Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Modernisme (I.

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MODERNISME. — Le nom de Modernisme, employé depuis longtemps sans signification bien précise, reste désormais attaché à l’ensemble des erreurs doctrinales condamnées par deux documents de Pie X : le Décret du Saint-Office, Lamentabili sane f.T17 « (3 juillet 1907), et l’Encyclique Pascendi dominici gregis (j sept. 1907) ; erreurs caractérisées dans leur ensemble par l’engouement pour certaines manières modernes de philosoplier sur les choses religieuses et par le mépris de la tradition catholique.

Le décret Lamentabili avait dénoncé expressément les plus notables de ces erreurs ; il n'était personne, tant soit peu au fait de la littérature religieuse, qui ne pût les reconnaître pour les avoir rencontrées maintes fois ; et quand parut le décret du Saint-Office, tel commentateur n’eut pas de peine à mettre en marge de chaque proposition les noms des auteurs et les titres des ouvrages où l’on pouvait les aller chercher. Pour distinctes qu’elles fussent, ces erreurs n'étaient pas moins solidaires par l’unité d’inspiration ; solidaires aussi par l’acharnement d’une certaine presse à les promouvoir. Qu’il s’agît de philosophie, d’exégèse, d’histoire des dogmes, d’apologétique, d’orientation politique ou sociale, en retrouvait les mêmes organes empressés à redonner la même note, à formuler les mêmes revendications, avec l’ambition plus ou moins hautement avouée d’arracher à l’Eglise enseignante des mises au point déclarées nécessaires. Insensiblement, une fraction du catholicisme s’orientait chaque jour davantage vers ce que le Décret devait appeler bénignement en sa 65" et dernière proposition, « un protestantisme large et libéral », et que 1 Encyclique montrerait aboutissant finalement au pur nihilisme religieux.

Dans l’Encyclique Pascendi, les mêmes propositions reparurent, non plus isolées, mais enchâssées dans un corps de doctrine, et il devint plus que jamais évident que ce corps de doctrine, pour n’avoir jamais été formulé peut-être avec cette ampleur et cet enchaînement logique, n’en représentait pas moins pour certains esprits, au sein même du catholicisme, en même temps qu’une règle de pensée, un programme d’action.

Comment ce pseudochristianisme, aujourd’hui dénoncé comme le confinent de toutes les hérésies, avait pu s’organiser dans l’Eglise et contre 1 Eglise, c’est là assurément un de ces mystères de ténèbres dont l’origine profonde appartient à l’histoire des influences déchaînées en ce monde contre le règne du Christ Jésus. Ceux qui prêtèrent la main à cette mauvaise œuvre combinaient, en des proportions variables, une naïve ignorance, l’engouement pour une fausse philosophie, la fascination des conquêtes de la science, et enfin ce que le Pape signale comme la racine de tout, l’esprit d’indépendance et d’orgueil. L’atmosphère d'épais naturalisme qui pèse aujourd’hui sur les croyants eux-mêmes rendit possibles beaucoup d’illusions ; elle rendit d’autant plus nécessaire l’avertissement venu du Docteur suprême. L’Encyclique de Pie X est le dard étincelant qui perce le brouillard moderniste.

Le moindre inconvénient des malentendus et de la confusion produits par ce mouvement doctrinal, était de rendre singulièrement délicate et singulièrement ingrate la tâche de la science orthodoxe. En présence d'équivoques créées à plaisir pour confondre la recherche scientifique avec le rationalisme et célébrer toute investigation heureuse comme une revanche de la raison émancipée sur la routine d’une théologie oppressive, comment l’essor le plus légitime de la pensée chrétienne n’eùt-il pas été gêné et comprimé? Pleinement conscient de ces inconvénients et de ces dangers, le Souverain Pontife a soin de séparer la cause des initiatives fécondes et nécessaires, de celle des nouveautés téméraires. L’Encyclique s’achève sur une vision d’espoir. Soucieux non seulement de sauvegarder l’intégrité de la foi, mais encore d’en garantir le bon renom. Pie X ne renonce pas à l’entourer des splendeurs qui lui sont dues. S’il écarte avec un magnifique dédain les mirages d’une fausse science, il reconnaît que toute vérité proclamée, en n’importe quel ordre, est un hommage rendu à Dieu.

En traitant du Modernisme, nous nous attacherons aux deux documents pontificaux selon l’ordre de leur apparition. Dans une première partie, nous présenterons le commentaire des 65 propositions que condamne le Décret Lamentabili. Ce commentaire n’est pas inédit. Dû à quatre théologiens éminents qui se partagèrent la besogne selon leurs spécialités respectives, il parut, presque au lendemain du Décret, dans le journal V Univers. Nous adressons ici nos remerciements aux quatre auteurs qui, après avoir bien voulu entreprendre ce travail à notre requête, nous ont permis de le reprendre aujourd’hui, pour l’insérer dans ce Dictionnaire. Il n’existe pas ailleurs, à notre connaissance, d'étude semblable, où chacune des propositions du Décret se trouve expliquée, rattachée à ses sources, appréciée à la lumière de la doctrine catholique. Dans une seconde partie, nous recueillerons les enseignements de l’Encyclique Pascendi, sous deux chefs. Une première étude présentera la synthèse du Modernisme philosophique : c’est la seule partie rigoureusement inédite de cet article. Une seconde étude traitera plus spécialement du Modernisme théologique. Elle a paru en brochure sous ce titre : L’Encyclique et la théologie moderniste (Paris, Beauchesne, 1908).

Sur le mouvement d’idées qui précéda et provoque la condamnation du Modernisme on consultera utilement la collection des Etudes.

A. d’Alès.

Ire Partie Le décret « Lamentabili sane exitu »

Introduction. — Le décret marque nettement, dans son préambule, le but qu’on s’y est proposé. Il s’agit de préserver les catholiques des graves erreurs répandues, ces derniers temps, parmi eux par des écrivains qui, sous couleur d’une intelligence supérieure des choses et au nom de l’histoire, s’appliquaient à préparer, comme ils disaient, le progrès du dogme. En réalité, c’en était la déformation.

A cet effet, S. S. Pie X a fait noter, réprouver et proscrire les principales de ces erreurs par la sainte Inquisition romaine et universelle. Elles tiennent dans soixante-cinq propositions, dont la dernière précise assez bien l’esprit de l’ensemble. Le catholicisme actuel ne peut s’adapter à la traie science, à 593 MODERNISME 594

moins de se transformer en un chrislianisine non dogmatique, c’est-a-dire en un protestantisme large et libéral.

Il n’est pas malaisé de découvrir l’idée qui à présidé à l’ordre dans lequel les propositions réprouvées se présentent dans le document. Pour luire dévier le catholicisme vers un christianisme sans dogmes, on a essayé d'éluder, d’atténuer, d’altérer la doctrine catholique sur le magistère de l’Eglise, sur les Livres saints, notamment en ce qu’ils nous apprennent de la personne de Jésus Christ et de son œuvre ; puis on s’en est pris aux origines et à la notion même de nos dogmes fondamentaux. Le décret s’emploie, d’un bout à l’autre, à rappeler, à affirmer avec insistance que ce sont là autant de points qui constituent la règle et l’objet même de la foi catholique et, qu'à ce titre, ils doivent rester intangibles.

Cet ordre est assurément logique. Néanmoins, nous lui en avons préféré un autre, pour permettre au lecteur de voir plus aisément le lien qui rattache les différentes propositions aux controverses de ces années passées. De là notre division en quatre études dont les titres respectifs sont :

I. Inspiration et exégèse ;
II. Révélation et christologie ;
II. Eglise et sacrements ;
IV. Foi et dogme.

Notre exposition veut rester purement objective ; elle se borne à préciser la teneur et la portée du document. Cependant nous ne pouvons pas ne pas dire, une fois pour toutes, ce que la simple lecture du décret fait toucher du doigt. Il est un démenti donné aux idées qui ont été, en France, propagées principalement par les publications de M. LoisY et de M. Edouard Lk Roy. Il serait facile de mettre en regard de la plupart des propositions le passage auquel il est fait allusion. Nous ne nous attarderons à ces rapprochements que dans les cas où la rencontre est verbale, ou peu s’en faut. Plus souvent, du reste, sans citer, nous nous servirons pour l’exposé des propositions des ternies mêmes employés par ces écrivains.

I

Inspiration et Exégèse

Les propositions qui intéressent directement l’Ecriture sainte peuvent se ramener à quatre chefs. En les distribuant d’après l’ordre des matières couramment reçu dans les cours de théologie, nous avons : l’inspiration, 9-11 ; les évangiles, 13-18 ; le droit de l’Eglise sur l’exégèse biblique, i, a, 4 ; l’exégèse historique et l’exégèse théologique, 3, 12, 19, 23, a4, 61.

1° L’inspiration, son étendue et ses censéquences.

« L’Eglise tient certains livres pour

sacrés et canoniques, parce qu’ayant été écrits sous l’inspiration de l’Esprit-Saint ils ont Dieu pour auteur. » En s’exprimant de la sorte, le concile du Vatican n’avait fait que reproduire la formule traditionnelle de l’inspiration scripluraire, telle qu’elle se lisait déjà dans les décrets des conciles de Trente, de l’iorenceet de Carthage. Ces termes figurenl aussi dans plusieurs formulaires de foi, qu'à plusieurs reprises on o fait souscrire à des hérétiques, demandant à rentrer dans l’unilé catholique. (Dknz.Bannw., 1787(1636) ; 788(666) ; 706 (600) ; 464 (386) ; 421 (867) ; 348 (296). Récemment encore, Léon XIII la reprenait dans son Encyclique Providentissimus Deus.)

Malgré tout, la formule « Dieu auteur de l’Ecriture » avait été, ces dernières années, l’objet d’attaques plus ou moins sournoises. On ne la rejetait pas ouvertement, c’eût été nier l’inspiration elle-même ; seulement, on trouvait qu’elle répondait mal à la conception que l’esprit moderne se fait des rapports de Dieu avec l'àme humaine. Une inspiration venant du dehors, c'était bon pour l'époque où l’on concevait Dieu comme transcendant au monde ; quand on se le représentait comme un maître d'école, qui avait bien voulu écrire des livres pour notre éducation ; alors qu’on parlait de lui en un langage enfantin, grossièrement anthropomorphique. Et puis, et surtout, si Dieu est auteur de l’Ecriture, il en devient responsable !

En vain, les théologiens faisaient-ils observer que Dieu, pour être distinct de l'àme humaine, ne lui est pas extérieur ; qu’il n’est pas auteur de l’Ecriture de la même façon que les Iiagiographcs qui l’ont éciite. Du reste, ajoutaient-ils, il est exact qu’en sa qualité de cause principale. Dieu se porte garant de l'œuvre qu’il produit par l’intermédiaire de l’hagiographe. La motion transcendante que nous appelons inspiration n’est pas un concours général et indifférent, mais une impulsion très définie, dont le but est de faire écrire des livres, qui seront pour l’Eglise « la parole de Dieu ».

C’est pour maintenir la formule traditionnelle ainsi comprise, qu’on a condamné la prop. 9 : « Ils font preuve de trop de simplicité et d’ignorance, ceux qui croient que Dieu est "vraiment auteur de l’Ecriture. »

Du reste, la présente décision laisse ouverte la question de savoir si, dans l’analyse de l’inspiration scripturaire, la notion « d’auteur » doit être prise comme point de départ, plutôt que comme point d’arrivée. Faut-il dire que Dieu est inspirateur parce qu’auteur ou inversement ?

Quelle idée ont-ils donc de l’inspiration, ceux qui ne consentent pas à croire que Dieu est auteur des Ecritures ? A les entendre, « L’inspiration des Livres de l’Ancien Testament consiste en ce que les écrivains Israélites ont proposé les doctrines religieuses sous un certiiin aspect particulier, encore peu connu, ou même ignoré des Gentils. » (Prop. 10).

Bien que la proposition ne concerne que des livres de l’Ancien Testament, les conséquences de la condamnation qui la frappe s'étendent à ceux du Nouveau, l’Eglise n’ayant jamais reconnu qu’une seule et même inspiration pour les deux Testaments.

Un exemple fera saisir le sens de la théorie de l’inspiration visée ici. Rien de plus saillant dans l’Ancien Testament que le monothéisme. C’est cette doctrine fondamentale qui fait de la Loi et des Prophètes, comme aussi de la religion juive, une chose unique dans le monde. Or, l’inspiration des écrivains juifs consisterait précisément dans le grand relief donnée par eux à l’unité et à la transcendance de la divinité. Jahvé, nettement distinct du inonde, est unique, il ne souffre pas de rival, il doit être adoré par toutes les nations ; et c’est par les Juifs qu’il fera la conquête religieuse du monde. L’idée raonothéisle, tout au moins au sens large du mot, n’est étrangère à aucune àme humaine ; mais, chez les Grecs, elle sommeillait, elle était comme étouffée sous les manifestations multiples du polythéisme. Pour qu’elle s'éveillât dans l'àme juive, pas n'était besoin d’un agent supérieur, ou simplement étranger.

Le jour où les Prophètes se sont donné la mission d'épurer et de propager l’idée d’un Dieu unique en Israël, et par Israël dans le monde entier, il y a eu des hommes inspirés. La part de Dieu dans leur inspiration ?… Cela dépend de l’idée qu’on se fait 595 MODERNISME 596

de cet inspirateur. El d’abord, est-il un être personnel ?

On le voit, nous sommes ici en présence de la notion d’inspiration religieuse, telle que le protestantisme libéral l’entend depuis un quart de siècle. En définitive, l’inspiration d’Isaie ne diffère pas essentiellement de celle de Platon ou du Bouddha.

Que l’inspiration divine s’étende à toute l’Ecriture, et à chacune de ses parties, c’est ce que les conciles de Trente et du Vatican avaient déjà expressément déclaré (D.-B., 784 (666) ; 1877 (1636)j. Depuis, l’Encyclique Providentissimus avait rappelé, avec une autorité incontestable, a qu’on ne pouvait absolument pas restreindre 1 inspiration à certaines parties de l’Ecriture » ; c’est-à-dire à celles qui concernent directement la foi et les mœurs. D’où il suit, disait le même document, qu’il faut s’abstenir d’accorder que l’erreur ail pu se glisser dans un texte inspiré authentique ; l’erreur, si légère qu’on la suppose, étant incompatible avec la parole de Dieu. L inspiration plénière de l’Ecriture, avec l’inerrance qui s’ensuit, est une doctrine catholique très certaine, qu’on pourrait qualifier de proxima fidei (presque de foi). Des théologiens en vue vont plus loin, puisqu’ils parlent ici de dogme et d’hérésie.

La condamnation de la proposition Il a pour but d’assurer ce point acquis : « L’inspiration divine ne s’étend pas tellement à toute l’Ecriture qu’elle préserve de toute erreur toutes et chacune de ses parties. »

Il n’est donc pas permis d’écrire, comme on a pu le lire dans plus d’une publication : « Qu’il vaudrait mieux avouer franchement les erreurs qui sont dans la Bible » ; on encore : « Qu’il y a beau temps que l’on sait à quoi s’en tenir sur l’inerrance biblique. » D’ailleurs, le décret n’a pas la prétention de trancher la question ultérieure, débattue entre exégètes orthodoxes, savoir : la meilleure manière d’expliquer comment la Bible dit toujours vrai. Le principe dogmatique de l’inerrance n’est plus alors enjeu ; il s’agit seulement des régies générales à suivre pour l’interprétation de l’Ecriture, comme aussi des applications particulières qu’il convient d’en faire.

