le couronnement de Gliarlemagne était un triomphe pour l’Eglise ; et de tels triomphes méritent d'êlre célébrés, malgré ce que nos conditions d’ici-bas leur laissent toujours de précaire et d’incomplet. C'était une grande chose de voir le Vicaire de Jésus-Christ disposer de la couronne impériale dans cette Rome où ses lointains prédécesseurs avaient été martyrisés par les Césars, et la mettre sur le front du grand conquérant, au moment où celui-ci faisait de si nobles elTorts pour relever la civilisation en Occident ; c'étaitune grande chose et pleine de promesses, de voir ainsi scellée l’alliance entre la Papauté et cette jeune race franque, à laquelle souriait l’avenir ; au moment où, dans l’Orient, le Bas-Empire s’enfonçait de plus en plus dans la décadence.

Cependant il est bien rare qu’une protection puissante ne se paye pas. Charlemagne montrait un dévouement incontestable pour l’Eglise, il donnait force de loi aux canons des conciles pour la réforme ecclésiastique ; mais il était fort jaloux de son pouvoir, et il ne se privait pas toujours d’empiéter sur le spirituel. On a reproché aux papes de son temps, particulièrement à Aoiuen I"', trop peu d’indépendance à son endroit, trop de déférence à ses désirs. Ainsi senible-t-il que, quoi que fassent les papes, ils ont toujours tort. Montrent-ils pour des bienfaits signalés une reconnaissance certes bien justifiée, qui se manifeste par quelque condescendance, on crie à la servilité ; revendiquent-ils avec fermeté les droits de l’Eglise, on les accuse d’oublier ce qu’ils doivent à César et de prêcher la révolte. Soyons donc justes. Ne disons pas que les papes n’ont jamais excédé dans un sens ou dans l’autre. Mais avouons que, placés souvent dans des circonstances dilliciles, la conscience de leur haute responsabilité les a fait d’ordinaire naviguer assez heureusement entre les écueils, gardant la dignité dans la déférence, respectant le caractère sacré de la souveraineté, alors même qu’ils en dénonçjiienl les usurpations. En réalité, Adrien I" et Léon 1Il n’ont pas plus été des courtisans, que Grégoire Vil n’a été un révolutionnaire.

Après ce moment glorieux, il faut marquer les tristes humiliations qui suivirent. Nous touchons à l'établissement de la féodalité sur tout le sol de

l’Europe. A ses débuts elle fut, pour l’Eglise et pour la Papauté, une cause de graves dangers. Déjà le ix" siècle avait été loin d'être pacifique pour l’Italie ; il y avait eu plus d’un conflit entre les Souverains Pontifes et les empereurs carolingiens, ces nouveaux protecteurs qu’ils s'étaient donnés. Mais l'époque suivante fut bien pire encore. Depuis la sinistre comédie d’EiiENNE VI (896-897) faisant juger en plein concile le cadavre déterré de son prédécesseur Formose, jusqu’aux équipées juvéniles de Benoit IX (io33-io45), installé encore enfant sur le siège de saint Pierre, et épouvantant Rome de ses débordements, c’est un temps, sombre entre tous, de compétitions acharnées, parfois sanglantes, autour du Souverain Pontificat et durant lequel, ni les violences les plus atroces, ni les scandales, ne font, hélas 1 défaut.

Cependant cette page lugubre doit, elle aussi, avoir pour nous ses leçons. Elle nous ra[ipelle d’abord que le pouvoir conféré aux papes par JésusChrist ne dépend pas de leurs qualités personnelles ; selon le mot de saint Léon, digiiilas l’etri etiam in indigna lierede non de/icil. Voltaire lui-même témoigne, sans qu’il s’en doute, de cette vérité, lorsqu’il écrit, à propos du x" siècle : « On s'étonne que, sous tant de jiapes si scandaleux et si peu puissants, l’Eglise romaine ne perdit ni ses prérogatives, ni ses prétentions. » (Essai sur les Hlœurs, t. I, ch. xxxv) Sur quoi Joseph de Maistuk de noter avec raison : (( C’est fort bien dit Aos'étonner ; car le phénomène est humainement inexplicable. » (Du Pape, liv. II, eh. vir, art. a)

Ensuite il nous faut remarquer que si la Chaire de saint Pierre a été alors environnée de violences et parfois souillée de scandales, c’est avant tout faute d’indépendance. Le Souverain Pontificat, tombé sous la sujétion de petits potentats italiens, devait nécessairement devenir le jouet de l’intrigue et de l’ambition sans scrupule. Pour se maintenir à la hauteur que demandent ses sublimes fonctions, il fallait que le pape fût et parût affranchi pleinement de toute puissance séculière. Ce serait l'œuvre de l'époque

1. Les hontes de celle époque n’auraient-elles point cependant élé exagérées ? A-t-on vraiment i alors une succession de courlisones gouverner l’Eglise romaine et in « lnller sur le siège de saint Pierre leurs fils ou leurs amants ? Des hommes bien informés le révoquent en doute aujourd’hui. Le Saint-Siège se trouvait alors le point de mire des deux influences rivales qui se disputaient l’Italie, l’influence byzantine et l’influence germanique. Cela explique non geulerænt bien des violences, mais aussi bien des récils passionnés et peut-êlre bien des caloninieB.

Or, la source presque unique (vù nous renseigne sur ces scandales invraisemblables, c’est le fameux l, tiTPit A^'n, évêque de Crémone, l’homnie du parti alleniami, plein de l’ancunes et d’antipathies contre Romains et byzantins, qui n’a j>as même la prétention d'être impartial (il intifule son livre Antapodosi », la Revanche !) Un érudit italien contemporain, M. Fedelk, professeur A l’Université de Turin, a repris ce procès. Il venge les Théodora et les Marozie des imputations de Luitprand, qu’il ne craint pas d’appeler un calomniateur de femmes (Hicerrhe fur la storia di Romae del papnio, nel secolo.V, dans l’Arr/iifin délia Socteta romana di stnria patria. t. XXXIII, 1907K Il resterait le scandale d’influences féminines s’exer( ; anl dans les élections pontificales, de façon passahlement irrégulière, mais il faudrait rejeter au rang des fables les accusations infamantes trop lonp^temps répétées, et devant lesquelles les plus illustres défenseurs de la Papauté, depuis Baronius justju'à Joseph de Maistre, se sont souvent voilé la face. Le regretté Godefroip Kuhth, nous le savons de source certaine, se rangeait entièrement à cet avis ; à ses yeux, la question n’en était plus une, et, ajoutait-il, s’il ne s'était agi des papes, il y a longtemps qu’on n’en parlerait plus. 1395

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suivante d’affirmer fortement cette idée et de la faire passer dans les faits.

Pendant ce temps, l’Orient aclievail de se séparer de l’Occident. Nous n’avons pas à raconter ici comment Photius prépara la rupture au ix « siècle et comment, au xii : , Michel Cérulaire la consomma. (Voyez [Eglise] Grecque) Uu mot seulement pour indi(]uer le sens de ce conflit entre papes et patriarches. Home, remarque M. Goyau, voulait faire prévaloir auprès des Orientaux l’esprit du Christianisme, la pureté de sa morale et la conception de la liberté de TEglise : il n’y a qu’une façon d'être chrétien. Les Orientaux chicanaient les Latins sur la lettre, sur des détails d’observance et de liturffie : il est mille façons d'être dévot. Rome, dès celle époque, admettait la variété de ces détails ; l’intolérance était du côté des Grecs, qu’offusquait celle variété, n (/.e Vatican, l" partie, cii, i, J ; g)

Par l’usUice de Photius et de Michel Cérulaire, la communion entre les deux Eglises a cessé. Les papes cependanl ne se sont jamais résignés à cette séparation. A deux reprises, à Lj’on en la^^, à Florence en i/(3g, la réunion fut décidée, mais elle ne tint pas. De nos jours encore on ne laisse passer à Rome aucune occasion imporlante sans inviter les

« frères séparés « à revenir au bercail.

m. De saint Grégoire YIÏ â Boniface VIII. —

Nous disions un mol, à l’instant, de la dépendance ovi se trouva la Papauté au x° siècle vis-à-vis des petits polenlals de la campagne romaine. Cette situation n'était [las parliculicrc à Rome. Sur loule la surface de l’Europe, l’Eglise élail menacée à celle époque d'être absorbée par la féodalité ; il faudra les efforts gigantesques de GnisGoiBB VII pour la délivrer. C’est donc ici que prend place la querelle des investitures. Puisqu’elle a fait dans ce dictionnaire le sujet d’un article spécial (voir I.nvbstiturks), nous n’avons pas à la raconter. Contentons-nous de quehiues réflexions pour en faire saisir le sens et la portée.

D’un mol, ce que les papes avaient alors à reconquérir, c'était la liberté de l’Eglise. Ils devaient d’abord se libérer eux-mêmes. Les empereurs, appuyés sur les concessions de quelques papes, s’attribuaienl le droit de conlirmer l'élection pontificale. A tel moment, lorsque Henri III par exemple, appelé par la saine partie du clergé et du peuple d’Italie, mettait Cn aux scandales du règne de Henoit IX, cette intervention, affranchissant le Siège de Rome d’une tyrannie locale, avait pii paraître un bienfait. Mais changer demailre, ce n'était point recouvrer la liberté. La liberté fut l'œuvre du moine Hildebrand, qui, d’abord archidiacre de l’Eglise romaine sous cinq papes consécutifs, puis pape lui-même sous le nom de Grégoire VII, se donna pour tâche de rendre à l’Eglise son indépendance. En faisant remettre la désignation des pontifes entre les mains des cardinaux, sous Nicolas II, il l’affranchit pour toujours de la domination exclusive des laïques.

Une fois libre, la Papauté devait encore briser les liens des Eglises locales, qui, enserrées dans le réseau de la société féodale, n’apparaissaient plus que comme simples propriétés des rois et des seigneurs. Il y allait de l’essence même de la religion catholique. Il s’agissait de savoir si oui ou non un évêché, une abbaye, une paroisse étaient des organisations autonomes, indopendantes du souverain tem( orel Au prix d’elTorls persévérants et d’une lutte presque séculaire, Rome arriva enfin à faire triompher la thèse affirmative. La thèse contraire ne devait reparaître qu’avec la Réforme, qui, pour gagner l’appui des princes temporels, ne trouverait rien de mieux que de remellre la religion entre leurs mains.

Par les nécessités mêmes de la lutte, la Papauté avait été amenée à gouverner d’une façon plus immédiate pour rétablir l’ordre. Cette centralisation, contre laquelle dans la suile on a tant déclamé, s’imposait alors comme une mesure de salut public. De même, en raison de l’union étroite, au moyen âge plus qu’en aucun temps, entre le spirituel et le temporel, pour affranchir le premier, les papes avaient dii plus d’une fois affirmer leur pouvoir indirect sur le second. Nous n’avons pas à étudier ici cette dernière question, qui sera traitée à part dans ce dictionnaire (voir Pouvoir indirkct) ; mais nous ne pouvons nous dispenser d’examiner comment les papes ont usé de l’aulorité si considérable qu’ils avaient alors sur la société européenne, et quels ont été les résultats généraux de leur action.

En dehors des deux grandes causes, unies ensemble, de l’indépendance ecclésiastique et du célibat des clercs(voir Investiturbs, Sacerdoce Chrétibn), il n’en est pas pour laquelle les papes aient tant combattu alors que pour la sainteté des mariages. Au IX* siècle, l’intrépide Nicolas I^^, dans lequel on a vu, non sans raison, " une effigie anticipée de Grégoire VU », excommunie Lolhaire, qui avait répudié sa femme 'Theutberge pour épouser Waldrade. Au XI* siècle, Urbain II, pape français d’origine, excommunie Philippe I"'. roi de France, qui avait rompu son premier mariage pour épouser une femme mariée. Au xii" siècle. Innocent III force Philippe-Auguste à reprendre sa première femme Ingeburge et à renvoyer Agnès de Méranie. Ces exemples suffisent à montrer ce que les papes osaient faire alors en pareille matière ; ce qu’ils étaient seuls, disons-le, à oser faire d’une manière pleinement indépendante. Lolhaire avait su faire approuver son adultère par deux synodes particuliers ; Philippe- Auguste avait obtenu d'évêques complaisants l’annulation de son premier mariage. Sans l’intervention souveraine de la Papauté, l'épiscopat livré à lui-même n’eiil pas été assez libre, en présence de princes puissants et violents, pour porter et maintenir des censures efficaces. Or, il y allait de toute la morale et de loule la société chrétienne. Supposez que ces rois, encore à demi barbares, livrés souvent aux plus frénétiques passions, et qui, ne voyant rien au-dessus d’eux sur leurs terres, se croyaient volontiers tout permis, supposez qu’ils n’eussent pas trouvé dans la résistance inffexible de la Papauté une barrière à leurs instincts, c'était tout le progrès, assuré au genre humain par la loi de l’Evangile, remis en question. Le divorce, la polygamie même se fussent vile installés sur les trônes, et bientôt, par une suite inévitable, dans la société entière. Puis, comme dernière conséquence, c'était la dégradation de la femme, l’abaissement de la famille, les mœurs païennes reprenant partout le dessus. Si Taine a pu dire avec raison que tout ce qu’il y a dans nos sociétés modernes de pudeur, de douceur et d’humanité est dû à linffuence du christianisme, nous pouvons ajouter, avec non moins de vérité, que le maintien de ce patrimoine incomparable, nous le devons à la Papauté. — Voir art. Divorce dbs princes.

, près cela on nous permettra, je pense, de ne pas nous étendre sur la fréquence des excommunications et des interdits. Elle eut sans doute parfois de graves inconvénients. Mais encore doit-on reconnaître, si l’on songe aux principes qu’il s’agissait de défendre, que c'était un mal nécessaire.

