Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Papauté (I. Primauté de Pierre)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

PAPAUTÉ.— L’article comprendra quatre parties :

I. Primauté de saint Pierre dans le Nouveau Testament.
II. Les origines de la Papauté.
III. Rôle historique de la Papauté.
IV. L’infaillibilité pontificale.

I

LA PRIMAUTÉ DE SAINT PIERRE

DANS LE NOUVEAU TESTAMENT

La primauté de saint Pierre dans le Nouveau Testament est révoquée en doute au nom de deux systèmes entièrement opposés l’un à l’autre.

Ou liien les paroles que, d’après le Nouveau Testament, Jésus adresse à l’apôtre Pierre sont admises comme paroles authentiques et historiques : mais elles ne signitieraient pas que Pierre soit constitué chef nécessaire et perpétuel Ue l'Église du (Christ.

Ou bien les paroles que, d’après le Nouveau Testament, Jésus adresse à l’apôtre Pierre sont admises comme faisant de Pierre le chef nécessaire et perpétuel de l'Église du Christ : mais ce ne seraient pas des paroles authentiques ou historiques.

Le premier point de vue est, communément, celui des schismatiques et des protestants orthodoxes.

Le second point de vue est communément celui de la critique liliérale : c’est-à-dire des rationalistes, des protestants libéraux et des catholiques modernistes. Nous aurons, pins loin, à en détailler les nuances et les divers aspects.

Ces deux solutions contradictoires, mais pareillement négatives, compliquent et enchevêtrent le problème de la primauté de saint Pierre dans le Nouveau Testament. Pour chaque texte notable, on doit examiner deux i(uestions différentes. Le texte, d’abord, est-il bien authentique et historique comme les protestants orthodoxes en conviennent, et i.on p<is apocryphe ou rédactionnel, comme le prétendent les critiques libéraux ? Et puis, le texte luimême, reconnu authentique et historique, manifestet-il bien la primauté nécessaire et nerpctuelle de saint Pierre, comme le concèdent assez volontiers les critiques libérjiux, et contrairement au dire des protestants orthodoxes ? Les deux questions exigent une réponse affirmative, pour que la primauté du chef des apôtres soit véritablement acquise à l’histoire, et, partant, à l’apologétique.

Avant d’aborder la discussion des textes classiques, il paraît utile de rechercher, comme éclaircissement préalable, quelle était, pendant le ministère public de Jésus, la place de Pierre parmi les apôtres.

Nous examinerons ensuite le Tu es Petrus, le Confirma fratres tuos, le Pasce Oi’es meas, tant au peint de vue de leur crédibilité qu’au point de vue de leur signification réelle.

I. — La place de Pierre parmi les apôtres

1° Pierre était le « premier ». — Les quatre catalogues du collège apostolique, conservéspar leNouveau Testament, didërenl l’un de l’autre, quant à l’ordre des noms : tous, néanmoins, s’accordent à désigner en première ligne, l’apôtre Pierre (Marc., m, 16-19 ; Matth., x, 2-4 ; Luc, vi, 14-16 ; Act., 1, 13. — Cf. Lattey, s. J., 77(6 aposlolic groups, dans le Journal of iheological studies, octobre 1908, t. X, p. 107-115). < Le premier », dit formellement saint Matthieu, « le premier était Simon, surnommé Pierre ». IIîûto ? Si/iwv i Myouvo^ Ilérco ; (Matth, , X, 2).

Pourquoi Simon-Pierre est-il mentionné « le premier » ? Simple ancienneté d'âge ? Simple priorité de vocation ? Aucnn indice positif ne permet d’affirmer sérieusement l’ancienneté d'âge. Quant à la priorité de vocation, elle n’est guère concevable, du moins au point de vue spécial àt l’a postulat, puisque les « Douze " paraissent avoir été clioisis tous en même temps pour devenir « apôtres », et pour former un groupe bien distinct du reste des lidèles {Marc, III, 13-15 ; M’itth., x, i ; /. « r, vi, 13). A vrai dire, la vocation initiale de Simon-Pierre on tant que II disciple » du Christ précéda la vocation du plus grand nombre des futurs « apôtres » : cependant, elle ne fut pas la a première » de toutes. Le quatrièmeÉvangile nous alTirmeque l’appel du Christ à Simon-Pierre, sur les bords dujourilain, ne fitque suivre le double appel adressé d’abord à André, son frère, et à un autre disciple (/oon., i, 35-/|2). Dans la scène ultérieure, qui eut lieu sur les bords du lac de Tibériade, et dont les Synoptiques ont rapporté difTérentes circonstances, la vocation des quatre pécheurs galiléens, Pierre et André, Jacques et Jean, apparaît comme moralement simultanée (Marc, i, 16-20 ; Matth., IV, 18-22 ; l.uc, V, i-ii). Il est donc un peu dillicile d’attribuer à cette vocation de Pierre une véritable priorité chronologique.

Mais supposons (gratuitement) que Pierre ait été le plus âgé des « Douze ». Imaginons (malgré plus d’un texte) que Pierre ait entendu avant tous les autres l’appel du Seigneur, ces deux circonstances n’expliqueront pas encore sulTisamment pourquoi les évangélistes donnent à Pierre le premier rang parmi les apôtres, de même qu’ils réservent uniformément la dernière place autraitreJudas.il faudrait concéder, à tout le moins, que l’ancienneté d'âge, la priorité de vocation (et peut-être d’autres titres spéciaux), faisaient réellement de Pierre l’apôtre principal, et lui valaient une prééminence habituelle. Car c’est bien pour marquer une place à part, un rang privilégié que les évangélistes désignent Pierre comme le premier d’entre les o Douze n.

En parlant du groupe apostolique, il arrive à saint Mare, et aussi peut-être à saint Luc, de dire :

« Simon et ceux qui l’accompagnaient », Si^wv xirA ol

//£T-'aÙToO (Marc, 1, 36 ; fuc, viii, /|5), exactement comme ils disent, en parlant d’un chef et de son escorte : « David et ceux qui l’accompagnaient », IfxusiS yMt ot yer' v-ùz^O (Marc.. ii, 26, 26 ; Matth., -x. », 3, l, ; l.uc, VI, 3, 4. Cf. Mfltlh., XXVII, 54).

Quand Jésus-Christ se fait suivre, dans les circonstances graves, de trois apôtres seulement : par exemple, pour la résurrection de la tille de Jaïre (Marc., , 'i'} ; l.uc, viii, 51)ou bien pour le mystère de gloire que fui la transfiguration (Marc, ix, i, 2 ; Matth., xvii, i ; Luc, ix, 28), ou bien encore pour le mystère de douleurs qui s’accomplit au jardin des 1335

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OIiyiers(.V, ; /c., xiv, 33 ; Mattli., s.-avi. 3-^.— Cf. Luc., XXII, 8, pour le rôle spécial de Pierre el de Jean dans la préparation de la dernière cène), toujours le premier de ces trois privilégiés n’est autre que Pierre.

En certains cas, Pierre tout seul est associé au Maître, en un rang exceptionnel. Lorsque les collecteurs du didrachme veulent s’assurer que Jésus payera l’iinpùl du Temple, c’est Pierre qu’ils interrogent comme le principal des disciples. Et Jésus, après avoir fait entendre un utile enseignement à son apôtre, l’envoie trouver miraculeusement la pièce de monnaie qui acquittera la taxe, pour le Christ et pour Pierre lui-même (Maiih., xvii, a^-î’j).

Durant les séjours à Capharnaiim, Jésus demeure dans la maison de Pierre (Marc, i, 29 ; Mallh., viii, i/i ; Iaic, , , 38). Quelquefois, il prend la barque même de Pierre pour sa chaire d’enseignement, face au peuple groupé sur le rivage (Luc, v, i-/j. Cf. Marc, IV, I ; Mallh., xiii, 1). Il change le nom de Simon, (ils de Jona, en celui de Pierre, avec une intention mystérieuse et chargée de promesses (Marc, jn, 16 ; itfa « /j., X, 2 ; XVI, i^-ig ; L(/c., VI, ! i ; Joan., i, 4a). A travers le récit entier des Évangiles, Pierre joue un rôle prépondérant parmi les c Douze « , et prend souvent la parole au nom de tous (Marc, , x, a8 ; Mallh., xiv, a8 ; xv, 15 ; xviii, 21 ; xix, 27 ; Luc, XII, 41 ; XVIII, 28 ; Joan., vi, 68 ; xiii, 6-io).Malgré son reniement, au cours de la passion, Pierre sera, dans le groupe des apôtres, le premier témoin de la résurrection du Sauveur (Luc, xxiv, 12, 34 ; I Cor., xv, 5).

Bref, nul doute n’est possible sur la prééminence habituelle de Pierre au milieu des « Douze >. Il est bien Vapolre principal, tt/jûtî ? : et l’on désigne à bon droit le collège apostolique par cette formule : « Siinon-Pierreetceux qui l’accompagnaient ; »

2’Le Christ n’a pas exclu toule primauté. — Mais, dira-t-on, cette primauté de Pierre est un simple fait, et ne correspond à aucun droit véritable. Sans parler de la double ancienneté (problématique)d’àge et de vocation, qui a été iilléguée plus haut, le rôle de Pierre ne s’explique-til pas suffisamment déjà par le caractère même de l’apôtre : caractère ardent, généreux, expansif et priræsautier, qui porte Pierre à se jeter en avant, qui lui attire fréquemment des éloges, et qui lui fait exercer quelque ascendant sur le reste des « Douze » ? Inutile donc de supposer une investiture authentique, par laquelle Jésus-Clirist aurait formellement créé Simon-Pierre chef de ses disciples.

Semblable désignation paraîtrait même contredite et exclue par des textes positifs. A trois reprises, d’après l’Évangile, les apôtres discutent pour savoir lequel d’entre eux sera le plus grand, lequel obtiendra la première place dans le royaume à venir. Et Jésus-Christ les réprimande avec force. Aucun, dit-il, parmi les disciples, ne doit prétendre à la domination ; et le plus grand, dans le royaume, sera celui qui aura été le plus humble ; celui qui, par amour de Dieu, se sera fait le serviteur de ses propres frères.

« Le passage (Matlh., xx, 20-28), dansson ensemble, 

apporte de la primauté de Pierre, et généralement de toute autorité ecclésiastique, une négation qu’on ne saurait souhaiter plus nette. » (Ch. Guignebebt, Manuel d’histoire ancienne du christianisme. I^es Origines, p. a31. Paris, 1906. In- 16)

L’acte même d’une contestation entre apôtres sur la primauté suppose qu’aucun des « Douze » n’a authentiquement reçu du Maître les pouvoirs de chef dans le collège apostolique. En outre, la réponse de Jésus, loin d’atlirmer la prérogative de Pierre, se prononce contre l’existence de toute autre primauté que celle du renoncement et de la vertu (Marc., ix, 3a 34 ; X, 35-45 ; Mallh., xviii, i-4 ; xx, 20-28 ; xxiii, 5-ia ; Iaic, xxii, 24-27). Si donc Pierre apparaît comme le personnage le plus en relief de la communauté des « Douze », on doit, semble-t-il, expliquer cet état de fait par le rôle particulier de l’apôtre, et nullement par la volonté du Maître.

En dépit de son apparente simplicité, la solution négative que nous venons de résumer est des plus contestables. Examinons de près le double argument sur lequel on veut l’appuyer : opinion des disciples et réponse de Jésus.

D’abord, l’acte même d’une contestation entre apôtres sur la primauté suppose, dit-on, qu’aucun des

« Douze » n’a authentiquement reçu du Maître les

pouvoirs de chef dans le collège apostolique. Certes, nous n’en disconviendrons nullement. Aussi longtemps que Jésus-Christ demeure sur la terre d’une manière sensible, aucun autre que lui-même ne saurait être le chef de ses disciples. Lui seul est leur Maître et leur Seigneur. L’existence d’une autorité dirigeante parmi les « Douze » ne se conçoit que pour la période qui suivra le départ de Jésus, alors qu’il faudra subvenir à son absence, et jusqu’au jour désiré de son retour glorieux. Mais, pendant la vie mortelle du Christ, aucun apôtre ne setrouve encore le véritable chef de tous les autres, et l’on s’explique la possibilité d’une jalouse contestation entre frères, au sujet d’un pouvoir et d’une investiture à venir.

D’autre part, nous le verrons, la primauléactuelle de Simon-Pierre avait pour origine une désignation du Maître, une promesse de Jésus qui lui garantissait, comme / » < » r « , l’autorité suprêrædansia société des fidèles. Or, le jour même o cettepromesse était devenue explicite et formelle, Simon-Pierre avait, presque aussitôt, mérité la plus terrible des réprimandes : <i Arrière, Satan. Tu m’es un scandale, car tu ne comprends pas les choses de Dieu, mais uniquementeellesdeshommes. » (Malth., i., ’iZ ;.Marc, viii, 33) Plusieurs parmi les « Douze » pouvaient, dès lors, avec leur psychologie quelque peu agreste et enfantine, considérer la grande promesse comme révoquée ; ils pouvaient considérer la succession comme ouverte ; ils pouvaient discuter entre euxsur le principal futur, sans aucunement ignorer que leur Maître efit désigné Pierre.

Et puis, que de choses furent entendues certainement par les apôtres, et néanmoins demeurèrent longtemps incomprises ! Est-il un enseignement plus accentué, dans l’Evangile, que le caractère surnaturel, et non pas temporel et politique, du royaume de Dieu ; ou bien le mystère qui voilerait toujours l’époque de sa glorieuse consommation ? — Cependant, les apôtres avaient si mal compris que, le jour même de l’Ascension, iisposaient à leur Maître cette question déconcertante : « Seigneur, sera-ce bientôt que tu restitueras la royauté [la domination] à Israël ? » (t/.v ^Kai^Eiyv Tû Inpw) (Act., i, 6)

De même, après avoir annoncé la future prérogative de Pierre, Jésus-Christ avait prophétiséde graves catastrophes : " Il faut que le Fils de l’homme soutTre beaucoup : et qu’il soit réprouvé par les anciens et les princes des prêtres et les scribes ; et qu’il soit mis à mort, et qu’après trois jours, il ressuscite. » (Marc, VIII, 31 ; Mallh., xvi, 21 ; Luc, ix, aa) Cette prédiction, les évangélisles la rapportent catégoriquement une seconde fois (Marc, ix, 30 ; Matlh., XVII, 21 ; Luc, ix, 4’i) ; ^t encore une troisième (.1/arc., x, 32-34 ; Matlh., xx, 17-19 ; Luc, xviii, 3 1-33), sans omettre non plus d’autres paroles, fort nombreuses, qui signifient les mêmes choses. — Néanmoins, les disciples comprirent tellement peu, que le scandale de la croix parut l’elTondrement de leur espérance, et que le message de Pâques les trouva

incrédules et découragés, stulli et tardi corde ad credendum {Inc., xxiv, 25).

Ne serail-ce pas que, par un phénomène psychologique facile à pénétrer, ces âmes populaires et simplistes revenaient comme invinciblement à ce qui flattait leurs préjuges, leurs goùls, leurs secrets désirs ; et que, — malgré les affirmations les plus manifestes, — elles restaient réfractaires à comprendre les vérités qui les contrariaient ou les déconcertaient ?


Si donc la dignité à venir de l’un des « Douze » pouvait (nous allons le voir) heurter, chez les autres apôtres, quelque ambition latente, quelque vœu chimérique, la promesse regardant Pierre aura été facilement négligée, dillicitement comprise. Et, par conséquent, les disciples auront fort bien pu se quereller, même ensuite, pour savoir qui deviendrait le plus grand dans le royaume des cieux.

La réalité d’une désignation de Pierre parle Christ n’est vraiment pas incompatible avec le fait de celle eontestation jalouse.

Quant à la réponse de Jésus, les circonstances nous en révèlent nettement la signilication. Les douze apôtre* ;, obstinément allachésà la conception vulgaire du messianisme juif (cf. Lagrange, l.e Messianisme citez les Juifs. Paris, 1909. In-8, p. 186 à 209). se représentent le règne du Christ et de sa justice comme une ère de victoires, de domination et de prospérités, non moins temporelles que spirituelles. Dans ce royaume fort terrestre, dans cet âge d’or attendu, ils escomptent naïvement les hautes dignités, les situations enviables, que leur garantira l’intimité du Seigneur. Bien plus, ils recherchent déjà Ti’5 /Ltijwv (Marc, ix, 34 ; Matth., xviii, 1 ; Luc, IX, 46) qui d’entre eux occupera le premier rang, qui sera premier ministre : sera-ce décidément Pierre, sera-ce quelque autre des « Douze » ? Jacques et Jean, ûls de Zébédce, poussés par leur mère, demandent à siéger dans h gloire, l’un adroite et l’autre à gauche du Roi-Messie. Le reste des apôtres s’indigne contre les deux frères ; car chacun, parmi les a Douze », nourrit confusément pour soimême quelque ambition plus ou moins semblable. Et, jusqu’à la dernière cène, ils discutent entre eux sur la primauté future.