2° Origine et contenu des Evangiles. —

Jusqu’ici on avait pensé que nos évangiles canoniques étaient des documents historiques dignes de foi, capables de nous donner à connaître ce que Jésus de Nazareth avait dit et fait en Palestine, aux jours de sa vie mortelle. Ce sentiment, qui est celui de la tradition chrétienne tout entière, venait de s’affermir encore, ces derniers temps, au spectacle delà déroute complète d’une école, qui, pendant plus d’un demi-siècle, s’était appliquée à établir que ces textes étaient relativement récents. En réalité, les hypercritiques détruisaient d’une main ce qu’ils rétablissaient de l’autre. A. les en croire, loin d’être l’écho fidèle des réalités historiques, les Evangiles avaient réfléchi la foi postérieure de l’Eglise sur le Christ et son œuvre. Leur véritable source était la conscience chrétienne. Or, observait-on, la christologie ne s’est pas formée en un jour ; sous la pression des circonstances, elle s’est dégagée lentement d’un petit nombre défaits primordiaux. Et pareillement l’Evangile s’est fait peu à peu. La vraie loi de sa composition a été celle de tout ce qui grandit en évoluant ; le noyau primitif a fait boule de neige. L’analyse permet d’y démêler l’apport de chaque génération, avec son motivement particulier d’idées. On y ajoutait, au besoin on en retranchait ; toujours on adaptait le texte à des besoins nouveaux. Saint Marc lui-même, qu’on avait estimé le plus primitif des Evangiles, dans l’état où nous l’avons, représente

une seconde, peut-être même une troisième étape de la pensée chrétienne. Saint Luc et saint Matthieu sont plus éloignés encore des sources. Ce travail incessant de rédaction était tendancieux, — la proposition 1/4 nous dit dans quelle mesure ^ ; on y avait beaucoup plus souci de l’utile que du vrai. L’état chaotique des textes aurait duré jusqu’au dernier quart du second siècle, qui est l’époque où l’instinct de la conservation amena les Eglises à s’entendre sur un récit quadriforme ne varietur.

Dans ces conditions, quel contact avec la personne et l’œuvre du Christ peuvent bien avoir gardé des textes, qui furent pendant un siècle le bien de tous ? On nous le dit dans la 15" des propositions condamnées : » Les évangiles se sont augmentés par des additions et des corrections incessantes, jusqu’à l’époque où le canon fat définitivement arrêté : d’où il suit qu’il n’y est resté qu’un vestige léger et incertain de l’enseignement du Christ. »

Ces aberrations, réprouvées aussi bien par une saine critique que par la théologie, n’ont rien de commun avec d’autres théories sur la formation littéraire des évangiles, qui sont défendues par des critiques catholiques recommandables, dans la question dite des « Synoptiques ». Les conclusions de ces derniers, pour autant qu’elles se fondent sur les textes, maintiennent le caractère historique des évangiles, qui restent l’œuvre de « témoins » ou, tout au moins, l’œuvre de ceux qui ont été à l’école des témoins de la première heure, selon l’expression de saint Luc, i, 2. Que ces textes aient été écrits par des croyants et pour des croyants, que chaque évangéliste ait imprimé un caractère personnel à son récit et lui ait donné un but particulier, qu’à cause de cela il ait eu recours à certains procédés artificiels de rédaction, par exemple en ce qui concerne le Sermon sur la montagne ; autant de choses compatibles avec la valeur historique de leur œuvre. A plus forte raison, n’est-il pas interdit de constater et d’expliquer les altérations accidentelles, dont le texte original a souffert au cours des âges.

C’est aux Paraboles surtout qu’on a appliqué la théorie d’un évangile fluide et impersonnel jusqu’à la composition des évangiles synoptiques ou, plus exactement peut-être, jusqu’à la canonisation de ces évangiles, qui a mis fin au travail de rédaction. M. LoisY se chargea de présenter au public français la thèse du professeur Jülicher, sur la nature lies paraboles évangéliques, et il la faisait sienne dans ses conclusions essentielles. « Grâce à l’imperfection des sutures, écrivait-il, on peut distinguer trois moments de la rédaction, qui sont en rapport avec le développement de la pensée traditionnelle, touchant les paraboles : une première relation, orale ou écrite, contenait les paraboles, et notamment le Semeur, sans explications, parce qu’on n’y trouvait encore aucune obscurité ; une seconde rédaction, qui peut être la première de saint Marc, montre les disciples sollicitant et obtenant l’interprétation du Semeur, prouve par là-même que l’on commençait à ne plus saisir nettement le sens historique des paraboles, à y chercher des mystères, et donne aussi à penser que l’on s’est préoccupé, soit du médiocre succès de la prédication évangélique auprès des Juifs, soit plutôt encore de la fragilité de certaines conversions, et que l’on a cru tenir dans la parabole du Semeur l’explication de ce fait ; la troisième rédaction atteste que l’on a creusé plus avant, que l’on a voulu avoir la raison dernière, soit de l’obscurité des paraboles, désormais acquise à la tradition, soit de l’aveuglement et de la réprobation d’Israël, vérifiés par la rupture définitive entre le 597

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christianisme et le judaïsme » (Etudes évungéliqiies, 1902, p. 76).

Or, cette théorie se trouve réprouvée par la condamnation de la proposition 13 : » Les paraboles é’.'an^éliqites sont des compositions artificielles des évangétistes eux-mêmes, comme aussi des chrétiens de la seconde et de la troisième génération chrétienne ; c’est ainsi qu’ils ont rendu compte du peu de fruit de la prédication du Christ auprès des Juifs, n D’où vient cette liberté prise par les évanj^élistes vis-à-vis de leur sujet ? On nous le dit. « Duns plusieurs de leurs narrations, les J’anf(élistes n’ont pas tant rapporté le s’rai que ce qu’ils ont jugé det’oir être plus profitable aux lecteurs, fût-ce le faux. » (Prop. i !). Cette proposition n’a rien exagéré. N’at-on pas écrit des paraboles, qu’elles ne visaient que t’cditication des lecteurs et se proportionnaient à leurs besoins moraux ? Serait-ce donc qu’aux yeux des évangélistes, la Un justifiait les moyens ? Non, mais ce n’est pas sur la précision historique qu’ils ont fondé le christianisme. Le fait n’était après tout qu’un véhicule, un symbole de l’idée religieuse ; et une fois que celle-ci était entrée dans la conscience chrétienne, peu importait lo voie par laquelle elle y avait pénétré.

On devait aller plus loin dans cette direction, et le grand public ne soupçonne pas à quelles extravagances se sont portés des hommes à qui on donne couramment le nom de « critiques ». Un des livres qui ont eu, ces dernières années, le plus de retentissement dans les milieux où l’on prend intérêt aux études évangéliques, est celui de M. le professeur Wrede (Dus Messiasgeheimniss in den Evangelien, iqoi). Quelle en est l’idée maîtresse ? L’auteur veut y expliquer pourquoi Jésus-Christ recommande à ses amis île se taire sur sa mission messianique. C’est que, dit-il, dans la pensée de Jésus, le peuple ne devait pas savoir que le Messie était au milieu de lui. Le second évangéliste n’aurait pas d’autre but qne d’expliquer de la sorte aux Gentils comment il se faisait que Jésus de Nazareth n’avait pas été acclamé comme Messie par ses j)ropres compatriotes. A cette liii, non seulement Marc aurait habilement groupé les faits ; il en aurait inventé de toutes pièces. Une fois en si beau chemin, on ne devait pas s’arrêter. Hier encore, nous lisions <|ue, si les évangélistes ont raconté que Jésus avait été enseveli dans un tombeau neuf, scellé par ordre de la Synagogue, c’est uniquement parce qu’il leur importait de rendre croyable la résurrection corporelle du Seigneur, qui, du reste, n’a pas eu lieu.

Comme le quatrième évangile a été l’objet d’attaques particulières, que tout le monde connaît, le décret lui consacre trois propositions. La iG’affirme le caractère historique de ses récits, comme aussi des discours qu’il met dans la bouche du Christ. On y réprouve le sentiment de ceux qui ont prétendu que « les narrations de Jeun ne sont pas proprement de l’histoire, mais une contemplation mystique de l’Evangile (à sa’oir du récit fait par les trois premiers ) : les discours, qui figurent dans son é’ungile, sont des méditations théologiques sur le mystère du salut, dépoun’ues de vérité historique ». D’après cette vue, les noces de Cana, par exemple, seraient une pure composition allégorique du quatrième évangéliste, pour donner à comprendre le rapport de l’Evangile et de la Loi. L’ancienne économie était de l’eau en comparaison de la nouvelle ; le Christ est venu servir un vin nouveau à l’humanité religieuse. El pareillement les discours expriment les pensées de l’évangéliste, bien qu’il les prête à Jésus, comme devait faire plus tard l’auteur de l’Imitation. Aux termes du décret, c’est là un sentiment inacceptable ; le quatrième Evangile est historique, ne diiréranl pas essentiellement des trois premiers.

Ce point capital une fois acquis, aux exégètes de voir et de préciser, pour le mieux, la part qu’il convient de faire au mouvement particulier que le génie propre du quatrième évangéliste a imprimé à son œuvre tout entière, surtout aux discours. Ce droit de la critique est aussi ancien que l’exégèse elle-même, puisque la plus haute antiquité chrétienne a caractérisé l’Evangile de saint Jean d’un mot singulièrement significatif, en l’appelant spirituel.

Le décret consacre une proposition, la 17’, à assurer le caractère historique des miracles racontés dans le quatrième évangile. Non seulement ils ne sont pas do purs symboles, créés par l’évangéliste ; mais on ne doit pas dii’c qu’il les a majorés en vue de les mieux faire servir à son but. « Le quatrième Evangile a exagéré les miracles, non seulement pour qu’ils apparussent plus extraordinaires, mais aussi pour qu’ils devinssent de la sorte plus aptes à signifier l’œuvre et la gloire du Verbe incarné. » Ce qu’on interdit ici, c’est, au sujet des miracles, une position intermédiaire entre le pm- symbolisme et le sentiment traditionnel. Elle consiste à tenir que l’évangéliste a plié les faits, et, pour autant, les a dénaturés, pour leur donner une significatiou, ime portée qu’ils n’avaient pas eue, en réalité. Ce qiii n’empêche pas que l’évangéliste ait pu choisir entre les faits à sa disposition, ou entre les différents traits d’un seul et môme fait, ceux qui lui ont semblé plus aptes au but qu’il se proposait.

La proposition 18 résume en quelque sorte les deux précédentes. Jean revendique pour lui, il est vrai, la qualité d’un témoin du Christ ; en réalité, il n’est qu’un témoin, hors de pair, de la vie chrétienne, à savoir de la vie du Christ dans l’Eglise, à l’issue du premier siècle. » Et c’est, en effet, l’attitude que l’on a prêtée au quatrième évangéliste vis-à-vis de son Christ. « Le témoin du Christ qui parle de sa gloire, pour l’avoir vue, et qui la décrit en forme d’histoire symbolique, parce que lui-même l’a conçue de cette manière, n’est, en fait, qu’un témoin spirituel. Il apparaît, et il a besoin d’apparaître comme un témoin réel : sa méthode l’exige et l’intérêt de son œuvre ne l’exige pas moins impérieusement. Une espèce d’équivoque enveloppe donc le disciple anonyme, qui n’est aucun individu déterminé, et qui est pourtant quelqu’un ; qui n’a pas vu Jésus, et qui pourtant a vu le Christ ; qui ne raconte pas l’Evangile, et qui pourtant le décril et l’interprète. Bien qu’il n’y ait pas proprement de fraude, il y a là quelque chose qui serait pour nous un manque de sincérité. Mais ce manque de sincérité ne fut pas conscient chez l’évangéliste… » (.. LoisY, /, e quatrième Evangile, igoS, p. 131 ; cf. 8gi).

3° Le droit de l’Eglise en matière d’exégèse biblique. —

« Le magistère de l’Eglise ne peut pas, 

même par des définitions dogmatiques, déterminer le sens original des.Saintes Ecritures. : (Prop. 4) Cette proposition est en opposition directe avec la doctrine et la pratique de l’Eglise catholique. Saint Irénée, Clément d’Alexandrie et Tertullien rappelaient déjà, avec insistance, que le sens ecclésiastique des Livres saints est une règle inviolable, et qu’il faut s’y tenir. Les Papes et les Conciles n ont pas manqué, à l’occasion, de renouveler les prescriptions anciennes, en décrétant « que dans les choses concernant la foi et les mœurs, qui concourent à l’établissement de la doctrine chrétienne, il faut tenir pour vrai sens de l’Ecriture Sainte, celui qui a été et qui est encore tenu comme tel par notre Sainte mère l’Eglise, à qui il appartient de juger du vrai 599

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sens et de l’interprétation des Ecritures sacrées ; et qu’en conséquence, il n’est permis à personne d’interpréter la même Ecriture Sainte à l’encontre de ce sens, comme aussi contrairement au consentement unanime des Pères ». [(D.-B., 1788 (163’ ;) ; 786 (668) ; 858 (739) ; 874 (755) ; 894 (774)]. L’exégèse traditionnelle, au sens rigoureux et dogmatique du mot, les déUnitions expresses du magistère extraordinaire, l’ont donc loi en matière d’exégèse biblique. L’Eglise a usé plus d’une fois du droit qu’elle a de déterminer, par voie de définition dogmatique, le sens d’un texte. La proposition 47 du présent décret en rappelle un exemple remarquable.

A bien prendre les choses, loin d’être un joug insupportable, ce magistère est une sauvegarde qui met l’exégète catholique en meilleure situation que le protestant conservateur ; la liberté delà recherche trouvant chez nous son correctif dans la direction et, au besoin, dans la définition de l’Eglise. Il faut être étranger aux questions bibliques pour n’avoir pas le sentiment des dangers que l’ignorance et la présomption nous y font courir. C’est ce que nous (lisait en termes excellents, en 1892, M. Loisy, dans une leçon d’ouverture (reproduite dans ses Etudes Inblifjues, 1901, p. 26) : « La critique biblique, en faisant toucher du doigt les progrès lents et difficiles de l’éducation religieuse que Dieu, dans sa miséricorde, a voulu donner à l’humanité, doit inspirer l’humilité de l’esprit, une grande indulgence pour ceux qui se trompent involontairement, une profonde gratitude pour le Maître suprême qui n’a pas voulu nous abandonner à nos propres ressources, et qui a placé devant nous, pour nous guider à travers le désert de ce monde, une colonne de lumière, l’enseignement toujours ancien et toujours nouveau de son Eglise. »

Il en est qui accordent volontiers que « l’interprétation ecclésiastique des Litres sacrés n’est pas chose négligeable, mais elle reste soumise au jugement niieu.r informé des exég’etes et à leur correction n. (Prop. 2). Ce qui revient à dire que l’exégèse authentique, celle que l’Eglise donne officiellement, au nom de l’Auteur même des Ecritures, doit céder devant’exégèse scientifique, celle qui ne relève que l’herméneutique purement rationnelle. On le voit, dans sa généralité, cette proposition se fonde en définitive sur l’erreur condamnée dans la proposition précédente (4). Du reste, les théologiens catholiques distinguent icisoigneusementl’exégèse ecclésiastique courante de celle qui présente tous les caractères d’une interprétation authentique, et qui, de ce chef, s’impose à notre foi. C’est de celle-ci que doit s’entendre directement et avant tout la proposition 2 ; au regard de l’exégèse courante, il n’y a qu’un esprit et une direction à retenir. Cette interprétation, précisément parce qu’elle n’est pas authentique, peut être remplacée par une meilleure ; et donc elle reste soumise à la critique des e-xégètes.