Avoir appris aux souverains, en dépit de tant d’entraînements, que les règles de la morale privée doivent rester inffexibles pour tous, c’est avoir rendu à tout le genre humain un immense service. Mais les papes, dans leurs luttes mémorables avec les 1397

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princes de ce monde, leur enseignèrent encore d’autres leçons. J. de Maistre a écrit qu’ils établirent à la fuis et l’origine divine de la souveraineté et le droit divin des peuples. De fait, leur cause se confondit souvent — et surtout dans les affaires italiennes — avec celle de la liberté des peuples. Alkxandhk 1Il revendiquant les droits du Saint-Siège, en face de frédéric Barberousse, GiuicomB IX et Innocent IV luttant contre les entreprises despotiques de Frédéric 11, avaient avec eux les cités italiennes, qui refusaient, elles aussi, de subir le joug allt-mand. Mais n’allons pas nous imaginer pour cela les Papes soutenant une sorte de Déclaration des droits de l’homme anticipée. H n'était nullement question de contester à la souveraineté ses titres véritables. Pour l’empire en particulier, on ne voit pas que la Papauté, qui l’avait elle-même rétabli, en ail jamais manifesté du regret. Seulement, en relevant cette institution antique, il s’agissait de l’adapter aux principes de la civilisation chrétienne. Les théologiens catholiques, dans la vaste synthèse rationnelle qu’ils élaboraient alors, déiinissaient la loi un acte non de la volonté ou du caprice, mais de la raison. En conformité avec cette doctrine, les papes ne pouvaient tolérer la remise en vigueur, avec interprétation païenne, du vieil axiome : « Ce qui plaît au prince a force de loi. » Ce n'était point là certes se montrer ennemis de la souveraineté. En lui imposant des bornes, en lui rappelant qu’elle ne devait point prétendre à un pouvoir illimité, les papes travaillaient à la consolider. Rien de commun entre cette action et celle de nos réformateurs modi’rnes, toujours plus ou moins en révolte contre le principe d’autorité.

Reconnaître le caractère sacré des institutions nécessaires, alors même qu’on en condamne les abus, c’est tout le secret de cette action féconde des pa])es sur les alfaires humaines. Jamais, au milieu de leurs luttes incessantes contre les empereurs allemands et contre bien d’aiitres souverains, les papes du moyen âge n’ont oublié qu'à cûté de l’autorité religieuse il fallait une autorité politique, et que, dans sa S])hère propre, elle devait être forte et respectée. Bien plus, cette Eglise, qu’on nous représente volontiers comme luttant, à toutes les époques, et spécialement au moyen âge, contre les prétentions légitimes de l’Etat, fut la première alors à prôner, à invoquer la notion de l’Etat. Elle luttait, nous l’avons dit, contre la conception païenne de l’empire menace pour la liberté chrétienne, mais elle ne luttait pas moins cimtre l’anarchie féodale, obstacle à l’ordre et à la sécurité de tous. Pour limiter les abus des guerres privées, grand fléau de l’Europe médiévale, elle établit la Trè'e de Dieu, Là encore nous retrouvons l’action directe des papes, puisque la Trêve de Dieu, proclamée d’abord par quelques conciles particuliers, reçut toute son extension d’UnsviN II, au concile de Clermont. Mais si l’Eglise pouvait susciter d’ardentes bonnes volontés en faveur de la paix, si elle pouvait porter des lois d’ntililé générale, elle manquait d’une condition indispensable pour en imposer l’observation : la possession d’une foroc armée Aussi, même en plein moyen âge, ne se montra- t-elle pas disposée à se prendre elle-même pour l’Etal. Personne alors, au milieu de l'émiettement féodal, ne conserve, autant que les hommes d’Eglise, l’idée de l’Etat, de ses droits et de ses devoirs. Papes et évêques comprennent très bien que ce qui fait défaut à leur temps, ce qu’aucune bonne volonté ne saurait suppléer, ce qui est indispensable pour sortir de l’anarchie féodale, c’est une organisation politique sérieuse. C’est au roi, c’est aux princes qu’ils imposent l’obligation de réprimer les abus, répétant volontiers, comme le

moine, biographe de notre Louis VII : « Si le pouvoir royal ne s’adonne avec le plus grand soin à protéger la chose publique, les plus forts oppriment outre mesure les faibles » ; ou comme Si’Qkr : « C’est l’olfice du roi de rétablir la paix dans le pays. » (Garread, l’Elut social de ta France au temps des Croisades) De fait, la suppression des guerres privées devait être l'œuvre des monarchies.

Nous n’avons pas à nous étendre ici sur le rôle des papes comme inspirateurs des Groisauks (voir ce mot). On sait assez du reste que l’honneur principal leur en revient. Les princes séculiers, préoccupés de leurs querelles personnelles, se faisaient souvent prier pour prendre la croix. Mais toujours les Souverains Pontifes leur rappelaient le devoir de la concorde et de la guerre sainte pour le salut commun : c'était contre les inlidèles, péril de l’Europe et de la civilisation chrétienne, que les armes bénies jjar l’Eglise devaient être tournées. Aucun fait peut-être ne montre mieux la place tenvie alors par la Papauté, centre unique où la chrétienté, menacée du dehors ou du dedans, pût prendre conscience d’elle-même et de ses besoins.

Arrêtons-nous davantage aux interventions des papes sur le terrain social, qui sont pour nous bien instructives aujourd’hui. Les plaintes contre la constitution de la société ne manquaient pas alors, non plus qu’en aucun temps de civilisation un peu brillante. Les plus fréquentes, les plus aiguës s'élevaient contre la richesse de l’Eglise elle-même et contre les abus nombreux et incontestables qu’elle engendrait. On était frappé du contraste avec l’idéal proposé par l’Evangile, et l’on parlait d’j' ramener l’Eglise. Parfois aussi l’on s’en prenait tout criiment à l’inégalité des conditions. Les abus en effet ne manquaient pas non plus dansla société civile, pour donner prétexte à la critique : abus féodaux, abus du commerce et de la banque naissante, abus du luxe un peu partout. En présence de cette question angoissante, l’attitude des papes fut très nette : toutes les réclamations subversives furent absolument rejetées, toutes les sectes plus ou moins communistes — Vuudois, Apostoliques, etc. — furent impitoyablement condamnées. Une chose apparut bien clairement, c’est que, dans la doctrine catholique, le droit de propriété est sacré et doit être toujours respecté ; et. pour l’Eglise en particulier, que, sans être de la terre, étant néanmoins sur la terre, elle doit subir les conditions terrestres, et donc que, pour sa subsistance, des biens lui sont nécessaires, qu’elle possède en toute légitimité.

Repousser les excès n'était cependant pas tout ; il fallait encore, au milieu de ces aspirations confuses, discerner ce qui pouvait être accepté ; les papes ne s’y refusèrent pas. Les riches restaient libres de conserver leurs richesses et même de travailler à les augmenter ; mais l’Eglise leur rappelait qu’ils étaient tenus à l’aumône, que, dans le plan providentiel, leur superflu était destiné à subvenir à la misère de leurs frères, et qu’ainsi ces biens, propres quant à l’administration, devaient devenir en quelque manière communs quant à l’usage, tant leurs possesseurs devaient se montrer faciles à en faire part aux indigents. En même temps, des lois pontificales sévères contre l’usure, contre les spéculations injustes, contre la fraude commerciale (lois dont les corporations s’inspirèrent dans leurs règlements), prévenaient les abus de la lutte pour la possession des richesses, si facilement désordonnée. Quant aux biens ecclésiastiques, il demeurait entendu que c'était proprement le patrimoine des pauvres, et qu’ils devaient servir à faire face à tous les besoins de la charité. 1399

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Mais à côté de ces règles pour l’acquisition et l’usage lies ricliesses, ne fallait-il donc rien retenir de ces ardents appels à la pauvreté évangélique, qui avaient fait illusion à bien des âmes généreuses, qui poussaient, par exemple, un Pierre Valdo, fondateur des Vaudois, d’abord à un dépouillement héroïque, puis à de dangereuses chimères ? C’est là qu’apparaît le rôle des Ordres mendiants, et particulièrement des Franciscains. Sans rien critiquer dans la société qui les entoure, ils viennent donner l’exemple du renoncement le plus absolu. Ceux-là, bien loin de les condamner, la Papauté les approuve, les encourage, les comble de faveurs. Ainsi apparaît dans toute son ampleur et sa délicate complexité la solution chrétienne du problème social. Nos orgueilleux réformateurs modernes ne savent nous proposer comme idéal qu’un alTreux nivellement. L’Eglise, quand on la laisse libre, sait mettre en œuvre pour remédier à l’antagonisme des classes de bien autres ressources. Pas d'égalisation artilicielle. L’injustice est condamnée sous toutes ses formes, mais la hiérarchie sociale est maintenue. Ceux qui ont acquis par leurs efforts personnels, ou qui doivent à des services autrefois rendus, au mérite de leurs ancêtres, une grande situation temporelle, peuvent la garder. Voilà donc déjà l’inégalité dans la jouissance des biens de ce monde. Mais elle va être corrigée ou contre-balancée par une autre inégalité. Bien au-dessus de l’aristocratie de la naissance ou de celle de la fortune, le christianisme fait surgir l’aristocratie de la vertu et de la sainteté. Toutes les âmes, même fidèles, ne profitent pas également de la Bonne Nouvelle. La masse se contente de l’observation des préceptes. Le petit nombre, l'élite cherche la perfection, et la cherche, spécialement à cette époque, et sous l’influence de saint François, en poussant le plus loin possible le dépouillement. Ainsi tous apprennent à ne point trop se plaindre de l’inégale distribution des richesses, en voj’ant ceux que l’Eglise infaillible propose comme des héros à l’admiration de tous, volontairement s’en priver. Bien plus, le Tiers-Ordre franciscain, encouragé et soutenu par Rome, fera pénétrer jusque chez les grands du monde quelque chose de cet esprit. On en A-erra beaucoup, à l’exemple de saint Louis, roi de France et de sainte Elisabeth de Hongrie, fuir le luxe dans les vêtements, distribuer d’immenses aumônes, montrer un juste sentiment de la justice et du respect dus aux petits.

Mais, qu’on le remarque, le souille chrétien qui agit à l’intime des âmes ne suffit pas pour rendre compte de ces faits. Enlevez le contrôle de la Papauté, et vous n’avez plus qu’un mysticisme inconsistant, allant des plus sublimes inspirations aux plus insoutenables utopies. Nous voyons cela se produire jusque dans la famille de saint François, chez ceux de ses fils. Spirituels et Fraticelles, qui n’ont pas hérité de son obéissance parfaite à l’Eglise romaine. Les papes (et nommément Jean XXII) seront obligés de lutter contre eux et de les condamner.

Il serait intéressant de faire ici le tableau de la grande époque du moyen âge, lexiie et le xia « siècles. La chrétienté passionnée tout d’abord pour le culte divin, et se revêtant delà blanche robe de ses cathédrales où les arts viennent à l’envi se consacrer au service de la religion, soulevée vers le dévouement et riiéroïsræ militaire par la chevalerie et les croisades, édifiée et préservée des germes de corruption tout près d'éclore et de pulluler, par les vertus sublimes des Ordres monastiques et des Ordres mendiants, éclairée et lancée dans la voie des plus hautes spéculations par les Universités, où se composent

ces Sommes de tout le savoir humain organisé autour de la Révélation ; les fils des Barbares apprenant ainsi à s’enthousiasmer pour la science, mais en la soumettant toujours à l’Esprit de Dieu. Et nous pourrions montrer dans la Papauté le centre et l'âme, pour ainsi dire, de cette grandiose civilisation. C’est elle, nous l’avons vu, qui donne le branle aux croisades, elle qui encourage et approuve les Ordres religieux, elle encore qui soutient les Universités, en les prenant sous sa tutelle directe, et qui au xni<" siècle, dans les Universités même, oblige à faire place aux Ordres mendiants, c’est-à-dire à l'élément actif et novateur. Sans elle, les plus hauts génies, un saint Bonaventure, un saint 'Thomas d’Aquin luimême, se fussent trouvés exclus de l’enseignement par des coalitions d’intérêts I Nous ne pouvons insister longuement. Cependant, devant un pareil spectacle quelques réflexions s’imposent, fort utiles })our bien comprendre la destinée historique de la Papauté. Quelle différence entre les papes du x" siècle et ceux de la période présente I Les premiers, réduits souvent au rôle d’administrateurs de gros bénéfices temporels ou de chapelains impériaux ; les seconds, remparts inébranlables de la liberté des peuples, gardiens de la justice et de la paix, promoteurs de toutes les saintes et généreuses, entreprises. Comment la Papauté s’est-elle élevée d’un si prodigieux coup d’aile au-dessus des monarchies féodales environnantes, avec lesquelles, à certains moments, elleavail paru presque se confondre ? Qui voyons-nous à l’origine de ce mouvement ? Un grand vaincu, saint Gbi ! Goibk VII, mort en exil, témoin de l'échec apparent de son œuvre. Les politiques du temps ont pu le considérer comme un imprudent qui ne savait point calculer les résistances, et depuis, bien des sages lui ont reproché de s'être inspiré d’une foi trop absolue dans les principes, de n’avoir pas su assez se plier aux circonstances. Pourtant, c’est lui en définitive qui a triomphé et qui a ouvert à la Papauté une des périodes les plus glorieuses, les plus extraordinaires de son histoire.