On comprend, dès lors, quel enseignement spirituel et moraWésus-Christ veut leur inculquer. Dans les empires de la terre, les chefs dominent avec ostentation et les grands font étalage de puissance. Tout autre est l’esprit du royaume de Dieu, établi par le Christ : « Ce n’est pas ainsi qu’il en est parmi vous. Mais si quelqu’un veut devenir grand parmi vous, il sera [se fera] votre serviteur. Et celui d’entre vous qui voudra devenir le premier sera [se fera] l’esclave de tous. Car le Fils de l’iiomme n’est pas venu pour cire servi mais pour servir et pour donner sa vie comme la rançon d’un grand nombre. » (Marc, x, 43-45)

En d’autres termes, le royaume de Dieu n’admet pas de distinctions comme celles que les apôtres avaient le tort de rêver. Il n’admet pas de primauté qui soit un honneur mondain. Il n’admet aucune prérogative ayant pour objet de contenter l’ambition ou la vanité. Mais ce précepte moral n’exclut pas le rang privilégié des « Douze », parmi les autres disciples de Jésus. Il n’exclut pas davantage la primauté possible d’un apôtre spécialement désigné entre tous par le Christ lui-même : pourvu que cette primauté, de même que la vocation apostolique, loin d’être un hochet de la vanité mondaine, soit un véritable ministère, un véritable service, créé pour l’utilité commune des fidèles et pour le bon gouvernement du royaume de Dieu ici-bas. « Le plus grand d’entre vous sera [se fera] votre serviteur.)i (Matth, , xxiii, 11)

Que le plus grand d’entre vous soit comme le plus petit, et celui qui commande comme celui qui sert. » {Luc, xxii, 26)

Un auteur protestant écrit, en termes fort judicieux : Il n’y a donc place ici pour aucune primauté au sens humain ; ce qui ne veut point dire qu’il n’y ait place pour aucune primauté que ce soit. Jésus intervertit l’ordre des grandeurs ; le premier de ses disciples, c’est celui qui se montre le plus apte à ser^ir, et c’est dans le service des autres qu’il doit faire consister sa grandeur. » (Henri Monnier, La Notion de l’apostolat, p. 131. Paris, 1903. In-8)

Jésus-Christ entend si peu exclure toute primauté, qu’il s’applique à lui-même la règle d’humilité, d’abnégation, faite pour ses disciples. « Le Fils de l’homme, déclare-t-il, n’est jias venu pour être servi mais pour servir, n (Matth., xx, 28) « Quel estleplus grand : celui qui est à table ou celui qui sert ? N’estce pas celui qui est à table ? Eh bien, moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » (Liic., xxii, 27) Néanmoins, qui donc contestera sérieusement que Jésus-Christ, « serviteur v de ses disciples, se considérât comme ayant, sur eux tous, pleine et réelle autorité de « Maitre » et de « Seigneur » ? (Matth., XXIII, 10 et Joan., xiii, 13-15)

Bien plus, aussitôt après les paroles que nous venons d’entendre, saint Luc relate une promesse d’avenir attestant la situation toute spéciale qui, parmi les fidèles du Christ, revient au collège des cl Douze » (Luc., xxii, 28-30). Puis il relate une autre promesse d’avenir, celle-là ne s’appliquant qu’à un seul d’entre les apôtres. En effet, Jésus a prié particulièrement pour l’un des « Douze », afin que, dans l’épreuve, sa foi ne défaille pas. Et l’apôtre privilégié aura pour mission de raffermir ses frères quc., xxii, 31, 32).

Voilà une prérogative bien réelle, une prérogative particulière à un seul, et une prérogative authentiquement voulue par Jésus-Christ. Ce n’est pas d’une distinction honorifique et mondaine qu’il s’agit, mais bien d’un ministère ou d’un service, créé pour l’avancement du royaume et pour l’utilité commune des fidèles. Pareille primauté correspondra, non plus au messianisme vulgaire et charnel, mais à l’esprit de l’Evangile, et elle vérifiera totalement la parole du Christ : « Le plus grand d’entre vous sera [se fera] votre serviteur. »

Or, l’apôtre privilégié, c’est Pierre.

Jésus Christ n’a donc pas prétendu exclure toute primauté parmi ses disciples. Jésus-Christ n’est donc pas étranger à la situation prépondérante de Simonl’ierre. A vrai dire, comment ce dernier aurait-il pu, grâce uniquement à son caractère personnel, et malgré la jalouse ambition des autres apôtres, exercer en fait la constante prééminence que lui attribuent les textes évangélique », si Jésus-Christ même ne lui avait reconnu déjà une place réellement à part ? Cette désignation de Pierre par le Sauveur en personne, comme son apôtre principal et comme le futur chef de ses fidèles, ressort tellement des Évangiles, qu’on devrait au moins la conjecturer avec une haute vraisemblance, quand bien même elle ne serait pas exprimée en termes formels dans les textes capitaux pue nous allons maintenant étudier.

Ce que nous avons dit, jusqu’à présent, de la primauté de Pierre est reconnu pour exact par bien des représentants de la critique libérale. Mais nul n’est plus affirmatif à cet égard que M. Loisy : « Jésus, lisons-nous dans L’Evangile et l’Eglise, est le centre et lechef, l’autorité incontestée. Les disciples ne sont pas autour de lui comme une masse confuse ; parmi eux, le Seigneur a distingué les Douze, elles a associés lui-même, directement et effectivement, à son 133y

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ministère ; même, parmi les Douze, il y en avait un qui était le premier, non seulement par la i)riorilé de sa conversion ou l’ardeur de son zèle, mais par une sorte de désignation du Maître, qui avait élé acceptée, et dont les suites se font sentir encore dans l’histoire de la communauté apostolique. C’était là une situation de fait, créée en apparence par les péripéties du ministère galiléen, mais qui, un certain temps avant la Passion, se dessine comme acquise et comme ratifiée par Jésus. » (Alf. Loisy, L’Et’an^ite et l’Eglise, p. 90. Paris, 1902. Iu-16. Cf. Jean Héville, Les Origines de l’épiscopat, p. 89 et 40. Paris, 1894. In-8. — Item, Henri Monnier, Notion de l’apostolat, p. 1311 33 et 142, 143)

Il convient donc d’examiner les formules évangéliques appuyant la primauté de Pierre sur une volonté publique et sur une désignation réelle du Sauveur en personne.

Le texte principal est le Ta es Petras.

II. — Lie texte « Tu es Petrus »

Rappelons, d’abord, l’émouvant récit du premier Evangile.

Aux environs de Césarée de Philippe, Jésus interroge ses disciples : Dans le peuple, que dit-on du Fils de l’homme ? Bien variées sont les conjectures des Juifs. Pour les uns, Jésus est Jean-Baptiste. Pour d’aulres c’est Elle. Pour d’autres encore, c est Jérémie ou tel autre prophète ressuscité. — Mais vous-mêmes, reprend Jésus, que pensez- vous de moi ? — « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », répond immédiatement Simon-Pierre. Alors Jésus récompense la foi de son apôtre : n Tues bienheureux, Simon, lils de Jona : car, ce que tu viens de dire, ce n’est pas la chair et le sang qui te l’a révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. El moi, je le dis que tu es Pierre ; et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ; et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. El je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux ; et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. » (Maith., xvi, 18, tg).

Au sujet de la promesse qu’on vient de lire, et de la prérogative qu’elle garantit à Pierre, quatre questions doivent être séparément résolues :

I" Ce texte esl-il authentique, et non pas interpolé ?

2° Ce texte est-il historique, et non pas rédactionnel ?


3" Quelle est la signification littérale des paroles ?

If’QneWeesllaLt’aleur démonstrative du même texte ?

1’Le <i Tu es Petrus » est-il « aiitlie/itique », et non pas interpolé 1’— Plusieurs critiques libéraux considèrent cette réponse fameuse de Jésus comme partiellement étrangère au texte primitif de l’Evangile. C’est la phrase : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je liâtiriii mon Eglise ; et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle » (Matth., xvi, 18), qui est surtout révoquée en doute. A vrai dire, le Tu es Petrus ne se trouve pas textuellement cité avant TertuUieu et Origène. Tous les auteurs chrétiens du deuxième siècle ometlent de le transcrire, alors que, cependant, ils relaient les autres paroles du même passage. Bien plus, jusqu’au quatrième siècle, la formule en demeure incertaine, comme le prouvent les notables variantes des citations faites par Eusèbe et par saint Epiphane. Le verset 18 (T’a es Tétras), au moins dans sa teneur actuelle, serait donc une interpolation, et une interpolation visiblement tendancieuse.

M. Adolf Harnack pense retrouver la leçon originale de Matthieu dans le Dia Tessaron deTatien, dont le texte nous serait manifesté principalement par

saint Ephrem : Tu es Pierre, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre toi. n [Die Acta Archelai und dus « Diatessaron » Tatians, p. 149 et 150. Leipzig, 1 883. In-8(7’e.r/e und Untersuchungen, t. l, fasc. 3.)] D’après l’Evangile authentique, Jésus n’aurait donc pas présenté l’apotre Pierre comme le fondement de l’Eglise, et de l’Eglise en tant qu’elle est impérissable,

M. Alf. RtcsH admet ce point de vue, et croit pouvoir fixer, en outre, l’époque et l’origine de l’interpolation. C’est tout à la lin du deuxième siècle, ou au début du troisième, qu’aurait été remanié le texte de la réponse de Jésus à Pierre. La cause du remaniement aurait été, d’une part, l’inlluence judaïsante des écrits pseudocléræntins, et, d’autre part, l’inlluence romanisante du traité De Aleatoribus. En elfet, la notion de l’Eglise fondée, construite sur Pierre, était alors commune aux judaïsants, qui vénéraient en Pierre l’apôtre de la circoncision, et aux romanisants, contemporains du pape Victor, qui croyaient voir en Pierre le prédécesseur des évêques de Rome. Aussercanonische Paratlettexte zu den Evangelien T. II. Zu Matthæus und Marcus, p. 187-196. Leipzig, 18y4. In-S" [Texte und Uritersitch., t. X, fasc. 2].

L’opinion de Resch a été reprise et développée, quant à l’origine romanisante, par un professeur de "Tubingue, M. Julius Grill (/ ?er Primat des Petrus. liine Uulersuchung, p. 61-79. Tubingue, 1904. In-8)

En France M. Henri Monnier s’est prononcé de même pour l’interpolation. Mais il se montre moins catégorique à en restituer la conjecturale histoire. (Notion de l’apostolat (igoS), p. 138-142.)

Tel est également le point de vue d’un jeune docteur, qui adopte et qui parfois dépasse les solutions radicales de M. Holtzmann et de M. LoiSY, sur l’élaboration rédactionnelle des Evangiles synoptiques. (Les Procédés de rédaction des trois premiers éfungélistes. Paris, 1908. In-8). M. Firmin Nicolardot s’abstient d’appliquer sa méthode habituelle au Tu es Petrus, et d’y analyser le travail caractéristique du rédacteur « matlhéen ». Il considère, en elfet, ce texte comme probablement étranger à l’Evangile de Matthieu, et comme devant résulter de quelque insertion ultérieure.

Chez les savants catholiques, l’authencilé du Tu es Petrus a élé remarquablement défendue, surtout contre M. Resch, par le R. P. Knbllru (Petrus als Felsengrund der Kirche, i. L des Stimmen aus Maria-Laach (1896), p. I2g-138, 288-2gg, 3^5-382) ; puis par M. Michihls (l’Origine de l’Episcopat, p. ao-48. Louvain, 1900. In-8) ; par MgrBATiPFOL(/.’£'g’/ise naissante et le Catholicisme, p. ioi-113. Paris, igog. In-12. Excursus A.) ; et par le R. P. Fonck (Tu es Petrus, dans Bihlica 1920, vol. I, fasc. 11, p. 240 à 264).

Sans prétendre à l’inédit, examinons à notre tour tous les arguments qui établiraient l’hypothèse de l’interpolation. Nous suivrons la méthode régressive qui pari du plus récent pour atteindre peu à peu le plus ancien.

Est-il donc exact, en premier lieu, que les notables variantes des citations faites du Tu es Petrus par Eusèbe et par saint Epiphane alleslent qu’au quatrième siècle la formule de ce texte demeurait incertaine ?


M. Resch allègue avec raison trois passages de saint Epiphane [Hæres., xxx, 24 et lvi, 3 (P. G., t. XLI, col. 445 et 998) ; Hæres., Lxx, 11 (P. G., t. XLII, col. 778)] et liuit passages d’EusÈDB [De laudibus Constantini, xvii (/’. G., t. XX, col. 1433).

— Præpar. e^’ang., i, 3 (P. C., t. XXI, col. 33). — Comm. in Psalm., xvii, 15, 16 ; Lix, 11 ; lxvii, 34-36 (P. G., t. XXIII, col. 173, 572, 720). — Comm. in t341

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Isaiam, xxviii, 16 ; xxxiii, 2 ; xlix (/'. G., t. XXIV, col. ii)'>., 339, 437)] où la ; > ; irole du Christ est ainsi présentée ; « Sur la pierre (sur le roc), je bâtirai mon Eglise et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. » Mais, de là, il résulterait, selon le erili<iue alleuiand, qu’une partie au moins des manuscrits lus par Epiphane et Eusèlje, ne disaient pas Qocore que l’apùlre Pierre eût été constitué fondement nécessaire de l’Eglise ; en d’autres termes, ne portaiejil pas encore la leçon : « ïu es Pierre, el sur colle pierre je bâtirai mon Eglise… »

La conséquence est, à vrai dire, plus que fragile. Nous-mêmes, qui admettons aujourd’hui comme incontestée la leçon traditionnelle, [uiurrions parfaitement évoquer ce texte sous la même forme qu’Epiphane et Eusèbe, si nous avions à le produire dans un contexte identique au leur.

En eflVl, les onze passages en question ne prétendent nullement rappeler les promesses de Jésus à Pierre, moins encore prétendent-ils transcrire et commenter le seizième chapitre de saint Matthieu. Leur uni(]ue but (M. Michiels le remarque avec justesse) est de présenter l’Eglise chrétienne comme impérissable, malgrélaragede ses ennemis. Epiphane el Eusèbe choisissent donc, par manière d’allusion, dans le l’u es l’etrus, les seules paroles qui vont directement à illustrer el à confirmer leur thèse ; paroles qui se trouvent en réalité dan^ le texte, et qui s’y trouvent bien avec le même sens : b L’Eglise est impérissable, puisque, d’aj>rès le Sauveur, elle est bâtie sur le roc, fondée sur la pierre. »

L’exemple le plus caractéristique se trouve dans le De laudibus Cunstantini, oii Eusèbe dé » eloppe une antithèse oratoire entre la synagogue juive, qixi devait disparaître, el l’Eglise clirétienne. qui ne doit pas périr ; de la S3'nagogue juie, le Christ a dit :

« Votre demeure sera laissée déserte », mais, de

l’Eglise : « Sur le roc je bâtirai mon Eglise, el les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. (/'. G., t. XX, col. 1^33 et Corpus de Berlin : Heikbl, liusebins Werke, t. 1, p. 206. I.eipzig, lijoa. ln-8)

Vraiment, le procédé n’a rien d’illégitime. Il paraîtra encore plus normal si l’on songe à la grande liberté, à l’approximation très large, dont usait l’antiquité chrétienne en matière de citations ou d’allusions scripturaires : non moins que l’antiquité profane eu matière de citations et d’aUu&ions littéraires. Comment donc serait-il raisonnable d’aller conclure, des passages résumés tout à l’heure, qiif ; la rédaction actuelle du Ta es Petrus ne pouvait uniformément se trouver dans les manuscrits qu’Epiphane et Eusèbe avaient eux-mêmes sous les yeux ?

Pareille conclusion serait d’autant plus sophistique et déraisonnable que, là où ils s’occupent directement de saint Pierre et de notre texte, Epiphane et Eusèbe mentionnent, dans son intégrité, le Tu es Petrus. Non seulement Eusèbe le cite littéralement au second livre De liesurrectione [De Resurrectiune, II. P. G., t. XXIV, col. iiii], mais, dans la Démonstration évaiijiélique, il le commente avec détail, et reproJuil, mol [)our mol, tout le passage de Saint Matthieu (xvi, iSig), exaclemenl tel que nous le lisons aujourd’hui. (Démonstr. é<'ang, III, v. P. G., t. XXII, col. 216, 217) Xulle attestation ne pouvait être plus catégorique. De même, saint Epiphane, à deux reprises, déclare que le roc sur lequel JésusChrist édifia son Eglise immortelle n’est autre que Pieri’e en personne, le chef des apôtres el le témoin de la vérité divine. Pierre sera donc i « pv}.KioTKr « ; Tfiv 17 : 5770/oiy, Ilæres., Lix, 7 (F. G., t. XLI, col. 1029). ou encore T5V ttoût^w tûv « 7T07t ; '>'jjv (^Ancoratus, IX ; /'. C, t. XLIII, col. 33).

Ajoutons que, chez les autres Pères contempo- '

rains de l’arianisme, le 7' « < ; » /'e/rns est mainte fois cité, dans sa teneur actuelle, comme un texte bien connu et admis de tous. Ajoutons, en outre, que les doux manuscrits de la même époque parvenus jusqu'à nous, le Sinailicus el le Vuticatius, ne présentent à cet endroit aucune hésitation ni aucune variante. (Inutile d’ajouter que tous les manuscrits de l’Evangile, toutes les versions connues, rapportent intégralement le Tu es Petrus. Comme ce sont des textes copiés depuis le quatrième siècle, on nous objecterait qu’ils reproduisent l’interpolation précédemment opérée. Nous devons donc accepter la discussion pour la période antérieure à la plupart de nos manuscrits actuels. Remarquons, du moins qu’en un pareil état des textes la présomption est pour l’authenticité réelle, et que la charge de la preuve incombe tout entière aux partisans de l’interpolation). Et l’on pourra estimera sa juste valeur l’alBrmation de M. Reseh : qu’au quatrième siècle, la formule du Ta es Petrus demeurait flottante et incertaine.

A vrai dire, le texte était indubitablement et uniformément reçu au temps d’Eusèbe. Si l’on prétend, qu’il y ait eu interpolation dans les manuscrits grecs, c’est à une date antérieure qu’on devra en marquer les traces et en expliquer le succès.

Au troisième siècle, nous pourrions relever au moins vingt-cinq citations du Tu es Petrus. Mais Irouvera-t-on quelque témoignage similaire dans la littérature chrétienne du deuxième siècle ?

Oui, d’abord, si le texte copie, partiellement traduit par M. Eugène RÉviLLOUT, est bien identique â VEiuingile des douze updtres, qui circulait dès le deuxième siècle. Ce remarqual)le document contient une paraphrase lyrique de toute la narration de Matthieu. Pierre, miraculeusement éclairé d’en haut, proclame que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant. Et Jésus récompense la foi du disciple par la plus glorieuse des prérogatives. Citons, au moins, l'évocation directe du Tues Petrus : « Amenti [enfer], prends deuil aujourd’hui, ainsi que tes puissances, car j’ai promis à Pierre un testament éternel ; parce que ye bâtirai sur lui mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. > (L’Evangile des douze apôtres récemment découvert, dans la Revue biblique, 1904, t. I, de la nouvelle série, p. 323)

La valeur de l’argument reste néanmoins conditionnelle : si le texte en question est réellement VEvangile des douze apôtres. Mais il est un autre écrit dont l’attribution au deuxième siècle n’est l’objet d’aucun doute : c’est le Dia Tessaron deTATiEN. La formule intégrale du Tu es Petrus était-elle donc contenue, oui ou non, dans cette Concordance des quatre évangélisles'.' Voilà le problème décisif pour le deuxième siècle.