Pour exercer plus efficacement son droit, tout à la fois doctrinal et disciplinaire, en matière d’exégèse, l’Eglise prend des mesures préventives, qui relèvent de ce que j’appellerai volontiers « la police ecclésiastique », Telle est la loi de l’Imprimatur. La censure préalable en ce qui concerne les travaux sur l’Ecriture, est entrée trop avant dans la législation et la pratique de l’Eglise depuis plus de quatre siècles, pour qu’on songe à en nier la légitimité et l’objet (Concile de Trente, Sess. iv, décret Insuper) ; ce qui a été contesté, c’est qu’elle s’étende à l’exégèse purement scientifique. Que les évêques contrôlent les manuels de séminaire, qu’ils interdisent de tirer de l’Ecriture d’autres dogmes que ceux de l’Eglise. rien de mieux ; mais leur réprobation, pas plus que

leur approbation, ne saurait atteindre les écrits qui n’ont aucune prétention théologique. Il n’y a pas de science, voire de science biblique, qui ait besoin d’être approuvée par les sujjérieurs.

C’est contre cette prétention qu’est dirigée la première proposition : « I.a loi ecclésiastique qui prescrit de soumettre à la censure préalable les libres concernant les saintes Ecritures, ne s’étend pas à ceux qui pratiquent la critique ou l’exégèse scien~ tifique des lit-res de l’Ancien Testament et du Nouveau. »

4" L’exégèse historique et l’exégèse théologique. — Les trois propositions qui précèdent ne se comprennent bien qu’en fonction de celles que nous avons groupées dans ce dernier paragraphe. A n’en pas douter, celles-ci visent une théorie sur laquelle M. Loisy est souvent revenu, notamment dans la seconde lettre de son opuscule : Autour d’un petit livre. Si je l’entends bien, voici à quoi elle se ramène :

Il y a, dans l’Ecriture, matière à deux commentaires distincts, indépendants l’un de l’autre. Le premier s’attache au sens historique, qui est le sens original, celui que les hommes qui ont écrit les divers livres dont se compose la Bible ont entendu mettre sous la lettre de leurs textes ; l’autre commentaire s’attache au sens religieux de ces mêmes textes, qui n’est rien autre chose que le rapport qu’ils ont, à un moment donné, avec la conscience des croyants. Ce rapport peut varier et a varié en effet avec les époques. Le commentaire historique envisage la Bible comme un texte d’origine humaine ; il ne tient aucun compte de l’inspiration ; entendant rester strictement scientifique, il ne relève que de la critique, c’est-à-dire de l’herméneutique purement rationnelle. Le commentaire théologique, qu’on appelle aussi ecclésiastique, dogmatique, traditionnel, envisage la Bible comme un texte divin ; il est essentiellement officiel ; né de l’autorité, il doit lui rester soumis. C’est de cette exégèse seulement que l’Eglise peut avoir souci, et prétendre la régir par ses prescriptions.

Sans prétendre que l’exposition que je viens de faire lient exactement et de tous points dans la proposition 61, il est certain qu’on entend y condamner la théorie prise d’ensemble. Du reste, cette proposition est tirée, mot à mot, de l’écrit dont je viens de parler (^u ?our d’un petit livre, p. 54) : « On peut dire sans paradoxe que pas un chapitre de l’Ecriture, depuis le commencement de la Genèse jusqu’à la fin de l’Apocalypse, ne contient un enseignement tout à fait identique à celui de l’Eglise sur le même objet : conséqiiemment, pas un seul chapitre de l Ecriture n’a le même sens pour le critique et le théologien. »

Cette conception fondamentale, qui est un divorce parfait entre l’exégèse théologique et l’exégèse historique, comporte un certain nombre d’autres vues, qui lui servent de prémisses ou qui en résultent par voie de conséquence. C’est à les condamner une à une que sont employées les sept propositions qui suivent.

Prop. 12 : « L’exégète, s’il veut se livrer utilement aux études bibliques, doit, avant toute chose, mettre de côté l’opinion préconçue de l’origine surnaturelle de l’Ecriture sainte, et ne pas l’interpréter d’autre façon que les documents purement humains. » Si ce point de départ était admissible, si c’était là un principe de bonne méthode, il s’ensuivrait que les hétérodoxes, et beaucoup plus les incroyants, se trouvent dans de meilleures conditions que l’exégète catholique pour interpréter correctement la Bible. C’est en effet ce qu’on affirme dans la prop. 19 : 601

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f Les exégètes hétérodoxes ont plus fidèlement rendu le véritable sens des Ecritures que les exégètes catholiques. Il Parler de la sorte, ce n’est pas seulement méconnaître l’assistance du Saint Esprit sur l’Ejflise, c’est encore faire fî de vingt siècles d’exégèse. Celui qui ne sentirait pas ici l'étourderie et l’iniquité du paradoxe, n’a qu’un moyen de s'éclairer : se mettre à l'étude du passé.

Une fois admis que l’exégèse ecclésiastique n’a que peu ou point de valeur scientifique, on verra naturellement, dans les mesures que prend l’Eglise pour la proléger, des elTorts désespérés mais inutiles, en vue d’empêcher que l’exégèse historique ne vienne à révéler le désaccord qui existe entre le dogme et les textes. « Des jugements et descensures ecclésiastiques portés contre l’exégèse indépendante et savante^ on peut conclure que la foi proposée par l’Eglise contredit l’histoire et que les dogmes catholiques ne sont pas compatibles avec tes origines de la religion plus réellement connues. » (Prop. 3).

On va jusqu'à dire que e( ; tte o]>position existe en effet, on ajoute même qu’il ne faut pas trop s’en étonner, puisqu’elle serait l’effet d’une condition assez normale : « Jl peut exister, et il existe en effet, une opposition entre les faits racontés dans l’Ecriture et les dogmes de l’Eglise qui s’y appuient ; tellement que le critique peut rejeter comme faux des faits que l’Eglise croit comme très certains. » (Prop. 23). Et donc : a 1/ n’y a pas lieu de blâmer Vexégète qui pose des prémisses, desquelles il suit que les dogmes de l’Eglise sont historiquement faux ou douteux, pourvu qu’il ne nie pas directement les dogmes eux-mêmes. » (Prop. 24). Et de la sorte, nous joignons cette philosophie qui autorise une même âme d’homme à rejeter au nom de l’histoire, ce qu’elle croit au nom de la foi.

Des articles parus peu avant le décret du SaintOffice, sur la conception virginale du Christ et les Frères du Seigneur, faisaient prévoir les résultats d’une exégèse historique ainsi entendue.

On ne manquera pas de prétendre (ne l’a-t-on pas déjà fait ?) que le décret du Saint-Olfice a condamné II l’exégèse historique », sans plus distinguer. Il peut se faire qu’en le disant et en le redisant, on parvienne à le faire croire dans certains milieux, et à rendre, pour autant, odieux l’acte du Saint-Siège. En dépit de ces déclamations, le Décret restera ce qu’il a voulu être : la condamnation de l’erreur, la répression de l’excès.

L’Eglise réprouve l’exégèse indépendante (Prop. 3), celle qui ne tient aucun compte de l’origine surnaturelle de l’Ecriture (Prop. 1 2), aucun compte du magistère ecclésiastique (Prop. i, 4), aucun compte du dogme (Prop. 23, 24), qui doit rester pour le croyant la lumière directrice de sa pensée tout entière. L’Eglise n’admet pas qu’on vienne, au nom de la science, lui soustraire la Bible, dont elle a été divinement constituée gardienne.

En dehors et bien loin de ces erreurs, il y a une exégèse qui mérite encore d'être appelée « historique i> ; et celle-là, loin de la condamner, l’Eglise l’encourage. Cette exégèse résulte de l’application d’une règle d’herméneutique rationnelle, qui prescrit de situer le texte avant que de l’expliquer, et de tenir compte, en l’expliquant, de toutes les influences dont sa composition a gardé la trace. En apologétique, le théologien fait abstraction du caractère divin de l’Ecriture, mais abstraire n’est pas nier, ni même ne pas se soucier du tout. L’historien croyant constate parfois qu’il n’arrive pas, par l'étude méthodique des textes, à rejoindre les données du dogme ; il ne s’en émeut pas, sachant bien qu’il y a un milieu entre la justification positive et certaine de sa foi au nom de l’histoire, et le prétendu démenti que celle-ci lui donnerait.

En somme, le décret dit ce qu’il fallait dire, rien que ce qu’il fallait dire. Il n'était pas aisé, en des matières si complexes, de trouver le mot précis, capable d’atteindre l’erreur, sans toucher aux opinions permises. La difficulté a été surmontée avec un rare bonheur. Par sa clarté, par sa circonspection, le document restera pour l’exégète catholique une direction lumineuse, comme aussi un encouragement au travail.

Alfred Durand, S. J.

II

Révélation et Christologie

1° La Révélation.

Prop. 20 : « La Révélation ne peut être rien d’autre que la conscience, acquise par l’homme, de son rapport avec Dieu. »

Prop. 21 : « ia Révélation qui constitue l’objet de la foi chrétienne, n’a pas été close avec les Apôtres. »

Prop. 22 : « Les dogmes que l’Eglise propose comme révélés ne sont pas des vérités tombées du ciel, mais une certaine interprétation des faits religieux (de l’expérience religieuse), interprétation que l’esprit humain s’est acquise par un laborieux effort. >>

Ces propositions affirment :

1° Qu’en droit il ne peut y avoir de révélation proprement dite, de communication directe et gracieuse, faite par Dieu, de vérités intéressant l’humanité, et beaucoup moins de révélation surnaturelle, ayant pour objet des réalités qui dépassent la portée et les exigences de toute nature créée, ou créable. Dans ce qu’on appelle ici, fort improprement, révélation, l’initiative est, en effet, attribuée à l’homme, et les vérités connues ne dépassent pas le contenu immanent à la conscience religieuse de l’humanité.

2° En fait, ce que l’Eglise propose comme dogmes révélés ne sont pas « des vérités tombées du ciel » (l’original français se fait sentir ici) ; les dogmes ne sont que l’interprétation laborieuse de l’esprit humain, s’appliquant à l’expérience religieuse des siècles : encore ne sont-ils qu’une des interprétations possibles ; quædam.

Conformément à ces données, la proposition 21 nie la doctrine catholique du depositum fidei. L’erreur qui refuse de reconnaître l’existence de ce dépôt clos avec le temps apostolique, est, de plus, le présupposé nécessaire des propositions subséquentes, où s’applique à divers objets la notion erronée d’une évolution extrinsèque et proprement dite du dogme chrétien.

La racine commune des erreurs proscrites ici est le postulat de la philosophie de Hegel : il n’y a pas de divinité transcendante (ou, du moins, tout se passe comme s’il n’y en avait pas). Le progrès de l’univers, et, parlant, le progrès de l’humanité, en particulier le progrès religieux, considéré seul ici, est immanent, au sens le plus strict du mot, et s’opère sans aucune intervention du dehors (intervention qui, aussi bien, est inconcevable). Ce principe une fois admis, toutes les propositions suivent d’elles-mêmes.

Le Concile du Vatican s'était déjà préoccupé de ces erreurs, et il est évident que ses décrets dogmatiques touchant la Révélation, présentée comme une communication directe, gracieuse et surnaturelle faite par Dieu à l’humanité, et touchant le contenu de la Révélation chrétienne, décrite comme un dépôt reçu une fois pour toutes, et non comme « une découverte 603

MODERNISME

604

philosopUique que l’esprit des hommes aurait à perïeolionner > (Conci}, Vatican., Sess. iii, cap. 4- [D. B., 1800(iG47)] ; sur le sens de cette doctrine, on peut voir l’excellent commentaire de M. A. Vacant : Etudes théologiques surtesconstilutionsdu Concile du Vatican, Paris, 1893, tome II, pp. 282-313) ne peuvent sortir leur sens naturel et certain, si l’on défend les propositions 20 et 21. Quant à la clôture du dépôt avec le temps apostolique, si elle n’est pas expressément définie par le Concile, elle est constamment supposée par lui, comme une vérité de foi catholique. — (Sur la note théologique qui convient à cette proposition, voir J.-V. Bainvkl, de Magisierio fivo et Traditione, Paris, igoS, p. laS sq.)

S* La Christologie. — Prop. 27 : « La divinité de Jesus-Christ ne se prome pas parles é’angiles ; elle est un dogme que la conscience humaine a déduit de la notion de Messie. »

Prop. 28 : « Pendant qu’il exerçait son ministère, Jésus ne parlait pas en vue d’enseigner qu’il était le Messie, et ses miracles ne tendaient pasà le prouver, ) :

Prop. 29 : 0/1 peut accorder que le Christ, tel que nous le montre l’histoire, est de beaucoup inférieur au Christ, objet de la foi. »

Prop. 30 : « Dans tous les te.rtes évongéliques, le nom de Fils de Dieu équivaut simplement au nom de Messie, et ne signifie nullement que le Christ est vraiment, et par nature, fils de Dieu. »

Prop. 31 : « La doctrine christologique qu’enseignent Paul, Jean et les Conciles de.icée, d’Ephèse et de Chalcédoine, n’est pas celle que Jésus a enseignée, mais celle que la conscience humaine a conçue touchant (la personne de) Jésus. »

Prop. 32 : a Le sens naturel des textes évangéliques est inconciliable avec ce que nos théologiens enseignent au sujet de la conscience et de la science infaillible du Christ. r>

Prop. 33 : « // est évident, pour quiconque ne se laisse pas conduire par des opinions préconçues, que .fésus a enseigné l’erreur au sujet de la pro.rimiié de l’avènement du Messie (dans la gloire), ou bien que la plus grande partie de la doctrine (qui lui est attribuée ) dans les évangiles synoptiques, n’est pas authentique. »

Prop. 34 : « Lf critique ne peut attribuer au Christ une science simplement illimitée, sans faire une hypothèse inconcevable historiquement, et répugnant au sens moral — à savoir que le Christ, en tant qu’homme, a possédé une science divine, et n’a pas voulu néanmoins communiquer la connaissance de tant de choses à ses disciples et à la postérité. »

Prop. 35 : <c Le Christ n’a pas toujours eu conscience de sa dignité messianique. »

Prop. 36 : « La résurrection du Sauveur n’est pas proprement un fait d’ordre historique, mais un fait d’ordre purement surnaturel, ni démontré, ni démontrable, que la conscience chrétienne tiré insensiblement des autres (faits de l’histoire du Sauveur). »

Prop. ij : « La foi initiale en la résurrection du Christ n’a pas tant porté sur le fait même de la résurrection que sur la vie immortelle du Christ auprès de Dieu. »

Prop. 38 : » /.a doctrine touchant la mort expiatrice du Christ n’est pas évangêlique, mais seulement paulinienne. »

Prop. 52 : (I Etrangère à l’esprit du Christ est restée la pensée de constituer l’Eglise comme une société devant subsister sur terre durant une longue série de siècles : bien plus, dans l’esprit du Christ, l’avènement du royaume des cieu.r, ainsi que la fin du monde, était imminent. ^^

Prop. ùo : t La doctrine chrétienne, à ses débuts,

fut judalsante : mais elle est devenue, par une suite d’évolutions, d’abord paulinienne, puis johannique, finalement hellénique et universaliste. r>

Cet ensemble de propositions, touchant la personne, l’enseignement et l’œuvre du Christ, doit, semble-t-il, être étudié à la lumière des explications données plus haut, à propos île la notion de Révélation. Seule, en elTel, la théorie de l’évolution, immas nente et fatale, de la conscience religieuse dan l’humanité, permet de comprendre certaines de ces propositions, et leur impose à toutes une orientation, et comme une couleur, commune.