Un point cependant reste à examiner : ces papes, qui exercent une telle maîtrise sur tout l’Occident, que l’on consulte de toutes parts et sur tous les objets, qui, d’un bout à l’autre de la chrétienté, doivent assumer le rôle de remettre toutes choses à leur place, ne vont-ils pas être tentés de sortir de la leur, de ne plus se sentir assez hommes, de se croire enfin tout permis ? Laissons la parole à M. Goyau pour répondre à cette question :

« Que les papes à leur tour aient eu des caprices, 

cela est vraisemblable et cela est vrai. Lorsqu’on gouverne le monde, ce qu’il y a dans le monde de plus difficile à gouverner, c’est soi-même. Et puis, ils agissaient au nom de Dieu : pensée troublante, susceptible d’exalter l’orgueil du vicaire, en lui persuadant que son orgueil même est un hommage à Dieu. Mais cette pensée porte en elle son remède ; elle effraie le pontife par la perspective de sa responsabilité ; et lorsqu’il considère cette demi-solidarité par laquelle Dieu et saint Pierre lui sont rattachés, ces liens qui l’unissent à la série des Papes et qu’aucun de ses successeurs ne pourra dissoudre ni désavouer, lorsqu’il sent qu’au jour le jour ses paroles et ses actes s’insèrent parmi les paroles et les actes du Saint-Siège, alors dans son âme, l'épouvante s’accroit. On rencontre, chez les pontifes du moyen âge, et en général chez les grands papes, ce mélange singulier d’orgueil et de timidité… GrélioiRE Vil, I.NNOCBNT III, BoNiFACE VIII, maîtres des âmes, des trônes et des camps, échappèrent au péril de la toute-puissance ; on compte les occasions — elles sont peu nombreuses, eu égard à ce péril— où 1401

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il leur manqua d'être complètement maîtres d’euxmêmes. » (Up. cit., l' « partie, ch. ii, S 2)

IV. Les papes des XIV* et XV' siècles. — Nous n’avons pas à nous arrêter sur Bonikace VUI, SHT les Papks d’Avignon et sur le Sciiismï d’Occident, qui sont l’objet d’articles spéciaux de ce Dictionnaire. (Voir ces mots) Notons seulement un trait important du mouvement qui s’opère en Europe au xiv' siècle ; les conséquences en seront graves pour l’iiisloire de la Papauté. Nous venons de montrer la grande place tenue par les papes du moyen âge au centre de la clirétienté. Cette chrétienté formait comme une immense famille, qui englobait tous les peuples de l’Occident. Le dogme catholique leur donnait à tous une façon de penser commune, l’action de la Papauté leur assurait même à l’extérieur une certaine unité, et les croisades nous ont montré que cette unité arrivait parfois à être assez consciente pour les faire s’accorder contre l’ennemi musulman. Il y avait dans cette unité chrétienne de grands avantages, et surtout une très noble inspiration. Ne doit-on pas y voir une belle tentative pour réaliser la parole du Christ : Ut sint unum sicitl et nosl Toutefois, ne nous ligurons pas un Eldorado. Nous l’avons dit : l’Eglise ne pouvait assumer les charges essentielles de l’Etat. Pour maintenir dans ce vaste ensemble un ordre suffisant, il fallait un bras de chair, toujours prêt à s’abattre sur les malfaiteurs. La conception de l’empereur, protecteur de la chétienté, répondait à ce besoin. Mais la suzeraineté impériale qui, dans certains pays, comme la France, ne fut jamais reconnue, était ailleurs beaucoup plus nominale que réelle. Restaient les pouvoirs féodaux, d’un caractère essentiellement local, qui maintenaient, tant bien que mal, un peu d’ordre dans la société. Entre ce corps, trop étendu pour former un Etat régulier, et ces petites seigneuries, trop multipliées pour assurer aux hommes de ce temps cette large sécurité, ce puissant développement de vie commune, qu’on trouve dans une grande patrie, les nationalités se cherchaient encore. Les royautés modernes ne faisaient que de naître, elles s’essayaient à leur rôle, sans pouvoir entièrement le remplir, et nous avons vu que ce qui manquait précisément au monde féodal, c'était une organisation politique fortement constituée.

Tous ces traits commencent à se modifier profondément à partir du xiv" siècle. Les diverses parties de la chrétienté s’organisent, chacune à part, en nations compactes, serrées autour de leurs rois. Il y a là un heureux progrès pour l’ordre administratif, et bien des abus du régime féodal disparaissent peu à peu. Mais d’autre part, l’idée de la grande communauté chrétienne va s’elïaçant. Le moyen âge avait tendu à l’universalité. A cette idée vient s’opposer désormais avec plus de force celle de nationalité ; entre les deux, il ne sera pas toujours facile d'établir l'équilibre. En tout cas, l’on voit du premier coup d'œil ce que ce nouvel ordre de choses avait de contraire à l’influence de la Papauté. (Cf. BaudrilLART, De l’intervention du Souverain Pontife en matière politique dans Revue d’histoire et de littérature religieuses, t. 111 ; surtout la conclusion, p 333-337)

La transformation d’ailleurs ne se Gl pas sans violence ni sans excès ; la royauté, dans sa lutte contre les obstacles qui arrêtaient son développement, se montra trop souvent brutale. Que l’on se rappelle seulement les procédés de Philippe le Bel à l'égard de Boniface VIU. Et puis, s’il y avait amé. Uoration pour l’ordre et la sécurité matérielle, le grand idéal chrétien et chevaleresque baissait de façon inquiétante. L’influence prédominante du

Saint-Siège avait maintenu dans l’Europe du moyen âge, en déjjit de toutes les violences, un sentiment élevé de la justice, et la persuasion du caractère sacré de tous les droits. Avec la nouvelle politique qui commençait à se faire jour, les relations internationales risquaient de n'être plus réglées que par la force et par la ruse. A l’intérieur même de chaque Etat, il n’y avait pas lieu de trop se réjouir de voir la prépondérance passer décidément à la puissance civile, c’est-à-dire à celui des deux pouvoirs qui abuse le plus volontiers de ses avantages. Dans tout cela il n’y avait certes pas progrès.

Par malheur, à la même époque, des circonstances néfastes — le séjour à Avignon, puis surtout le Grand Schisme, — contribuaient encore à diminuer le prestige de la Papauté. Des embarras du schisme naquit la théorie conciliaire, qui mettait le concile au-dessus du pape. (Voir la section du présent article concernant I’InI’Aillibilitk pontificale et l’histoire de ce dogme.) Allirraée d’abord à Constance, elle fut mise à l’essai à Bàle par des hommes dont plusieurs étaient animés d’un zèle sincère, mais qui, ayant perdu de vue la vraie constitution de l’Eglise, crurent qu’ils pouvaient la réformer en s'élevant contre son chef. Le pa[)e Eugène IV unit par l’emporter siu- le synode révolté ; mais toutes ces discussions contribuaient à relâcher les liens qui unissaient les peuples au Saint-Siège. Les princes naturellement appuyaient les doctrines nouvelles ; ils sentaient bien qu’en face d’une Eglise livrée à une sorte de régime parlementaire, ils eussent été plus forts pour étendre indéliniment leurs empiétements. En France, la Pragmatique Sanction de Charles VU ne fut que l’application des décrets de Bàle. Pie II la jugeait ainsi : « Cette loi, à l’abri de laquelle les prélats français croyaient trouver la liberté, leur a, au contraire, imposé une lourde servitude ; elle a fait d’eux les esclaves des laïques. » (Goyau, op. cit., " p., ch. III, Si 2)

Cependant ne nous laissons pas entraîner par les doctrines fatalistes. Au moyen âge, nous l’avons dit, on avait soulïert de l’absence d’organisation politique ; il était nécessaire qu’on s’essayât à combler ce vide. Il fallait s’attendre encore que les Etats modernes, qui commençaient à se constituer fortement, entrassent sur un point ou sur l’autre en conflit avec l’autorité papale et cherchassent à la diminuer. Mais il ne suivait pas de laque la grande œuvre de l’unité chrétienne, ébauchée dans les siècles précédents, dût périr. La chrétienté, malade, n'était pas dissoute. Après les crises pénibles qu’elle venait de traverser, elle pouvait retrouver sa splendeur sous une forme différente, adaptée aux temps nouveaux. Avec des langues, des coutumes d’une variété plus tranchée, rien ne rem])échait de conserver encore, grâce à la communauté de croyances, une sulfisante unité. Certes, le Saint-Siège ne pouvait pour une époque nouvelle promulguer une doctrine dilTcrente de celle des âges antérieurs ; il est même à remarquer que la théorie du pouvoir indirect, mise en pratique par les papes du moyen âge, reçut dans la théologie catholique sa forme définitive, précisément au xvi° siècle, sous la plume de Bellarmin et de Suarez, pleinement approuvés de Rome. Mais cette même Rome, si inflexible sur la doctrine, a toujours montré que, dans les applications, elle savait se plier aux nécessités des temps. Le nationalisme moderne, dans ce qu’il a de légitime, ne s’opposait pas à l’idée de chrétienté, il ne tendait nullement, de sa nature, à devenir antipaiial. Le crime inexpiable de la rupture est le fait de la seule Réforme. C’est la liberté humaine, agissant sous l’influence de passions souvent très basses, qui a 1403

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produit ce résultat. Donner cette dissolution de la société chrétienne comme la suite nécessaire du mouvement des xiV^ et xv « siècles, c’est se payer de mots. Regardons les faits, et notre idée sera tout autre : nous verrons ce même mouvement aboutir d’un coté, en Angleterre, à l’horrible schisme de Henri VIII, consommé pour les raisons que l’on sait, de l’autre, en France, au Concordat de Bologne (1516) entre Léon X et François I", qui, de quelque manière qu’on l’apprécie, ne saurait être regardé comme le point de départ d’une décadence religieuse irrémédiable.

Arrctons-nous un peu sur ce grand acte, qui marque dans riiisloirc de la Papauté une date importante, d’aucuns diraient volontiers : la date d’une déchéance. Est-ce bien exact ? Son premier effet était d’abolir la Pragmatique Sanction ; les doctrines de Bàle étaient donc répudiées, les droits essentiels du Saint-Siège reconnus. Par contre, le roi recevait des privilèges énormes dans la collation des charges ecclésiastiques, pratiquement les nominations aux évêchés et aux abbayes étaient mises entre ses mains. C’était l’accord établi par transaction entre les principes immuables de l’Eglise et la situation prépondérante de la royauté en France, telle que les circonstances historiques l’avaient faite. Certes, il est facile de signaler dans un pareil traité des imperfections très graves. Mais, à le juger par les faits, il faut reconnaître qu’il a atteint la haute lin que la Papauté en attendait. Au milieu des troubles déchaînés par la Héforme, la France resta toujours unie à Rome, et peut-être les avantages substantiels accordés au roi François et à ses successeurs, ne furent-ils pas inutiles pour les empêcher de prendre le chemin de Henri VUl. Quoi qu’il en soit, les principes catholiques, maintenus par cette union avec Rome, devaient encore assurer de beaux jours à la religion en France ; une fois le calme rétabli après les tempêtes du xvie siècle, ils produiraient une des plus belles floraisons de vertus et d’institutions chrétiennes dont l’histoire ait gardé le souvenir. Le mal fut que les rois, et surtout leurs parlements, cherchèrent à faire prévaloir, malgré le Concordat, l’esprit de la Pragmatique Sanction. C’est par là surtout que l’ennemi devait entrer.

En parlant de la Papauté au xv* siècle, impossible de ne pas dire un raot de la Renaissance ; d’autant que les papes sont sujets sur ce point à beaucoup d’attaques, qui leur viennent des côtés les plus divers. On les représente parfois se lançant dans un mouvement tout païen, et reniant la civilisation chrétienne du moyen âge, œuvre de leurs prédécesseurs. En réalité il faut distinguer davantage. Remarquons-le d’abord : en tout ordre de choses, ou peu s’en faut, le moyen âge lui-même avait fait constamment effort pour se mettre à l’école de l’antiquité. L’empire romain, le droit romain, la philosophie d’.^ristole, autant de parties de l’héritage antique pour lesquelles on s’était enthousiasmé à cette époque, et jusqu’à l’engouement. Dans les lettres et les arts il n’en allait pas autrement ; depuis Bède et Alcuin jusqu’à Dante, les humanistes de la Renaissance peuvent compter, durant toute la période médiévale, de très nombreux et très zélés prédécesseurs. Au xv » siècle sans doute on connut, on s’assimila bien mieux l’antiquité ; mais c’était en grande partie le fruit des efforts précédents. Les papes ne s’étaient jamais opposés à cette tendance ; ils avaient seulement veillé à ce que l’imitation de l’antiquité ne fut point un esclavage, à ce qu’en lui dérobant ses trésors, ses institutions, ses méthodes, on les mît toujours au service de la civilisation chrétienne. Eux-mêmes ils avaient relevé l’empire ; mais

avaient lutté ensuite contre ses maximes de despotisme païen. Ils avaient fondé, encouragé, comblé de privilèges les Universités, où se transmettait l’héritage de la culture antique. Ils avaient condamné la philosophie d’Aristote, interprétée par les Arabes, mais avaient plus tard prodigué leurs faveurs à cette même philosophie, corrigée et mise au service de la théologie par le génie de saint Thomas d’Aquin. Ues papes humanistes, comme Nicolas V ou Pie II, en favorisant la renaissance des lettres antiques entendue d’une façon chrétienne, ne faisaient, on le voit, que se conformer à une tradition déjà ancienne, ou, pour mieux dire, perpétuelle. Malheureusement, il faut avouer qu’on ne s’en tint pas là. Sous ces papes déjà un peu et plus encore sous leurs successeurs, les SixTB IV, les Jules II, les Léon X, la courpontiticaleelle-mè ; ne se laissa envahir par l’esprit mondain de la renaissance païenne ^ ; les pires écarts des humanistes furent traités avec une étonnante indulgence, et il fallut la grande secousse de la Réforme pour ramener le Saint-Siège au vieux programme de la culture chrétienne : traiter l’antiquité non en maîtresse, mais en servante, et n’oublier jamais de soumettre tous les emprunts qu’on lui faisait à la loi de Jésus-Christ.