Tout le monde s’accorde à retrouver chez saint EpHRiî.M le texte évangélique du Dia Tessarân. Bien que le diacred’Edesse écrivitseulemenlau quatrième siècle, on n’a pas à craindre que la rédaction du Tu es Pntrus lui soit parvenue interpolée ou défigurée. Nous sommes, en ePfet, dans une Eglise de langue syriaque, où ne s’exerce ni l’influence judaïsante, ni l’influence romanisante, qui aurait pu altérer tendancieusement la formule primitive. Nous sommes dans nue Eglise de langue syriaque, où les manuscrits syriaques se transcrivent dépendamment les uns des autres, et n’enregistrent pas les fluctuations (hypothétiques) des manuscrits gréco-romains. Partisans et adversaires de 1 anlhentirité du Tu es Petrus admettent également que saint Ephrem possédait, en substance, le célèbre passage, tel que 'Tatien lui-même, dès le deuxième siècle, l’avait transmis 1343

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à ses compatriotes du royaume d’Edesse. Quelle est donc, d"après le diacre d’Osroène, la vraie formule du Tu es l’etrus ?

Nous l’avons dit plus haut : selon quelques critiques, notamment M. Harnack, M. Resch, M. Monnier, M. Grill, le texte d’Eplirem serait exactement celui-ci : n Tu es Pierre, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre lui. t Pierre n’aurait pas été proclamé fundement de l’Eglise impérissable.

Il est exact que saint Ephrem évoque le Tu es Peirus dans les termes suivants : Tu es Petra, itla petra quam ere.rit [Dominus], ut Salarias in eam offenderet ; ou bien : Et portæ inferi te non vincent, id est quod non destruetur fides ; ou bien encore : ]'ecles inferi non prætalebunl adt-eisus te. Ce sont du reste les trois seuls passages mentionnés par M. Resch, dans l'œuvre entière du diacre d’Edesse. {Parallellexte, p. 188, 189)

Mais doit-on reconnaître ici la formule du Tu es Petrus, celle qu’Ephrem trouvait littéralement dans son texte évangélique ? Ne seraient-ce pas plutôt des citations larges, à la manière des anciens, ou des allusions plus ou moins approximatives ? Pour en juger sans arbitraire, il faudrait, d’abord, examiner tous les cas où le saint diacre allègue le Tu es Petrus et noter les expressions qu’il adopte. Peut-être en résulterait-il des indications plus précises et plus fermes sur le texte de l’Evangile qu’Ephrem aura eu sous les jeux. A cet égard, l’enquête de M. Resch est gravement incomplète, car elle néglige beaucoup de citations et d’allusions intéressantes. Xous-même pourrons en signaler au moins huit (Lamy, S. Ephræm Syri Hymni et Sermones. Matines, 1882-1902. 4 volumes in-4).

1" Sioionem,.. sanctum scilicet aposloloriim caput, Petram, Ecclesiæ fuDdainenlum (1, 3T4. Serm. 2 1/1 hebd. sanci., iv) ; 2*" Simon, discipule mi, ego te constitui fandameotUDi Ecclesiæ sanctæ, Pelram vocaTi le. quia tu susliiiebis lotum nieum aediâcium I, ^l'2. Serm. k in hebd. sanct, II ; 3* Maria ad Simonem, fiindamentum, cucurril prius, et ci, tamquam Ecclesiæ nunliarit narra-Tilquequod viderai I, ô3l. Serm. ad. noci. dom.Resur., 11) ; 4* Superhancpeliamædificabo l^cclesiam meain, et vecles inîerni uon superabunl eam (lï, ISfi. Contm. in Isaiam.^ lïii. 2| ;.S* Simon nudivit revelalionem n Pâtre, pclra incDncussa IV, 531. Uymn. de Eccl. et i’ir^.. xt, ! S ; 6' Beatus es. ô Petre. quia Fiiius Dei te posuit in fundamento Ecclesiae, ut porlares pondus toliu » creaturae, sicat ipse portât totum munduni (ÏV, 686. Hyrnn. de Sim. Peir.^ VII — cf. viii) ; 7' Beatus es, ô Simon, quia snper le aedificala est Ecclesia, decova lucis sponsa, cui promisit Filius Dei portas inferni contra eam non prævalituras IV, 688. Hyn.n.àe Sim. Petr.. xii) ; S » Væ mihi, clamabal Petrus in atrio domus Caïpha*-, alienus factus sum a ^'ilio, quia abnejîhvt eum ; Petrum me vocaTerat : et factus sum ipsi arena ; Ecclesiam autem suam non aediâcabil super arenam : ego memetipsum everli IV, 738, Uymn. dispers, , TU De pæniteniia Petri.

En présence de telles citations et allusions, il n’est plus possible de tenir que, d’après saint Ephrem, la formule évangélique du Tu es Petrus ait été simplement :

« Tu es Pierre, et les portes de l’enfer ne prévaudront

pas contre toi. » Ephrem, au contraire, savait bien que Pierre fut proclamé par le Christ

« fondement » de l’Eglise, et de l’Eglise impérissable.

Ephrem lisait indubitablement, dans son texte évangélique : " Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise ; elles portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle » (Cf. Burkitt, ^'. Ephraim’s Quotations from the Gospel, p. 26-80. Cambridge, 1901. In-8).

Mais, concèdent formellement tous nos adversaires, c’est la leçon même de Tatien, le texte du Dia Tessarôn, que l’on retrouve dans saint Ephrem et

dans la vieille traduction sj-riaque. Voilà qui est incontesté.

La conclusion sera donc rigoureuse : le Tu es Petrus, littéralement tel que nous le lisons aujourd’hui, existait chez Tatien, dans la Concordance é'angélique, éditée vers 170. Notre texte rencontre ainsi un témoignage antérieur au pape Victor, un témoignage antérieur même au grand travail de saint irénée. La formule intégrale du Tu es Petrus possède une attestation catégorique, vingt-cinq ou trente années avant la date de l’interpolation prétendue. En outre, pour que le même texte ait été reproduit par Tatien, on doit avouer qu’il se lisait déjà dans les recensions plus anciennes, dans les manuscrits grecs connu :  ! au deuxième siècle, et d’après lesquels fut composé le Dia Tessarôn. Par là, nous rejoignons enfin la période primitive et l'âge apostolique.

Ajoutons un dernier signe en faveur de l’authenticité du Tu es Petrus : le silence même de saint Marc et de saint Luc. Quand nous nous demanderons si le texte, une fois admis pour authentique en saint Matthieu, est bien historique, et non pas rédactionnel, cette double omission deviendra une dilUculté, que nous devrons examiner avec l’attention la plus grande. Mais un tel silence rend, du moins, inadmissible la présente hypothèse de l’interpolation.

En effet, si le passage a été introduit peu à peu dans les manuscrits de l’Evangile entre la tin du deuxième etla fin du quatrième siècle, pourquoi donc chez Matthieu seul ? Pourquoi pas également chez Marc et chez Luc ? Le motif apologétique, auquel on attribue l’insertion, réclamait évidemment que, pour être plus vraisemblable, elle fût opérée, en termes conformes, dans les trois narrations. Mise à part la réponse laudative de Jésus à Pierre, le contexte est entièrement parallèle chez Matthieu, chez Marc et chez Luc : questions du Seigneur, confession de Pierre, annonce de la passion et de la croix {.Marc., vm, 27-81, et Luc, 11, 18-22, correspondent entièrement avec Matt.. xvi, 13-21, sauf les versets de la réponse de Jésus à Pierre..Valth., xvi, 17-19). Si on voulait compléter cette page de l’Evangile, c’est à la fois chez Matthieu, chez Marc, chez Luc, et au même point du récit, qu’on avait intérêt à l’intercaler. Quant à la dilEculté matérielle de l’insertion, elle n'était pas plus insurmontable chez Marc et Luc que chez Matthieu ; puisqu’il s’agit de contextes qui se correspondent phrase par phrase. D’autre part, à ta date où l’interpolation aurait eu lieu, c’est-à-dire postérieurement à saint Irénée, vers la tin du 11' siècle, l’Evangile de saint Matthieu n'était répandu nulle part où ne fussent également admis, et au mênie titre, les Evangiles de saint Marc, de saint Luc et de saint Jean. Tous étaient alors inséparablement réunis dans une même collection, l’Evangile quadriforme, ou tétramorphe ; la vie du Christ d’après

« les Quatre », dia Tessarôn.

Par conséquent, s il y a eu interpolation par but apologétique, on conviendra qu’elle a dû être faite pareillement chez les trois synoptiques, dans le même passage et le même contexte. Si la réponse laudative de Jésus, promettant à Pierre les plus hauts privilèges, existe chez Matthieu tout seul, et se trouve omise chez Marc et chez Luc, c’est qu’elle n’est pas le résultat d’une interpolation et d’une fraude. Elle existe chez Matthieu tout seul, et non pas chez les autres, parce que, véritablement, et depuis l’origine, on la lisait, on la transcrivait chez Matthieu tout seul, et non pas chez les autres.

Bref, le silence de Marc et de Luc est un indice non équivoque de l’authenticité du Tu es Petrus, 1345

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La question à résoudre était la suivante : le Tu es Petrtis est-il authentique et non pas interpolé?

Nous avons passé en revue les arguments qui établiraient l’interpolation ; et nous avons constaté combien ils sont inefficaces.

Par ailleurs, non seulement tous les manuscrits et toutes les versions présentent le Tu es Pelnis coiniae autbentique en saint Matthieu ; mais de manifestes citations et allusions témoignent positivement de son emploi continuel au quatrième et au troisième siècle, et même de son existence avérée en plein deuxième siècle. Quant au silence Je Marc et de Luc, il fournil un nouvel indice contre l’interpolation et pour l’authenticité.

A vrai dire, parmi les textes de l’antiquité profane les plus universellement admis, en est-il beaucoup dont l’authentique attribulion repose sur un pareil ensemble de témoignages concordants ?

C’est donc à bon droit que la plupart des critiques libéraux, d’accord avec tous les catholiques et presque tous les protestants orthodoxes, avouent que le Tu es Pelrus, dans sa rédaction actuelle, n’est pas interpolé, mais appartient certainement et aulhentiquement à l’Evangile grec selon saint Matthieu.

Reste maintenant à étudier si notre texte reproduit une parole véritable de Jésus-Christ, ou bien s’il n’est pas l'œuvre artificielle du rédacteur évangélique.

Ce sera le problème d’historicité.

a" Le Tu es Pelrus est-il historique, et non pas rédactionnel ? — Les critiques libéraux sont unanimes à nier que le Tu es Petrus, dans sa formule actuelle, reproduise une parole véritable de JésusChrist.

Quand ils avouent que ce texteappartientauthentiquement à l’Evangile grec selon saint Matthieu, ils n’entendent donc pas reconnaître pour autant son historicité. Ils considèrent, en effet, la promesse adressée à l’apôtre Pierre par Jésus-Christ, comme étrangère à la tradition primitive, et comme élaborée, peu à peu, entre la Passion du Sauveur et la composition de notre Evangile : c’est-à-dire pendant une période longue, d’après eux, non pas seulement de trente ou quarante ans, ruais de soixante ou soixantedix ans. Le Tu es Pelrus devrait être ainsi attribué

« à une couche secondaire, probablement à la dernière couche du travail rédactionnel d’où est sorti

le premier Evangile ». Tel est le sentiment de M. Alfred LoisY (Les Evangiles synoptiques, t. U, p. 2-15. Ceffonds, 1908. In-8). Nommons, parmi ceux qui, en France, ont adopté une position analogue : Jean Rbville (Les Origines de l'épiscopat, p. 31-43. Paris, 1894. In-8), Auguste Sabatirr ([.es Religions d’autorité et la Religion de l’Esprit, p. 209-212. Paris, 1904. In-8), M. Charles Guionebïrt (Manuel d’histoire ancienne du christianisme. Les Origines, p. 226a31. Paris, 1906. In-16. — Modernisme et traditian catholique en France, p. 89-91 et 119-125. Paris, s. d. <1908). In -12).

On peut ramener à quatre chefs les arguments et les hypothèses qui, d’après ces divers critiques, permettraient d’affirmer l’origine rédactionnelle du Tu es Pelrus :

Le contexte de saint Matthieu lui-même ;

Le silence de saint Marc et de saint Luc ;

Le caractère ecclésiastique du passage ;

Son caractère éhionite et judaïsant.

Nous allons donc examiner les quatre chefs de démonstration, et rechercher si, véritablement, ils excluent l’historicité de notre texte évangélique.

^, En premier lieu, on objecte le contexte, médiat ou immédiat, de saint Matthieu lui-même.

Tome III.

Le contexte médiat prouverait que Jésus-Christ n’entendait pas réserver à Pierre une prérogative comme celle dont le Tu es Pelrus fournit l’expression. Le contexte immédiat prouverait que le Tu es Petrus fait violence à la narration qui l’encadre.

Au sujet du contexte médiat, nous n’avons pas à répéter ce qui a été dit plus haut sur la place de Pierre parmi les apôtres. Jésus-Christ a fait suivre d’un précepte d’humilité les naïves et ambitieuses querelles entre disciples |)our le premier rang. Jamais, toutefois, il n’a exclu de son royaume, icibas, l’existence d’une primauté qui serait, non pas un honneur mondain, mais un n service « , un ministère, pour le bien spirituel de tous. Par ailleurs, dans l’ensemble du récit évangélique, spécialement chez saint Matthieu. Pierre apparaît toujours comme l’apôtre principal et privilégié. Voilà, certes, un contexte « médiat » qui n’est en rien défavorable au Tu es Pftrus. Inutile d’insister.

Mais, dit on, le premier Evangile attribue au Sauveur une déclaration manifestement incompatible avec le Tu es Petrus.

Notre texte contient les paroles suivantes : " Et tout ce ([ue tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux ; et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dansles cieux. » (Mutth, , xvi, ig)Or, le même évangéliste rapporte, quelques pages plus loin, une formule à peu près identique : i Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel ; et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. » (Malth., xviii, 18)

De part et d’autre, puissance efficace et plénièrede

« lier et de délier ». Mais, dans le premier cas, visiblement, « il s’agit d’une prérogative spéciale et

unique accordée à Pierre ». Dans le second cas, ce même pouvoir est reconnu » à la masse des croyants », ou, pour parler plus juste, au collège apostolique toutentier. (Lesraisonshistoriques ne font certes pas défaut pour considérer le texte de.Vatth., xviii, 18, comme adressé uniquement au collège apostolique. Cf. LoisY, Synoptiques, t. II, p. 90, 91 ; mais ce serait sortir de notre sujet que de vouloir fournir ici cette démonstration.) Bref, entre les deux passages, apparaît une contradiction. « Il semble donc que, si xviii, 18 subsiste, xvi, 19, doivent tomber ; et vice versa. »

Dureste, pour la critique libérale, ni l’un ni l’autre des deux textes n’est historique et primitif. Mais ils sont regardés comme ne pouvant assurément pas remonter, l’un et l’autre, à la même date et à la même origine. Or, le second texte portant diverses marques d’antériorité relative, c’est le Tu es Pelrus qui se trouverait le moins historique et le moins primitif des deux passages opposés. (Henri Mon.mbr, Notion de l’apostolat, p. 136, iSj. Nous savons déjà que M. Monnier conclut, non seulement contre l’historicité, mais contre l’authenticité même du Tu es Petrus.)

Malgré lesaffirmationsconvaincues de certains critiques (Réville, Origines de l'épiscopat, p. 3 ; , 38. GuiGNEBERT, Manuel, p. îZo. Modernisme, p. 90), nous avons peine à comprendre cette incompatibilité radicale entre les deux textes de saint Matthieu.

Un souverain dit à un homme d’Etat : « Je vous confierai un portefeuille ministériel, avec la présidence du conseil. » Le même souverain dit ensuite à douze personnages politiques, amis les uns des autres, et parmi lesquels se trouve le futur premier ministre : « Messieurs je vous confierai, à tous, un portefeuille ministériel. » Prétendra-t-on que la seconde promesse détruise la première ? La charge de « ministre » garantie à douze hommes politiques est-elle incompatible avec la « présidence du conseil », déjà promise à un seul d’entre eux ? 1347

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N’assimilons pas la hiérarchie créée par le Christ aux distinctions terrestres. Mais il existe, du moins, entre la promesse évangélique faite à saint Pierre, et l’autre promesse évangéliijue faite ensuite au collège apostolique tout entier, un rapport analogue à celui des deux successives promesses que nous venons d’imaginer chez un roi d’ici-bas. La puissance de lier et de délier est garantie à Pierre, d’abord, et ensuite aux « Douze ». Il y aura donc, pour Pierre et pour les « Douze », une fonction commune et identique. Mais les clefs du royaume des deux sont, en outre, promises à Pierre avec le rôle unique de fondement perpétuel de l’Eglise. Il y aura donc pour Pierre, une prérogative exclusivement réservée à lui seul.

Bref, les deux textes de saint Matthieu (xvi, 18, 19 et iviii, iS)nous font entrevoir la mission de tout le collège apostolique, et l’autorité spéciale de son chef.

Où est la contradiction ? Où est l’incompatibilité?

Vraiment nous pouvons, sans davantage nous attarder à pareille question, étudier maintenant le contexte immédiat du Tu es Peirus.

<i Les privilèges décernés par Jésus à Pierre », dit JeanRiiviLLE, ( sont évidemmentun liors-d 'œuvre qui rompt l’unité du récit, et met le Glirisl en contradiction avec lui-même ». (Origine de l'épiscopot, p. 3^)

Rupture de l’unité du récit, tel est le premier grief.