Dans cette théorie, le Ghrlst historique, Jésus de Nazareth, n’a été, et n’a pu être qu’un chaînon, qu’un moment, nécessairement dépassé, du dé^ eloppemenl religieux de l’humanité, en marche vers la conscience intégrale du Divin qui est en elle. Ceux qui se sont efforcés de concilier — en dépit de la logique du système — celle conception avec la foi chrétienne, ont admis que ce moment, marqué par l’apparition du Christ historique, a été décisif, et, jusqu’à un certain point délinitif, dans l’hisloire de révolution religieuse de 1 humanité. Selon eux, en effet, c’est dans l’àme humaine de Jésus que s’est éveillée d’abord, avec une énergie singulière et une profondeur inégalée, la conscience du rapport filial avec la divinité, qui constitue le fonds de toute religion véritable. Ce sentiment libérateur, cette révélation de la paternité divine, reste le modèle de toute expérience religieuse, encore que le langage et les conceptions dans lesquels le Christ les a traduits, — et qui étaient ceux de sa race et de son temps — aient lentement fait place à un autre langage, à des conceptions dégagées des limitations de la pensée juive, et progressant avec la connaissance du monde et de l’homme. C’esl dans ce sens qu’on peut appeler le christianisme la véritable, et même la seule véritable religion.

Or, cette interprétation sentimenlaliste et évolutionisle du fait chrétien, que je viens de résumer d’après son plus célèbre représentant parmi nous, Auguste Sabatier, a semblé acceptable, sinon dans tovis ses fondemenls philosophiques et tous ses détails, au moins dans son esprit, à certains écrivains catholiques. L’histoire des origines chrétiennes, étudiée sans arrière-pensée théologique, leur a paru la confirmer. Cette histoire, d’après eux, rendrait témoignage à l’évolution qui substitua aux vues personnelles et conscientes, à l’œuvre apostolique de Jésus de Nazareth, Vidée chrétienne, l’interprélalion progressive, commandée par les circonstances et les nécessités de fait, de ces conceptions, de ces vues, de cette œuvre. Le Christ historique bornait son horizon au peuple d’Israël : on conçut sa mission comme universelle ; sa vie et sa morl avaient été exemplaires : on les conçut comme rédemptrices ; il s’était donné comme un maître : on vit en lui le îMessie, le Seigneur, le Fils de Dieu, le Verbe incarné ; il avait prêché le règne de Dieu dans l’attente imminente de la Parousie : les faits interprétèrent celle notion, en donnant naissance à l’Eglise, et la Parousie se sublima en avènement spirituel et intérieur, ou s’estompa dans un lointain indéfini. Déjà commencée dans les évangiles synoptiques, celle transformation du Chrisl historique se poursuit à travers les épîtres pauliniennes, pour trouver son expression la plus liante dans les méditations et les symboles johanniques. Et le succès, la valeur religieuse et morale de cette transformation, sa nécessité même, la justitienl suffisamment : pour devenir le Christ de la conscience humaine et de la foi, le Christ historique devait subir cette IransCguralion : il reste qu’elle s’est faite autour de son image, qu’el’e est le 605

MODERNISME

60r>

développement du germe posé par lui, l'écho, dans la conscience de l’Iiumanité, de son expérience l’eligieuse peisonnelle, et ainsi, dans son sens vrai, c’est encore Jésus de Nazareth ijue nous adorons.

C’est bien cette interprétation, enipronlée au protestantisme libéral, des origines clirétiennes, que visent les condamnations du Saint Ollice. Il est aisé de voir que toutes les ])ropositions proscrites la supposent, et que chacune en énonce quelque application particulière. Kelisons-les à cette lumière :

Le Clirist liistoriffuf, Jésus de Nazareth, n’a pas parle en vue d’enseigner qu’il était le Messie, ni n’a fait de miracles pour le prouver (l’rop. 28) ; — ni même il n’a eu conscience, dès le début, de sa dignité messianiijue (Prop. 35). Il a partagé les limitations et les erreurs couiniunes de son tem|)S et de son milieu : en droit, lui attribuer une science illimitée, est une hypothèse inconcevable, historiquement, moralement intenable (Prop. 34). En lait, il faut (cela est évident à qui sait lire) ou renoncer à l’historicité substantielle des évangiles synoptiques, ou reconnaître que Jésus a professé l’erreur touchant l’imminence de la Parousie (Prop. 33). Aussi l’idée d’une Eglise, d’une société constituée d’une façon durable, et pour de longs siècles, a été étrangère à son esprit : dans sa pensée, l’avènement du royaume des cieux sur terrt ! était tout proche, et se confondait avec la Un du monde (Prop. 52).

Le Christ de la foi s’est dégagé, par voie d'évolution, de ces données primitives. Dans les textes évangéli((ues, l’expression Fils de Dieu équivaut toujours, et sans plus, à celle de Messie. (Prop. 30). La notion de rédemption, de mort expiatrice, n’est pas évangélique, mais exclusiveiiienl paulinienne. (Prop. 38). Le fait de la résurrection n’est, à aucun degré, d’ordre historique, mais pureuient d’ordre surnaturel, et, comme tel, ne comporte aucune démonsti’ation, loin d'être démontré. C’est une déduction, une interprétation (derivai’it sensim ex aliis) de la conscience chrétienne. (Prop. 36). Même, dans les débuts, cette interprétation portait moins sur le fait de la résurrection, que sur la fie immortelle du Christ en Dieu. (Prop. 37). Ainsi la divinité de Jésus-Christ ne se prouve pas par les évangiles : c’est un dogme que la conscience humaine a déduit (par étapes) de la notion de Messie. (Prop. 27). Gela étant, l’on peut accorder que le Christ de l’histoire est bien inférieur au Christ de la foi. (Prop. 2g).

Quant à la notion théolo^ique du Christ, qui identilie le Christ de l’histoire et celui de la foi, elle ne ressort pas des textes, entendus au sens naturel, et est inconciliable avec eux en ce qu’elle enseigne touchant la conscience et la science infaillible de Jésus (Prop. 32). Elle est, à toutes ses étapes — Paul, Jean, les premiers Conciles — différente d’avec ce que le Christ a enseigné sur lui-même : c’est, à vrai dire, une conception issue de la conscience chrélienne (Prop. 3l). Judaïsante à ses débuts, puis paulinienne, puis johannique, linalement hellénique et universaliste, cette notion est le fruit d’une évolution à stades successifs (Prop. 60).

Notre but présent n’est pas de rechercher si toutes ces propositions ont été, dans leur teneur et leur sens naturel, soutenues par des auteurs eatholi(]ues. Il est impossible de ne pas voir qu’un très grand nombre parmi elles ont leur équivalent dans les ouvrages de M. Alfred Loisy : mais plusieurs ont été, à dessein, et très judicieusement, définies, resserrées, voire luajorées, alin d’en faire ressortir le sens, et d’en dégager, sans discussion possible, la portée hétérodoxe. Il peut s’agir bien moins encore de les réfuter dans les limites de cet article. Celte réfutation exigerait un volume, ou même deux ; et celui qui porterait

sur la personne du Christ est fait, <'t fort bienfait, par M. M. Lepin (Jésus Messie et Fils de Dieu, d’après les lii’angiles synoptiques ; 3= édition, Paris, 1907. Voir aussi, dans ce Dictionnaire, l’article Jiisus-CnRisT.) Ce que j’aurais voulu, c’est découvrir la racine même des erreurs capitales proscrites par la Sacrée Congrégation, c’est restituer la conception première qui, une fois acceptée, autorise, organise et implique naturellement toutes les applications de détail dénoncées dans le Décret. Il est fort possible, et il me semble probable que cetle conception n’a pas été le point de départ conscient des écrivains calholiques visés dans notre document ; c’est là un point d’histoire qu’on pourra débattre ailleurs. Ce qui importe, c’est de voir que les conclusions auxquelles leurs études des origines chrétiennes ont amené ces écrivains, se sont, pour ainsi dire, cristallisées dans ce système ; c’est de voir que en lui, et seulement en lui, elles ont trouvé leur cohésion, une base philosophique, une apparence, ou, si l’on veut, des dehors, d’orthodoxie. Ce système, nous l’avons trouve dans l’immanentisme évolutionniste de IIegkl, interprété et complété au moyen du sentimentalisme religieux, par les protestants libéraux. La similitude des conclusions emporte l’identité des principes.

Nous avons vu qu’appliquée aux origines chrétiennes, cetle conception se résume dans l’opposition, historiquement irréductible, réductible seulement par voie d'évolution idéale, entre deux ou même trois Christs. Il faudrait distinguer : 1° le Christ de l’histoire, limité dans sa science, partageant les idées et erreurs de son milieu, arrivant progressivement à une conscience telle quelle de sa mission, et 1 interprétant au moyen de la notion messianique commune autour de lui ; nullement préoccupé d’autoriser cetle mission par ses miracles, finissant une vie exemplaire par une mort dont il ne connut pas l’efficacité rédemptrice, et la couronnant par une

« résurrection » qui échappe à l’histoire, et qui est

plutôt le fruit que la cause de la foi de ses disciples en sa personne ; 2" te Clirist de la foi, se dégageant peu à peu des données historiques qu’il déborde, sous l’inlluencedes réflexions, et de l’expérience religieuse, de Paul, de Jean, de la communauté primitive tout entière : d’abord Messie, puis Seigneur ressuscité. Rédempteur, Fils de Dieu, Dieu enfin ; 3° le Christ de la théologie, omniscient, fondateur conscient de l’Eglise, et finalement soumis aux catégories helléniques de personne et de nature.

C’est, on le voit, la perversion complète, non seulement du catholicisme doctrinal, mais du christianisme considéré comme religion révélée par Dieu. Le document autorisé, et réclamant l’adhésion de tous les catholiques, que nous essajons d’interpréter brièvemenl, condamne cetle conception des origines chrétiennes dans toutes ses données principales. A cette « division du Christ », il oppose implicitement la notion traditionnelle et véritable, qui voit en Lui une nature humaine i)arfaite, unie hypostatiquement au Fils unique de Dieu ; qui adore en sa personne Celui qui a donné son sang en rédemption pour beaucoup, le Seigneur vraiment ressuscité par Dieu, le fondateur de l’Eglise chrétienne ; Celui enfin dont nous vivons, et pour lequel nous devrions savoir, au besoin, mourir. Christus heri et hodie, ipse et m sæcula.

Léonce on Grandmaison.

III Eglise et Sacrements

L’Eglise a reçu un triple pouvoir surnaturel : enseigner, gouverner les fidèles, les sanctifier par 607

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608

les sacrements. Le « modernisme » ne lui conteste pas ces pouvoirs ; mais il les comprend mal. En général, il les diminue injustement ; quelquefois il les exagère, comme si l’Eglise pouvait supprimer ce qui a été déterminé immédiatement par Dieu lui-même, faire prévaloir des lois nouvelles sur les lois divines, un dogme nouveau sur le dogme ré élé.

1° Pouvoir d’enseigner ou magistère

1° Objet des définitions de l’Eglise. — Prop. 5 :

« Puisque le dépôt de la foi ne contient que les vérités

révélées, à aucun égard il n’appartient à l’Eglise de juger les assertions des sciences humaines. »

On suppose ici que le domaine des « vérités révélées », qui appartient sans conteste au jugement de l’Eglise, et le domaine des « sciences humaines » n’ont jamais entre eux aucun point de contact, aucun terrain commua. C’est inexact : telle vérité a été révélée, qui appartient en même temps, par exemple, à la philosophie, comme la survivance de l'àme, ou à la science des origines du monde et de l’homme, comme l’unité de l’espèce humaine et sa descendance d’un seul couple, vérité impliquée dans le dogme du péché originel. Aussi le concile du Vatican prévoit-il le cas d’une contradiction apparente entre la foi et la raison sur un terrain commun (session lii, chap. ij)> et condamne-t-il cette opinion : (( Les sciences humaines doivent être traitées avec une telle liberté, que leurs assertions, même quand elles contredirent la doctrine révélée, peuvent être retenues comme vraies, et ne peuvent être proscrites par l’Eglise. » (Can. 2).

De plus, s’il est vrai que le « dépôt de la foi n ne contient, à parler strictement, que les » vérités révélées », encore fallait-il, pour la bonne garde de ce dépôt, que l’Eglise put protéger par ses explications authentiques et ses jugements infaillibles d’autres vérités, tellement liées de leur nature avec les vérités révélées, que la négation des unes entraîne la négation des autres (Cf. L. Choupin, Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège, Paris, 2' éd., 19 13, p. 38 et suiv.). Des vérités si étroitement liées à la révélation, vous n’en rencontrerez pas dans certaines sciences, comme les mathématiques, mais bien dans certaines autres, comme la philosophie. Quand l’Eglise protège une vérité de ce genre et condamne l’erreur opposée, elle n’entre pas elle-même nécessairement dans la discussion scientifique, mais partant des principes supérieurs de la révélation, elle voit que telle conclusion doit être erronée ; de même qu’un observateur, vérifiant avec son télescope la région du ciel où, à la suite de longs calculs, un mathématicien avait supposé la présence d’un astre, lui dit : Il doit y avoir erreur dans vos calculs ou dans votre point de départ : l’astre n’est pas là. Direction toute négative, qui ne supplante ni ne supplée dans le savant dirigé « ses principes propres ni ses méthodes particulières, et lui reconnaît une juste liberté », tout en jugeant parfois telle ou telle de ses assertions (Vatican, loc. cit.).

2° Genèse des définitions de l’Eglise. — Prop. 6 : a Bans la définition des wérités. I’Ecclesia discbns et l’EccLBsiA DoCENS collaborent de telle façon qu’il ne reste à celle-ci qu'à sanctionner les opinions communes de celle-là. »

Il est vrai que VEcclesia docens (Concile œcuménique, ou Pape seul), pour définir une vérité controversée, attend que la lumière soit suffisamment faite parle travail privé de l’t'cclesia discens, qui renferme les exégètes, les théologiens, les canonistes, tous ceux qui cultivent la science sacrée et ses annexes. Dieu n’a pas promis de nouvelles révélations aux chefs de la hiérarchie, ni ne leur a donné la science

infuse ; il veut qu’ils emploient le travail humain pour discerner ce qui est contenu dans le dépôt de la foi, et ce qui lui est connexe, et quelles opinions lui sont vraiment opposées. L’Eglise laisse travailler ses pionniers, laisse mûrir les questions partiellement nouvelles, et ne se presse pas de définir..u moyen âge, les grandes universités, comme celle de Paris, centralisaient ce travail préparatoire, examinaient et jugeaient provisoirement les doctrines nouvelles. Plusieurs erreurs tombaient ainsi, sans qu’ensuite il fiit besoin d’une définition de l’Eglise.