Mais la Renaissance n’était pas seulement le retour à la belle antiquité ; c’était, d’une manière plus générale, un effort de l’esprit humain, pour se développer, s’enrichir, acquérir à la fois plus de lumière et plus de liberté. Tout provoquait alors les intelligences à s’élancer dans des espaces pour ainsi dire illimités : la découverte du Nouveau Monde qui semblait élargir subitement l’univers, comme l’invention de l’imprimerie qui permettait de multiplier presque indéfiniment les trésors du savoir. Ce mouvement, qui n’était pas mauvais en soi, mais où les dangers certes ne manquaient pas, était comme l’aurore de ce prodigieux déveloiipement des connaissances qui caractérise les temps modernes. En face de ces nouvelles tendances, quelle fut l’attitude de la Papauté ? Volontiers on lui fait ici un reproche opposé à celui de tout à l’heure. On s’ai)puiera sur l’établissement du Saint-Oflice et de l’Index et sur le fait isolé de la condamnation de Galilée, pour représenter les papes comme opposés aux développements les plus légitimes de l’esprit humain. Sans doute, dans ces temps troublés, ils eurent à prendre des précautions spéciales pour sauvegarder la foi et les mœurs, mais il s’en faut bien qu’ils aient prétenifu condamner en bloc toutes les acquisitions nouvelles Dans sa constitution contre les lectures perverses, Léon X débute en célébrant avec enthousiasme l’invention de l’imprimerie. Elle a été donnée à la terre « par la faveur du Ciel » et a procuré d’immenses avantages à l’humanité et à l’Eglise. Grâce à elle, tout le monde peut acquérir beaucoup de livres à peu de frais ; les esprits bien doués peuvent étudier facilement ; les savants catholiques, que l’Eglise romaine désire voir se multiplier, ont le moyen de se bien former et de gagner les incrédules à la vraie doctrine. (Pastoï^, Histoire des Papes, trad. fr., t. VIII, p. 2^9)

Cependant, plusieurs maîtres imprimeurs abusant de leur nouvel art pour répandre des écrits pernicieux, le pape, qui a le devoir de veiller à ce que cet instrument, si précieux pour le bien dans les desseins de Dieu, ne se change pas en un fléau, inler 1. Notons cependant que le plus beau poème de l’époque, la Cliristiade de Vidii. fut composé à la requêta de Léon.’^ lui-même, pour célébrer la Rédemption. Cela suffit à prouver, remarque Pastor, 1 injustice de l’accusation élevée par Luther, que la Papauté se mettait en travers du Kédcmpteur et des rachetés. 1405

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dit l’imiiression de tout ouvrage, sans l’approbation de i'évêque et de rin<iuisiteur. Cette loi devait être dans la suite élargie ; on voit pourtant ([ue, même en sa rigueur primitive, elle n’est point le Cruit d’une intolérance systématique, mais plutôt d’une saine prudence, qui n’exclut pas un enthousiasme généreux pour la diffusion des lumières. Cette attitude générale de large bienveillance pour l’augiuenlotion (lu savoir, et de vigilance en vue de ne pas le laisser se détourner de sa liii, devait toujours rester celle de la Papauté.

V. La Papauté en face de la Réforme protestante- — Durant tout le moyen âge on avait prononcé le mot de réforme ; les plus saints personnages, témoins des désordres de l’Eglise, avaient souhaité ardemment de ta voir revenir à sa pureté primitive par la suppression des abus. Le mal datait de loin, et malheureusement le xiv » et le xv « siècles n’avaient fait que l’aggraver. Le concile de lîàle avait eu en vue la réforme de 1 Eglise, mais, en suscitant des embarras aux Souverains Pontifes, en les obligeant à s’occuper avant tout de défendre leur pouvoir, il n’avait abouti qu'à la comi)romettre et à la retarder. Puis, dans les temps qui suivirent, la Papauté elle-même laissa trop pénétrer chez elle l’esprit du siècle. A partir de Sixte IV, on vit se succéder sur la chaire de saint Pierre toute une série de pontifes plus politiques que religieux. Quoi d'étonnant d’ailleurs qu’au milieu des troubles de l’Italie les préoccupations séculières les aient gagnés ? Il fallait bien pourvoira la sécurité du Saint-Siège. Disons même qu’en ce début des temps modernes, au moment où de toutes parts les monarchies se concentraient et s’organisaient pour la lutte, un des plus pressants besoins était de fortifier le pouvoir temi)orel et de rétablir d’une façon un peu définitive. Telle fut l'œuvre de JuLiîs II, qui, avec sa belliqueuse nature, semble avoir été fait exprès pour s’en acquitter. Mais cela ne saurait excuser entièrement les papes de ce temps d’avoir accordé tant de place à la politique humaine, au détriment ])arfois de leurs fonctions spirituelles. A plus forte raison devons-nous déplorer les scandales d’un Alexandre VI (voyez ce mot), dont le mauvais elïet contribua sans doute beaucoup à précipiter les sinistres événements qvii suivirent.

Ainsi, dans les premières années du xvi" siècle, tout le monde, depuis plusieurs générations, parlait de réforme, tout le monde en sentait le besoin de plus en plus urgent, et, malgré des efforts isolés fort louables, personne ne savait trouver le moyeu vraiment elTicace de l’accomplir. C’est alors qu'éclata la révolte de Luther. Le moine évadé entraîna dans sa rébellion, d’une part, certains esprits zélés mais trop peu dociles, frappés des abus qu’ils voyaient autour d’eux et sincèrement désireux d’y porter remède ; d’autre part, tous ceux qui voulaient secouer le joug de l’Eglise pour vivre plus librement. Les premiers durent être bien déçus quand ils virent l’allure que prenait le mouvement et les résultats qu’il amenait. Les humanistes, qui ne pardonnaient pas à l’Eglise romaine de mettre des bornes à leur liberté de penser, s’y rencontraient avec des princes, jaloux, comme Henri VIII, de s’affranchir des lois de l’Evangile sur le mariage, comme Albert de Brandebourg et bien d’autres, de se tailler des domaines aux dépens des biens du clergé. Et cet appui des princes dépravés ou cupides. Imposant par la force le nouveau culte à leurs sujets, fut sans doute un des facteurs les plus importants dans le succès de la Réforme.

En face de ce péril, le plus grand, peut-être, qu’elle eût encore affronté, qu’allait faire la Papauté? Les

I hérétiques mettaient en question la plupart des dogmes chrétiens ; et en même temps rejetaient les coutumes les plus vénérables de la piété catholique. Quelques esprits songèrent à discuter avec eux en vue d’une entente, et à entr 'ouvrir ainsi la porte aux concessions. En général les princes temporels (à l’exception des rois d’Espagne) penchaient vers ce parti qu’ils jugeaient plus faorable à leurs intérêts politiques. Pour des raisons analogues, et sans faire plus attention aux droits de l’Eglise, ils songeaient à prendre la même attitude que nous avons déjà rencontrée chez les empereurs d’Orient. Quand on voit CharlesQuint, par l' Intérim d’Augsbourg, concéder aux protestants, de sa propre autorité, le mariage des prêtres et la communion sous les deux espèces (matières de discipline en elles-mêmes, mais touchant de bien près au dogme), ne se croirait-on pas dans la lîyzance du vi « siècle ? Mais s’imaginer qu’il serait loisible de mettre lin par de tels compromis aux dissensions religieuses, c'était se faire grandement illusion. Quelle transaction pouvait-il y avoir entre le principe de l’autorité doctrinale et celui du libre examen ?

Les papes avaient un tout autre programme. Au lieu de chercher à gagner les protestants par des concessions, on opposerait à chacune de leurs négatiousautantd’aflirmations solennelles etirrévocables de la croyance catholique. En même temps, cette autorité religieuse qu’ils prétpndaient rejeter, on en consacrerait plus que jamais les droits. Aux appels à l’anarchie et à la dissolution de tous les liens religieux, on répondrait parla concentration de l’Eglise sur elle-même. C'était aussi le programme de tous les grands saints réformateurs que Dieu suscita alors pour réparer les ravages de l’hérésie. Sainte Thérèse l’exposa mieux que personne : « A mon avis, dit-elle, la conduite à tenir (pour briser l’eflort de l’hérésie et arrêter ses progrès), est celle que l’on tient en temps de guerre, lorsqu’un puissant ennemi, entrant dans un pays, porte partout la désolation et l’effroi. Le prince qui se voit pressé de tous côtés, se retire avec l'élite de ses troupes dans une ville qu’il fait extrêmement fortifier. De là il fait de fréquentes sorties, et comme il ne mène au combat que des braves, souvent avec une poignée d’hommes il fait plus de mal à l’ennemi qu’avec des troupes plus nombreuses, mais sans vaillance. Par cette tactique souvent on triomphe de ses adversaires, et si l’on ne remporte pas la victoire, au moins n’est-on pas vaincu. Pourvu qu’il ne se renconlre pas de traître dans la place, on est invincible. » (Chemin de In perfection, ch. ni) C’est ce plan que devait réaliser le concile de Trente. Non seulement les dogmes mis en question furent afTirmés avec plus de rigueur et de précision, mais l’autorité enseignante elle-même, spécialement l’autorité ponlificale, fut d’autant plus exaltée qu’elle étaitattaquée davantage. Les conciles antérieurs n’avaient laissé que des textes, que chacun commentait librement. Pour prévenir les abus qu’avait entraînés cette pratique, les Pères de Trente remirent au pape seul le soin d’interpréter leurs décrets ; une congrégralion spéciale fut créée à cet effet. On s’abstint, il est vrai, alors, par égard pour l’opposition des théologiens français, de rien définir relativement à la supériorité du pape sur le concile. Mais la manière même dont la sainte assemblée avait procédé — s’en référant conlinuellerænl au pape, et lui laissant trancher les questions les plus délicates, — avait assez inculqué cette vérité. Les définitions de 18' ; o, manifestant dans toute son extension la pleine autorité doctrinale et disciplinaire du Saint-Siège, ne seront qu’une conséquence de l’impulsion donnée à Trente. 1407

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Pour achever de fortifier tout ce que les nouveautés du jour menaçaient, les papes organisèrent alors les congré^çations du Saint-Office et de l’Index. La première recevait les pouvoirs les plus étendus pour rechercher l’hérésie dans toute la sooiété chrétienne et la dénoncer aux fidèles, là même où l’hostilité de l’Etat ne lui permettait pas de la réprimer ; la seconde devait veiller sur les livres, dont le nombre se trouvait prodigieusement accru par la découverte de l’imprimerie. Cependant la Papauté ne se contentait pas de cette œuvre négative ; elle suscitait encore au service de l’Eglise un mouvement scientifique. La réaction contre la Réforme amena ainsi un merveilleux progrès de la science catholique ; les noms de Baronius, de Bellarmin, de Melchinr Gano, de Maldonat et de bien d’autres, dont l'œuvre devait être glorieusement continuée et complétée par les générations suivantes, sulTisent à le montrer.

Tandis qu’ils défendaient ainsi le dogme attaqué, les papes n’oubliaient cependant pas que c'était le relâchement de la discipline et des mœurs qui avait amené la Réforme. Le mal, nous l’avons indiqué, s'était étendu partout, et la Curie romaine était loin d’en être indemne. Il fallait, suivant l’expression du temps, (i réformer l’Eglise dans son chef et dans ses membres ». C’est là surtout que l’on sent l’action surnaturelle de Dieu, veillant sur son uuvre. Une pléiade de saints se leva, dont le zèle ardent ne reculait devant aucun obstacle pour restaurer la piété chrétienne dans les âmes. Mais, bien dilférents des réformateurs de Bàle, dont nous avons vu le lamentable échec au siècle précédent, ces saints ne voulaient rien faire qu’en union avec Rome, et comptaient avant tout sur elle pour accomplir l'œuvre nécessaire. Leur espoir nefut pas déçu. Aux pontifes politiques ou lettrés de l'époque précédente, succéda une série de pasteurs vigilants qui, sans hésitation, attaquèrent le mal à sa source. Sous le règne de Paul 1Il on voit déjà se produire plus qu'à moitié cette heureuse transformation. Après lui,.Marcel II, qui ne fait que passer sur le trône pontifical, Paul IV, Pie IV, avec son neveu Charles Borromée, Pik V, Grégoire XIII, Sixtk-Quint, sont entièrement acquis à la cause de la réforme catholique. Plus de complaisances mondaines pour le paganisme et la belle littérature. La Cour romaine devient austère, et, sans tomber dans le pharisaïsme, elle exclut impitoyablement tout ce qui jurerait avec les principes de l’Evangile. A la suite du concile de Trente et de ses décrets réformateurs, la même œuvre s’accomplit dans les diverses provinces de la chrétienté, et l’Eglise tout entière revêtit comme un nouvel aspect.