Danstoute la narration évangélique où se lit notre texte, la série des idées apparaît exactement la même chez les trois synoptiques : Jésus est, en personne, le Christ de Dieu : non pas toutefois au sens juif, mondain, charnel, du messianisme vulgaire. Le vrai Chriat doit souffrir avec ignominie ; doit mourir en croix ; el ne parvenir que par les opprobres au glorieux triomphe qui lui est finalement réservé. Les disciples du Christ devront donc, à leur tour, se renoncer eux-mêmes, porter leur croix, bref imiter l’abnégation de leur Maître, pour avoir parla l'œuvre messianique, et n'être pas exclus de la récompense éternelle, (il/arc, viii, 38-89 (ix, i grec) ; Malt., xvi, 15-28 ; Luc. : , 9, 20-27)

En introduisant, après la confession de Pierre, une réponse laudative de Jésus à son apôlre privilégié, le rédacteur du premier Evangile n’a-t-il pas interrompu artilîciellement la marche du récit et la suite naturelle des idées ?

Autre grief, également tiré du contexte immédiat : par le Tu es Petrus, Jésus est mis en contradiction avec lui-même.

A peine vient-il de récompenser Pierre pour avoir entendu, sur le Christ, la révélation du Père céleste, que le Sauveur doit dire au même apôtre : « Arrière, Satan ! Tu es pour moi un scandale, car tu ne comprends pas les choses de Dieu, mais [uniquement] celles des hommes ». (Matih.. xvi, 28. Cf. Marc., VIII, 83) Ily a, dans ce contraste, une invraisemblance que M. GuiGNEBBRT juge intolérable. « Comment estil possible que Jésus ait si mal placé sa confiance qu’il lui faille tout de suite reconnaître son erreur et accabler durement son ministre d'élection ? Il me semble évident que les versets 18, 19 (Tu es Petrus) d’une part, et 22, 28 (Vade post me, Salami), d’autre part, se rapportent à deux traditions d’origine dilTérente, peut-être aussi inauthentiques l’une que l’autre sous leur forme actuelle, mais qu’il est impossible de maintenir toutes deux côte à côte. » (Manuel, p. 229, a30) Or, s’il faut choisir, l’harmonie du contexte, les morceaux parallèles et surtout le témoignage de Marc, imposent manifestement de regarder le Vade post me, Satana comme plus primitif, el de lui sacrifier le Tu es Petrus. Telles seraient donc, à double titre, les exigences du contexte immédiat.

Et, cependant, même si tout cela était indiscutable, il ne faudrait pas en tirer des conclusions par trop altlrmalives. La preuve, sans doute, paraîtrait faite que le Tu es Petrus n’est pas à sa vraie place, el qu’il est artificiellement placé en dehors de son cadre. Mais il n’en résulterait pas nécessairement que ce fût un texte étranger à la tradition primitive, et d’origine toute rédactionnelle. On ne doit pas, en effet, oublier avec quelle liberté les narrateurs évangéliques dislribuenl leur récit, quant à l’ordre littéraire, et quant au groupement simultané de paroles prononcées en des circonstances différenles. (Cf. E.Mangknot, Les Eléments secondaires et rédaclionnels du n Discours des paraboles », dans la Heiue du clergé français, 1909, t. LVIII, p. i^1154) La comparaison des textes parallèles ne laisse guère de doute à cet égard. Voilà pourquoi le manque d’harmonie avec le contexte ne saurait être donné comme un signe certain de nun-historicité.

Mais, à vrai dire, pour le Tu es Petrus, il ne paraît y avoir aucune discordance avec le contexte. Un examen plus attentif montrera que, loin de rompre l’unité du récit, loin de mettre lo Christ en contradiction avec lui-même, la réponse du Sauveur k l’apôtre s’encadre fort heureusement, au contraire, dans la narration du premier Evangile.

Tout le passage a pour signification dominante, non pas la prérogative de Pierre, mais la nécessité de l’abnégation. Jésus n’est aucunement le Christ du messianisme vulgaire : c’est un Christ destiné aux opprobres et à la croix. D’où il résulte que ses disciples devront, à leur tour, se renoncer eux-mêmes et porter leur croix, s’ils veulent parvenir au triomphe. Le Tu es Petrus ne serait donc pas indispensable à la marche du récit : mais il s’harmonise avec le contexte d’une manière très naturelle, et donne beaucoup de relief à cette page de saint Matthieu.

Jésus est, en réalité, le Christ, le Fils du Dieu vivant, lîienheureux qui le reconnaîtra pour tel I (Tu es Petrus.)

Mais le Christ de Dieu subira les plus cruelles ignominies et mourra crucifié. Tel sera, pour lui, le chemin de la gloire. Malheur à qui ne le comprend pas. (Vade post me, Satana.)

Donc, pour demeurer avec Jésus, il faut suivre la voie royale de la croix. (.Si quis yult post me yenire, ahneget semetipsum.)

Bref, au Tu es Christus, fait écho le Tu es L’etrus ; puis, au Tu es Petrus, vient correspondre par contraste le Vade post me, Satana.

Pierre est loué pour sa foi ; il est blâmé pour son manque d’esprit surnaturel. Pierre a mérité de hautes prérogatives : car il a proclamé, sous une lumière divine, que Jésus de Nazareth, malgré son humble apparence, est le Christ lui-même, le roi messianique, le fils du Dieu vivant. Pierre a mérité ensuite une grave réprimande : car, cédant au préjugé mondain et juif, il a protesté contre la perspective du mystère de la croix.

En tout cela, pas ombre de contradiction et pas la moindre rupture de l’unité du récit. Le Tu es Petrui s’encadre dans un ensemble véritablement homogène et cohérent. On ne peut donc lui refuser l’historicité au nom du contexte (médiat ou immédiat) de saint Matthieu.

Plus délicate apparaît la question du silence de saint Marc et de saint Luc.

Si, réellement, Jésus-Clirist avait adressé à Pierre la magnifique promesse du Tu es Petrus, comment saint Marc et saint Lue auraient-ils pu ignorer ou négliger une chose de pareille importance ? Gomment aur.iient-ils pu omettre la réponse lautlativede Jésus, quand ils rapportaient, l’un et l’autre, 1 » 1349

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confession de Pierre, avec toutes les circonstances notables du même dialogue et du même fait ? Gomment expliquer surtout le silence de Marc, c’est-à-dire de l’évangéliste qui, d’après les témoignages primitifs, rédigeait, pour les lidèles de Rome, la catéchèse de l’ierre lui-même V « Le silence de Marc est inexplicable », ccritJeanRBViLLB, et nous oblige à reconnaître qu’avant la rédaction de nolreMattbieu actuel, il y avait une tradition relative à cette scène capitale, où les privilèges accordés à l’ierre ne liguraientpas. » (Orij ; inesde l’épiscopat, p. 82. Cf. Mon-NiKR, Notion Je l’apostolat, p. 189. Sabatirr, lieligioris J’aiilorilé, l). 211.GuiG^EBRm, Manuel, p. 228)

« Le passage entier », dit à son tour M. Loisv, se
« présente comme une enclave dans le récit de Marc, 

oii il a été importé d’ailleurs… Son contenu et son caractère d’évidente interpolation dans le récit de Marc, ne permettent pas d’y reconnaître une parole autbentique de Jésus, n (Synoptiqæs, t. II, p. 13, 14. Le lecteur sait que la plupart des critiques regardent notre second évangile comme antérieur au premieretau troisième, et comme leur source commune. C’est en ce sens que doit être comprise la phrase de M. Loisy, et, de même, celle de Jean Réville.)

Avant toute autre réponse, il faut noter que l’argument ne saurait être donné comme péremptoire. Un texte signilicatif est quelquefois rapporté par un seul d’entre les synoptiques, et non par les deux autres. Ceux-ci, pourtant, auraient eu occasion de le mentionner, et on ne voit pas bien clairement la raison de leur silence. Or, les critiques libéraux se garderaient, à coup sûr, d’aflirmer qu’en pareil cas et pour cet unique motif, l’historicité du texte doive être nécessairement exclue : eux-mêmes retiennent volontiers telle ou telle parole évangélique dont la condition rappellerait, à cet égard, celle du Tu es Petrii.t. A vrai dire, c’est précisément le mélange des ressemblances et des variétés dans le détail, l’alternance des parallélismes littéraux et des omissions inexpliquées, qui forme l’étrange complexité du problème synoptique : harnionia discors.

Au point de vue le moins dogmatique et le plus purement historique, l’omission d’un texte chez deux synoptiques (à supposer même qu’on n’en puisse fournir aucune explication plausible) ne causerait donc qu’une probabilité défavoralile, pas davantage. Rendons justice à la modération que garde M. Gui-GNKBrîRT sur ca point : « Le silence de Luc et de Marc constitue ». dilil, « une présomption contre l’authenticité [historicité] des deux versets de Matthieu. » Çfanuel, p. 2ag) Une présomption, soit ; mais non pas un argument ferme et certain. El la u présomption Il elle-même devra, en bonne critique, être négligée ; ou plutôt devra céder devant la vérité : d’abord, si l’on apporte, du silence de Marc et de Luc, une autre explication raisonnable que l’origine rédactionnelle des paroles ; en second lieu, si le témoignage du premier Évangile se trouve corroboré par des indices positivement favorables à l’historicité de notre texte.

Une première hypothèse, forcément un peu gratuite, m : iis qui ne présente aucune impossibilité, serait que le Tu es Petrus n’ait pas été prononcé dans les circonstances mêmes où l’encadre saint Matthieu. Le silence de Marc et de Luc, en cet endroit, deviendrait alors tout normal. Resterait seulement à montrer que l’omission d’un texte de si haute gravité pratique, dans tout le reste du second et du troisième Evangile, n’est pas inconciliable avec le caractère historique et primitif du Tu es Petrus.

Eosf.be, d’autre part, expliquait l’absence de notre texte chez saint Marc, par la volontaire omission du même texte dans le récit oral de Pierre lui-même. En

effet, le prince des apôtres aurait eu coutume, par humilité chrétienne, de rapporter ce qui pouvait le diminuer personnellement, comme sa tri]ile chute durant la Passion ; et de taire ce qui pouvait le grandir aux yeux des lidèles : comme la magnilique promesse qui rémunéra sa profession de foi et d’amour envers le Christ. Mais, si le Tu es Petrus ne figurait pas dans la catéchèse de Pierre, il est normal qu’il ne figure pas davantage dans l’Evangile de Marc : puisque Marc s’est contenté de lixer par écrit les souvenirs mêmes de Pierre. (Demonstr. évani ;., 111, v. P. a., t. XXII, col. 216, 217.) Bien que surtout imaginée a priori, cette hypothèse d’Eusèbe est moins gratuite, assurément, que plus d’un système de la crilique liliérale.

Mais, sans exclure l’hypothèse d’Eusèbe, qu’il soit permis d’en proposer une autre, directement suggérée par le texte même de saint Matthieu. M. Michiels est le premier, croyons nous, qui ait indiaué ce point de vue : il le qualifie de « conjecture assez plausible ». (Origine de l’Episcopat, p. 42)

Toute la réponse élogieuse de Jésus-Christ à saint Pierre porte un caractère juif et biblique extrêmement accusé ; par exemple : Simon Har Juna, Ba^iwâ, pour « tîls de Jona » ; la chair et le sang, ni/.pi xxi

« l’ua, pour désigner la « nature humaine t ; ies portes

de l’enfer, T.ù’Ay.i i^ôsu, pour désigner la . (On pourrait y joindre l’antithèse entre la terre et les deux. Toutes ces expressions devront être expliquées au paragraphe 3, dont l’objet sera la signification littérale du texte Tu es Petrus.) Bien plus, la parole principale, Tu es Petrus, tire sa vraie signification d’un jeu de mots sur le nom araméen de l’apôtre. Ce nom, tel que Jésus l’employait, n’était autre que Kéfn (rocher), qui correspond au grec Tlé-rpo ; (Pierre). (Joan., i, ^2.) Notre texte, dans la langue originale, se formulait donc équivalemment ainsi : « Tues Rocher (AV/a), et sur ce même Rocher (AV/’n) je bâtirai mon Eglise. » La communauté des fidèles du Christ reposera sur Pierre, comme une maison repose sur son fondement ; et Pierre, le fondement de l’Eglise, est un roc. (Cf. Matth., vii, a^, 25 et Luc, vi, 48) Ce jeu de mots perd beaucoup de sa rigueur et de sa clarté en grec, à cause de la différence de terminaison entre Wi-rpoi et niroK, ainsi que du pronom et de l’article féminins qui accompagnent TiirpoL. On lit, en effet, chez saint Matthieu : SJ ù ïlirpoi, x « i Ijii rcOr/i rf, Txérpv. oÎK’jù’jii.i.f-ii IJ.OU rnv’EM : r, 71yv. Tu es Petrus, et super hanc petram aedi/icabo Ecclesiani meam.

Or, on ne conteste généralement pas que Luc soit un Grec, écrivant pour les Eglises de l’hellénisme. D’autre part, les témoignages anciens, corroborés par divers critères internes, affirment que Marc est un Juif, qui écrit en grec pour les fidèles de Rome : c’est-à-dire pour des lecteurs venus en majorité du paganisme, et ignorant la langue, comme les usages, de la Palestine,

Dès lors, ne sera-t-il pas croyable que.Marc et Luc aient omis volontairement le Tu es Petrus à cause de son aramaïsme par trop accentué ? Non pas que certaines locutions juives de notre texte, et d’autres fort semblaliles, ne se rencontrent également chez Marc, chez Luc, ou à travers les épîtres pauliniennes. Il serait déraisonnable, en effet, de conlciler la présence de divers séniitismes dans le grec du Nimveau Testament, sons prétexte que le nombre en a été beaucoup exagéré naguère. Mais de tels sémitisræs n’apparaissent, généralement, que très clairsemés. Au contraire, la réponse de Jésus, après la confession 1351

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de Pierre, réunit en peu de lignes six ou sept for- ^ mules bibliques et palestiniennes ; la phrase principale du texte consiste même en un jeu de mois araméen ; jeu de mots qui ne se retrouve qu’à demi en langue hellénique. On s’explique donc avec vraisemblance que Mare et Luc aient évité de transcrire un fragment que sa couleur exotique rendait assez peu compréhensible à des lecteurs gréco-romains.

Il faut y mettre cependant une condition : c’est que la réponse du Christ put èlre omise raisonnablement, et sans dommage pour le sens principal du morceau. Mais — nous l’avons déjà constaté, — bien que le Ta es Peints s’harmonise avec le contexte d’une manière très naturelle. et donne beaucoup de relief à cette page de saint Matthieu, il n’est pas toutefois indispensable à la marche du récit. Le passage a pour signilication dominante, non pas la prérogative de Pierre, mais la nécessité de l’abnégation : Jésus est un Christ d_.estiné aux opprobres et à la croix ; ses disciples devront donc, pour le suivre au triomphe, se renoncer eux-mêmes et porter leur croix. Tout ce fragment évangélique garde la même valeur, sans qu’il y soit insisté particulièrement sur le rôle de Pierre. Le fait est si vrai que Luc a pu omettre, non seulement le Tu esl’elrus, mais aussi la protestation indiscrète de l’apôtre contre la future Passion du Christ, et la réprimande grave qui eu résulte : Vade posi me, Satana. Il y a donc, pour une parole de Jésus à Pierre, silence de Marc et de Luc ; et, pour une autre parole de Jésus au même Pierre, silence du troisième lilvangile. Néanmoins, chez saint Matthieu, chez saint Marc, chez saint Luc, la signilication générale du morceau demeure visiblement identique.

Mais si le Tu es l’elnis pouvait être omis sans dommage pour le contexte, l’importance même de cette parole n’obligeail-elle pas Marc et Luc à la reproduire, au moins en termes équivalents, dans le cas où ils l’auraient connue ? Ecoutons M. Guigne-BERT :

« Une pareille déclaration du Maître ne pouvait

qu’être placée au premier rang parmi celles que la mémoire des Udèles devait recueillir tout de suite et garder précieusement. » (Manuel, p. 2a8) On voit que l’objection porte même contre ceux qui expliqueraient le silence de Marc et de Luc en disant que le Tu es Petrus est une véritable parole de Jésus-Christ, mais non pas une parole prononcée dans les circonstances où l’encadre saint Matthieu. La présente difficulté réclame une solution plausible de la part de tous ceux qui admettent l’historicité du Tu es Petrus. Il est indubitable que M. Guigneberl serait dans le vrai si la première génération chrétienne avait partagé nos préoccupations actuelles ; si la controverse, pendant la seconde moitié du premier siècle, avait porté sur les mêmes problèmes qu’au dix-neuvième et au vingtième. Pour nous, l’une des questions les plus capitales à résoudre par l’Evangile, est la question de l’Eglise. Le Christ a-t-il prévu l’Eglise ? a-t-il fondé l’Eglise ? a-t-il hiérarchiquement organisé l’Eglise ?’foute parole de Jésus regardant cet objet nous paraît être de celles que les évangélistes devaient rapporter avec le plus grand soin et mettre davantage en relief.

Mais d’une tout autre nature étaient les préoccupations apologétiques de la première génération chrétienne. Ce que l’on attendait surtout des narrateurs évangéliques, c’était une évocation fidèle de la personne du Sauveur : Jésus Messie et Fils de Dieu, tel que l’avaient connu les témoins de sa vie mortelle, avec sa doctrine de pardon et de salut, avec son miraculeux pouvoir sur le démon et sur le mal. Voilà ce dont il s’agissait plus que de toute autre chose.

Les quelques textes directement relatifs à l’institulioD ou à l’organisation de l’Eglise, loin d’être

artiûcieusement mis en relief, se trouvent épars dans l’Evangile, cités à propos d’autre chose, et comme faisant allusion à une réalité manifestement comprise du lecteur. Il y a là, pour ces textes, une puissante garantie de sincorité et de fidélité, une valeur très significative et probante. Les critiques libéraux ne peuvent sérieusement nier qu’à l’époque où écrivaient les évangélistes, il existât une hiérarchie ecclésiastique, ni que la conscience chrétienne en attribuât l’origine à une institution formelle de Jésus-Christ. Mais celle origine était une vérité reconnue, incontestée, dont on ne cherchait guère à. détailler méthodiquement les titres ; et les Evangiles n’ont certes pas été composés dans le dessein particulier de l’établir.

Voilà pourquoi, contrairementà ce que nous serions tentés de croire aujourd’hui, l’importance ecclésiastique du lu es Petrus n’obligeait pas Marc et Luc à reproduire cette parole, ou à manifester, d’une manière équivalente, son contenu.