Mais il ne faut pas, avec la proposilion condamnée, 1°) réduire l’Eglise enseignante à n'être qu’un simple appareil enregistreur des conclusions du travail privé. Le Pape et les évêques ont leur activité propre ; ils peuvent consulter directement les sources premières de la foi ; lorsqu’ils discutent en concile, ou qu’ils prc[)arenf leur définition, ils peuvent dépasser le travail privé qui a précédé sur la question : d’autant qu’ils ont, je ne dis pas de nouvelles révélations, mais une assistance spéciale de l’Esprit saint, qui non seulement empêche toute définition erronée (résultat négatif), mais dirige positivement leurs travaux, applique leurs esprits à mieux saisir et à mieux exprimer. — (Voir Palmibri, De Rom. Pontifice, thèse xxv)

2°) La proposition condamnée ne laisse intervenir l’Eglise qui définit, que lorsque l’Eglise qui ne définit pas est arrivée aune entente, à une « opinion commune » ; erreur très grave, qui en partie inutiliserait les définitions. Leur utilité principale, en effet, consiste précisément à terminer les controverses qtii partagent les membres de l’Eglise eux-mêmes, et qui, se multipliant peu à peu, obscurciraient de leurs doutes la plupart des vérités révélées, s’il n’y avait, comme remède à ce mal, un juge des controverses, capable de ramener l’imité dans les esprits. Ainsi la définition ne requiert pas un objet « communément n admis par l’ensemble des catholiques, ou par l’ensemble des savants ; elle ne demande même pas d'être portée par l’unanimité des Pères du concile. Et c’est ce qui fait sa valeur pratique : l’unanimité étant si dilTicile à obtenir pratiquement par le seul jeu ordinaire des intelligences divisées, la définition infaillible, autour de laquelle se concentreront ensuite tous les catholiques, crée de l’unanimité où il n’y en a pas encore.

3°) On insiriue que l’Eglise enseignante est tenue de sanctionner les opinions communes de l’Eglise enseignée ; autre erreur. Quand les savants catholiques, et les autres aussi, à un moment donné, pencheraient lous(moralement tous) vers une conclusion, leur opinion serait-elle pour cela absolument sûre, et s’imposerait-elle à l’Eglise enseignante ? Au point de vue naturel, non : il y a des influences, des modes, des courants d’erreur qui peuvent arriver à entraîner momentanément tous les savants vers certaines opinions erronées. Au point de vue surnaturel, non plus : l’infaillibilité a été promise directement à l’Eglise enseignante, et l’autre ne i)articipe à 1 infaillibilité qu’indirectement, comme écho de cet enseignement. Comment donc imposerait-elle à l’Eglise enseignante ses décisions ? Le modernisme renverse les rôles.

Parfois, lorsqu'à VEcclesia docens ilopposeVEcclesia discens, il entend par la seconde, non pas les spécialistes de la science sacrée dans leurs travaux privés, mais les pieux fidèles qui, en dehors de la science, vivent leur foi, et par cette expérience intime développent leurs idées chrétiennes. En ce sens, vouloir que VEcclesia docens, dans ses définitions, ne fasse que sanctionner les idées courantes de VEcclesia discens, ce serait établir un piétisme qui 609

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ne tient pas compte de la science sacrée, ouvrir la voie au fanatisme et aux superstitions, du moins à certaines époques de la vie de l’Eglise ; ce serait supposer (contre l’expérience même) que les simples fidèles ont tous le privilège d’extraordinaires révélations, et ([ue ces révélations immédiates sont l’objet de notre foi chrétienne ; ou bien, que le dépôt de la foi se réduit aux quelques vérités que tous doivent savoir cl que tous doivent vivre ; qu’il ne contient pas, pour le gouvernement de l’Eglise et l’administration des sacrements, d’autres vérités à l’usage des pasteurs, inconnues de la plupart des iidèles, quoique servant indirectement au bien de tous. Enlin ce serait faire conduire les bergers par les brebis, les maîtres par leurs élèves.

3° Effet des délinitions, assentiment qu’elles imposent. — Prop. 7 : « l’Eglise, quand elle condamne des erreurs, ne peut exiger des fidèles, pour le jugement qu’elle porte, aucun assentiment intérieur, »

D’aucuns s’imaginent que condamner une erreur, ce n’est jamais définir. — Mais la condamnation des erreurs revient, par la nature même des choses, à la proclamation des vérités opposées : aussi l’infaillibilité de l’Eglise s'étend-elle pareillement à ces deux formes équivalentes du définir, la positive et la négative ; 1' « anathème » est même la formule la plus solennelle dans l’usage ecclésiastique.

Dès lors que l’Eglise, usant de son magistère infaillible, a condamné une erreur, c’est un grave devoir, pour tous ceux qui connaissent suffisamment la condamnation, de soumettre leur intelligence elle-même à la règle que Dieu lui a donnée, c’est-àdire, d’honorer ce jugement solennel d’un « assentiment intérieur ». Ce ne serait pas assez de garder un « silence respectueux », comme le voulaient certains jansénistes, et de ne pas attaquer extérieurement la détinition. L’Eglise est une règle de foi, et la foi est un assentiment intérieur de l’intelligence sous l’inlluence de la bonne volonté.

Distiuguons toutefois la condamnation d’une opinion, et la simple prohibition ou défense de l’enseigner publiquement. Une doctrine peut être vraie, et cependant inopportune, de nature à exciter des troubles et des scandales, à être mal comprise dans les circonstances présentes ; elle peut aussi paraître peu sûre, la question n’a3ant pas encore été sulKsamnient approfondie. Que l’Eglise défende alors de l’enseigner dans ses chaires, ou de la jeter dans le grand public par des livres ; que, pour le bien de la paix et de la charité, un Pape impose quelquefois silence aux deux parties dans une polémique violente, toutes ces prohibitions disciplinaires ne visent que la manifestation extérieure des opinions : donc elles n’exigent pas d' « assentiment intérieur ». — Mais la proposition que nous expliquons ne parle point de cela : elle parle de la « condamnation des erreurs » : jugement doctrinal, dogmatique, et non purement disciplinaire ; jugement qui ne porte pas sur la question d’opportunité, de sécurité, de prudence, de cUarilé, de paix sociale, mais de vérité, et qui, lorsqu’il la tranche définitivement, est infaillible.

4° Autorité des Congrégations romaines. — Proposition 8 : « Oit doit regarder comme exempts de toute faute ceux qui ne font point do cas des condamnations portées par la Congrégation de l’Index ou les autres Congrégations romaines. »

Rappelons que ce sont là des tribunaux institués par le Pape pour l’aider dans le gouvernement général de l’Eglise, ou même, jusqu'à un certain point, dans son magistère. Dans ce dernier cas, leur communique-t-il son infaillibilité, quand il donne à leurs décrets l’approbation ordinaire ? Non, du moins d’après l’opinion la meilleure, qui est pratiquement

Tome III.

I siire. Mais il leur communique une part de sa juridiction suprême, de son pouvoir de gouverner l’Eglise universelle ; à ce titre, leurs décrets sont vraiment des « actes du Saint-Siège » ; et quand ils seraient purement disciplinaires (c’est toujours le cas de la Congrégation de l’Index), encore faudrait-il : 1°) ne pas les n mépriser », nihili pend uni, car il n’est jamais permis de mépriser l’autorité légitime, surtout l’autorité suprême ; 2°) ne pas les confondre avec des actes privés, tels que les décisions d’un juriste ou les thèses d’un théologien ; ce sont des actes publics, qui font loi dans l’Eglise ; on serait donc coupable de les attaquer extérieurenxent, de les contredire publiquement.

De plus, quand il s’agit de la plus haute des Congrégations romaines, celle du « Saint-Oflice » ou de

« l’Inquisition romaine et universelle », il n’est pas

pour elle uniquement question de décrets disciplinaires : elle peut porter des jugements doctrinaux, condamnant des propositions : tel est celui dont nous nous occupons dans ces colonnes. A cette condamnation, sans doute, la Congrégation ne peut donner l’infaillibilité qu’elle n’a pas : le jugement, même après qu’il a été approuvé par le pape in forma commuai, reste donc provisoire, réformable, non définitif. C’est un jugement initial, suffisant à indiquer le danger, en attendant ces jugements définitifs et irréformables, qui sont plus rarement prononcés, et après une plus longue préparation. Toutefois ce premier jugement doctrinal, en cela dilTérent du décret disciplinaire, exige déjà un assentiment intérieur : non pas cet acte de foi très ferme, qui répond seulement à une autorité infaillible ; mais im assentiment plus faible. En voici la nature, d’après ceux des théologiens qui demandent un minimum : je devrai, entre les deux opinions contradictoires, préférer celle que choisit l’Eglise, incliner mon esprit de ce côté, lors même qu’il pencherait naturellement de l’autre ; et il paraîtra bien raisonnable d’agir ainsi, si l’on réfléchit aux lumières spéciales naturelles et surnaturelles, qui ont amené l’autorité ecclésiastique à prendre cette décision. Excepté pourtant le cas où j’aurais l'évidence du contraire : alors je ne serais tenti à rien, intérieurement ; mais dans ces questions si difficiles, qui peut se flatter d’avoir l'évidence ? Le cas sera forcément bien rare. (Cf. L. Choupin, op. cit., p. 50 et suiv.)

Observons enfin que le Saint Office peut rappeler aux fiilèles des choses déjà définies, qui en vertu de ces anciennes définitions exigent un assentiment des plus fermes ; car les nouvelles erreurs qu’il condamne ne sont parfois que la simple réédition d’erreurs déjà condamnées par les Papes ou les Conciles généraux.

3° Pouvoir de gouveræinetit. Sa constitution. — Prop. 53 : « I.a constitution organique de l’Eglise_ n’est pas immuable, mais la société chrétienne, aussi bien que la société humaine, est sujette à une perpétuelle évolution ».

La constitution d’une société humaine, d’une nation, n’a qu’une fixité relative. Plusieurs formes de gouvernement sont possibles, et légitimes en ellesmêmes ; Dieu n’en a déterminé aucune ; le fait humain qui a piemièrement fixé pour un peuple la forme du gouvernement n’a pas une efficacité indéfinie ; le temps, la prescription qui peut légitimer une forme nouvelle, même illégitimement commencée, permet sur ce terrain-là de parler d'évolution dans le sens le plus hardi. lien serait de même de l’Eglise, si ce n'était qu’une institution humaine. Mais non : cette société a été fondée par le Christ, envoyé divin et Dieu lui-même (voir l’article précédent). Il a

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dclerrniné la forme du gouvernement, en donnant l’autorité sociale non pas à la multitude, mais à un collège apostolique tiré par lui de la multitude, et, dans ce collège, à un seul, Pierre, qui en est le chef. L’Eglise ne peut donc changer sa constitution, qui est de droit divin ; un tel cbangenient serait un fait illégitime qui ne pourrait être légitimé par aucune prescription ; on ne prescrit pas contre Dieu. — Voir le Cône, du Vatican, sess. iv, cap. 2.

Prop. 55 : « Jamais.Simon Pierre n’a même soupçonné que le Christ lui eùl assigné la primauté dans l’E< ; llse 11.

Nous n’avons pas à faire ici l’exégèse des paroles du Christ promettant et donnant à Pierre la primauté (Mattii., XVI ; Jkan, xxi) ; paroles que viennent conlirmer tant de faits convergents de l’histoire évangélique et apostolique. Nier que le Christ, en s’adressant à Pierre, lui ait donné la primauté, est une hérésie condamnée au Concile du Vatican, sess. IV, cap. i. Après cela, de quel front un catholique viendrait-il nous dire que jamais Pierre n’a su ce qu’il était ? (Voir article Pieuke.)

Prop. 56 : « Ce n’est pas par une disposition de lu divine Providence, mais par des conditions purement politiques, que l’Eglise romaine a été mise à la tête de toutes les Eglises. »

Pierre a reçu du Christ un pouvoir de chef suprême, cpii doit, jusqu'à la un du monde, servir à l’unité et à la stabilité de l’Eglise entière ; mais Pierre doit mourir : quel sera le mode de transmission de ce pouvoir à un successeur ? La combinaison la meilleure et la plus simple, parce qu’elle dispensait d’une élection de plus et désignait plus nettement le successeur de Pierre, c'était que cette primauté fût annexée à l’une des Eglises alors fondées, qui deviendrait ainsi mère et maîtresse de tdutes les autres. Or, nous voyons par les textes des Pères que cette annexion a eu lieu, et en faveur de l’Eglise de Rome.

Ici donc, pas d'évolution lente à trave ; » les hasards de la fortune, comme lorsqu’une nation prend l’hégémonie sur les autres, mais dès le commencement de l’Eglise une décision de droit a été portée en faveur de Rome ; pas d’origine purement politique, mais un fait d’ordre religieux lui transmet le divin pouvoir de Pierre. —.utre question si vous demandiez, antérieurement à cette transmission, quelles raisons de convenance ont pu incliner à choisir plutôt Rome. Ici ont pu intervenir la grandeur de cette ville, sa facilité de communication avec tous les points du monde connu, eu un mot des circonstances politiques, mais en tant que facilitant son rôle religieux : saint Léo.n l’a dit, et le SaintOffice n’a garde de le nier, il l’indique même par cette restriction : « purement politiques », mère politicis.

Dernière question ; Pierre a-t-il eu une révélation, un précepte divin de transmettre à Rome sa primauté, ou bien, sous l’action ordinaire de la Providence qui dirige les événements, a-t-il lui-même choisi eu pleine liberté? Les théologiens sont partagés, et l’Eglise n’a jamais détini ce point. En employant les mots vagues ex divinæ Providentiae ordinatione, que nous trouvons déjà dans les Pères, le Saint-Oflice a évité d’aborder cette question.

3° Pouvoir de sanctification. Sacrements. —

Les propositions condamnées sont rangées dans l’ordre classique : sacrements en général, puis baptême, conlirmation, eucharistie, pénitence, extrêmeonction, ordre et mariage.

Dans ce vaste sujet, nous ne pouvons insister que sur la tendance générale et les procédés du modernisme.

Partant d’un système préconçu d'évolutionnisme, il lui plail que nos sacrements, dans leur essence même, soient le résultat d’une évolution lente et graduelle. Aussi, dans la doctrine sacranicntaire, il attaquera surtout ce point : l’institution des sacrements par le Christ lui-même.

Prop. 40 : Les sacrements sont nés de ce que les apôtres et leurs.successeurs, sous la poussée des circonstances et des événements, ont interprété une idée et une intention du Christ. »

On ne nie pas que le « principe sacramentel » ait été admis et posé par le Christ lui-même. Mais en quoi fait-on consister ce principe ? En ce que Jésus n’a pas entendu fonder « une religion sans culte ». {Autour d’un petit livre, p. a56.) Mais ce culte, il l’a laissé établir par son Eglise ; c’est elle qui a institué les divers sacrements, suivant l’appel des circonstances, à telle lin et en tel nombre ciu’elle a voulu.

Pour nous catholiques, nous nous en tenons à la définition formelle de Trente (session vu", can. i), que les sept sacrements « ont été tous institués par J.-C. » : délinition reproduite encore par le Concile dans les autres sessions où il passe en revue chaque sacrement en particulier. — Pour qu’on puisse dire ainsi du Christ qu’il a institué chacun des sept sacrements, il faut qu’il ait eu l’idée et l’intention de chacun de ces moyens de salut ou qu’il ait lui-même assigné à chacun la lin particulière qui le spécifie, et qu’il ait pour chacun attaché à un rite la production de la grâce. — Est-il nécessaire que dans tous les sacrements ce rite, ce signe sensible, ait été par lui désigné avec la dernière précision ? On ne nous oblige nullement à le croire. De nombreux théologiens pensent, depuis fort longtemps, que le Christ aurait laissé son Eglise choisir, par exemple dans la Pénitence, les paroles qui ex])riineraient la rémission des péchés, dans l’Ordre, le rite qui exprimerait lu traiisniission du pouvoir sacré, attachant par avance la grâce au rite que choisirait l’Eglise. Il n’en aurait pas moins institué lui-même les sept sacrements.