Parmi les moyens providentiels qui contribuèrent au succès de la vraie réforme catholique, il nous faut signaler en première ligne les nombreux Ordres religieux qui surgirent alors. Une mention spéciale est due aux Capucins, rameau détaché du vieux tronc franciscain, et à la Compagnie de Jésus, fondée par saint Ignace. Chez celle-ci, nous trouvons, plus accusés que partout ailleurs, les traits caractéristiques des instituts nouveaux : tendance à la vie active et à l’apostolat conquérant, et la contemijlation elle-même tournée vers l’action ; puis, d’autre part, obéissance absolue et sans réserve au Souverain Pontife. Les Jésuites profès s’engagent, par un vœu spécial, à partir immédiatement et sans excuse, sur le moindre signe de Rome, pour n’importe quel pays. Par ce culte de l’obéissance, et particulièrement de l’obéissance au Saint-Siège, l'œuvre de saint Ignace est ainsi, comme on l’a souvent fait remarquer, l’antithèse de celle de Luther. Dès la seconde moitié du xvi' siècle, sa compagnie est partout au combat : ici regagnant à Rome des royaumes

qui s’en étaient à moitié détachés, ailleurs arrêtant du moins le flot envahissant de l’hérésie ; ailleurs, ettout particulièrement en Angleterre, par une revanche plus éclatante encore, donnant au dogme de la primauté papale ses plus nombreux et ses plus glorii’ux martyrs. Une institution qui recrute de pareils serviteurs n’est pas près de disparaître ni de décliner. La Réforme avait eu beau enlever à la Papauté une moitié de l’Europe, on peut dire en un sens que celle-ci n’en était pas affaiblie. Si son domaine avait perdu en étendue, par contre elle était maintenant à la fois plus pure elle-même, plus fidèle à son principe, et plus maîtresse que jamais des consciences catholiques.

Du reste, même pour l'étendue, n’y avait-il pas plutôt progrès ? On cédait du terrain en Europe, mais quelle large compensation dans les contrées nouvellement acquises à l’Evangile ! Déjà au moyen âge les Souverains Pontifes avaient envoyé au loin, en Asie centrale ou en Afrique, des Dominicains ou des Franciscains, hardis pionniers chargés d'étendre le règne du vrai Dieu. Mais ce n'était là que des essais isolés et relativement peu importants, auprès de ce qui fut tenté désormais à partir du xvi' siècle. A la suite des audacieux navigateurs qui venaient d’ouvrir les routes du Nouveau Monde et des Indes, sur un mot de Rome les missionnaires s'élancèrent. Là encore les Ordres religieux qui venaient de se fonder, comme aussi ceux qui venaient de se réformer, furent les principaux auxiliaires du SaintSiège. Pour mieux diriger ces lointains combattants, Grbgoiuk XV et Urbain VIII organiseront bientôt la Propagande. Du Vatican, les regards s'étendront non plus seulement sur l’Europe civilisée, mais littéralement sur tout l’univers.

VI. Les papes et la politique moderne ; le XVII' siècle. — Tout ce que nous venons de dire regarde exclusivementle rôle religieux de la Papauté. Il nous faut maintenant indiquer ce qu’allait être son rôle politique dans la nouvelle période qui commençait et qui différait notablement du moyen âge. Il semble au premier abord que ce rôle devrait cire simplifié, sinon supprimé. Dans les Etats protestants, on ne reconnaît plus le Vicaire de JésusChrist. Les princes décident souverainement de la religion de leurs sujets, ils la transforment au gré de leurs caprices. Dans ces conditions il ne saurait plus être question de débattre des accords entre l’autorité religieuse et l’autorité civile ; non seulement celle-ci se proclame de tout point indépendante, mais encore elle a entièrement absorbé sa rivale. Dans les Etats catholiques eux-mêmes, il y a tendance marquée à rendre la politique plus indépendante de la religion. Sans doute nous sommes bien loin encore des sécularisations brutales de la Révolution. Qui donc aurait pensé alors à enlever à la foi son empire sur l'éducation ? Mais, dans les rapports des princes avec leurs sujets ou des princes entre eux, les maximes régaliennes, de plus en plus en honneur, refusent aux Souverains Pontifes tout pouvoir, même indirect, même exercé en vue des intérêts religieux. Et pourtant c’est chose tellement naturelle, tellement inévitable de voir politique et religion se rencontrer et s’emmêler, quejes papes, au moment même où on leur conteste le droit d’intervenir souverainement dans les intérêts d’Etat, vont avoir plus que jamais à s’en préoccuper et à exercer sur ce terrain une influence qu’il faudrait bien se garder de croire négligeable.

Voyons-les donc à l'œuvre au milieu des conflits de l’Europe. Saluons en passant saint PiR V, qui parait encore se rattacher au mojen âge. En Italie 1409

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il active les poursuites de l’Inquisition ; il excommunie Elisabeth d’Angleterre comme hérétique et relapse, et délie ses sujets du serment de lidélilé ; enfin il organise contre les Turcs la croisade victorieuse deLépante (1571). Politique grandiose et hardie, qui n’est que l’application en ligne droite, si l’on peut dire, des principes traditionnels du Saint-Siège. Ses successeurs vont avoir à se frayer leur chemin au milieu de dillicultés bien plus complexes.

C’est SixTB-QuiNT qui inaugure vraiment, sembleL-il, la politique pontificale moderne. Ses vues sur l’Europe peuvent se ramener à deux idées. Evidemment il faut avant tout soutenir la cause catholique ; inais en même temps il faudrait, si c'était possible, auvegarder l’indépendance du Saint-Siège. Or, à ce moment, en face de l’Angleterre et de la Hollande onquises à l’hérésie, de l’Allemagne divisée, de la France se débattant dans la guerre civile, l’Espagne

; st la seule nation qui reste tidèle à la vieille foi et

jui la défende. Donc, si les choses ne changent pas, ii aucun autre secours humain ne vient s’olTrir — spécialement contre Henri de Navarre, le prétendant i la couronne de France, — Rome marchera d’accord ivec l’Espagne, elle acceptera l’aide de Philippe U, lont les intérêts coïncident avec ceux du catholicisme. Cependant, ce n’est là qu’un pis-aller. Favoiser au prolit de la foi les rêves de domination uni’erselle où se complaît l’orgueil castillan, cela emlorte deux inconvénients fort graves. Le Saint-Siège isque d’y perdre son indépendance : si le roi d’Eslagne devient maître de la France et par là de l’Euope, le pape ne sera plus que son chapelain. Et puis, a domination espagnole n’est goûtée nulle part ; tôt lU tard une réaction formidable se produira ; la religion catholique, confondue avec i’espagnuUsme, 'est pour elle, à plus ou moins longue échéance, la uine assurée. Faire alliance avec Philippe II, c’est lonc simplement pour le pape, placé en présence de leux dangers, l’un imminent, l’autre éloigné, se rési ; ner à courir ce dernier.

Mais voici précisément qu’en France la situation

: hange. Les catholiques se rallient de plus en plus

lombreux à Henri IV ; celui-ci n’est plus le captif les huguenots ; sa conversion, naguère impossible, levient probable et même inévitable, imposée par la olonté de la France. Dès lors, la solution est trou'ée : Sixte-Quint ne songe plus qu'à se dégager de es liens avec l’Espagne. Il peut désormais espérer oir la Papauté occuper en Europe la position qu’il évait pour elle ; elle ne sera pas abandonnée aux >ienfaits d’une seule puissance et l’obligée d’un seul )euple. Deux dynasties au moins se disputeront 'honneur de la seconder, et ainsi elle pourra mainenir son indépendance. (Cf. Hubner, Sixte-Quint, .. H, pp. 355-369)

Les successeurs de Sixte-Quint furent fidèles à

; ette politique d'équilibre. Mais au premier abord il

jeut sembler qu’elle ait échoué. La Maison de France le s’est-elle pas dérobée à ses obligations envers le atholicisme, quand, sous Henri IV, sous Louis Xlll,

; lle s’est alliée contre l’Empire aux protestants

l’Allemagne, pour aboutir enfin à cette paix de ^Vestphalie, si fatale aux intérêts catholiques en Europe ? Ce n’est point le lieu de traiter en entier îelte question très complexe, contentons-nous de juelques remarques. Malgré tout ce que la Maison l’Autriche a pu faire pour la religion, ce serait une llusion de ne voir dans sa politique que la défense jhevaleresque de la cause catholique et dans celle de la royauté fi-ançaise qu’abandon et trahison de cette même cause. Ni l’une ni l’autre en réalité n’a témoigné à l’Egliseun dévoùment désintéressé. Xi l’une ni l’autre ne pouvait d’ailleurs, c’est trop évident, ou Toœe III.

blier les grands intérêts nationaux dont elle avait la charge ; ni l’une ni l’autre ne songea, semble-t-il, d’une façon assez constante à les subordonner aux intérêts généraux de la chrétienté. Osons mime dire que le rôle le moins généreux, le moins catholique, ne fut pas toujours du côté de la France. Lorsque les Bourbons prenaient la tutelle des Etats faibles pour assurer un meilleur équilibre de l’Europe cl sauvegardaient les libertés du catholicisme chez leurs alliés prolestants et turcs, ils s'écartaient peutêtre moins de l’idéal du droit chrétien que les Habsbourg, lorsque ceux-ci se livraient — comme plus d’une fois ils le tirent encore — à leur chimère de monarchie universelle. Aussi Rome écoutait-elle avec faveur les ambassadeurs de Henri IV, lorsqu’ils alléguaient que « laliberlé et l’autorilé du Saint-Siège étaient conjointes à la liberté de 1 Italie », laquelle était conjointe à la liberté de l’Europe. (Cf. de Meaux, La Réforme et la politique française en Europe jusqu’au traité de Westplialie) Mais passons. Laissons aux historiens de la France le soin de peser les raisons sérieuses de la politique de Richelieu, et arrivons au traité de WeBtphalie(1648), qui marque, on peut le dire, d’une façon déûiiitive, la lin de la chrétienté. Là encore, ni la France, ni l’Autriche n’aidèrent la Papauté autant que celle-ci eût pu y compter. L’Autriche, pour s’entendre plus facilement avec ses adversaires protestants aux dépens de la France, ne craignit pas de provoquer des sécularisations ; la France, de son côté, avait été pour beaucoup dans le succès des hérétiques. Ajoutons toutefois qu’elle utilisa son iniluence auprès de ses alliés pour modérer leurs prétentions ; et cinquante ans jilus tard, au traité de Ryswick, Louis XIV prolitera de son triomphe sur la ligue d’Augsbourg poui stipuler des clauses de liberté en faveur des catholiques d’Allemagne, sujets de princes prolestants.

Le vrai mal d’ailleurs ne résidait pas pour l’Europe dans ces conflits d’intérêts entre puissances catholiques. Parmi les hommes on n’arrivera jamais à supprimer ces sortes de luttes. Même eu plein moyen âge, mèmeen face del’enyahisseur musulman, combien les papes avaient eu de peine à les faire cesser momentanément ! Le vrai mal de l’Europe, c'était la division religieuse, le schisme introduit dans les consciences, qui établissait entre les peuples des séparations autrement profondes. La division de la chrétienté n'était point le fait de la polilique française, mais du protestantisme. Cette affreuse guerre de Trente ans, avec le traité de VVeslphalie qui si tristement la termine, c'était le fruit direct de la Réforme. Par ce traité, l’Europe cessait ofBcieUement d'être une famille de peuples unie par la communauté de croyances ; l’indifférence en matière de religion faisait son entrée dans le monde politique moderne. D’immenses spoliations de biens ecclésiastiques étaient sanctionnées. Enfin l’axiome monstrueux : Cu/us regio, illiiis religio érigeait en loi dans le domaine religieux, celui qui échappe le plus à sa compétence, la volonté arbitraire et changeante du prince. C'était le renversement de tous les principes que nous avons vu les pontifes du moyen âge défendre avec tant de vaillance.

Innocbnt X ne manqua pas de protester contre des clauses si préjudiciables aux inlérêls dont il avait la gardt. Mais il n'était pas au pouvoir de la Papauté d’arrêter le cours des événements. Dans l’Europe nouvelle, si différente de celle des Grégoire VII et des Innocent III, le Saint-Siège était désormais réduit à un rôle plus effacé et assez ingrat. Avec cela, les dillicultés n’en étaient peut-être pas moindres, au milieu des complications de la politique moderne et des roueries de la diplomatie. Certes, les papes ont

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pu sur ce terrain commettre plus d’une faute ; ce n’est point en pareille matière qu’ils revendiquent le privilège de l’infaillibilité. Néanmoins, à qui jette un regard d’ensemble sur leur action à cette époque, elle apparaît souverainement raisonnable, amie avant tout du tact et de la mesure. Rome continue à être le centre d’où l’on juge les affaires de l’Europe avec les vues les plus hautes. Les victoires orientales des armes chrétiennes sur les Infidèles — que ce soit celles du Polonais Sobieski, ou celles du prince Eugène de Savoie, commandant les armées de l’Empire — y provoquent toujours un sursaut de joie. On s’y intéresse aussi, comme il est juste, au triomphe des princes catholiques sur l’hérésie ; on s’y montre inquiet des avantages, même purement politiques, obtenus par celle-ci. Au début du xviii' siècle, C.LKMBNT XI protestera contre l'érection en royaume de la Prusse luthérienne ; en 174^ encore, Benoit XIV ne sera pas indifférent à la tentative du prétendant Charles-Edouard pour reconquérir le trône d’Angleterre sur la dynastie protestante. Et pourtant Rome n’aime point voir une couronne catholique remporter des succès trop éclatants. Elle craint toujours, non sans motif, pour la liberté de l’Europe et pour sa propre indépendance. Nous avons déjà vu Sixte-Quint se refuser à seconder les vues ambitieuses de Philippe II. Lorsque, plus tard, Louis XIV poussant trop loin l'œuvre de Henri IV et de Richelieu, l'équilibre se trouva de nouveau rompu, cette fois en faveur de la France, Innocent XI, à qui ne manquaient pas les raisons de se sentir menacé par l’orgueil du Grand Roi, se porta davantage du côté de l’Allemagne.