Bref, le Tu es Petrus ne se rapportait pas spécialement au but des ét’an^élistes, et, d’ailleurs, n’était pas iiidispensahte au contexte qui l’encadre. Marc et Luc ont donc pu, tout en le connaissant fort bien, l’omettre délil>éreinenl, pour quelque raison plausible : par exemple (comme nous l’avons conjecturé), à caus< ! de l’aspect araméen du passage ; à cau-se de cette couleur juife qui le rendait malaisé à coiuiirendre pour des chrétiens de la gentilité.

D’autre part, la même raison, la même couleur juive, explique la présence du Tu es Petrus dans le premier Evangile plutôt que dans les autres. cet égard, les critiques anciens n’auraient eu aucun doute. Un fragment aussi plein d’aramaïsme que le Tu es Petrus leur aurait paru tout naturellement à sa place dans un livre de telle origine. Ils considéraient, en eifet.le texte grec de notre premier Evangile comme la traduction purement littérale de l’Evangile araméen, écrit par l’apôtre saint Matthieu, pour les fidèles de Palestine. La plupart des critiques modernes admettent (avec bien des nuances) une hypothèse plus complexe. Le recueil araméen, attribué à sainl Matthieu, n’aurait contenu que des paroles et discours du Seigneur, A6yix Kupm-j. (Juant à notre premier Evangile, ce serait une leuvre grecque, semblable au livre de sainl Luc. Deux sources principales seraient communes au premier et au troisième Evangile : un récit des faits de la vie du Christ, c’est-à-dire l’Evangile de saint Marc ; et un recueil des paroles et discours du Christ, c’est-à-dire les A0-/1K réunis par sainl Matthieu. Si la conjecture est fondée, on peut se demander pourquoi un fragment palestinien, tel que le Tu es Petrus, serait plus naturellement à sa place dans le premier Evangile que dans les autres. On peut également dire, avec Auguste Sabatier, que le Tu es Petrus ne devait pas appartenir aux Ad/ca, source commune du premier et du troisième Evangile, puisqu’il ne figure pas chez saint Luc. (Heligions d’autorité, p. 211, 312)

Mais il est un fait patent que l’on ne saurait négliger, même en admettant l’hypothèse probable des deu.r sources. Tous les témoignages primitifs désignent catégoriquement notre premier Evangile comme l’œuvre spéciale de l’apôtre Matthieu. Cela suppose, au minimum et à titre de chose notoire, que notre texte grec dépendait, plus étroitement que tout autre, du recueil araméen de sainl Matthieu ; que notre texte grec s’était, pour ainsi dire, incorporé les Ao/itt de l’apôtre palestinien. D’ailleurs, les critères internes corroborent indubitablement les témoignages extérieurs. La disposition même de la généalogie du Clirisl, la constante évocation des prophéties d’Israël, les allusions manifestes aux 1353

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coutumes, au langage, aux idées, aux institutions du monde juif, tout, dans notre premier Evangile, porte un caractère spëciliquement Israélite. Que l’on mesure le contraste avec saint Luc : et l’on reconnaîtra que, si notre troisième Evangile a puisé largement (peut-être) dans les Ao/ic/, c’est en les utilisant comme une source documentaire. Mais notre premier Evangile, allant plus loin, s’est vraiment incorporé, assimilé, la relation aramcenne des Aoyi’/ : lui seul demeure autlientiquement l’Evangile d’après saint Matthieu.

Dès lors, on s’explique fort bien la présence, dans le premier Evangile, d’un te.xte aussi chargé d’arainaïsmes que le Ta es Petras. Nous y retrouvons littéralement le récit palestinien. C’est dire que nous atteignons par li un témoignage direct et primitif : celui de l’apôtre Matthieu luimème ; de Matthieu, l’un des " Douze », l’un de ceux qui assistaient personnellement au dialogue de Césarée de Philippe, entre Jésus et Pierre.

Ce témoignage immédiat est corroboré par de nombreux indices convergents. D’abord, le Tu es Pelrus explique un fait bien établi par ailleurs : comment l’apôtre Simon, tils de Jona, rei, ut du Christ le surnom de « Pierre », ou Kéfa. En outre, le Tu es Petrus chez saint Matthieu, le Confirma fratres tuas chez saint Luc, le Pasce oves meas chez saint Jean, se complètent, s’éclairent et se garantissent mutuellement. Et surtout, enlin, le contexte général des Evangiles met en relief la prépondérance habituelle et manifeste de Pierre paimi les o Douze » ; or le Ta es Petrus rend compte de cette situation : Jésus-Christ avait désigné Pierre comme devant être le fondement de l’Eglise et le suprême administrateur du royaume de Dieu ici-bas. Pareille concordance entre des textes et des faits aussi multiples, aussi complexes, est une marque réellement certaine de vérité historique.

Que reste-t-il, maintenant, de la « présomption défavorable » au Tu es Petrus, tirée de l’omission du texte chez saint Marc et chez saint Luc ?

Nous avons constaté que le silence de Marc et de Luc admet une explication raisonnable, toute dilTérente de l’origine rédactionnelle des paroles. Nous avons constaté, d’autre part, que le Tu es Petrus est garanti par le témoignage direct, immédiat, personnellement désintéressé, de l’un des « Douze ", l’apôtre Matthieu. Nous avons constaté que le dire du premier Evangile se trouve conlirraé par tout un ensemble d’indices positivement favorables.

Selon les lois de la critique, la « présomption » contraire doit donc céder devant la preuve. Le Tu es Petrus est solidement attesté comme parole véritable de Jésus-Christ.

Reste à montrer, en peu de mots, la gratuité, l’Invraiserablance, des deux hypothèses qui, d’après les critiques libéraux, expliqueraient la formation rédactionnelle du Tu es Petrus.

M. LoiSY attribue à ce texte une origine ecclésias tique.

Ce [l’est pas l’emploi d’un mol intisîté ailleurs [Eglise] qui ronetilue l’objection la tii forte contre l’authenticité [tiistoricilé] de ces [) : issages (Maiih., xvi, Is ot -xvui, 17), mais l’idée ménie d’une sociiîté terrestre, qui n’est ni la communauté israélile ni le royaume des rieux [sous sou agpect drtfinitif et glorieux], et fpii se substitue, pour ainsi dire, h l’une et k l’autre. Jésus n’a jjimais prêché que le royaume [il s’agit « lu royaume esr/i<itnlo : ^iffue’et l’avènement prochain tlu roj< : ume ; il n’a pas réj^lê for-meliement les conditions d’un établissement terrestre qui i-emplacerait l’économie judarVpie on tant que [>rélr m inaire à l’avènement du royouiue. On n’a pu par-ler d’Et^lise ipie quand l’Eglise a existé ; c’est-à-ilîre après qrie, le judaïsme avairt rejeté la prérlicalion apostolique, lea groupes chrétiens durent se constituer rie plus en plus, et définitivement, en

dehors An l’ori.(ani « ation religieuse d’Israël. H y eut alors des coinrnuriatites, des églises, dont la réunion idéale, on peut dire la raison commune, était l’Eglise… Plein de sit^nifieation si on le remet dans son milieu d’origine [à la lin du i" siècle], le discours que.Matthieu [ce noiu désigne Ih r<Miacteur inconnu de notre Evangile] [)rête au Sauveur n’aurait eu, i » la date indiquée, aucun seirs pour les apôtres [Synoptiques, t. ii, p. 8, ’.►)… Matthieu reunit ensemble et idéalise les souverrirs fie l’Evangile et de l’âge apostolirpio ; il les voit et les inter[)rète à la lumière du présent ; if fait parler Pierre et Jvsus de telle frrçon qu’on entende bien tquftlle est la tradition de Pierre et ce qu’elle vaut. (S ; ploi, liques, t. ii, p. ?>)

Parmi les critiques libéraux qui, avant M. Loisy, ont adopté une solution analogue, il faut particulièrementciter M.HoLTZMANN. (/, e/irfc((c/( der N. T. Théologie, p. 2to-2r5. Krib. Hrisg., iSrj’j. In-8)

L’argument revient à ceci : le Ta es Petrus suppose la notion de l’Eglise, corps social hiérarchique, distinct du judaïsme, et devant procurer, préparer, icibas, le règne éternel de Dieu. Or, pareille notion demeure totalement étrangère à la pensée, à la perspective réelle du Christ. Donc notre texte, loin de pouvoir être une parole véritable de Jésus, projette artiliciellerænt dans l’Evangile les préoccupations doctrinales du rédacteur, rjui étaient celles du catholicisme naissant. Moins de soixante-dix années après la Passion du Sauveur, on s’était habitué à voir une institution ecclésiastiqvie et permanente dans la mission temporaire que Jésus avait conliée à Pierre et aux « Douze », en vue de prêcher, à sa suite, l’iramineuce du dernier jour, de la Parotise glorieuse.

Tout cela suppose que le royaume des deux, dont Jésus annonçait l’installation prochaine, devait être le règne du siècle à venir : royaume purement et exclusivement eschatologique. Seraient donc seuls primitifs, dans l’Evangile, les textes qui s’accordent, ou peuvent s’accorder, avec cette croyance à la fin du monde imminente. Résulteraient, au contraire, d’une élaboration ultérieure et d’un travail rédactionnel, tous les textes qui prévoient l’essor de l’oeuvre messianique en ce mr)nde ; particulièrement ceux qui regardent l’Eglise : tel le Tu es Petrus.

Mais tout autre sera la condition du Tu es Petrus et des textes analogues, s’il est démontré que, malgré divers arguments spécieux et délicats, cette thèse paradoxale de M. Loisy contredit aui vraies données de la science historique sur les Evangiles ; et, mieux encore, s’il est démontré que le royaume des cieux, dont Jésus annonçait la prochaine installation, n’était pas purement et exclusivement eschatologique, mais comportait, avant sa consommation linale et glorieuse, une première durée dans les conditions mêmes de la vie présente. Alors le Tu es Petrus, non seulement ne paraîtra pas incompatible avec la doctrine réelle du Chris’, mais concordera naturelleet positivement avec cette doctrine. Le royaume devant comporter ici-bas l’existence d’une société essentiellement visible, quoi de plus normal que de pourvoir à son gouvernement et à son organisation ? (Cf. Batiffol, l’Es-lise naissante, p. g’i-iooet 109-1 |3.

— Lupin, Les Théories de.M. l.oi>y, p. aSi-Soo et 358-366. Paris, 1908. In-16. — "VACANOAnn, /.’Institution formelle de l’Ef(lise par te Christ’lietue du clergé français, 1909, t. LVU, p. 20-3’ ; ].)

Traiter ici, en détail, la vaste question du royaume de Dieu dans l’I^vangilc, serait évidemment sortir du cadre de cette modeste étude. Rappelons, toutefois, <ue le R. P. Lagrangiî a établi inagistralement le double principe d’une réponse péremptoire à M. Loisy : 1" la pensée juive, contemporaine dejésus, était loin de confonrlre le messianisme et l’eschatologie ; l’avènement du Messie d’IsraiM en ce monde, et la rétribution définitive des justes et des pécheurs dans le 1355

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135(

mondekvenir {^fessianisme chezlesJuifs, p. 134-135, 158-a35) ; 3° /a fenwe du Fils de l’Homme sur tes nuées du ciel n’est pas une préiliclion spéciale du jugement ilernier, mais le symbole du règnedeDieu, en tant que royaume de sainteté, venu d’en haut, et bien dilïérentdesempires monstrueux qui surgissent de la terre [Les Prupliélies messianiques de Daniel {Revue bihlir/ue, igoî, p. ^glt-bio). Cf. L’Aiènemeut du Fils de l’homme (lietnie bihliqae, 1906, p. 382-411 et 561-5715)- Voir, en outre, Revue liililique, iyo8, p. aSi, 283]. Donc, lorsque Jésus-Christ déclare imminente l’installation du règne messitinique, ou encore ta venue du Fils de l’homme, on ne peut j conclure que, par le fait même, il déclare imminent le règne eschatologiiiue avec le jugement deruier. Au contraire, cette proximité du règne messianique, ou de la venue du Fils de t’Iiontme, s’harmonise parfaitement avec les textes formels de l’Evangile qui attribuent au royaume une première durée dans les conditions mêmes de la vie présente.

Sans doute, l’humilité de cet avènement messianique en la personne de Jésus déconcerta les espérances d’Israël. c( Les Juifs réclamaient des prodiges », Judæi signa pelunt (I Cor., i, 22). On attendait, pour la première installation du royaume, un coup vainqueur de la droite du Très-Haut, une manifestation glorieuse, la Parousie du Seigneur. Et ce que Jésus venait opérer, c'était la conquête du monde par le sacrifice de la croix. La Parousie n’aurait lieu qu'à l'époque inconnue oi’i le jugement eschatologique inaugurerait le monde à venir. Les disciples du Christ ne purent imaginer que la Parousie dut se faire attendre bien longtemps. Avec leurs compatriotes juifs, ils continuèrent d’espérer, comme toute prochaine, la manifestation glorieusedu roi messianique : toutefois, pour eux, la /"aroMs/e devait être la consommation llnale du royaume, et non plus son premier établissement. La génération apostolique vécut dans une attente anxieuse du triomphal retour de Jésus : mais cette illusion, héritée du judaïsme, fut trompée. Aujourd’hui encore, non moins qu’au temps des apôtres, ce que Jésus a déclaré devoir être inconnu demeure totalement inconnu. Mais, d’autre part, ce que le Christ avait déclaré imminent s’est accompli sans retard. La génération contemporaine du Sauveur a pu constater le châtiment d’Israël et l’apostolat des gentils ; elle a pu voir le règne messianique, le royaume des saints, bravant tous les obstacles, se répandre par le monde, grâce à la vertu d’en haut. C'était bien la vérilication du symbole prophétique ; l'établissement du cinquième empire de Daniel, qui ne devait pas être semblable, comme les quatre autres, à un monstrueux animal surgissant de la terre, mais qui devait avoir pour initiateur un Fils de l’homme descendant des deux (Dan., VII, 3-12 et 17, 18).

Dès lors, le Tu es Petrus et les textes parallèles rentrent sans elforl dans la perspective du Christ et dans la conception évangéliquedu royaume de Dieu. En outre, aupointde vue spécial du Tu es Petrus, la critique interne permet de relever, dans l’hypothèse rédactionnelle de M. Loisy, une invraisemblance grave.

Comme nous l’avons déjà constaté, la réponse de Jésus à Pierre est saturée de formules juives. Certaines paroles sonlempruntées à l’Ancien Testament : les clefs du royaume, les portes de l’enfer. D’autres sont empruntées au rabbinisme : le pouvoir de lier et rfé/i’er. D’autres sont empruntées au langage palestinien : comme Bar Jona, pour signifier « fils de Jona », ou la chair et le sang, pour désigner « la nature humaine ». Enfin, la déclaration capitale, Ta es Petrus, consiste en un jeu de mots araméen

sur le nom de Pieire, h'éfa, jeu de mots qui ne S( retrouve qu'à demi en grec. Bref, la couleur juive di 1 morceau tout entier est manifeste, et nous y avon ; i trouvé une explication probable et plausible du si j lence de Marc et de Luc, c’est-à-ilire de deux évan-l] gélistes qui s’adressaient directement à des lecteurs 1 gréco-romains, et ne prétendaient pas reproduire ur écrit antérieur.

Mais, dans l’hypothèse de l’origine ecclésiastique le Tu es Petrus se serait peu à peu élaboré vers 1 ; lin du premier siècle, alors que le christianisme fai sait la conquête de la gentilité ; alors que l’Eglist presque entière parlait grec ; alors que les chrétien ; (non schismatiques) de langue araméenne n'étaieni plus qu’une minorité intime et sans infiuence. Comment donc, à une telle date, en de telles circonstances, la formule où s’exprimait la nouvetU tendance hiérarchique de l’Eglise, la formule du catholicisme naissant, aurait-elle porté ce cachel primitif, cette saveur galiléenne, cet aspect malaist à comprendre pour des hommes venus du paganisme et de l’hellénisme ?

On ne [leut sérieusement parler ici de fiction habile, d’archaïsme artificiel. Rien n’est plus étranger aux mœurs littéraires des évangélistes. Souvent, au contraire, ils traduisent une formule araméenne de Jésus par quelque locution équivalente, plus accessible au lecteur de langue grecque. Mais ils ne songent pas à costumer en style palestinien telle ou telle parole, pour la rendre plus vraisemblable dans la bouche de Jésus. Les critiques incroyants qui ont déployé l’ingéniosité la plus tenace, la plus raflinée, à surprendre, dans les moindres textes, un artifice rédactionnel, par exemple M. Firmin Nicolabdot (Procédés de rédaction des trois premiers évangélistes, p. /17-54. 112-114, 123-129, 211-214, 297-312), n’ont jamais, croyons-nous, attribué aux évangélistes pareil souci de la couleur locale.

Donc la prétendue origine ecclésiastique du Tu es Petrus n’est pas seulement contredite par les arguments qui ruinent le système de M. Loisy, sur le rapport de l’Eglise à l’Evangile, maiselle est rendue, en outre, spécialement invraisemblable par le critère interne appliqué au texte lui-même. L’archaïsme arainéen du Tu es Petrus est une marque non équivoque d’origine primitive et araméenne.

Toutefois, ne pourrait-on pas accorder l’origine araméenne, sans reconnaître l’origine primitive ? Certains critiques libéraux, tels Jean Réville, Auguste Sabalier, M. Guignebert, voient, dans le Tu es Petrus, « une tradition judéo-chrétienne » (Révillb, Origines de l'épiscopal, p. 32, 35, 36, 39), une inspiration des cercles juduisanls ou éhionites » (Sab.v-TiEB, Religions d’autorité, x>. 212). Le but de cette légende aurait été de grandir Pierre, l’apôtre de la circoncision, au détriment de Paul, l’apôtre des gentils et l’adversaire du légalisme juif. Quant à l’adoption du texte par le rédacteur de notre premier Evangile, c’est chose facilement explicable, observe M. Guignebert : « Le premier Evangile est, en elTel, le plus/ », 7e’o-c/ir^/i>n des trois synoptiques. » (Manuel, p. 228, 229)

Semblable explication rend assurément compte de la couleur juive et palestinienne qu’a le passage entier de saint Matthieu. Mais, d’autre part, elle contredit à la tendance caractéristique, aux doctrines parfaitement certaines de notre premier évangile.