Le modernisme se heurte aux définitions de Trente ; il s’efforcera de les éluder.

D’abord il prétend que le point de vue de l’histoire et celui de la foi y sont confondus, que le Concile ne peut définir l’histoire : comme si le dépôt de la foi ne contenait pas des faits historiques que nous devons croire comme très réellement arrivés, tels que, dans les Symboles, la naissance et la passion du Sauveur ! comme si l’infaillibilité de l’Eglise ne s'étendait pas à tout ce qui est dans le dépôt de la foi ! comme si, en délinissant quelque cho ; e, elle ne définissait pas implicitement quelle a le droit de le déUnirI

Puis il représentera les Pères de Trente comftie arriérés dans la connaissance des origines chrétiennes :

Prop. 39 : <i Les opinions que se faisaient les Pères de Trente sur l’origine des Sacrements, et qui ont sans doute influencé leurs canons dogmatiques, sont fort éloignées de celles qui à juste titre régnent aujourd’hui parmi les critiques et les historiens du clirisiianisme. n

Par ces critiques et ces historiens, on entend des protestants libéraux, ou des catholiques à leur remorque. Qu’ils soient très éloignés des idées qu’on avait à Trente, rien de plus naturel : mais qu’ils le soient à juste titre, merilo, c’est ce qui est ici condamné. — Ce n’est pas que nous donnions à toutes les « opinions sur l’origine des sacrements ii, que les Pères de Trente avaient pu puiser dans leur milieu, la même certitude, la même valeur, qu'à leurs canons dogmatiques. Ceux-ci, parle seul fait que Dieu a permis qu’ils fussent définis, sont garantis par 313

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L’assistance promise, et ont une valeur absolue, indépendante des idées personnelles de ces Pères, des argunienls par lesquels a dû passer leur esprit, desquels nous n’avons pas à nous préoccuper. C’est bien ici que la « raison raisonnante » n’est pas l’unique source de certitude. Il y aurait donc erreur de méthode à rabaisser la valeiu' de certaines définitions, sous prétexte qu’elles ont pu être inlluencées par des opinions démodées, par des lacunes en matière d’histoire. — Dans la prop. 3g, le Saint Siège nous semble avoir voulu condamner aussi cette dangereuse erreur de méthode, qui aboutirait à mettre en suspicion toutes les délinilions de l’Eglise, à raison de la science incomplète de l'époque où elles ont été rédigées.

Nous venons de voir comment la nouvelle théologie des Sacrements tâche d'éluder les définitions de l’Eglise Voyons maintenant par quels procédés elle 36 débarrasse des sources premières où l’Eglise a puisé, l’Ecriture et l’ancienne Tradition.

1° Ecriture. — On récuse tout simplement le témoignage des Apôtres, ou bien l’on en donne une interprétation calviniste cent fois réfutée, ou bien on l’isole arbitrairement de la tradition qui l’explique. Exemples :

Prop. 45 : « On ne doit pas prendre comme historique tout ce que raconte saint Paul de l’institution de l’Eucharistie. » (I Cor, , xi, 23-25)

Vraiment il ne faudrait pas se mêler de faire l’histoire des origines chrétiennes, quand on pousse le scepticisme historique jusqu'à récuser un témoin hors ligne comme saint Paul, si rapproclié des faits, dans sa première épître aux Corinthiens, document de l’antiquité la plus haute, de l’authenticité la plus absolue d’après les incrédules les plus éhontés eux-mêmes ; jusqu'à récuser saint Paul quand il raconte un fait aussi important, que les nombreux témoins oculaires ont dû attester si souvent, en même temps si simple et si facile à retenir, deux ou trois gestes significatifs, deux ou trois paroles frappantes du Seigneur. Il ne donne pas ces courts détails comme une vague tradition ; il les atteste avec solennité, il y voit la base historique des obligations si graves qu’il rappelle aux Corinthiens, des reproches qu’il leur fait ; sans parler de l’action surnaturelle qui complète sa documentation naturelle et l’empêche de se tromper ou de nous tromper. — Et l’on vient suspecter ce témoignage, sous prétexte que a saint Paul est le théologien de la croix, de la mort rédemptrice, et qu’il interprète visiblement, d’après sa théorie de l’expiation universelle, la cène commémorative de la mort ! » (Autour…, p. aS’j). — Mais alors, quel témoin reste-t-il en histoire ? Si c’est un homme qui a des idées, on ne le croit pas, parce qu’il a dû interpoler du sien dans les paroles d’autrui, bien qu’il les atteste. Si c’est un homme qui n’a pas d’idées, on ne le croira pas, parce qu’il est trop simple et manque de critique… (Voir article Eucharistie, col. 1553, 1553, 1559.)

Prop. I^1 : « C’est la communauté chrétienne qui a rendu le baptême nécessaire, en l’adoptant comme tel, et qui y a impliqué en même temps toutes les obligations de la profession chrétienne. »

C’est Jésus Christ, et non la communauté chrétienne, qui a proclamé la nécessité du baptême, en disant : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si l’on ne renaît par l’eau et l’Esprit-Saint, on ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » (S. Jean, iii, 5.) Les Pères ont toujours vu dans ces paroles la nécessité dubaptême. Mais voilà I Calvin a eu l’idée que l’eau, dans ce texte, devait être une métaphore ; et Calvin, qui est tout ce qu’il y a de plus moderne, doit nécessairement, aux yeux du modernisme, avoir raison

contre les Pères. Le concile de Trente, sess. vii, canon 3 du baptême, a condamné cette exégèse de Calvin ; mais l’Eglise infaillible doit se tromper plutôt que Calvin, d’après la nouvelle théologie.

Prop. 47 : 'I ies paroles du Seigneur : Recevez le Saint-Esprit ; les péchés seront remis à ceux à qui fous tes remettrez, et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez (Ioan., xx, 22) — ne se rapportent pas au sacrement de la Pénitence, quoi qu’il plaise aux Pères de Trente d’affirmer. »

Le concile de Trente définit formellement que ces paroles du Christ regardent le sacrement de Pénitence (session xiv, can. 3). Quant à l’exégèse détaillée de ce passage, nous n’avons pas lespace suffisant pour la refaire ici. (Voir article Pknitence.)

Prop. 48 : « Jacques, dans son épître, ne manifeste pas l’intention de promulguer un sacrement du Christ, mais de recommander une pieuse coutume : s’il voit dans cet usage un moyen de grâce, il ne l’entend pas avec la même rigueur que les tbéologiens qui ont fixé la notion et le catalogue des sacrements. »

Voilà encore un démenti donné hardiment aux définitions de Trente. « Si quelqu’un dit que l’Extrême Onction n’est pas réellement et dans la propriété du terme un sacrement, institué par le Christ Notre-Seigneur et promulgué par l’apôtre saint Jacques, mais seulement un rite reçu des Pères, ou une invention toute humaine, qu’il soit anathème. » (Sess. xiv, canon i sur l’Ext. -Onction.)

Si le passage de saint Jacques était pris en dehors de toute tradition explicative, nous reconnaissons franchement qu’il nous laisserait dans le doute. On pourrait très bien y voir un sacrement, mais on pourrait y voir quelque chose de moins : le texte seul ne trancherait pas la question. Mais nous avons en plus la tradition ; nous avons l’Eglise infaillible, sans laquelle l’Ecriture sainte, dans son obscure brièveté, resterait souvent une base énigmatique et insuffisante de notre religion. Aussi la vraie méthode n’est pas d’isoler l’Ecriture de la tradition qui l’explique, de discuter, à l’aide de l’Ecriture seule, jusqu’au dernier détail de la religion ; mais, comme le disait déjà Tehtixlien dans ses f/estr/^iions et Irénée Contre les hérésies, la vraie méthode est de chercher tout d’abord la véritable Eglise, à qui ont clé confiées les Ecritures, leur interprétation et toutes les traditions, pour apprendre d’elle ce qu’il faut tenir. Pour les sacrements surtout, enveloppés d’un spécial mystère, et transmis plutôt de main en main par la pratique perpétuelle que par des documents et des théories, on se condamnerait à ne pas les connaître, si l’on ne recourait à l’Eglise qui en a la garde. (Voir article Extri’jme-Onction, col. 1870.)

2" Tradition. — Voici les procédés de la nouvelle école à propos de la tradition : Affirmer carrément que l’Eglise primitive ne connaissait pas tel de nos sacrements, sans se donner la peine d’examiner les témoignages ; si l’on ne peut nier l’existence d’un rite semblable, lut prêter à l’origine un sens profane, qui seulement plus tard aurait fait place à un caractère sacré ; abuser de l’analogie qui existe entre deux sacrements, pour prétendre que l’un est sorti de l’autre, par voie de dédoublement. Exemples :

Prop. 46 : « Dans l’Eglise primitive, on n’avait pas l’idée du chrétien pécheur et réconcilié, et l’Eglise ne s’y habitua même que très lentement. Et même après que la pénitence eut été reconnue comme une institution de l’Eglise, on ne l’appelait pas du nom de sacrement, parce qu’on la regardait comme un sacrement honteux. »

Sur I Eglise primitive, on ne peut guère invoquer de témoignage plus ancien ni plus important que les lettres de saint Ignace d’Antioche. Or, il écrit aux 615

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Philadelpbiens : « Dieu pardonne à tous les pénitents, s’ils ont recours à l’union avec Dieu et au tribunal de révoque » (viii, P. G., V, 708). Le mot auvéSpim ne peut signilier que tribunal, ainsi que l’observe le protestant Lightfoot, le savant éditeur et commentateur des Pères apostoliques. — Tertullien dit clairement d’un chrétien péclieur qu’il pourra obtenir le pardon par le ministère de l’évêque. Si, devenu monbanjste, il excepte certains péchés plus graves, et pense que Dieu s’est réservé de les pardonner, cette restriction ne fait rien à la qviestion présente (De l’udicilia, xvin, P. /.., II, 1017).

Il est donc historiquement faux que l’Eglise ne se soit habituée que très lentement à l’idée du chrétien pécheur, et réconcilié par son ministère.

Quant au nom de » sacrement » répondant au grec « mj’stère », à l’époque des Pères il était sans doute plus ordinairement réservé au groupe des trois sacrements qui initiaient le nouveau converti à la vie chrétienne, et lui étaient conférés en même temps : Baptême, Gonlirmation, Eucharistie ; ou même souvent réservé par excellence à la seule Eucharistie ; et peu importe le nom si nous avons la chose, si la pénitence était un rite qui donnait la grâce et l’amitié de Dieu. Il est faux pourtant qu’on ne trouve jamais alors ce nom appliqué à la pénitence. Saint Augustin montre les Udèles accourant à l’église au moment de l’irruption des Barbares, demander les uns le baptême, les autres la pénitence, tous enfin la consolation et l’administration

« des sacrements ». On voit que le terme général de
« sacrements » englobe ici la pénitence. (Lettre à

Honorât, 11° S, P. L., XXXIIl, [1016]). — Quelques années après, un évcque africain, Victor db Car-TBNNA, disait : « Tu comprendras alors combien Dieu a estimé le sacrement de pénitence. » (Ouvrage autrefois attribuéà saint Ambroise, P. A., XVII, ggi-)

Enfin il est inexact et bizarre de dire que, si la Pénitence n’était pas appelée « sacrement », c’est qu’elle était regardée comme un « sacrement honteux ». Assurément on trouvait inconvenant pour un diacre, un prêtre ou un évêque, pour pécheurs qu’ils fussent, de se prosterner devant les laïques en implorant leur intercession, et on les dispensait de ces exercices pénitentiels, leur faisant faire pénitence dans la retraite. Mais ces mêmes exercices, pour les autres pécheurs, n’avaient rien qui les « disqualifiât ». {CEvangile et l’Eglise, p. 198). — « Demandez à l’Eglise de prier pour vous, disait saint Ambhoisk au pécheur coupable de péchés secrets II n’y a rien en cela qui doive vous faire rougir, si ce n’est de ne pas avouer votre culpabilité, jjuisque nous sommes tous pécheurs. » (De pœnitentia, 1. II, c. x). — D’ailleurs le sacrement consiste principalement dans l’absolution, dans la miséricorde de Dieu qui pardonne. Qu’a-t-elle de honteux ? Elle est sublime. Si les Pères avaient regardé un sacrement comme honteux parce qu’il efface les péchés, ils en auraient dit autant du baptême, qvi’ils avaient pourtant en si grand honneur.

Prop. i^tj : j J mesure que la Cène prit le caractère d’un acte liturgique, ceux qui y présidaient d’ordinaire acquirent le caractère de prêtres ».

Il faut aimer beaucoup à faire de l’histoire a priori et à mettre des « évolutions » partout, pour ne pas voir que la Cène eucharistique célébrée par les premiers chrétiens eut dès le principe « le caractère d’un acte liturgique », et que, jiar suite, ceux qui j’présidaient d’ordinaire ne jouaient pas le simple rôle d’un maître de maison dans un repas familial, ou d’un organisateur de banquet, en attendant que le caractère sacerdotal apparaisse quelques siècles plus tard. — Voyez saint Paul, I Cor., x, 16-21, et

le passage cité à la prop. 45 ; parmi les plus anciens témoignages patristiques, au i’"' siècle la Bidache avec sa liturgie eucharistique, au 11’, la description de la messe primitive par saint Justin, I Apol., lxv et suiv. (Voir article Euchahistie, col. 1565, sqq.)

Le concile de Trente a défini l’institution par le Christ lui-même du sacrifice eucharistique et du caractère sacerdotal, sess. xxii, can. 2.

Prop. 50 : « Les anciens, qui exerçaient dans les assemblées chrétiennes les fonctions de surveillants, ont été institués presbytres ou épiscopes, par les apôtres, pour satisfaire à la nécessité d’une organisation dans les communautés qui se dételoppaient, et non pas précisément pour perpétuer la mission et les pouvoirs apostoliques. »

Ces « anciens » ne recevaient pas seulement un pouvoir de gouverner les comiuunautés, mais encore les pouvoirs surnaturels et sacramentels que le Christ avait donnés aux apôtres pour les transmettre à des successeurs. Voir le plus ancien témoin patristique, un contemporain des apôtres. Clément de Rome, dans son épître aux Corinthiens, /’. G., 1, XL, xLi, xuv, 290.

On ol>jecte que « leur ministère coexistait à celui de l’apostolat ». C’est vrai ; mais cela les empêchait-il de succéder aux apôtres après leur mort, et de perpétuer leurs pouvoirs ? Un coadjuteur coexiste bien à l’évêque auquel il succédera. Il est vrai que l’apostolat, avec sa mission unique de fonder les Eglises, comportait certaines prérogatives auxquelles les évêques n’ont pas succédé. Mais pour être vraiment le successeur de quelqu’un, pour continuer ses pouvoirs, il n’est pas nécessaire de lui succéder en tout : Philippe II a été vraiment le successeur de Charles-Quint. (Voir article Eglise, col. la/i », 1360 sqq. ; art. Evi" : ques, col. 1981 sqq.)

Arrivons aux dédoublements de sacrement, invention malheureuse de l’évolutionnisrae.