Sur les questions religieuses qui se débattent alors dans les différents Etats, la politique pontificale se fait remarquer par la même modération. On est loin à Rome de se montrer impitoyable envers les hérétiques. De même que les Papes du xvi"' siècle sont intervenus à plusieurs reprises pour adoucir les rigueurs de l’Inquisition espagnole, de même Innocent XI, à la grande stupeur des conseillers gallicans de Louis XIV. découvre des inconvénients à la politique de rigueur contre les huguenots et accueille un peu froidement la nouvelle de la Révocation de l’Edit de Nantes.

Nous avons montré de quelle large condescendance la Papauté avait fait preuve au concordat de Bologne, quelle prudence elle avait montrée plus tard vis-à-vis de Henri IV et de la Ligue. Au xvii' siècle, cette politique conciliante fut splendidement récompensée. Les parlements avaient bien essayé de s’opposer à la réception des décrets de Trente, comme contraires aux libertés gallicanes ; ces sages déci-sions furent néanmoins appliquées en France, et leurs effets y furent peut-être plus consolants que partout ailleurs. Sous une royauté forte et respectée, souvent sans doute trop jalouse de ses droits, mais attachée du fond du cœur à la religion et bien résolue à ne jamais rompre avec le Saint-Siège, voici venir, après les tempêtes de l'époque précédente, une des plus belles efDorescences de vertus et d'œuvres saintes que le catholicisme ait jamais suscitées. Les Souverains Pontifes ne se sentaient peut-être pas aussi puissants dans la France d’alors que dans celle du moyen âge, mais en définitive ils pouvaient se réjouir d’y voir leur voix obéie, les doctrines qu’ils condamnaient — le jansénisme en particulier — rejetées, et la religion à laquelle ils présidaient y portant de si beaux fruits. Le mal fut, nous l’avons dit, que les rois, et plus encore leur< parlements, voulurent opposer aux doctrines romaines une doctrine soi-disant nationale, dont nous verrons bientôt les déplorables effets. Sur la fin du

siècle, Louis XIV, mal inspiré par son orgueil, ne sut pas résister au désir d’humilier la Papauté en lui opposant les vieilles maximes gallicanes, et il trouva des évêques complaisants pour se prêter à ses vues. L’assemblée de 168a codifia, sous une forme, il est vrai, relativement modérée, ces prétentions surannées. Mais là encore il faut admirer la modération et la longanimité du Saint-Siège. Il protesta contre la déclaration des quatre articles, et toutefois évita tout ce qui aurait pu amener une rupture avec la France. Et quelle délicatesse encore, de ne jamais avoir voulumettre à l’Index la Defensio cleri gallicani, pour ne pas jeter une ombre sur la gloire théologique de Bossuetl Mais, hélas I les papes pouvaient bien s’abstenir de prendre leur propre cause en main ; les conséquences qui allaient sortir des principes qu’on venait de poser se chargeraient assez de les venger.

VII. Les papes du X VIH" siècle et les préparatifs de la Révolution. — Tandis que le catholicisme, réformé à Trente, produisait, spécialement en France, des merveilles de sanctification et de charité, le libre examen avait continué de dissoudre le protestantisme, déjà si variable dès l’origine. En Angleterre il avait rapidement amené un certain nombre d’esprits au rejet de toute religion positive et à l’incrédulité complète. C’est de là que le mal allait gagner la France, pour se répandre ensuite dans toute l’Europe. Le philosophisme et la franc-maçonnerie viendront de l’Angleterre protestante, de même que la théorie subversive de la souveraineté du peuple sera empruntée par Rousseau aux théologiens et publicistes protestants. De tout cela sortirait une des conjurations les plus dangereuses qui se soient jamais attaquées au christianisme. Les principes mêmes sur lesquels reposait la société chrétienne allaient être mis en cause ; on essaierait de la renverser pour lui substituer un ordre tout nouveau, fondé sur des principes contraires. Or, dans cette crise décisive, tout ce qui avait été fait pour diminuer l’autorité des papes allait se trouver affaiblir d’autant la défense catholique.

Dès l’joô. Clément XI, s’adressant à Louis XIV, lui faisait remarquer qu’en défendant l’autorité du Saint-Siège il défendait par le fait même toutes les autres autorités. On demi-siècle plus tard, en 1753, d’Argenson se faisait inconsciemment l'écho de la parole du saint pontife en écrivant : « Dans l’esprit public s'établit l’opinion que la nation est au-dessus des rois, comme l’Eglise universelle est au-dessus du pape. >i Ainsi, chose qui eût bien étonné sans doute les conseillers gallicans du Grand Roi, cette doctrine mortelle de la souveraineté du peuple, qui devait tout bouleverser en France et en Europe, trouvait un appui préparé comme exprès dans les maximes gallicanes. Pendant ce temps, les querelles du jansénisme sur le droit et le fait, la bulle Unigenitiis, les billets de confession, — querelles fatigantes, sans cesse renouvelées par les parlements, toujours heureux de tenir Rome en échec, — épuisaient les forces de l’Eglise, qu’on aurait eu tant besoin de pouvoir grouper pour la défense. (Voir Galucanisme, col. 262-264)

Les papes cependant ne manquaient point à leur devoir de vigilance. Clkmknt XII, en 1788. puis Benoit XIV, en 1751, condamnaient la franc-maçonnerie ; et r//irfea ; romain inscrivait sans relâche dans ses colonnes les productions de l’impiété. Hélas I là encore on se lieurtait aux préjugés gallicans. Les décrets contre les sociétés secrètes, n’ayant pas été enregistrés au parlement, passèrent, aux yeux des meilleurs, pour non avenus ; et l’on reste dans la L413

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tupeurà la vue des noms augustes qui se rencontrenlS ur les listes de la secte perverse. Quant à Vlndex, )om Guéi-anger faisait remarquer, il y a déjà longemps, qu'à cette époque, où l’autorité de la religion tait encore respectée dans l’ensemble des familles, l pouvait sulUre à préserver la société clirétienne ; ue de fait il avait protégé l’Espagne et l’Italie, qui e furent infectées profondément que plus tard, à la uite des guerres de la Révolution..Mais en France Index n'était pas reçu ; c'était une des libertés de Eglise gallicane, qui s’en remettait, pour l’interiction des écrits impies ou immoraux, à la cenure royale. Or, quand on songe qu’au moment ù les philosophes donnèrent leur assaut décisif, la ?nsure se trouvait entre les mains de Malesherbes,

: nr disciple ; quand on songe que pendant vingt

as il ne s’occupa que d’aider leur propagande, rservant ses sévérités aux quelques écrivains couigeux qui les combattaient, on ne peut s’empêcher

! penser que nos dévots ancêtres, avec leur idée

instante de se garder contre les empiétements de urne, avaient pris tous les moyens de se livrer à ennemi.

Tout cela ne sullisail pas encore ; pour que le plan s sectes put réussir, il fallait que les défenseurs de l’ancien ordre de choses détruisissent euxèmes leurs citadelles. Est-il exagéré de dire que tte trahison suprême était au bout de la pente où le gallicanisme avait placé les rois ? Ce Hait plus d’ailleurs une maladie particulière à la ance ; sous le nom de régalisme il s'épanouisil partout. Partout les souverains avaient tenace à étendre indéûniment leurs attributions, même matière religieuse, aux dépens de l’autorité de glise, quand ils n’allaient pas jusqu'à considérer droits de l’Eglise comme émanant de leur bon lisir. De là à certaines conceptions révolutionnaires, l’y avait pas très loin. Si le pouvoir royal est l’orile de tout, il peut aussi tout détruire. En défiance lire l’Eglise, lescouronnes catholiques se laissaient convenir par les philosophes et séduire par leurs anges perlides. Bientôt, sous cette influence, la issance publique s’orientait vers les a destructions iessaires » et l’on voyait apparaître, sous le nom

« despotisme éclairé », une sorte de politique radie pratiquée par les rois.

ja. première institution que les novateurs devaient er, c'était la Compagnie de Jésus. Maîtresse d’une nde partie de l’instruction de la jeunesse, peute eût-elle pn à elle seule paralyser tous leurs >rts. Mais ils trouvaient pour l’attaquer beaucoup Iliés : les protestants, les jansénistes, et de plus s ceux qui, à un degré quelconque, étaient hoss à l’influence romaine. Les princes catholiques, î les Jésuites avaient si bien servis, tout spécialent les Bourbons, se laissèrent égarer par des ïistres gagnés eux-mêmes aux plans de l’impiété, après avoir supprimé la Compagnie dans leurs ts.ils n’eurent de cesse qu’ils n’obtinssent du pape )olition de l’Ordre dans tout l’univers. 1 la même époque on voyait en France une Comision des réguliers, nommée par le roi, sous prête de réformer les abus, préluder aux séculariionsrévolutionnaires. En Allemagne se propageait lystème de Fébronius. Cet auteur avait poussé si 1 la défiance vis-à-vis de Rome que l’assemblée du gé de France, effrayée de son radicalisme, avait cononé son ouvrage. Gela ne l’empêchait pas de compde nombreux disciples de l’autre c6té du Rhin, omme toujours, en réclamant la liberté à l'égard pape, on se préparait à recevoir des chaînes delà in de l’Etat. Le fcbronianisme en effet frayait la e an joséphisme. Ami des philosophes et passa blement imbu de leurs maximes, Joseph II considéra réellement les matières ecclésiastiques comme des matières d’Etat. Sans plus de respect pour la législation canonique que pour les coutumes immémoriales de ses peuples, il prétendait tout réglementer et toiit bouleverser, même et surtout dans le domaine religieux, pour rendre tout conforme à ces grands principes abstraits de liberté, de tolérance et de bienfaisance dont on lui rebattait les oreilles, et qui convenaient à cette époque d’affranchissement et de lumières. En vain Pie VI voulut-il faire en personne le voyage de Vienne pour l’amener à résipiscence ; il ne put rien obtenir.

Pauvres souverains ! ils inauguraient dès lors cette politique, si souvent reprise par leurs successeurs au xix' siècle, d’exécuter de leurs propres mains le travail de la Révolution, comme pour se faire pardonner de régner au nom du droit chrétien et d’avoir reçu sur leur front l’onction sainte. Peine inutile, d’ailleurs ! les sectes, après s'être servies d’eux, devaient tôt ou tard les briser. Malgré toutes leurs avances, ils restaient les descendants des rois protecteurs de la croix, ils pouvaient un jour se souvenir de leurs ancêtres, des serments de leur sacre, ou du moins comprendre leurs propres intérêts. Aussi l'œuvre de destruction commencée par eux ne devait pas épargner leurs trônes. Il fallait arriver à tout confier à la masse et à l’opinion anonyme. Alors les sectes, connaissant les moyens, peu reoommandables du reste, de fabriquer cette opinion souveraine, jiourraient être vraiment maîtresses. Mais alors aussi, par un concours providentiel de circonstances, la Papauté apparaîtrait en face d’elles, investie d’une force toute nouvelle, et bien résolue p<iur son compte à ne leur rien céder.

Mais revenons au xviii* siècle ; c’est peut-être la période la plus ingrate qu’ait connue la Papauté ; la qualité même de l’action pontificale semble quelque peu s’en ressentir. Ce n’est point qu’on ne puisse citer à cette époque plus d’un beau trait de courage apostolique. Tel le décret par lequel Benoit XIII étendaitàl’Egliseuniverselle la fête de saintGrégoire Vil avec un oflîce qui proclamait les vérités les plus opposées aux erreurs gallicanes ; telle surtout la bulle Apostolicum munus(i’j6b), par laquelle Clément XIII décernait à la Compagnie de Jésus la glorification la plus magnifique, au moment oii toute l’Europe était conjurée contre elle. C’est par de semblables actes qu’au milieu des époques les plus sombres on réserve l’avenir. L’on peut citer aussi, dans ce siècle sceptique, un pontife dont le nom rayonne d’un vif éclat. Benoit IV, l'éminent canoniste, par sa haute culture et ses grandes qualités d’esprit, sut s’attirer l’admiration même des philosophes. Ajoutons que, par sa politique prudente, il parvint, mérite plus solide, à pacifier l’Eglise de France, agitée par le Jansénisme. Cependant déjà chez lui on peut signaler la tendance à plaire aux couronnes par des concessions parfois excessives. Ainsi, n’y a-t-il pas lieu de s'étonner quand on le voit étendre encore les prérogatives déjà si exorbitantes du Portugal dans les pays de missions, au moment où le gouvernement de cette nation s’apprêtait à entrer en lutte avec l’Bglise ? Clkmbnt XIV poussa cette tendance plus loin encore. Pour le bien de la paix, il se crut obligé de sacrifier la Compagnie de Jésus à l’odieux parti pris des cours bourboniennes. Encore la mesure en elle-même pourrait-elle se justifier, s’expliquer au moins, par l’extrême difficulté delà si tuation.Mais la rédaction du bref de suppression est vraiment attristante. On souffre de voir le pape désavouer l’acte le plus glorieux de son prédécesseur. En vérité, cette fin de l’ancien régime prenait, pour ainsi dire, à tâche 1415

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d’accumuler autour de la Papauté les épreuves et les humiliations.

VUI. La Papauté au XIX' siècle. — Jusqu’alors cependant les puissances, tout en prodiguant parfois l’outrage à la Papauté, avaient respecté son existence temporelle. On ne tenait guère plus compte d’elle dans la politique européenne ; et même dans les affaires ecclésiastiques on lui permettait de moins en moins d’exercer son action. Mais on la laissait régner à Rome dans une assez banale quiétude. Avec la Révolution, tout change brusquement. En 1797, PiB VI était détrôné par le Directoire, déporté en France, el venait mourir à Valence (39 août 1799). Quelques-uns crurent alors que c'était la Un de la Papauté. C'était en réalité le commencement d’une période qui, pour l’inlluence que les papes y exerceraient, ne le céderait peut-être à aucune autre. Depuis la fin du moyen âge, bien des causes, nous l’avons vu, avaient contribué à restreindre leur pouvoir..u xix « siècle, au contraire, la plupart des nouveautés, aussi bien celles qui étaient dirigées contre l’Eglise que celles qui lui étaient favoraliles, se trouveraient concourir à rendre plus ellicace leur autorité.