Que ce livre soit un livre/ » //", ce n’est pas nous qui en disconviendrons, puisque nous le reconnaissons pour être, à un titre spécial et authentique, l’Evangile selon saint Matthieu. Mais « juif » n’est pas la même chose que « judaïsant ». Nul, à coup siir, ne fut lao’ms judaisant que saint Paul : et cependant 1357

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l’apôtre des gentils était lui-même rabbin juif, « pharisien et lils de pliarisien » (Act., xxiii, G). Pareillement, le premier Evangile, malgré son origine juive, est tout le contraire d’un évangile judaisant ou judou-chrélien.

La thèse manifeste du premier Évangile peut se résumer en ces termes : « Jésus est le Christ qu’avaient annoncé les prophètes d’Israël, et que, néanmoins, Israël a criminellement rejeté. Voilà pourquoi, désormais, la synagogue est maudite : le royaume de Dieu est transféré du peuple juif à la foule des gentils. » Mainte parole du Sauveur, chez saint Matthieu, annonce la diffusion de l’Evangile à travers le monde entier, et prépare la déclaration finale : i Enseii^nez toutes les nations. » (.l/a(//(., xxviii, 19) La critique contemporaine a mis en spécial relief ce caractère universaliste et antijudaisant du premier Evangile.

Contentons-nous de relever deux traits bien significatifs. La. parabole des vignerons homicides est commune aux trois synoptiques (.1/arc., xii, i-ia ; Matth., XXI, 33 4& ; I-iic, xx, 9-19), et signifie, chez tous trois, la réprobation d’Israël et la vocation des gentils. Mais c’est chez Matthieu, et chez lui seul, que la redoutable conclusion est péremptoirement signifiée au peuple juif : <c C’est pourquoi je vous dis que le royaume de Dieu vous sera ôté, qu’il sera donné à un peuple qui en produira les fruits. » (Matth, , XXI, 43) Quant à lu parabole des invités au festin, elle est racontée, avec quelques variantes, par saint Matthieu et saint Luc. (Matth., xxii, 2-10 ; Luc., XIV, 16-a4) Dans l’une et l’autre relation, l’enseignement est identique à celui de la parabole des vignerons homicides. Mais, là encore, c’est chez Matthieu, le narrateur juif, et non pas chez Luc, le narrateur grec, que les allusions prophétiques aux crimes du peuple juif et à la chute de Jérusalem, sont le plus clairement et le plus fortement accentuées. Chez Luc, en elTet, les invités se contentent de trouver des prétextes pour ne pas venir au festin : le châtiment sera que d’autres prendront leur place. Chez Matthieu, plusieurs invités s’emparent des serviteurs royaux, les outragent et les mettent à mort : justement irrité, le roi expédie une armée, fait périr les coupables, et détruit même leur ville. (Matth., XXII, 6, 7) Certes, le rédacteur ne cherchait pas à estomper les allusions ni à émousser les traits pénihlespour Israël et le judaïsme. Vraiment, saint Matthieu est l’évangéliste juif de la réprobation d’Israël.

Il n’est donc pas permis de représenter le premier évangile comme « le plus judéo-chrétien des trois » synoptiques. Il n’est pas permis de prétendre que le rédacteur de cet évangile ait accueilli le Tu es Petrus pour complaire aux « cercles judaisants ou éhiunltes », et pour faire indirectement échec à saint Paul, apôtre des gentils et de l’universalisrae. Pareille hypothèse n’est pas seulement gratuite : elle est positivement fausse ; cur elle est en évidente contradiction avec mainte donnée certaine de l’histoire évangélique.

Par là, se trouve écartée l’origine cbionile et judaisanle du Tu es Petrus ; de même qu’a été précédemment écartée son origine ecclésiastique. Nous savons, en outre, que ni le contexte médiat ou immédiat de saint Matthieu, ni le silence de saint Marc et de saint Luc, ne s’opposent réellement à l’historicité de tout le passage comme vraie parole du Christ.

Mais cette longue argumentation défensive était-elle bien nécessaire ? Le fait capital ne dominc-t-il pas de bien haut la broussailledes objections ?

Xous possédons, en faveur du Tu es Petrus, le té moignage immédiat et désintéressé de l’un des douze apôtres : témoignage spécialement corroboré par l’archaisnie araniéen des paroles, et par l’ensemble des informations évangéliques sur la personne et le rôle de saint Pierre.

Donc, pour nous comme pour l’antiquilé chrétienne, le Tu es Petrus est une parole véritable de Jésus-Christ ; le Tues Petrus est a historique », et non pas n rédactionnel ».

3 » Quelle est la signification littérale des paroles, dans le Tu es Petrus ?

Tu es Pierre, et sur cette pierre je bàtirni mon Eglise ; et les portes de l’enter ne prévaudront pas contre elle. Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Et tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux. et tout ce que tu auras délie sur la terre sera délié dans les cieux.

Citons M. LoisY, avec lequel nous allons maintenant nous trouver en parfait accord :

Il n’est vraiment pas nécessaire de prouver que les paroles de Jésus s’adressent à Simon, fils de Jonn, qui doit être et qui a été la pierre fondamentale de l’Eglise ; et qu’elles ne concernent pas exclusivement la foi de Simon ou bien tou3 ceux qui pourraient avoir la même foi que lui ; bien moins encore la pierre peut-elle élre ici le Christ lui-même. De telles interprétations ont pu être proposées por les anciens commentateurs, en vue de l’application morale, et relevées par l’exégèse protestante dans un intérêt polémique ; mais, si l’on veut en faire le sens historique de l’Rvangile, ce ne sont plus que des distinctions subtiles et qui font violence au texte. (Synoptique. " : , t. ii, p. 7, 8)

De Luther à Febronius, protestants et richériens ont prétendu, sans perdre leur sérieux, que, d’après le Tu es Petrus, le « fondement » de l’Eglise ne serait pas l’apôtre Pierre ; et que les « clefs du royaume » n’auraient été spécialement promises à l’apôtre Pierre. (TunMBL, Histoire de la théologie positive, p. iS ?.189. Paris, 1906. In-8) Mais le <i fondement » de l’Eglise chrétienne serait Jésus-Christ lui-même ; ou bien la foi de Pierre en la divinité du Sauveur ; ou bien encore le collège apostolique, représenté par Pierre. Quant aux « clefs du royaume », elles auraient été pTonùsesk l’Eglise universelle en la personne de Pierre. Tout cela était appuyé sur différents textes patristiques, contemporains de l’arianisme ou antérieurs au concile d’Ephèse. Mais l’exégèse protestante et richcrienne se trouvait néanmoins seule responsable de l’invraisemblable et de la bizarrerie de ces interprétations. En effet, selon la juste remarque de M. Loisy (Synoptiques, t. II, p. 7, note 7), les fragments patristiques mis en cause étaient des applications morales du Tu es Petrus, ou encore des accommodations un peu lointaines, qui. généralement, ne comportaient aucune exclusion du sens naturel et obvie de notre texte.

Au point de vue de l’interprétation littérale des paroles, alTîrmer que le Tti es Petrus ne regarde pas saint Pierre lui-même, en tant que distinct du reste des apôtres, vraiment c’est défier l’évidence. Comment aurait-on pu désigner plus catégoriquement la propre personne de Pierre ? Nulle imprécision dans les formules : « Tu es bienheureux, Simon fils de Jona, car [ce que tu viens de dire] ce n’est pas la chair ou le sang qui le l’a révélé… Et moi je te dis que tu es Pierre… Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux…Et tout ce que tu auras délié… » D’autre part, distinguerentre l’homme appelé Petros, et l’homme ou la chose que l’on appellerait petra, serait oublier que Jésus, parlant aramcen, n’a pu formuler semblable distinction, mais a rt pété deux fois le même terme, exactement le même : « Tu es 1359

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Rocher (Kéfa) et sur ce Rocher (Kéfa), je bàlirai mon Eglise. »

A vrai dire, la posilion des vieux protestants et des ricliériens est, aujourd’hui, abandonnée par le très grand nombre des critiques. Presque tous la qualilieraient aisément, avec M Henri Monmbr,

« d’interprétation par trop alamhiquée et tendancicise

» (Notiijn de Vapostolat, p. 133). Bien rares deviennent les protestants orthodoxes qui plaident encore la distinction entre Petros et petr<i, tels M. WiLLOUGHBY C. Allen (A criticiil and exegetical Commentary on the Gospel accorditig tn S, Matthew, p. 176-180. Edinburgh, 1907. ln-8) et M. J. H. Habt (Cephas and Christ [Journal of theolnoical studies, 1907, t. IX, p. 35]).

Parmi les hypothèses possibles pour expliquer petra, M. Hart propose même une solution curieuse. Au moment de la confession de Pierre, les apôtres sont censés découvrir dans le lointain la montagne où, six jours plus tard, aura lieu la transfiguration. Jésus dit à Simon, fils de Jona : « Tu es Pierre ; et sur ce rocher que tu vois là-haut, je bâtirai mon Eglise ; puisque la manifestation de ma gloire devant des témoins choisis va inaugurer la construction de la Jérusalem immatérielle etcéleste. » Pareille hypothèse était, à coup siir, inédite. Le liistingué scholar aura, sans doute, voulu plaisanter. N’insistons pas.

Très généralement, les protestants, même les [dus conservateurs, comme M. Zahn (Dus Evangelium des Matthæus, p. 536-547. Leipzig, igoS. In-8), reviennent à une exégèse rationnelle de notre texte. Non pas, certes (on le verra plus loin), qu’ils soient d’accord avec nous sur la » valeur démonstrative » du /"h PS />ei/ «  «. Us contestent le caractère hiérarchique et la durée perpétuelle de la prérogative de Pierre. Mais, dn moins, ils ne cherchent plus à distinguer Petrosde pctra ; ils avouent que, d’après ce même texte, l’apôtre Pierre, et lui seul, est le « fondement de l’Eglise ; l’apôtre Pierre, et lui seul, reçoit la promesse du i pouvoir des clefs ».

« Nous nous plaçons encore ici », écrivait déjà

P.-F. Jalaguibh, « sur le terrain qui leur est le plus favorahle [aux catholiques], parce quil est à nos yeux le seul vrai : etnous admettons que ce passage renferme une promesse spéciale, faite à saint Pierre. » (De l’Eglise, p. 219. Paris, 1899. ln-8)

Le sens littéral des paroles est donc relativement facile à reconnaître et à déterminer.

En premier lieu, Simon-Pierre doit être le fondement de l’Eglise chrétienne : Tu es Pierre, et sur cette pierreje bâtirai mon Eglise.

L’imsga d’un édifice moral bâti sur le roc, c’est-à-dire sur un fondement indestructible, appartient, sous diverses formes, à l’Ancien Testament [Psalni., Gxviii (Vulg., cxvii), 2a ; Isaïe, xxviii, 16 ; li, 1, 2], et se retrouve dans la langue évangélique. Citons, au moins, la clausule fameuse du Sermon sur la montagne :

Quiconque entend ces miennes paroles et les met eu pratique, je l’assimilerai à i homme prudent qui bâtit sa maison sur le roc [îni rr.v r.irpv.v). La pluie tomba, les euux quittèrent leur lit, le* Tents souftîèrent et firent ru^ife contre cette maison ; et la maison ne succomba point : car « lie était fondée sur le roc (t^ri Tr, v Trsroay).

Et quiconque entend ces miennes paroles et ne les met pas en pratique, je l’assimilerai à l’iiomme insensé qui bvlit sa maison sur le sable (iT : i TrrJ v^/iov). La pluie tomba, l’^s eaux quittèrent leur lit, les vents soufflèrent et firent rage contre cette m « ison ; et lamaisou s’écroula ; et gland fut le dcsastie. (Malth., tu, 24-’27.Cf.Z.i/<r., ti, 48-491

L’édifice moral qui sera bâti sur l’apôtre Pierre, comme sur une assise de rocher, n’est autre que la

communauté visible des disciples de Jésus : l’Eglise chrétienne. Le terme employé réellement par le Christ fut l’un des mots araméens signifiant réunion, assemblée, association. Le terme correspondant, adopté pnr la traduction grecque, est le mot’EiwJr.fjiv., qui désigne habiluellerænt, chez les Septante, la communauté religieuse d’Israël (en hébreu : kahal). Donc, nulle équivoque ; dans le Tu es Petrus, la formule

« mon Eglise » équivaut à celle-ci : ti la réunion

de mes fidèles ».

Mgr Batiffol énumère plusieurs textes évangéliques où Jésus-Christ lui même se présente ainsi comme le chef et le maître des adorateurs du vrai Dieu, qui constituent véritablement ses propres disciples et son propre troupeau : mon Eglise. (Maith., XI, 27-80 ; xviii, 20 ; XXIII, 37. Cf. Mattli., xiii, 4’et XVI, 28, etc.) Fort judicieuse paraîtra la conclusion du docte prélat :

Jésus est celui qui appelle, qui rassemble, qui veut qu’on vienne à lui, qu’on soit avec lui, qui impose un joug pareil à celui de la Loi, mais doux et léger comme celui de la Loi n’est pas. Il est tout autant celui qui peut détiuire le Temple de Dieu et le réédifier trois jours après. Ne sont-ce pas là autant de similitudes de l’expreviion ; Je bâtirai mon Eglise ? (Eglise naissante, p. 105)

C’est bien la formule authentique de Jésus-Christ. Plus tard, à l’époque de la rédaction de notre premier Evangile, les apôtres et leurs contemporains ne parleront guère de l’Eglise du Christ (liom., xvi, 16. " Toutes les Eglises du Christ. »), mais diront constamment : l’Eglise de Dieu. (E. g. 1 Cor., i, 2 ; Il Cor., I, 1 ; Gal., I, 13 ; I Tim., iii, 15)

De même, l’analogie entre l’Eglise et un édifice recevra, chez saint Pierre (1 Petr., 11, 4. 5), chez saint Paul (I Cor., iii, 10-17 ; Efhes., 11, 19-22), chez saint Jean (Apoc, xii, ii-14), les applications les plus variées : dans ce temple spirituel, la pierre angulaire sera le Christ en personne ; le fondement sera la hiérarchie apostolique ; les pierres vivantes seront tous les fidèles de l’Eglise chrétienne.

La métaphore de l’Evangile demeure plus simple et plus archaïque : sur l’apôtre Pierre, comme sur un roc, Jésus bâtira son Eglise.

Le Sauveur continue : et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

Cette parole alTlrme la pérennité de l’Eglise. La formule employée admet deux explications plausibles et, du reste, parfaitement équivalentes. Les portes de l’enfer peuvent désigner : ou bien la mort, ou bien le démon.

Si les portes de l’enfer dési^rnent la mort, le texte, revient à ceci : jamais les portes de l’enfer (du sc/ieo/, del’hadès)ne se refermeront sur l’Eglise comme elles se referment sur les morts (cf. Jub, x, 20-22 ; Jonas, II, 7) ; car l’Eglise du Christ ne périra jamais.

Si les portes de l enfer désignent le démon, la métaphore signifie que jamais la puissance du mal ne triomphera de l’Eglise, ne renversera l’Eglise ; car l’Eglise est indestructible. Dans l’Ecriture sainte, les portes des villes apparaissent comme le siège olficiel des princes et des tribunaux [Ruth., iv, 11 ; II Sam., XIX, 8 ; Psalm., lxix (Vulg. lxviii), 13 et cxxvii (Vu’g. cxxvi), 5 ; Prov., xxxi, 23] ; d’où l’usage d’attribuer le nom de portes de lu cité à la cité même [Gen., xxii, 17 ; Jud., , 8 ; Psalm., lxxxvii (Vulg., Lxxxvi), 2], ou au gouvernement qui la régit. Tel est, d’ailleurs, le sens du titre que nous-mêmes donnons encore à l’Empire turc : la Sublime Porte. Notre texte, parlant des portes de l’enfer, désignerait donc le démon, princedelacité infernale, ennemi juré de l’Eglise du Christ (CoRi.VY, Spicilegium dogmutico-bihlicum, t. I, p. 44-45. Gand, 1884. In-8) ; et 1361

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Jésus annoncerait la victoire de son Eglise sur le démon et l’enfer.

D’ailleurs, que la métaphore doive se traduire par : u jamais les portes de la morl ne se refermeront sur l'Église » ; ou bien par : i< jamais la puissance Jiiiboliqiie ne déirnira. l’Eglise », la signilication du passage reste indubitaljle. L’Eglise du Christ ne périra [las, l’Eglise du t : hrist ne sera pas vaincue ; l’Eglise du Christ durera aussi longtemps que le monde, c’est-à-dire jusqu'à la l’arousie glorieuse. Elle est construite sur le roc, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

Vient ensuite une autre formule remarquable : et je le donnerai les clefs du royaume des cieu.r.

En pareil contexte, le pouvoir des clefs signilie l’autorité de l’intendant ou du majordome. Chez Isaïe, par exemple. Dieu marque la résolution d’arracher à Sobna et de transmettre à EUacim la première charge du royaume, la préfecture du palais. Or le don d’une clef servira d’emblème à l’investiture d’Eliacim :

Je melti’aî sur son épaule la clef de la maison de David ; Rt, s’il ouvre, nul ne fermera Et, s’il ferme, nul n’oviviira.

(haie, xiil, 22. Cf. GoitD.v.MiN, Le Livre d’Iaaie. Traduction criti’iue, p. 152. Pui-is, l'.iOô. ln-8.|

II' Apocalypse reprendra cette métaphore biblique en l’appliquant au Christ lui-même. (Jpoc, iii, 7)

L’intendant ou le majordome peut admettre dans le palais, et il peut en exclure. Il surveille, il administre toutes choses, au nom du maître, et plus encore, durant l’absence du maître. C’est lui qui détient les clefs de la maison.

Dans l’Eglise chrétienne, qui constituera ici-bas le royaume de Dieu, sous son aspect extérieur et social, qui procurera le royaume de Dieu, sous son aspect intérieur et moral ; qui préparera le royaume de Dieu, sous son aspect eschatologique et glorieux, l’apôtre Pierre sera l’intendant ou le majordome, au nom du Christ et jusqu'à son retour. Ce sera donc Pierre qui possédera les clefs du royaume des deux.