Prop. 43 : « L’habitude de conférer le baptême aux enfants constitue un développement disciplinaire qui a contribué à résoudre ce sacrement en deux, baptême et pénitence. »

Les définitions de Trente réprouvent implicitement cette hypothèse gratuite, parce qu’elle enlèverait à Notre-Seîgneur l’institution réelle de la pénitence, avec sa fin particulière et sa grâce pro]n’e. L’Evangile rapporte d’ailleurs comment il établit lui-même oe sacrement (Voir prop. ij)

Et puis, cette invention n’a pas même le mérite de la vraisemblance. L’habitude de conférer le baptême aux enfants aurait pu assez naturellement porter certaines Eglises, soit à une rebaptisalion de tous les chrétiens à l’âge adulte, comme dans quelques sectes protestantes, soit à une cérémonie de libre acceptation des devoirs contractés au baptême. Mais le sacrement de pénitence n’est rien de tout cela. Quand son administration nous apparaît plus clat-’rement dans les documents plus détaillés de la fin d* W siècle et du commencement du m’, c’est sous la forme de pénitence publique, réservée à des crimes particulièrement graves, et nullement imposée à tous les adultes. La pénitence, pour les adultes, ne supplante pas le baptême’, qui continue à fonctionner parallèlement. L’analogie entre les deux, unique fondement de l’hypothèse, est faible, à cause de différences profondes. Le baptême n’est jamais un jugement, car celui qui le reçoit, étant encore en dehors de l’Eglise, n’est pas sujet à ses lois ni à ses jugements (I Cor., v, 12) : la pénitence ap[iarait dès le début sous forme de tribunal, de jugement (voir prop. 40). accompagné de peines expiatrices, et ne s’adressantquà des sujets de l’Eglise, à des baptisés.

— Le baptême, dans l’Ecriture et la Tradition, est essentiellerænl lié au rite de l’ablution, que son 617

MODERNISME

nom même indique : la pénitence n’en olTre pas trace.

— La pénitence n’a pas pour (in, comme le baplênie, de constituer l’être surnaturel par une « nouvelle naissance », mais, comme le disent les Pères, de

« guérir les plaies « survenant ensuite. ()e sont donc

des sacrements très différents, comme le montre le Concile de Trente (sess. xiv, cap. II i, et absolument irréduclibles l’un à l’autre.

Prop. 44 : « Hii’" ne /jroiive <jue le rite du sacrement de confirmation ait été pratiqué par les apôtres : la distinction formelle des deii.r sacrements, baptême et confirmation, n’appartient pas à l’histoire du christianisme primitif, a

Le diacre Philippe baptise beaucoup de monde à Samarie..-V cette nouvelle, les apôtres Pierre et Jean viennent de.lérusalem et imposent les mains aux nouveaux baptisés pour qu’ils reçoivent le Saint-Esprit (.4cles, VII, 14-25). Ce récit nous montre dès l’âge du christianisme primitif un sacrement distinct du baptême, ayant pour but d’achever la formation du chrétien en lui donnant l’Esprit saint. Voir la très ample discussion de ce texte dans le Dictionnaire de théologie^ art. Confirmation dans la sainte Ecriture, igo’ ;. Le rite est pratiqué par les apôtres, au moins sous la forme d’une imposition des mains accompagnée d’une prière en harmonie avec la tin du sacrement.

En vain atlaquerait-on la distinction du baptême et de la conlirmalion en partant de ce fait, que dans les premiers siècles nous les voyons toujours conférés ensemble et par le mêiue ministre. N’ajoulait-on pas l’Eucharistie, qui de l’aveu de tous est distincte du baptême ? Deux ou trois sacrements peuvent dans l’usage ordinaire s’accompagner toujours sans se confondre jamais. Et de fait les Pères admettaient dès lors, que le baptême et la conlirmalion pouvaient se séparer, par exemple si en fait de ministre il ne se trouvait qu’un diacre, qui peut donner le premier sacrement, et non le second. Voir, pour l’Orient, saint Gyeii.le de Jkkusale.vi, P. G., XXXUl, 956 ; pour l’Occident, saint Cyprien, P. L. III, I115. Ils font remarquer que le diacre Philippe a pu baptiser, mais que les apôtres ont dû venir conlirmer. — Quant à l’antagonisme entre le Concile de Trente et toute hypothèse qui dédouble un sacrement, voir la prop. 43.

Voilà tes principaux procédés de la nouvelle théologie sacramenlaire. On pourrait signaler encore celui qui consiste à arguer de l’ignorance des auditeurs du Christ. « Pensez-vous que les apôtres, pendant la dernière Cène, aient eu l’idée bien nette de la transsubstantiation, de la permanence du Christ tout entier sous les espèces du pain et du viii, qu’ils aient eu conscience d’être désormais des prêtres ? » etc. Comme si l’ignorance des apôlres encore grossiers était la mesure de tout ce que le Christ a voulu enfermer dans le sacrement ! Comme si ses paroles n’étaient pas destinées à être éclairées par l’Esprit Saint, méditées, approfondies et enfin comprises !

On doit signaler aussi le singulier sophisme qui consiste à nier l’existence d’un sacrement dans l’Eglise primitive parce que les théologiens n’en avaient pas fait encore la théorie, par exemple :

Prop. 51 : » Le mariage n’a pu devenir un sacrement de la nouvelle Loi qu’à une époque tardive ; car pour qu’il fut regardé comme un sacrement, H fallait avoir d’abiird l’explication ihéniogique complète de la doctrine de In grâce et des sacrements. »

Autant vaudrait dire qu’une langue ne peut exister, avant qu’on ait fait la grammaire et le dictionnaire ; qu’une cause ne peut agir, avant d’être parfaitement connue ; que l’action, avec sa connaissance confuse, ne peut précéder la spéculation.

Arrêtons là notre étude, déjà longue. N est-il pas vrai que plus nous avançons dans l’examen attentif de ce décret du Saint-Siège, plus nous en découvrons la sagesse ?

Stéphane Uahent, S. J.

IV

Foi et Uogmr

Les propositions qui nous restent à étudier se rapportent, l’une anx conilitions de la foi, l’autre à l’objet de la foi, le reste, an développement du dogme tel que l’a conçu M. Loisy. Lii condamnation de la première a pour but de rappeler à tous les catholiques un principe qui domine toutes les méthodes d’ai>ologétique. La seconde rejette l’essai d’application au dogme du pragmatisme, traité par M. Lu RoY. Le préambule du décret Lamentalnli regrette que certains autours calholiques aient dépassé les limites de la foi traditionnelle, sous couleur d’études plus approfondies et sous prélexle de vérité historique ; et il ajoute qu’ils ont cherché un progrès des dogmes tel qu’il en est en réalité la ruine : eum dogmalum progressum quæriiut qui reipsa eorum corruptela est. Combien cette appréciation est exacte, les lecteurs des trois études qui ont précédé celle-ci, n’ont pas manqué de s’en rendre compte. Il ne reste plus qu’à essayer de poiter la lumière sur quelques points encore des doctrines condamnées.

1" La question apologétique. — Prop. 26 :

« /.’assentiment de foi repose en dernier lieu sur un

ensemble de probabilités ». — Celle proposition, telle qu’elle vient d’être rapportée, est en contradiction avec une doctrine admise par tous les théologiens, à savoir que le premier acte surnaturel de foi du néophyte n’est pas possible, avant que le néophyte ne soit parvenu à un jugement pratique moralement certain sur les motifs de crédibilité du fait de la révélation divine. Pour croire, il faut avoir des raisons decroire ; |)our croire au fait de la révélation, il faut avoir des motifs d’admettre ce fait..Mais la doctrine catholique enseigne que ces motifs doivent, avant l’acte surnaturel de foi, donner au néophyte la certitude subjective du fait de la révélation. Cette doctrine est la conséquence de la condamnation par Innocent XI de la proposition suivante : « L’assentiment de foi surnaturelle et utile pour le salut subsiste avec une connaissance seulement probable de la révélation, bien plus, avec la crainte actuelle que Dieu n’ait pas parlé ». D. B., 1171 (io38). On conclut de la condamnation de cette proposition qu’il est nécessaire, pour faire un acte de foi surnaturelle, d’être parvenu au moins à un jugement pratique, moralement certain, du fait de la révélation. Cette conclusion se prouve en théologie par des arguments directs qu’il est inutile de rapporter ici, puisque notre but n’est pas précisément de prouver, mais de rappeler la doctrine de l’Eglise. La condamnation de la proposition 25 n’ajoute rien à la doctrine admise, elle ne fait que la rappeler.

Ce rappel était opportun. On sait que, depuis quelques années, de nouvelles méthodes d’apologétique ont fait beaucoup de bruit. A l’apologétique, qu’on appelle aujourd’hui traditionnelle, et qu’il serait plus exact d’appeler l’apologétique tout court, quelques catholiques ont voulu opposer, ou substituer, ou juxtaposer d’autres méthodes fondées sur le pragmatisme. La méthode, qu’on est convenue d’appeler méthode d’immanence, s’appuie sur le principe de finalité ; des besoins et tendances du sujet, elle prétend conclure à l’objet. On peut contester, et on a 619

MODERNISME

620

contesté ^e fait, la valeur de celle méthode pour arriver ciux vérilés fondamentales de l’ordre naturel ; mais cet aspect du problème est hors de notre sujet. Appliquée à l’ordre surnaturel, la méthode d’immanence a pour base ce que la vieille théologie appelle V appétit naliiret ilii surnaturel. Cet appétit, dit très bien le R. P. Gardeil, est le nœud vital du problème des rapi)orts de la nature et de la grâce (Dict. de Théologie, art. Appétit. En style courant, cela signifie que, des besoins et tendances de l’homme tel que nous le voyons, cette méthode prétend conclure avec une certitude, sinon spéculative, du moins pratique, à l’existence d’une révélation. Le Décret du Saint-Office, par lui même, ni ne blâme, ni n’approuve la méthode d’immanence, et en ce sens on peut dire,. sans crainte de se tromper, que le blondellisnie n’est pas condamné par le décret Lamentahili. Mais le même décret rappelle â tous les apologistes, qui veulent faire autre chose qu’une argumentation ad tiominem, ce que doit être la construction qu’ils élaborent. Et peut-être quelques-uns l’avaient-ils oublié ou perdu de vue.

La condamnation de la prop. aS aura un autre effet du côlé des théologiens traditionnels. Les positions des théologiens traditionnels se trouvent en effet singulièrement renforcées par l’acte du SaintOffice. Car toute la distribution de l’apologétique classique est commandée par deux vérités : i" Il doit exister des motifs de crédibilité capables de donner par eux-mêmes, pour tous les esprits, soit la certitude spéculative, soit la certitude pratique du fait de la révélation : ce sont les signes très certains et accommodés à toutes les intelligences dont parle le Concile du Vatican, D.-B., 1790, 1794 ('ôîg, lô^^) ; 2° L’ordre surnaturel ofi nous sommes est gratuit ; et bien que moralement nécessaire, la révélation n’est pas nécessaire de nécessité absolue. En soulignant la nécessité de la certitude avant l’acte de foi, le Saint-Otlice appelle l’attention de tous sur la première de ces deux vérités : celle que la méthode d’immanence laissait un peu dans l’ombre. L’apologétique classique ne fera qu’y gagner en autorité. De plus, par suite de ce rappel d’une doctrine qui leur était familière, les théologiens seront amenés à éparpiller moins leurs efforts sur des points de détail accessoires. La vraie question à débattre est fort bien posée par le décret Lamentahili ; il faut une apologétique qui nous amène à un jugement pratique moralement eerlain : les nouvelles apologétiques satisfontelles à cette condition essentielle ?

Un mot encore pour répondre à une question qui se pose sans doute dans l’esprit de beaucoup de lecteurs. Newman est-il condamné? Laissons de côté certaines interprétations des newmanistes français, qui ne sont pas l'œuvre de Newman, mais des gloses plus ou moins fantaisistes ; et parlons du seul Newman. Newman a bien écrit que les raisons spéculatives de croire se réduisent à des probabilités convergentes. Mais Nevman pensait arriver à la certitude morale, requise par le décret d’Innocent XI, par un jugement réflexe, fréquemment employé contre les déistes du xvm* siècle par l’apologétique protestante, etretrouvé par Newman chez le théologien catholique Eusèbe Amort. Ce qu’a écrit Newman est donc hors de cause.

S" L’interprétation pragmatique dn dogme. —

En même temps que la controverse immanentiste, nous avons eu dernièrement la bruyante question de M. Lb Roy : Qu’est-ce qu’un dogme ? Cette querelle se trouve terminée par la condamnation de la proposition suivante : 26. « Les dogmes de la foi ne doivent être retenus que dans un sens pratique, c’est à-dire comme règle commandant l’agir et non pas comme règle du croire. i> Ce qui est condamné dans cette proposition, ce n’est pas le pragmatisme en général (voir art. Pragmatisme), mais seulement l’application qu’on a voulu faire au dogme d’une certaine interprétation des doctrines pragmatisles.

Remarquons d’abord la forme exclusive de la proposition et la formule explicative qui la suit. Cette forme et cette addition restrictive étaient nécessaires pour ne pas atteindre, en même temps que M. Lb Roy, bon nombre de théologiens scolastiques. II y a environ huit siècles que dans les prolégomènes de la théologie (Sent., I, Prolog. ; Summa, I, q. i, art. 4) on a l’habitude de se demander si la théologie est une science spéculative ou une science pratique. La réponse commune est qu’elle est plutôt spéculative ; mais de très bons auteurs soutiennent avec ScoT et son école qu’elle est pratique. Leibniz, avec Bossuet, s’est rallié â cette opinion et il écrit : « Equidem Theologiam rere chrisiianani esse practicam constat, et primarium Cliristi scopum fuisse potius inspirare voluntati sanctitatem, quam intellectui immittere notiones veritulum arcanarum » (éd. Dutens, t. V, p. 1/12).

Dans ces termes, cette manière de voir est une de celles qui sont libres en théologie ; et on voit à simple inspection que celle opinion ne met nullement en question la croyance aux dogmes : elle la suppose expressément, et se contente de donner à la charité la première place dans l’intention divine. Si M. Le Roy, qui cite en sa faveur le scoliste Frassen, n’avait jamais rien dit de plus que l'école scoliste, Bossuet ou Leibniz, il n’y aurait pas eu lieu de condamner la proposition dont nous nous occupons. On a essayé en Allemagne de tirer Duns Scol au pragmatisme. Le docteur Parth. Minces, Ist Duns Scotus indeterminist ? a remis les choses au point très élégamment : les rencontres verbales ne sont pas signes certains de filiation, ni même de voisinage, d’affinité de système. (Voir Vazquez, fn I, disp. viii sqq.)

Il ne s’agit pas, dans la condamnation, du pragmatisme moderne en général. Le pragmatisme contemporain est un efl’ort, avoué ou inconscient, pour appliquer à la raison théorique la solution que Kant avait limitée à la raison pratique ; il cherche à eombatlre le scepticisme spéculatif, en démontrant ou en affirmant une réversion de valeur delà raison pratique sur la raison théorique. Cette méthode aboutit le plus souvent à la forme moderne du scepticisme qu’on appelle l’agnosticisme ; mais les pragmatisles catholiques prétendent par leur méthode atteindre la réalité des choses, et, sinon dans la connaissance naturelle, au moins dans l’acte slirnaturel de foi, entrer en relations avec le fond substantiel de l'être. De tout cela notre décret ne dit rien.