La Révolution, par la Constitution civile du clergé, avait prétendu reconstruire arbitrairement l’Eglise, elle avait disposé d’elle sans la consulter ; mais en 1801, après dix années de troubles, l'évidence indiquait à Bonaparte qu’il fallait mettre fin à cet état violent. Impossible de le faire sans recourir à la Papauté. La France révolutionnaire reconnaissait donc, en traitant avec Pie VII, qu’elle ne pouvait rien raodilier dans l’Eglise sans le concours du pape ; pour reconquérir la paix, elle désavouait sa conduite passée. C'était déjà un grand triomphe moral pour le Saint-Siège. Il y eut plus encore. Du point de vue politique, il paraissait bien dilUcile de rétablir les évêques restés lidèles, qui se trouvaient liés par laforcedescirconstancesàtout l’ancien ordre de choses. Il fallut demander à Pie VII de les déposer pour créer un épiscopat nouveau. Fait inouï dans l’histoire de l’Eglise, propre à déconcerter tous les canonistes gallicans de l’ancien régime : le pape privant de leurs sièges 85 évêques légitimes, sans articuler contre eux aucun grief, sans mettre en avant autre chose que la nécessité des circonstances et sa souveraine autorité I Ainsi, dans le pays où l’on avait le plus disputé pour limiter les droits du pape, les événements, plus forts que les hommes, conduisaient à le supplier de s'élever, pour sauver la religion, au-dessus de tous les canons.

Les violences de Napoléon contre Pie VII purent ensuite faire croire un instant que dans ce monde nouveau, affranchi de la tradition, la Papauté, livrée aux caprices de la force, allait perdre toute indépendance. Devrait-on regretter le xviii" siècle, qui, si dur pour elle, lui avait du moins laissé quelques garanties matérielles ? Mais le résultat final fut bien différent. Le Souverain Pontife sortit de la lutte agrandi par le courage indomptable qu’il avait montré, quand tout en Europe pliait devant le despote, aussi bien que par la délivrance providentielle qui mit fin à sa captivité. La chute de l'édifice impérial ouvrait en même temps pour la diplomatie pontificale une ère de négociations lab »  » rieuses ; le concordat français n’allait pas rester isolé..près les grands bouleversements amenés par les guerres de la Révolution et de l’Empire, dans nombre de pays la situation ecclésiastique avait besoin d'être régularisée. Elle était fixée auparavant par des règlements d’Etat ou des lois fondamentales reposant sur la coutume. Tout cela se trouvait maintenant plus

ou moins périmé et ne correspondait plus aux faits récents. Là encore il fallut s’entendre avec le SaintSiège, pour élaborer des statuts nouveaux. Il apparaissait ainsi que la Révolution, en renversant les établissements anciens, avait ouvert les voies pour une action plus imuiédiate et plus assidue de la Papauté sur les Eglises particulières. Leur réorganisation est son œuvre, et de cette œuvre, elle reste — à charge de s’entendre avec l’Etat cosignataire — la première interprète. Puis, dans le courant du siècle, les accroissements du catholicisme en Amérique, le renouveau catholique en Angleterre, le prodigieux développement des missions, aidé par la facilité moderne des communications, donnent encore à la Papauté l’occasion d’intervenir pour relever d’anciennes Eglises et en constituer de nouvelles. Taine a donc pu écrire avec vérité que <i toutes les grandes Eglises actuelles de l’univers catholique sont l'œuvre du pape et son œuvre récente ». Voilà un surcroit de puissance pour Rome, qui eiil fort étonné sans doute les contemporains de Benoit XIV.

La Révolution avait introduit de bien autres nouveautés. La plus importante, hélas ! et la plus déplorable, c'était la sécularisation de la société. Parlant des restrictions apportées par l’ancien régime à la 1 liberté ecclésiastique, Mgr Baudrillarl nous dit : 1 < Elle pouvait bien, cette vieille Eglise gallicane, ' passer à l’Etat quelques libertés prises à son égard, quehjues empiétements, quelques usurpations, car l’Etal était un ami, ami jaloux sans doute, mais un ami qui voulait comme elle et avec elle le triomphe de Jésus-Christ dans les âmes el dans le monde. » (Baudhillart, ÇHa(re cents ans de Concordat, p. i^î)

En 1789, cet état de choses cesse d’un seul coup, et, lorsque le culte est relevé par le premier consul, le pouvoir civil n’abandonne pas pour cela le principe de la sécularisation. « De l’ancien régime ecclésiastique, remarque justement M. Seignobos, Napoléon n’avait restauré que des formes et le pouvoir du gouvernement laïque sur l’Eglise. De la Révolulion il conservait le principe fondamental, l’abolition de toute autorité publique du clergé, la liberté et l'égalité religieuse. » (Sbignobos, Histoire politique de l’Europe contemporaine, ch. xxiii, p. 654) Durant tout le xix* siècle, les gouvernants essaieraient de maintenir celle position illogique, de perpétuer des usurpations qui n’avaient eu prétexte de s'établir à l’origine que comme contre-partie de l’autorité reconnue à l’Eglise dans la vie publique. Mais le résultat inévitable allait être de pousser le clergé en masse du côté de Rome. Ne possédant plus de privilèges, n'étant même plus propriétaire, el ne recevant guère de l’Etal à titre spécial qu’un supplément de surveillance et de contrainte, il était naturel qu’il tournât désormais les yeux uniquement vers son chef spirituel, qui seul continuait de s’intéresser à lui, seul pouvait lui assurer aide et protection. C'était donc, à bref délai, la fin des tendances gallicanes, el de ce côté encore, la puissance pontificale allait se trouver singulièrement accrue.

Autre nouveauté du régime moderne, qui s’est étendue un peu partout et qui a exercé une iniluence immense : la liberté de la presse. Les papes, certes ne lui ont pas fait la cour, pas plus qu’aux avitres idoles du jour (voir Libkbalis.mk, Syllabcs) ; ils ont parfaitement montré ce qu’il y avait d’insoutenable à reconnaître à chacun le droit de propager toutes les doctrines, y compris les plus perverses. Néanmoins, le fait étant donné, il faut reconnaître que si la presse a causé d’effroj’ables ravages, elle a ren^ versé aussi certaines barrières dont l’Eglise avait eu beaucoup à souffrir. C’avait été la prétention cong tante des Etats d’ancien régime d'établir une douane 1417

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à leurs frontières pour empêcher le libre passage des documents romains. On les soumettait au placet royal. Le prétexte, c'était que, les lois de l’Eglise étant alors lois de l’Etal, celui-ci, qui en urgeail au besoin l’exécution, devait au préalable, disait-on, les avoir approuvées en connaissance de cause. Ce motif n’existait plus, par le fait que l’Etat était sécularisé ; mais, nous l’avons vu, ce n'était pas uneraison pour que la prétention disparût aussitôt. D’une manière plus décisive, la liberté de la presse a rendu toute cette législation, déjà surannée, totalement illusoire. C’est ce qu’exprimait très bien Mgr Manning, à la veille du dernier concile, alors que d’autres s’alarmaient plus que de raison de la mauvaise volonté des Etats à l'égard de certaines déûnilions éventuelles. « Nous vivons en des jours, écrivait-il, où le regiiini placitam et les exeqiialtir et les arrêts des parlements sont choses mortes. II peut avoir été possible d’empêcher la promulgation du Concile de Trente. Il ne saurait être possible d’empêcher la promulgation du Concile du Vatican. La liberté même, dont nos contemporains sont si tiers, sullira pour le publier. Dix raille presses en tout pays promulgueront chaque acte de l’Eglise et du Pontife à la face de tous les pouvoirs civils. Une fois publiés, ces actes entrent dans le domaine de la foi et de la conscience, etaucune législation humaine ni autorité civile ne peut plus les effacer. Les deux cents millions de catholiques connaîtront les décrets du concile du Vatican ; les connaître et leur obéir ne feront qu’un. »

Redevenue ainsi pleinement maîtresse de ses relations avec les Eglises particulières, Rome est encore amenée de maintes manières à rendre ces mêmes relations plus étroites que jamais. Les conditions de la vie politique moderne obligent les catholiques à intervenir comme catholiques pour la défense de leur foi. Les gouvernements ne la protègent plus ofliciellement, mais ils reconnaissent à tous les citoyens le droit d’influer sur la marche des affaires publiques. Il ne s’agit pas ici de proclamer ce régime le régime normal d’un peuple chrétien, mais c’est un devoir évident de se servir des armes qu’il offre. Tribune, presse, droit de pétition, de réunion, d’association, tous ces moyens n’ont rien d’illégitime en eux-mêmes. Les méchants en usent pour pousser à la persécution ; pourquoi les bons n’en useraient-ils pas pour imposer le respect de leur religion ? C’est ce que surent se dire O’Connell en Irlande, Lacordaire, Monlalemberl, L. Veuillot en France, Windthorst et Mallinckrodt en Allemagne ; ils créèrent ainsi des partis catholiques avec lesquels les gouvernements eurent à compter. Regardons-les à l’iiuvre, en France surtout. Sur ce terrain encore, nous allons voir le jeu des circonstances nouvelles agrandir le pouvoir de la Papauté. Ces catholiques, ardents et actifs, veulent obtenir que l’Eglise jouisse sans restriction des libertés communes. Le premier obstacle qu’ils trouvent en face d’eux dans cette entreprise, ce sont les hommes d’Etat, armés des maximes gallicanes et régaliennes et de tout ce que l’on peut ressusciter des législations d’ancien régime. Les voilà donc engagés par la force des choses dans une lutte à fond contre le gallicanisme. Ultramontains par conviction, ils le seront encore par nécessité de position, et leur action, si vivante, si conquérante, s’exercera tout entière dans ce sens.

Ce n’est pas tout. Cette opposition catholique, sérieusement organisée, peut créer au gouvernement des embarras sérieux. Celui-ci sera trop heureux alors, pour se tirer d’affaire à meilleur compte, de s’entendre directement avec le Saint-Siège, espérant bien trouver de ce côté un esprit plus accommodant.

Sur le moment, le calcul pourra réussir ; mais les conséquences lointaines seront graves. Voilà donc ces gouvernements, occupés depuis des siècles à isoler les lidèles du centre de l’Eglise, qui implorent maintenant l’intervention de Rome et lui ouvrent la voie pour s’immiscer davantage dans les alfaires locales. De ce chef encore, l’action de la Papauté est en progrès.

C’est ainsi que la Providence a su faire tourner au bien de son Eglise les moyens mêmes qu’on avait employés contre elle. Laissée davanlage à elle-même, destituée davantage de tout secours humain, elle est devenue aussi plus unie et partant plus forte. Cette période si agitée et si troublée du xix siècle, aura en somme été meilleure pour elle que celle par exemple du despotisme éclairé. C’est ce qui fera dire excellemment à Vkuillot : « Nous acceptons très sincèrement l'état présent, non comme bon, car en réalité il est anarchique, mais comme moins mauvais que l'état antérieur, état d’unité fictive et de servitude réelle, le plus opposé de tous au rétablissement et au progrès de la véritable unité… Là où l’Eglise n’est pas reine, nous l’aimons mieux sim[)le citoyenne que principale employée ou favorite. » (Home pendant le Concile ; irs.'y)

Cependant, chose curieuse, ce régime des concordats modernes, qui déjà est à plus d’un égard — du moins dans la plupart des pays — un régime de séparation, ce sont les Etats qui, malgré les avantages qu’ils s’y sont réservés et dont ils abusent, ce sont eux qui, tout le long du siècle, menacent de le rompre, et c’est l’Eglise, ce sont les papes, qui s’efforcent de le conserver. Serait-ce donc qu’ils ont peur de ce qui viendra ensuite ? Nullement. Veuillot encore nous expliquera très bien leur conduite.

« Si l’Eglise, écrit-il, continue de repousser quelques

consé(]uences extrêmes de la séparation, c’est par miséricorde, pour ne pas léser le principe d’une union nécessaire et que tôt ou tard le besoin de l’humanité rétablira. Ils lui coûtent plus qu’ils ne lui prolitent, ces restes de liens qu’on menace de lui ôter ! Lorsqu’elle en sera dégagée, comme elle a lieu de le prévoir, elle ne les pleurera point. Elle sait qui traversera la mer Rouge et qui restera au fond. Au delà des déserts, elle sait qu’il y a la terre féconde. « (fhid.) Ce dernier acte de la séparation est aujourd’hui en France un fait accompli ; et l’on a pu déjà se rendre compte que la Papauté y a plus gagné que perdu. Jamais son autorité ne s'était exercée avec plus de plénitude ; jamais non plus, serable-t-il, elle n’avait rencontré dans l’ensemble une obéissance plus tiliale. Et ce n’est point l’obéissance de la mort ; partout au contraire on signale, malgré les lois de persécution et le mauvais vouloir des gouvernants, un renouveau de la foi et de la piété catholique. C’est là le résultat de tout un siècle de luttes, où les fidèles ont combattu vaillamment pour afl’ranehir le pouvoir spirituel de toutes les entraves qu’on prétendait lui imposer. C’est bien aussi en grande partie grâce à cette lutte ardente, que les circonstances même les plus défavorables ont fini par tourner au profit de la Papauté.