Et, s’il ouvre, nul ne fermera ; Et, s’il ferme, nul n’ouvrira.

Les dernières paroles complètent bien la signification du passage :

Et tout ceque tu auras lié sur la terresera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. »

Pierre obtient donc, non seulement, le pouvoir, de lier et délier, mais encore de le faire par sentence efficace.

D’abord, le pouvoir de lier et délier.

« Lier et délier signifient, en langage rabbinique, 

défendre et permettre, et se disent des décisions formulées par les docteurs dans l’interprétation de la Loi. Ainsi l'école de Hillel déliait beaucoup de choses que celle de Schammaï liait. > (LoisY, Synoptiques t. II, p. H) ri.

C’est en ce sens que nous disons aujourd’hui que tel casuisteou jurisconsulle^erme/ une chose, et que tel autre la défend. La formule revient à dire que le premier docteur estime la chose licite, et que le second docteur la croit illicite. Mais le casuiste ou le jurisconsulte ne saurait imposer [lar là-même aucun précepte, ni concéder aucune dispense delà loi.

Tout autre est le sens dans lequel un supérieur et un chef, un législateur et un iuf ; e, permettent ou défendent. Une chose est prescrite, parce qïi’ils la prescrivent, prohibée, i)arce qu’ils la prohibent ; autorisée, par qu’ils l’autorisent. La sentence est efficace ; elle orée une obligation, ou accorde une faculté.

Or, le pouvoir que le Sauveur promet ô Pierre, c’est le pouvoir de lier et délier, Ae défendre et permettre, par sentence efficace. (Ici, l’exégèse de M. Zahn paraît esquiver la signilication littérale et manifeste des paroles du Sauveur. Das Byaneetium des Matthæus, p, 5/13-546)

Tout ce que Pierre aura lié ou délié sur terre sera lié ou délié dans le ciel. En d’autres termes. Dieu ratifiera et confirmera les senlenccs de l’apôtre. Quand Pierre imposera une obligation, l’obligation existera donc par le fait même, et quand Pierre accordera une faculté, la faculté existera également par le fait même. Bref, la décision de Pierre sera beaucouj) plus que la sentence purement déclaratoire du rabbin, du casuiste, du jurisconsulte.

Ce sera une décision vraiment autoritaire et juridique, une sentence génératrice de droit et de devoir. Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans lescieiix. Tout ce que lu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux.

A vrai dire, tout le collège apostolique recevra de Jésus le même pouvoir de lier et délier par sentence efficace. (Matth., xviii, 18) Mais, — M. Loisy l’observe avec grande justesse, — > il serait également arbitraire de soutenir, en partant de ces textes, que Matthieu ne connaît pas dans l’Eglise d’autre autorité que celle de Pierre, ou de prétendre, malgré ces textes, qu’il n’attribue à Pierre aucune autorité qui n’appartienne au même titre à tous les autres apôtres >j. (Synoptiques, t. ii, p. 12) Tous les autres apôtres, en effet, ont la puissance de lier et de délier, mais Pierre possède cette puissance avec une prérogative supérieure q-ii est propre à lui seul.

On ne peut raisunnablement en diseonvenir, après avoir étudié de près la signification littérale des paroles dans le Tu es Petrus.

! i° Quelle est la valeur démonstrative du texte Tu

es Petrus ?

C’est ici que nous rencontrons pour adversaires les protestants orthodoxes Ils tiennent, en effet, que le Tu es Petrus est un texte authentique, historique et divinement inspiré. Ils accordent aujourd hui que le même passage garantit à l’apôtre Pierre un rôle privilégié, une prérogative de choix. Mais ils prétendent que cette prérogative n'était pas une autorité gouvernante ; moins encore une autorité transmissible par voie <ie succession perpétuelle. Notre texte promettait simplement à Pierre une part prépondérante dans la prédication initiale du christianisme.

Le Tu es Petrus, d’après M. Jules Bovon, « est une promesse positive faite à Pierre, le premier des croyants, et qui reçoit comme tel un privilège : celui de s’emi)loyer, avant tout autre, à l'établissement de l’Eglise ». Et le même auteur se réfère aux premiers chapitres du livre des Actes ('Théologie du Nouveau Testament, t. I, p 46.'i. Lausanne, 1902. ln-8).

l'.-F. Jalaguier précisait encore davantage :

Il Le sens de cette déclaration prophétique et symbolique, comme de toutes les déclarations semblables, doit se chercher surtout dans l'événement qui l’a réalisée. Or, cet événement, nous l’avons à l’entrée de l’histoire apostolique, où nous trouvons, par conséquent, l’explication la plus naturelle et la plus positive qui se puisse désirer de la parole du Seigneur. Saint Pierre fut choisi de Dieu pour ouvrir l'Église aux deux peuples parmi lesquels elle devait se former, aux Juifs (prédication du jour de la Pentecôte), et aux Gentils (vision de Joppé, baptême du centurion Corneille). Ainsi s’accomplit la promesse qu’il en serait le fondement et qu’il enauraitles clefs. i(De l’Eglise, p. aig.Cf. p. aai)

Tout autre est le point de vue des critiques libé1363

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raux. La plupart d’entre eux voient, dans le Tu ps Pelrus, l’allirmation pcreniptoire d’une vraie suprématie hiérarchique reconnue à l’apôtre Pierre. C’est même le motif principal et avoué pour lequel beaucoup rejettent, soit l’authenticité, soit au moins l’historicité de notre texte. Nul n’est plus catégorique, à cet égard, que M. Julius Grill, en.Allemagne (Der Primat des Peints, p. 9-17. Tuliingue, 190^. In-8), et que M. Alfred LoisY, en France (.Sj no^/iVy » e.s, t. II, p. 9-15), dont l’exégèse concorde presqueenticremenl avec celle des docteurs catholiques. D’autres critiques libéraux, sans aller aussi loin, admettent, en grande partie, la même interprétation. Tels, parmi nos compatriotes, M. Henri ÂJonnieretM. Charles Guignebert.

La tignîBciition do ce passade paraît claire, dit M.MonNIKR. C’est la personne de Pierre qui doit servir de fondement à l’Eglise ; et cette Eglise, étant fondée sur le roc, ne succombera point dans sa lutto contre la puissance des ténèbres. Pierre, fondateur de l’Eglise ouvre et ferme le royaume des cieux.

… Pierre a|.)paraît, à la lumière de ce passage, comme le foudeineiit et le chef de l’Eglise, celui qui admet et qui e-Tclnt. [Xotion de l’apostolat, p. 133 et 13J)

Le Tu es PeOHi, demande à son tour M.GuicNFBEnT, correspond-il à « l’alTirmalion catholique)), en ce qui regarde « l’Eglise et la primauté de Pierre » '?

Si le texte est authentique, aucun doute n’est permis. On peut, à la rigueur, soutenir que, par Eglise, il faut entendre l’ensemble des lidèles, et non encore l’organisation ecclésiastique ; mais la vocation de Pierre qui, en ce cas, est certaine, rend cette interprétation difficile ; et il faut reconnaître que Jésus a, au moins, prévu la constitution de l’Eglise, au sens catholiquedu terme, puisqu’il lui donne un chef : n’estce pasle commencementd’iineorganisatlon ?(.U « /(He/, p. 226, 227)

Les protestants orthodoxes ont raison de dire que le rôle prépondérant de l’apôtre Pierre, dans l'établissement del’Eglise, dans la prédication initiale du christianisme, constitue déjà une application, une vérification du Tu es Petrus. Ils ont raison de dire que Pierre lit usage du pouvoir des c/e/i, en ouvrant les portes de l’Eglise : d’abord aux Juifs, parle message de la Pentecôte ; puis aux gentils, par le baptême du centurion Corneille, après la vision miraculeuse de Joppé. Mais les mêmes protestants orthodoxes restreignent arbitrairement la valeur de notre texte, lorsqu’ils prétendent que c’est là toute la vérification de la promesse faite à Pierre, et que la prérogative de Pierre ne comporte rien davantage : en d’autres termes, lorsqu’ils nient que le Tu es Petrus garantisse à Pierre une autorité gouvernante, et que le rôle de Pierre soit celui d’un véritable chef suprême dans l’Eglise du Christ.

Sans doute, la métaphore de la pierre fondamentale pourrait signifier autre chose que l’autorité gouvernante : elle pourrait s’entendre d’une action privilégiée dans le premier établissement du christianisme ou de l’Eglise. Mais nous ne sommes pas en présence d’une métaphore isolée. Tout le contexte détermine et accentue la portée de chaque parole ; il explique la nature des prérogatives de Pierre. Aussitôt après l’image du « fondement s vient celle des clefs du royaume. Or, le « pouvoir des clefs » ne consiste pas uniquement à ouvrir les portes de l’Eglise en deux circonstances particulières. C’est une locution biblique et orientale, qui symbolise la charge d’intendant ou de majordome. En vertu de ce « pouvoir des clefs », Pierre devra donc régir et administrer, comme un fidèle économe, le royaume de Dieu ici-bas ; le régir et l’administrer au nom

même de Jésus- Christ, et jusqu'à son glorieux retour. Bref, il s’agit d’une fonction stable et d’une autorité gouvernante. Pour mieux corroborer cette interprétation, vient une dernière métaphore, bien expressive : le pouvoir de lier et délier par sentence efficace. Pareille formule signifie manifestement le droit d’imposer wne obligation ou d’accorder une faculté ; en un mot, c’est la « juridiction ». Donc la promesse formulée par le Tu es Petrus garantit au seul apôtre Pierre, en un degré supérieur, — comme au prince des apôtres, — la « juridiction « ecclésiastique, dont, plus tard, le collège des « Douze » recevra tout entier la promesse et l’investiture.

Fondement de l’Eglise du royaume des cieu.r, pouvoir des clefs, pouvoir de lier et délier par sentence efficace : les trois métaphores se complètent et s'éclairent mutuellement. Nulle équivoque n’est possible. La prérogative de Pierre consiste bien dans une autorité gouvernante, et dans le rôle de chef suprême. Par voie dogmatique, nous apprendrons la mesure exacte des pouvoirs du chef dt l'Église et le sens total du Tu es Petrus.Par Ve-aégèse purement rationnelle de ce texte, nous arrivons à la notion « générique » de cliefsuprême : notion qui peut s’appliquer à des prérogatives très inégales. Ainsi, dans l’ordre politique, le nom de roi désigne également un souverain absolu et un souverain constitutionnel. Présentement, donc, nous constatons que la simple étude critique du Ta es Peints fait discerner en saint Pierre le chef (nécessaire et perpétuel) de l’Eglise : quoi qu’il en soit des attributions plus ou moins larges de ce chef suprême.

Du texte Tu es Petrus, il résulte que le privilège hiérarchique de l’apôtre Pierre sera, dans l’Eglise, un principat nécessaire et un principal transmissible par voie de succession perpétuelle. Ce double caractère doit sembler hors de doute à quiconque admet que la métaphore de la « pierre fondamentale », expliquée par tout le contexte, désigne véritablement une autorité gouvernante et le pouvoir du chef.

A'écessaire est, en elfet, l’autorité du prince des apôtres, pour que l’Eglise demeure constituée d’une manière conforme aux intentions de Jésus-Christ. La société des lidèles s'écarterait gravement de la volonté de son divin Fondateur ; elle détruirait, ou rendrait illégitime, sa propre organisation, si elle venait à répudier l’autorité gouvernante ()ui est sa pierre fondamentale. Ainsi croulerait et s’elTondrerait une maison, violemment détachée du roc sur lequel on l’aurait construite. La formule évangélique est ici d’un relief saisissant : Tic es Pierre, et, sur cette pierre, je hâ tirai mon Eglise.

Un document, qui semble remonter au deuxième siècle, paraphrase en ces termes le Tu es Petrus :

a Personne ne sera plus élevé ([ne toi et ton siège : et celui qui ne participera pas à ton trône, sa main sera rejetée et non acceptée. « [Eug. Revillout, L’Evangile des douze apôtres récemment découvert, (lieviie biblique, 1904, p. 324. Cf. p. 323) Nous avons déjà noté plus haut que lidenlité n’est pas indiscutable entre l’Evangile des douze apdlres, datanl du second siècle, et le très curieux document publié par M. Revillout.]

D’autre part, notre texte alTirme la pérennité de l’Eglise chrétienne. Malgré toutes les causes d'échec ou de destruction, l’Eglise durera jusqu’au retour glorieux du Sauveur, jusqu'à la consommation des siècles. Construite sur le roc, l’Eglise défiera la puissance des ténèbres (le démon ou la mort) : et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

Mais la pérennité de l'édifice comporte la pérennité du fondement. Si la maison doit subsister jusqu'à la consommation des siècles, le rocher qui lui 1365

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sert de base, la [lieri-e fonilamentale, devra pareillcmeiil durer jusqu’à la consommation des siècles.

Et, puisque la pierre fondamentale est l’autoiité gouvernante du prince des apôtres, il en résulte, d’une manière obvie, que cette autorité gouvernante durera aussi longtemps que l’Eglise elle-même, c’est-à-dire jusqu’à la lin des temps. Le principal de Pierre sera donc transniissihle par voie de succession perpétuelle.

Ainsi le veut la nature même des choses. Tout pouvoir permanent exige que, par la succession continue et légitime de ses titulaires, subsiste la même personne morale et juri(liique. Si donc l’autorité gouvernante de Pierre doit durer jusqu’à l’époque mystérieuse de la lin du monde, et si l’apùtre Pierre doit mourir avant le triomphal retour de Jésus, l’autorité gouvernante de Pierre se perpétuera, conformément à la loi générale des sociétés humaines, chez les successeurs de Pierre.

Les protestants orlbodo-^ces, avec M. Zahn, contestent particulièrement cette conclusion, {/his Evangeliuin lies Mutihæus, p. 5^7) La primauté de Pierre, déclarent-ils, est analogue à la prérogative du reste des apùlrcs ; prérogative purement personnelle, prérogative ne comportant pas de successeurs : puisqu’elle a pour objet la prédication initiale et le premier établissement du christianisme,

C’est là simplilier outre mesure la prérogative apostolii]ue. Cette prérogative, d’après les textes, conférait un double rôle : celui de jondateurs et celui àe pasteurs, dans l’Eglise du Christ. Au rôle de fondateurs, se rattachait tout un ensemble de privilèges extraordinaires, qui devaient disparaître avec la personne même des apôtres. Mais au rôle de pusteuis, correspondaient une autorité enseignante, une fonction gouvernante, qui devaient durer, comme l’Eglise elle-même, jusqu’à la consommation des siècles, et donc se transmettre par voie de succession perpétuelle. (Maitk., xxviii, 18-20. Cf. xviii, |8) C’est en ce sens que les évêques monarchiques devinrent légitimement les successeurs des apôtres. L’histoire de la première antiquité chrétienne expliqiie et détermine ici la portée des textes cvangéliques.

Or, la prérogative spéciale de l’apôtre Pierre, décrite par le Tu es Petrus, est loin de se rapporter uniquement à la première fondation de l’Eglise, à la prédication initiale du christianisme. Par conséquent, on ne peut l’assimiler aux privilèges personnels des apôtres, à la fonction extraordinaire et transitoire de l’apostolat. Mais la prérogative de Pierre est une autorité gouvernante, le rôle de chef suprême : c’est-à-dire une fonction qui, par sa nature même et par l’indication positive du texte, comporte une durée permanente et une succession perpétuelle : exactement comme l’autorité pastorale du collège aposloli(iue.

Si, oubliant le cadre restreint de notre élude, nous interrogions les textes et les faits de la période qui suit immédiatement l’âge apostolique : Clément de Rome, Ignace d’Anlioche, Polycarpe, Hégésippe, Denys de Gorinthe, Aberkios, Irénée, Victor, nous constaterions comment la prérogative de Pierre a été reconnue, dès l’origine, pour une fonction permanente, pour une fonction légitimement Iransmissible. Bref, l’histoire de la première antiquité chrétienne, expliquerait et déterminerait, ici encore, la portée du texte évangélique.

A cet égard, plusieurs critiques libéraux nous apportent une conliruialion inattendue. Le lecteur n’a pas oublié que divers savants d’outre-Rliin expliquent l’origne rédactionnelle ou l’interjiolation tardive du Tu es Pei/’us par l’influence romaine. D’après

M. Julius GniLL, notamment, ce texte avait pour but d’appuyer les prélenlions dominatrices des évêques de Rome, vers la (in du second siècle. (Der Primat des Petriis, p. ^S-^y) C’est reconnaître, au moins, que le Tu ts Petrus ne siguitie pas un prérogative exclusivement personnelle à l’apôtre Pierre, mais une prérogative durable et perpétuelle. C’est reconnaître que le Tu es Petrus donne bien à entendre

j c|u’il y aura des successeurs de Pierre, légitimes héritiers de sa prérogative.

Telle est également l’opinion de M. Loisv, le<iuel place à la lin du premier siècle l’origine rédaction I nelle du Tu es Petrus ;

I Si r^vungéliste n’a pus seulenieitt en vue la personne I do Simon-Fieire, ce n^est pas pour lui dénier le pouvoir 1 qu’il a exercé dans 1 Église ; c’est poree qu’il est préoci cujié du pouvoir niême autant que de la personne, il n’a pus songé à une inlluence, à une autorité, jt une uction qui devaient dîspuraitre arec l’epôtie lui-n : ènie, et qui n’aui’uient plus été, en son temps, qu’un souvenir déjà lointain. Siino ! i-Pierre n’est pas que le fondement liistol’ique de l’Eglise, il est le fondement actuel et permanent ; il vit encore, uux yeux de Matthieu, duns une puissance qui lie et délie, qui délient les clefs du lîoyaume, et qui e^t l’autorité io V t^&& elle-même, non jias sans doute son autorité dilTuse, le régime particulier des communuulés, mids une autorité générale et distincte, qui est uux autorités pai ticulieres ce que Simon-I’ierre a été par rapport aux disciples et à Paul lui-même. I/intérèt que l’évan^élisle prend ou chef des apôtres n’est pus seulement rétrospectif mais actuel ; il n’a pour objet le passé que dans la mesure où le passé importe au présent ; il atleale que Pierre vit encore que’cpie part. Une ti’ndilion (le Pierre, qui importe à toute l’Église, subsiste dans lEglise. Les critiques qui voient dans ce passage de Matthieu le plus ancien témoignage des prétentions de l’Eglise romaine rencontrent rinter']>rétution catholique du texte.