Nous n’avons point ici à parler du Pouvoir tbmPOHBL (voir ce mol). Notons seulement que sa perte n’a pas été non plus sans compensation. Les malheurs de Pib IX, si dignement supportés, contribuèrent à augmenter la vénération pour le Vicaire de Jésus-Christ chez les fidèles du monde entier. Jamais pape ne fut aussi passionnément aimé. Dans cet élan d’amour qui transportait les peuples, tout ce qui pouvait rester de particularisme local dans certaines Eglises se trouva vite éloufl'é. Enfin, au moment même où le pouvoir temporel allait sombrer. 1419

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le concile « lu Vatican couronnait l’édifice de l’autorité spirituelle, par une déûnilion solennelle qui mettait Un à toute contestation sur l’étendue de ses droits.

IX. Objections contre l’action moderne de la Papauté. — Il est temps d’en venir aux objections que l’on fait contre cette action moderne de la Papauté. La première est d’avoir changé la constitution de l’Eglise pour la transformer en monarchie absolue. Nous y avons répondu ailleurs (cf. Gouvernement ecclésiastique).

D’autres vont plus loin et prétendent qu’à force d’exalter l’obéissance au pape, les catholiques semblent y réduire toute la religion. « Jadis, écrivait sous le dernier pontificat un de nos académiciens, exposant avec faveur les idées des modernistes, jadis l’autorité jouait dans l’Eglise le rôle d’un intermédiaire, d’un moyen. La source de la vie chrétienne était expressément l’Esprit-Saint lui-même ; comme la fin en était l’union avec Dieu par Jésus-Christ. Il semble parfois aujourd’hui, estiment ces esprits inquiets, que l’autorité soit devenue la base même de la religion, et que l’on tende à voir dans l’obéissance pure et simple au pouvoir ecclésiastique le tout de la vie chrétienne. » Pour penser de telle sorte, il faut être totalement étranger au catholicisme et ne pas se douter de ce qui se passe dans l’Eglise. Quand l’autorité a-t-elle montré plus clairement que de nos jours qu’elle ne se considérait que comme un mojen au service de la Vérité divine ? Qu’à certaines époques, au XV » siècle par exemple, les papes, absorbés par trop de soucis terrestres, aient pu oublier par moments que leur autorité n’était qu’un moyen pour établir l’union des âmes avec Dieu par Jésus-Christ, soit I Même alors l’obéissance ne cessait pas d’être sainte et de mener à Dieu par Jésus-Christ les âmes qui en vivaient. Mais sous un pape comme Pie X, dont tous les actes n’ont été inspirés que par des vues surnaturelles, qui a travaillé constamment non au succès de telle ou telle politique, mai.s à rendre plus intense la vie chrétienne et à la défemlre contre les germes de corruption, venir prétendre que le développement de l’autorité pontificale a fait oublier les fondements du christianisme, comment qualifier une pareille appréciation ? La vérité est qu’à notre époque plus qu’à aucune autre, en face d’une société de plus en plus séparée de Dieu et comme matérialisée par ses propres richesses, l’autorité pontificale apparaît avant tout non pas comme un pouvoir de police extérieure, mais comme la voix infatigable qui rappelle aux âmes que leur destinée n’est pas de ce monde.

Mais voici à l’opposé une objection plus sérieuse qui peut-être troublerait parfois même des catholiques. Le pape jouissant maintenant d’un si grand pouvoir sur les Eglises particulières, et, d’autre part, ne pouvant pas toujours se refuser aux demandes des gouvernements avec lesquels il est en rapport, n’est-il pas à craindre que la libre défense de la foi n’en soit souvent entravée ? La politique, qui ne peut plus songer sérieusement, l’expérience l’a prouvé, à séparer les (idèles de leur Père, prendrait ainsi sa revanche en amenant celui-ci à mettre obstacle aux plus généreux efforts de ses enfants. On peut citer plus d’un fait à l’appui. Quel ne fut pas, en 1845, le désappointement des catholiques français qui s’organisaient si bien pour la résistance légale sur la question des jésuites, quand ils virent le gouvernement de Louis-Philippe obtenir, par une pression sur Rome, la dispersion spontanée des religieux menaces 1 Qui ne se rappelle les cris de douleur échappés à Montalenibert à cette occasion ? Plus près de nous,

les chefs du Centre allemand ne se plaignirent-ils pas à plusieurs reprises de voir Léon XIII trop concéder à Bismarck, et leur demander en sa faveur des sacrifices qu’ils ne jugeaient pas opportuns ? U serait facile de multiplier les exemples.

Cependant ne nous hâtons pas trop de porter sur ces sortes d affaires des jugements sans appel. Il est souvent facile d’indiquer les effets fâcheux de telle ou telle politique — et quelle est la politique quin’ena pas quelques-uns ? — il serait sansdoute plus difTicile d’établir, preuves en mains, que les maux qu’il s’agissait d’éviter ne justifiaient pas ces sacrifices. Mais enfin, en mettant les choses au pis, en supposant que lespapes du xixf siècle, toutes les fois qu’ils ont pesé sur les catholiques, à la prière des gouvernements, se sont toujours trompés, il n’en faudrait nullement conclure que l’extension de la puissance papale n’a pas été bienfaisante. Nous avons assez vu le mal causé, au xviii « siècle, par les obstacles apportes à l’action de Rome. Cela n’a point empêché les souverains d’alors d’obtenir de Clément XIV par surcroît une concession qui dépasse sans doute en gravité toutes celles qu’ont pu se laisser arracher ses successeurs. Soutiendrait-on d’ailleurs que la docilité générale de l’épiscopat et des fidèles ait pu porter dans quelques cas les derniers papes à céder trop facilement à certaines requêtes intéressées, il resterait que cette même docilité donne une force incomparable pour les résistances nécessaires. L’attitude de Pie X et de l’Eglise de France, lors de la loi de Séparation, l’a bien montré. El certes, il y a là bien plus que compensation.

Au reste, il ne faut pas s’imaginer que les interventions des papes pour demander aux catholiqries l’acceptation d’une mesure gouvernementale aient toujours imposé à ceux-ci des sacrifices douloureux. On peut citer tel cas où ce fut un pur bienfait. Ainsi pour la loi de 1850 sur la liberté d’enseignement. On avait fait à cette loi des objections de principe qui n’étaient pas sans gravité ; la discu » sion entre catholiques avait été fort vive et l’épiscopat lui-même était divisé. Pourtant elle réalisait un progrès considérable sur le régime antérieur et permettait de faire beaucoup de bien. Une fois votée, Pie IX dit à tous de l’accepter. Aussitôt les plus ardents opposants, qui en général étaient aussi les plus ardents ultramontains, annoncèrent que dès cette heure ils la défendraient de toutes leurs forces. Seul, Mgr Clausel de Montais, qui se piquait d’être gallican, essaya de s’entêter dans une opposition irréductible et d’ailleurs parfaitement stérile. Les progrès de la discipline romaine ne permettaient plus que cette attitude fût autre chose qu’un fait isolé et sans conséquence. Qui’ne voit ce^ oue le ? intérêts religieux y gagnaient ?

Conclusion. — Nul ne saurait contester aujourd’hui que la Papauté jouisse d’un prestige incomparable dans le monde entier. Le développement des missions au xix^ siècle (développement dont elle a eu l’initiative et gardé la direction souveraine ) a rendu son influence plus œcuménique que jamais. Et dans nos vieux pa3’s d’Europe, au milieu de gouvernements tous plus ou moins assujettis à l’opinion et livrés aux luttes des partis, c’est un spectacle singulièrement digne d attention que ce pouvoir destitué de toute force matérielle, conservant seul une impartialité sereine et une indépendance absolue. On l’a remarqué surtr ut à propos (le la question ouvrière, ce tourment de notre âge, sur laquelle chacun raisonne et déraisonne à l’envi : de Rome seule sont venues, lumineuses et fermes, ne flattant personne, les paroles indiquant à tous le 1421

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chemin à suivre pour arriver à la paix sociale. C’est ce que faisait tiés bien ressortir la Sainl-James Gazelle, organe du torjsme anglais, à propos de l’encyclique Beriim nntarum de Léon XllI. Après avoir remercié le pape des couragevises paroles par lesquelles il avait rappelé la nécessité de retenir, dans nos temps deeupidités elTrénées, les multitudes dans les limites du devoir, elle ajoutait : « Comliien de nos hommes politiques, qui ont des suffrages à conserver ou à tfagner, auraient osé tenir un langage aussi in Iréjiide’? Mais nous serions injustes envers le pape, si nous traitions son encyclique comme l’œuvre d’un capitaliste. Chaque paragraphe respire l’amour pour les ouvriers, et lieaucoup de passages sont animés d’une éloquente indignation contre lesahus inhumainsqui s’insinuent dans l’industrie et le commerce. » (Cité par T’Serclaf.s, Le l’ape Léon Mil, t. 11, ch. xxvii, p. 8C)

Bien i)lus, dans les questions internationales elles-mêmes, où l’arbitrage papal semblait cire une vieillerie du moyen âge, on l’a vu se renouveler de nos jours. On se rappelle le rôle joué par Léon XUIdans l’affaire des Carolines, pour maintenir la paix entre l’Espagne et l’Allemagne. On a parlé beaucoup de cette intervention, parce qu’elle se produisit d’une façon éclatante, m.iis on peut ajouter que bien souvent, d’une manière plus discrète, le Vatican se trouve en ræstire de rendre service à la paix du monde.

Hier encore, au milieu du cataclysme sans précédent qui a bouleversé l’Europe et le monde, les attaques mêmes dirigées contre le Souverain Pontife, qu’on trouvait trop inactif et trop neutre, ont montré à leur manièrequel prix on attachnilà sa parole. Il est d’ailleurs étrange que ceux qui avaienttout fait pour diminuer l’influence pontificale et la resserrer dans le domaine strictement religieux, lui aient tout à coup reproché de ne pas s’exercer avec assez d’audace. A qui la faute, si Benoît XV ne pouvait plus être, dans l’Europe du xx" siècle, le grand justicier des princes et des peuples que le moyen âge avait vu dans lepape ? A qui la faute, si les moyens diplomatiques même lui faisaient partiellement défaut pour exercer parmi les puissances l’action souvent heureuse des papes du xvi’et du xvii" siècle ? Mais il est du moins une prérogative dont on n’avait point pu le dépouiller, c’est celle des œuvres de miséricorde en faveur de ceux qui souffrent. Les initiatives pontificales en faveur des internés civils, des blessés, des malades, des prisonniers, ont fait bénir le nom de Benoit XV dans toutes les familles éprouvées par la guerre. Ainsi a-t-il continué la fonction la plus ordinaire, la plus perpétuelle, peut-on dire, de la Papauté, au milieu des troubles et des souffrances de toutes les époques. Les papes du moyen âge ne s’étaient pas occupés seulement d’excommunier les rois injustes ou dépravés et de liguer les chrétiens contre les Turcs ; ils avaient aussi donné tous leurs soins à organiser le rachat des captifs. Et par delà les papes du moyen âge, dans cette tâche toujours ancienne et toujours nouvelle de secourir les malheureux, Benoit XV retrouvait le souvenir de ses plus lointains prédécesseurs ; sous lui, comme aux temps reculés d’un saint Ignace d’Antioclie et d’un saint DenysdeCorinthe, on n vraiment pu redire dans l’univers entier que l’Eglise romaine

« présidait à la charité ».

Que si nous nous demandons comment la Papauté, de son côté, envisage ce monde moderne, dans lequel elle tient encore tant de place, nous répondrons d’abord ([u’elle ne peut considérer l’état actuel des choses sans une tristesse profonde. A d’autres époques elle a pu déplorer des disputes stériles déchi rant le sein de l’Eglise, ou bien le relâchement de la discipline engendrant parmi les fidèles et jusque parmi les clercs les plus regrettables abus. Aujourd’hui ces maux ont à peu près disparu, mais elle voit les nations jadis chrétiennes rejetant délibérément le divin message et se précipitant dans l’athéisme ; soit sur le terrain de la politique, soit sur celui de la science, des attaques plus radicales qu’en aucun temps dirigées contre les fondements mêmes de la religion et prétendant la détruire. Si encore le mal n’était qu’au dehors ! Mais — c’est là le plus cruel souci du Saint-Siège — aumilieu de cette atmosphère de doute et de discussion universelle, où les principes les plus élémentaires sont journellement mis en question, nombre de croyants, voire des prêtres se laissent pénétrer, à leur insu, de maximes équivoques, et en viennent parfoisà vaciller dans la foi.

Cei)endant, forts de l’assistance divine, les pontifes ne se laissent point décourager. Avec quelle vigueur apostolique Pik X a maintenu, contre les assauts du modei’uisme, le dépôt intégral de la doctrine révélée, pas n’est besoin de le rappeler. Et si les causes de tristesse sont nombreuses, les motifs de consolation ne manquent pasnon plus. Au milieu de la conspiration de tant de forces hostiles contre l’Eglise, on sent plus que jamais que la parole divine n’est point enchaînée : Veihiini Dei non eut alUgaUim. Jamais la voix c|ui se fait entendre à Rome n’a réveillé dans le monde entier plus d’échos. Bien des erreurs, bien desmalentendus, <iui nuisaient autrefois à la docilité des catholiques, ont aujourd’hui disparu. Si elle est entourée de nombreux ennemis, l’armée des fidèles peut du moins compter, pour leur résister, sur la force de ion unité. Les papes d’ailleurs savent bien que l’Eglise ne doit point périr, que ses plus grandes tribulations lui préparent ses plus beaux triomphes, et que sa destinée est d’arriver à la victoire par la croix.

Gustave Neyron, S, J.