,., Ce n’est pas sans cause que la tradition cat/iolii/ue a fondé sur ce texte le dof^me de la primauté romaine. La conscience de cette primauté inspire tout le développement de Matthieu, qui n’a pas eu seulement en vue la personne historique de Simon, uiuis aussi la succession truditionnelle de Simon-Pierre. ! Synoptiques t. II, p. 0, 10, 13. C’est nous-mêmes qui avons souligné quelques mots)

Nous ne nous méprendrons assurément pas sur le point de vue de M. Loisy. Du moins constaterons-nous que son interprétation corrobore, avec un singulier relief, la a valeur démonstrative « du Tu es Petrus.

Texte authentique en saint Matthieu, parole historique de Jésus-Christ, le Tu es Petrus garantit donc à Pierre le rôle de chef suprême dans l’Eglise : un principal nécessaire ; un principal Iransmissible par voie de succession perpétuelle.

C’est le témoignage capital en faveur de la primauté de saint Pierre dans le jXouveau Testann nt.

III. — Les auti’ea textes évangéliques

r Le texte Confirma fratres tuos (Luc, xxii, 3 r, 82)

Ft le Seigneur dit : Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment. Mais j’ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille pas ; et toi-même, à ton tour _ou : quand tu seras converti], affermis tes frères.

Aucune controverse particulière sur l’authenticité ou l’historicité de ce texte dans le récit du troisième évangéliste, saint Luc.

Aucune incertitude véritable sur la signification littérale du passage. A propos de la locution y.y.’t m 7IÎT5 lTt17Tyj£f « ; , les uus croieut devoir traduire par à ton tour, sens que suggérerait une analogie hébra’ique ou araméenne, iandis que les autres voient dans 1367

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1* contexte qui précède et qui suit un motif de regarder ces mois comme une allusion à la future défaillance de Pierre durant la Passion et traduisent par l’incidente : quand tu.seras con’erti. Mais la divergence n’importe nullement à la valeur probante du texte quant à la prérogative de Simon-Pierre. D’autre part, certains exégèles attribuent au mol jot, dans le même passage, le sens de confiance, ou plutôt de fidélité, indiqué par le contexte. Mais, loin d’exclure le sens de ciuyaiice au lémoignai ;e divin dont Jésus est le messager, l’idée de confiance en Jésus et de fidélité à Jésus enveloppe nécessairement la croyance aux cboses qu’il enseigne et, d’abord, à la vérité de sa mission divine. Il s’agit donc bien dos périls, que subira la foi des disciples du Christ et du rôle dévolu à Pierre pour les alfermir dans la conservation de cette /bi et de cette vérité. Considéré dans sa teneur essentielle, le texte Confirma fratres tuos est d’une signilioation claire et indubitable.

Le démon va multiplier ses efforts pour ruiner, dans la société des disciples du Sauveur, la croyance à la mission divine de.Jésus et aux autres vérités que contient sa prédication. L’effort de l’esprit du mal pourrait bien ébranler la foi des croyants, leur fidélité au Maître et à sa doctrine. Mais Jésus a spécialement prié, de sa prière toute-puissante, pour que la foi de Simon Pierre demeure intangible, et {à son tour, ou quand il sera converti) Simon-Pierre aura pour tâche de ralTermir, de guider et de conOrrær ses frères dans la /idelite au Christ, dans la croyance authentique à sa mission et à ses enseignements.

Rapprochons le Confirma fratres tuos du texte Tu es Petrus. La tâche de confirmer ses frères dans leur attachement au Sauveur et à la doctrine du Sauveur est manifestement l’un des aspects de la haute prérogative déjà signiUée par la triple image du Fondement perpétuel de l’Eglise, àel » possession des clefs du royaume des deux et du pouvoir de lier et délier par sentence efficace. Le privilège indiqué par le Confirma fratres tuos concerne plus spécialement la charge d’enseigner la doctrine, de maintenir les âmes dans la vérité du Christ. Pour cette tâche, est promise à Simon-Pierre, en vertu de la divine prière de Jésus lui-même, une assistance souveraine qui le préservera d’enseigner l’erreur et lui permettra de confirmer ses frères.

Texte de haute valeur et riche de magnifiques promesses pour la primauté de l’apôtre Pierre, telle que la décrit le Nouveau Testament.

a' Le texte P « sc(" oii'5 meas{Jean, xxi, 15, 16, 17). Pais mesagneaux. Pais mes agneaux, Pais mes hrehis.

TtpoCard you.

L’authenticité et l’historicité du texte sont les mêmes que celles de toutes les autres paroles contenues dans le vingt et unième chapitre de l’Evangile johannique. L’attestation est d’autant plus sûre que les critiques qui attribuent ce chapitre à une autre origine que le Quatrième Evangile ne sont autres que les adversaires de l’historicité du Quatrième Evangile : et, d’après eux, le chapitre additionnel enregistre une tradition analogue à la tradition synoptique, c’est-à-dire antérieure à la composition (artificielle el symbolique, selon leur sj’stème) du Quatrième Evangile et d’un caractère beaucoup plus historique. Outre les arguments qui prouvent, en saine eyégèse, l’authenticité et l’historicité du Quatrième Evangile, notre texte aura donc en sa faveur l’aveu accordé à sa valeur d’historicité par les contradicteurs mêmes des faits rapportés dans ie reste de l’Evangile johannique.

La démonstration qui a été faite, dans l’article Jiîsus-Christ, au sujet de la Résurrection corporelle

de Notre-Seigneur établit combien est abusive et injustifiée la fin de non-recevoir en vertu de laquelle les rationalistes prétendent écarter comme légendaire toute parole de Jésus ressuscité pour le seul motif que les textes (même primitifs) attriliuent cette parole au Sauveur ressuscité. Apriorisme antiscieulilique au premier chef. Le fait de la Résurrection de Jésus est historiquement établi. De même, plusieurs paroles de Jésus, depuis sa Résurrection, sont historiquement attestées. Parmi elles, le Pasce oves meas.

Il n’est pas besoin de longs commentaires pour mettre en relief la valeur probante du texte. Jésus-Christ ressuscité confère à l’apùtre Pierre la charge de régir le troupeau tout entier de ses disciples. Le troupeau tout entier : agneaux et brebis, fidèles et pasteurs de tous les degrés de la hiérarchie, sont placés ensemble sous la houlette du même berger, le prince des apôtres, déjà désigné par le Tu es Petrus el le Confirma fratres tuos. L’emploi de l’image du troupeau pour désigner la société des disciples du Christ appartient déjà au langage évangclique, el, plus spécialement, au Quatrième Evangile, où nous trouvons la touchante allégorie du Bon Pasteur (./(JrtH., X, 14-16). Le tenue Boaxi, 7t51> » cv ! , adopté par Jésus dans notre texte, signifie : dirige, fais paitre (le troupeau), et indique sans contestalion possible la transmission d’un pouvoir de commandement. Bien plus, le mot Tisi/iat » ; est un terme reçu pour signifier l’autorité du chef indépendamment même de la métaphore du pasteur et du troupeau. Dans leNouveau Testament, Troiuxiwi » s’applique souvent au pouvoir royal {.Matth., 11, 6 ; Apoc, 11, 37, xii, 5, XIX, 15) et à la juridiction ecclésiastique {Act., XX, 28 ; I Petr., v, 2).

Conclusion : Pierre est constitué suprême pasteur, chargé de régir, de gouverner le troupeau tout entier des disciples de Jésus-Christ. C’est l’accomplissement de la promesse divine par laquelle le Sauveur lui avait précédemment annoncé une primauté néce^, saiie, perpétuellement transmissible, sur l’Eglise chrétienne, avec pouvoir d’ouvrir et de fermer, comme de lier et de délier, avec mission de confirmer ses frères dans la foi. En un mot, la société visible et permanente des disciples du Christ reçoit un organe visible et permanent de juridiclioa spirituelle et de magistère doctrinal.

Cet organe est la primauté de Pierre el de ses successeurs.

IV. — Les Actes et les Epîtres

1° Les.ictes des Apôtres. — La première partie du livre des Actes nous rapporte l’histoire du christianisme naissant durant les douze années qui suivirent l’Ascension du Sauveur. Dans ces pages, où l’on reconnaît des caractères spécialement frappants d’archaïsme juif et de vérité historique, saint Pierre apparaît sans conteste comme le pasteur principal de la jeune communauté chrétienne. C’est lui qui parle et agit au nom de tous et qui prend l’initiative des démarches décisives. Tous les faits s’accordent aisément avec l’exercice de la hante prérogative que lui attribuent, dans l’Evangile, le Tu en Petrus, le Confirma fratres tuos, le Pasce oves meas. L’histoire primitive de l’Eglise chrétienne vérifie positivement et atteste la primauté permanente de Pierre, prince des apôtres.

Qu’il suffise d'énumérer les diverses mentions du rôle de saint Pierre dans tous les chapitres de la première moitié du livre des Actes, œuvre de l’historien saint Luc.

Entre l’Ascension et la Pentecôte, c’est Pierre qui 1369

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préside à la désignation de Mathias pour compléter le collège lies Douze et remplacer le traître Judas (i, 15-26). Au jour de la Pentecôte, c’est Pierre ([ui prend la parole et se comporte comme cljef de la communauté chrétienne : le texte distingue même Pierre et les Onze, Pierre et les iiutres a/ivtres (ii, 14-/ii). Même rôle de Pierre lors de la guérison du boiteux à la porte du Temple, puis de la prédication au peuple et de la nouvelle extension de l’Eglise naissante qui est la consé(iuence de l'événemenl (m, 1-26, IV, 1-/1). C’est Pierrequi, traduit avec Jean devant leSanliédrin d’Israël, rend témoignage ofllciellement au nom de la communauté entière des disciples de Jésus (iv, 5-2a). C’est Pierre qui agit comme ministre de Dieu et principal pasteur de l’Eglise du Clirist dans le châtiment d’Ananie et de Saphire (v, l-ii). C’est Pierrequi, une seconde l’ois, comparait devant leSanliédrin et parle au nom de toute la jeune chrétienté. Pour désigner le groupe des pasteurs, l’historien Luc dit encore : Pierre et le.t apôtres (v, a^-S’i). Pierre, accompagné de Jean, va en Samarie imposer les mains aux convertis qui ont été baptisés par le diacre Philippe, et c’est Pierre qui prononce contre Simon le Magicien une redoutable malédiction (viii, ! i-it). Pierre accomplit d'éclatants miracles tandis qu’il visite les Eglises chrétiennes, de villeen ville (ix, 31-43). Pierre remplit un rôle décisif, lors de la conversion du centurion Corneille et de sa famille, en admettant au sein de l’Eglise du Christ, conformément à une lumière reçue d’en-haut, des convertis venus du paganisme sans avoir passé par la circoncision et autres observances du culte judaïque (x, i-48, xi, 1-18). Quand Pierre est emprisonné par ordre du roi Hérode Agrippa et va être miraculeusement délivré par Dieu, toute l’Eglise est en prières pour la libération de son suprême pasteur, libération qui causera aux lidèles une immense joie (xii, 3-17). EnQn, le rôle exercé par Pierre dans l’assemblée conciliaire des pasteurs de l’Eglise à Jérusalem s’interprète aisément comme celle du président de l’assemblée (xv, 6-12).

Dans cet ensemble de faits, la primauté de Pierre, fondée sur l’institution du Christ, apparaît en exercice et en acte. L’Eglise naissante possède un chef visible, et ce chef est Pierre, le prince des apôtres.

a" Les Epilres apostoliques. — Les deux Epitres qui portent le nom de l’apôtre Pierre ne contiennent rien que de parfaitement conforme à la primauté de leur auteur dans l’Eglise, mais ne contiennent pas (et n’avaient aucune raison de contenir) l’aUirmation de cette primauté.

Che2 saint Paul, il est fait mention de l’apôtre Pierre, ou Képhn, et de son autorité, danslapremière Epitre aux Corinthiens et dans l’Epltre aux Galales. La manière dont Pierre est mis en cause, fût-ce avec l’intention de le contredire, atteste, ou indique, ou suppose que Pierre est indubitablement regardé comme jouissant d’une prérogative exceptionnelle dans l’Eglise du Christ. Rapproché de tous les textes et de tous les faits que nous connaissons déjà, pareil indice est de haute valeur pour conlirnier l’existence de la primauté de Pierre, en faveur de laquelle les témoignages indirects corroborent ainsi les témoignages directs.

Au sujet de la première aux Corinthiens (i, ii-13 ; m, 3-8, ai-a3 ; ix, 4-6), nous ne saurions mieux faire que reproduire la juste conclusion du regretté P. Xavier Roiron dans son étude sur Saint Paul témoin de la primauté de saint Pierre (Recherches de Science relif^ieuse, igiS, p. 498 et 499) : « En résumé, par la première aux Corinthiens, nous savons qu’aux yeux de l’Eglise de Corinthe, et bien qu’il n’eût eu encore aucune relation avec elle, Pierre était le pre mier des apôtres, le plus grand après le Christ. Ce point ne fait pas de doute. Il n’est pas moins certain que Paul, par qui nous connaissons l'état d’esprit des Corinthiens à cet égard, ne tente rien pour modilier l’idéequ’on avait là-bas de sa[ilacehors de pair dans l’Eglise. Au contraire, son langage est fait pour conlirmer les lidèles dans leur manière de voir. Enlin, il est au moins très probable que les idées des Gorinlhiens en la matière n’ontpas d’autre origine que saint Paul lui-même. »

Si l’on critique chez l’apôtre Paul telle ou telle manière d’agir, voici quelle sera la réponse : Paul n’a-t-il pas le droit de se comporter comme font les autres apôtres et les frères du Seigneur et hepha, c’est-à-dire Pierre lui-même le prince des apôtres, le premier des pasteurs de l’Eglise ?

Dans l’Epître aux Galates, deux notables fragments concernent les rapports mutuels de Pierre et de Paul et leur divergence relative aux observances judaïques (i, 1 1-19 ; 11, 7-14) Tous les incidents rapportés au premier chapitre de cette Epître, et au second chapitre ju<^qu’au verset II, ne font que suggérer ou appuyer la même conclusion qui vient d'être citée à propos des textes de la première aux Corinthiens. C’est un nouveau témoignage réel, quoique indirect, en faveur de la croyance de la chrétienté naissante à la primauté de saint Pierre.

Pour le récit paulinien du différend d'. tioche

{('al., II, Il-14)> on doit remarquer, d’abord, qu’il accuse simplement une diversité d’attitude entre Pierre et Paul, non pas une diversité de doctrine ou d’enseignement. Pierre, qui avait mené la vie commune avec des chrétiens venus de la gentilité sans passer parla circoncision mosaïque, s'était laissé intimider ensuite par les envoyés de Jacques de Jérusalem et n’avait plus voulu prendre ses repas qu’avec les chrétiens convertis du judaïsme et Udèles aux observances mosaïques. Voilà de quoi Paul crut devoir blâmer publiquement Képha, lui déclarant en face que sa manière d’agir était répréhensible. Et pourquoi répréhensible ? Non pas parce que la docirine de Pierre sur les observances judaïques était contraire à la doctrine de Paul. Pierre, nous le savons, professait que les convertis du mosaïsræ pouvaient et devaient être admis au baptême sans passer par la circoncision juive. Bien plus, Pierre, quand il n’avait pas devant lui les judaïsants de l’Eglise chrétienne de Jérusalem, s’aflranchissait des observances mosaïques (désormais caduques) et partageait sans scrupule le genre de vie des chrétiens venus de la gentilité. D’où le reproche de Paul à Pierre : Toi qui es né Juif et qui vis à la manière des gentils, non pas à la manière juive, comment veux-tu contraindre les gentils â s’astreindre aux pratiques judaïques.' La raison pour laquelle l’attitude de Pierre à Anlioche est tenue par Paul pour répréhensible, est donc que le retour de Pierre aux observances mosaïques, sous l’empire des récriminations du groupe judaïsant de Jérusalem, aboutissait à imposer une contrainte abusive aux chrétiens convertis de la gentilité. Contrainte consistant à les astreindre eux-mêmes aux pratiques rituelles du judaïsme s’ils voulaient mener la vie commune avec l’apôtre Pierre et les commensaux de l’apôtre Pierre. Voilà le sens indubitable du texte de saint Paul sur le différend d’Antioche.

Mais le texte prend ainsi un grand intérêt du point de vue de la primauté de saint Pierre. Si l’exemple même de Pierre équivaut à une contrainte exercée sur les convertis de la gentilité ; si cet exemple a déterminé d’autres Juifs, précédemment en contact avec les gentils, à reprendre les observances mosaïques ; bien plus, si l’exemple de Pierre a déterminé, en ce 1371

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même sens, le cliangement d’altitude d’un apolre des a-enlils comme Barnabe, dont les Actes nous font pourtant connaître l’indépendance de caractère…, n’est-ce pas la preuve claire et certaine de Vautorité exceptionnelle qui appartenait à l’apôtre Pierre dans l’Eglise de Dieu, autorité reconnue par les circoncis et les incirconcis ? Autoritédont Paul ne conteste pas, d’ailleurs, la légitimité, car, s’il blâme la conduite pusillanime de Pierre, s’il veut le ramener à sa précédente manière d’agir en faveur des convertis de la gentililé, il n’a pas un mot pour metlre en doute les droits et les titres de saint Pierre à exercer un tel ascendant parmi les lidèles et les pasteurs de la communauté chrétienne. (Voir Roiron, ibidem, pp. 506 521)

Donc, la situation dont témoigne l’Epitre aux Galates concorde positivement avec les faits qui nous sont connus par d’autres textes du Nouveau Testament : le Christ Jésus avait institué, pour régir ici-bas la communauté visible de son Hglise, une primauté perpétuellement transmissible, une prérogative enseignante’et gouvernante de suprême Pasteur, dont il confia le dépôt à Pierre, prince des apôtres.

Voilà l’investiture de droit divin qui allait se perpétuer jusqu’à la consommation des siècles chez les évéques de Rome, successeurs légitimes de l’apôtre Pierre en sa souveraine primauté.

Yves db la Brikrk.