M. Le Roy, tout en admettant que le Credo affirme l’existence de réalités, ajoute que « le Credo ne nous donne de ces réalités aucune théorie représentative même rudimentaire ». Cela ne veut pas dire, comme on l’a cru, que le dogme n’a aucune valeur intellectuelle ; non, car M. Le Roy n’est pas agnostique. On veut dire simplement que l’acte vital qui est l’aele de foi, est un acte de connaissance, mais que ce cette connaissance exprime son objet en symboles d’action ; qu’elle le représente par l’action vitale qu’il provoque en nous ». (Dogme et Critique, p. 96). Ceux qui ont lu saint Jean de la Croix pourront, pour saisir M. Le Roy, se souvenir de ce qu’on y lit sur la connaissance mystique : connaissance réelle, où les symboles d’action font toute la représentation intellectuelle ccmsciente et communicable, mais où l’acte de connaissance n’emporte aucune pensée 621

MODERNISME

622

spéculative, aucune théorie représentative morne rudimentaire. Mais rapportons un exemple donné par M. Le Roy. « Que Dieu est notre Père « , signifie

« avant tout que nous avons à nous comporter en

lils avec lui ». L’objet de cette croyance doit être présenté « sous les espèces de l’attitude et de l’action qu’il commande en moi » ; et il doit être défini Dieu est notre refuge, et c’est bien sous le symbole de l’action, de notre action, que nous le nommons et le prions ainsi. Et il faut le dire, parce que c’est la vérité, il n’y a pas trace d’agnosticisme dans cette manière de prier. La paternité divine à notre égard, comme parle M. Le Roy, est un attribut relatif du même genre que refuge : rien n’empêche donc M. Le Roy de dire qu’il le conçoit sous le symbole de l’action.

Mais M. Le Roy a fait une induction liàlive quand, de quelques cas, il a passé à tous les cas, de certains dogmes, au dogme. Et il paraît bien que M. Le Roy n’avait pas fait une analyse approfondie des cas particuliers sur lesquels il s’appuyait.

a) Nous concevons quelques dogmes sous des symboles d’action, mais tous les dogmes sont-ils de de même espèce ? Dogme se définit : Dictum a Deo, propositum ab Ecclesia. La proposition de l’Eglise est un fait, et, parmi les choses dites par Dieu, il y

a des faits, beaucoup de faits, dont quelques-uns sont du même ordre que la mort de César, et d’autres transcendants. On conçoit assez ce que signifient les symboles d’action, quand il s’agit de certains attributs de Dieu et, si l’on y tient, de la connaissance mystique > par la ténèbre ». Que l’àme du Christ se soit réunie à son corps le troisième jour, comme disent les catéchismes, c’est un fait’dont on peut ignorer, nier, méconnaître toutes les conséquences pratiques, tout en adhérant intellectuellement à la substance du fait, soit par suite d’une preuve historique, soit par foi surnaturelle. La foi qui n’agit point est une foi morte : on en convient entre catholiques. Mais c’est encore la foi au sens strict et théologique du mot. Or, l’extension de la doctrine de M. Le Roy à la foi des faits révélés rend impossible cette foi morte, cette foi purement spéculative d’un fait.

i) En second lieu, M. Le Roy raisonne comme si, du fait qu’il peut correctement dire Notre Père en termes de vie lorsqu’il pense à la paternité divine à son égard, il s’ensuivait que tous les attributs de Dieu sont dans le même cas. Or, il n’en est rien. L’Ecole a divisé les attributs de Dieu en négatifs, en absolus et en relatifs. Cette division n’est pas un dogme, c’est une classification artificielle. Mais, si on laisse de côté la systématisation scolastique, ce que l’Ecole entend alfirmer quand elle enseigne qu’il y a en Dieu des attributs absolus, louche de très près à la foi. On établit en elfet que certains prédicats se disent de Dieu au sens propre, et que leur vérificatif est intrinsèque à Dieu. Saint Thomas a réfuté les agnostiques avérés qui niaient celle proposition, le juif Maimonide et l’arabe Avicbnne. Quand nous disons que Dieu est vivant, nous disons quelque chose qui est en Dieu, d’une façon tout à fait déterminée, et qui vérifie notre afiirmation : soutenir le contraire, hoc est contra intentionem loquentiuni de Deo, c’est aller contre la pensée de tous les fidèles. Théologiquement, l’argument est invincible. Quoi qu’il en soit des symboles d’action de M. Le Roy, quand les fidèles disent que Dieu est intelligent, libre, tout-puissant, ils veulent dire autre chose que s’ils n’en disent rien, et quelque chose de plus que l’attitude religieuse qu’ils doivent prendre : et ce surplus, ils entendent l’objectiver en Dieu lui-même. El l’argument est invincible encore dans les principes de M. Le Roy, puisqu’il admet le sens commun ou « convergence interne » comme critère du réel. Que telle soit la pensée intime des fidèles, c’est une simple affaire d’observation psychologique. Tout le monde saisit que Dieu n’est pas notre refuge, dans le même sens qu’il est intelligence et libre volonté, c’est-à-dire personnel.

M. Le Roy semble croire que, sur ce point du vérificatif, intrinsèque à Dieu, des attributs positifs, il y a controverse dans l’Ecole et par suite liberté d’opinion. La réalité est tout autre. Cette doctrine est positive, d’origine patristique. Elle a surtout été développée par les Pères dans la controverse anoméenne : si les noms divins, disaient ces Pères, n’ont pas en Dieu un vérificatif déterminé, tous les noms que l’Ecriture donne à Dieu sont synonymes ; ce qui est absurde. Les mêmes Pères, qui nous ont donné la doctrine des trois voies pour remonter à Dieu, nous apprennent qu’elles ne sont jamais adéquatement distinctes, mais s’impliquent mutuellement. Voie de négation veut dire, non pas une négation totale, mais l’état cognoscitif où la négation est à l’état fort, saillante, tandis que la causalité et l’éminence y sont à l’état faible, confuses. Sur tous ces points, l’accord est complet dans les écoles catholiques. (Voir Urraburu, Tlieodic., t. 1, p. 296 ; 623

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PonLE, T.ehrbiich^ l. I, p. 2^ sqq.) On y soutient l’univocité ou l’analogie : mais de telle sorte que l’enseignement patristique reste intact. C’est la première condition de toute spéculation Ihéologique ; et M. Le Roy, en étemlant à tous les dogmes ce qui, jusqu’à un certain point, est vrai de quelques-uns. l’a trop oublié.

c) Pour M. Le Roy, Notre Père signiGe l’attitude^ filiale que ce mot commande : rien de plus. Des formules aussi exclusives décèlent une analyse peu approfondie du contenu réel des attributs relatifs, conçus sous des symboles d’action. D’après M. Le Roy, nous aurions de la paternité divine à notre égard une connaissance à peu près semblable à celle qu’ont de la paternité de leur propre père les enfants de cinq ou six ans. L’enfant, on le sait, ne tarde pas à prendre de la paternité de son père une notion causale, justificative des attitudes qu’il doit prendre. Dans le système pragraatisle que nous étudions, rien de semblable ne peut arriver. Que Dieu est notre Père, signilie, d’après saint Tliomas, qu’il est notre cause ellicientc ; et qu’il est notre bien, honum nostrum, signifie qu’il est notre cause finale ; c’est clairement indiquer en Dieu un fondement, une raison déterminée, intelligible, explicative et justificative des attitudes qu’emportent les mots lotre Père, notre bien suprême ; M. Le Roy, lui, ne veut pas de relation définie entre les attitudes respectueusement afTectueuses et reconnaissantes, commandées, et l’essence divine. D’après lui, si on applique la notion de paternité à Dieu, « il ne faut garder à peu près rien de ce qui la constitue proprement dans le monde de notre expérience » (^Do^me, p. 71). Que la relation causale du père au fils ne soit à peu près rien de ce qui constitue la paternité dans le monde de notre expérience, une doctrine est désespérée quand elle met en question ces sortes d’évidence. On concède que la causalité divine est mystérieuse ; mais qu’une vérité soit difficile à concilier avec d’autres, ce n’est pas une raison de la nier, si elle est prouvée ; ceci est une règle de méthode admise dans toutes les sciences. Et ce n’est pas une solution que de nous dire que la réalité sous-jacente des formules dogmatiques « contient {sons une forme ou sous une autre) de quoi justifier, comme raisonnable et salutaire, la conduite prescrite » (Ibid., p. 25). Et si l’on demandait à M. Le Uoy ce qu’est en Dieu cette prescription (car elle n’est pas rien ; et puisqu’elle est divine, il fautbien qu’elle soit en Dieu), répondrait-il qu’elle y est sous une forme ou sous une autre ? Pour avoir le droit de commander, pour commander de fait, il faut être intelligent et libre, il faut intimer une volonté. Que M. Le Roy se demande de quelle manière l’intelligence et la libre volonté sont en Dieu, c’est la question de l’univocité et de l’analogie ; se contenter de dire que la réalité divine contient, sous une forme ou sous une autre, de quoi justifier la conduite prescrite, et refnser d’avouer un Dieu personnel, c’est rester dans l’équivoque. Et si tous les noms de Dieu sont équivoques, novis ne connaissons pas Dieu, dit justement saint Thomas contre les agnostiques de son temps I, q. 13, art. 5).

2" De la négation de tout vérificatif des noms divins déterminé, intellectuellement connaissable, tiilit l’impossibilité de la révélation proprement dite des principaux mystères. Parmi les vérités révélées, il en est, et des plus fondamentales de la religion chrétienne, qui concernent Dieu lui-même, sa nature ; d’autres se rapportent aux volontés libres de Dieu, à ses œuvi-es au dehors pour notre salut. Or on ne voit pas comment la Trinité, la volonté salviUque universelle, la prédestination, la Rédemption

auraient pu être révélées par les symboles de M. Le Ro.y, je veux dire par des symboles dont le vérificatif ne serait en Dieu que « d’une façon ou d’une autre «. Sans doute Dieu est l’Incompréhensible, mais il n’est pas l’Inconnaissable ; et si nous ne pouvons pas le connaître par des concepts, inadéquats, inexhaustifs, mais en même temps exacts et précis, comment nous communiquera-t-il les secrets de son invisible essence, les décrets libres de sa volonté ?

Enfin et par contrecoup, la théorie de M. Le Roy tend à supprimer la notion catholique de la foi. D’après le concile du Vatican et tous nos catéchismes, l’acte de foi surnaturelle est >in acte intellectuel par lequel nous adhérons fermement aux vérités révélées et que l’Eglise nous enseigne, à cause de l’autorité du témoignage divin. Ceci est, comme on dit, à prendre ou à laisser. C’est un grand honneur pour un homme d’être cru sur parole, en toute hypothèse ; nous honorons grandement Dieu par l’acte de foi, jiuisque non seulement nous le croyons sur parole, mais encore nous faisons profession de le croire ainsi, parce qu’il en est digne : (/ » i nec falli nec faltere potest. M. Le Roy supprime cet hommage de la soumission intellectuelle. Il admet l’hommage de la prière, celui de l’amour, celui de certaines expériences mystiques : il confond perpétuellement l’acte de foi avec la prière, la charité, l’union mystique ; et comme il lui semble que ces expériences religieuses seules ont quelque valeur, il en conclut qu’elles sont la foi. L’adhésion intellectuelle aux dogmes lui paraît de si peu de prix qu’avec M. FoGAzzARo, il admet que, pourvu qu’un « homme aime la vérité, aime le bien, et mette en pratique ces deux amours », il sera sauvé sans la foi des dogmes. Le concile du Vatican, citant saint Paul, dit nettement le contraire : sine fide impossibile est placere l)eo, D. B., i^g.’i (16/t2). Pour un catholique, le choix est fait entre la théologie du concile et celle d’un romancier, fût-il cent fois plus grand que M. Fogazzaro.

Plusieurs ont été séduits par l’arppel fréquent que M. Le Roy fait à l’expérience religieuse. Bossuet explique fort bien à quoi l’expérience religieuse des croyants est destinée dans le plan divin : la suavité que Dieu donne à tous dans la foi, D.B., 1791 (1640), la connaissance du divin que Dieu nous donne par sentiment plutôt que par lumière (gustate et videte ; et piæ deyotionis erudiamur a/J’ectu) n’ont pas jtour but de nous faire négliger, mépriser, vider de leur contenu les formules dogmatiques, comme paraît le croire M. Le Roy. Leur rôle, c’est de nous les faire mieux comprendre. Elles sont le moyen par lequel la masse des fidèles « qui sont bien instruits par l’Eglise, mais à qui leur imagination représente mal ce que l’Eglise leur enseigne », est amenée à dépasser les idoles, c’est-à-dire " les images grossières qu’elle s’est formée de la première essence » (0/iuvres oratoires, éd. Lkbahq, t. V, p. io/(). D’après Bossuet, l’expérience religieuse nous est donnée pour épurer les représentations de l’objet de notre foi, pour nous amener à mieux croire ; d’après M. Le Roy, la même expérience supprime le croire (D. B., 1238-ia39 [1 io51106]). Cf. d’ailleursl’article Agnosticisme.

3*^ Le développement du dogme. — Prop. 54 :

« /.es dogmes, les.’sacrements, la hiérarchie, soit

quant à leur notion, soit quant à leur réalité, ne sont que des interprétations et des évolutions de la pensée chrétienne, qui, par des apports venus du dehors, ont accru et perfectionné le petit germe caché dans l’Evangile. » Cette proposition condamnée résume les deux petits livres de M. Loisy. Elle 62E

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exprime quel est le développement du dogme contre lequel le Décret veut mettre en gnide les lidèles.

Cette tliéoiie du dévelo])ppinent des dogmes par évolution et par accession fe trouvait dans la préface de l’Evangile et l’EfiUse. Elle ctait présentée dans l’ouvrage comme « un dogme nouveau » à conquérir (p. 162) ; et à la dernière page du volume, l’auteur se flattait d’avoir trouvé le moyen de « concevoir, à l’heure actuelle, l’accord du dogme et de la science, de la raison et de la foi, de l’Eglise et de la société j. On sait que l’autorité ecclésiastique sévit promptement contre le nouveau dogme. M. Loisy s’expliqua. Jntoiir d’un petit livre dessilla les yeux les moins perspicaces. Il devenait évident que, pour défendre l’interprétation évolutionniste de l’histoire du christianisme qu’esquissait V Evangile et l’Eglise, M. Loisy changeait et abandonnait phisieurs des notions fondamentales reçues dans l’Eglise et, en réalité, réduisait notre foi chrétienne à la croyance en un Dieu provident. C’est ce qu’il faut brièvement expliquer à propos de la proposition 5/|. Nous n’avons point à redire ce qu’on peut trouver ailleurs dans ce Dictionnaire. CVoir art. Agnostioismb, Dogme et Foi) Mais 1° nous rappellerons la doctrine catholique sur le développement du dogme ; 2<J nous dirons en quoi consiste la théorie de M. Loisy. Chemin faisant, nous indiquerons pourquoi cette théorie est inadmissible.

1° /, e développement classi<jiie du dogme. — L’Eglise admet un certain développement, un certain progrès du dogme. Le concile du Vatican est très explicite sur ce point. Il rappelle que la raison aidée de la foi peut acquérir une intelligence croissante des mystères ; et il exprime le vœu que cette intelligence croisse dans chacun des lidèles, dans l’Eglise entière, tout en soulignant la loi nécessaire de ce progrès : Crescat… sed eodem sensu. D.-B., 1996, 1800 (16441 16^7). Les idées du public sur cette matière ont été tellement brouillées par les récentes controverses qu’il paraît utile d’expliquer ici le problème réel qu’il s’agit de résoudre en théologie quand on s’y pose la question classique : An dogmata creverint : ’Les théologiens sont d’accord sur les propositions suivantes :

1° Si l’on parle de l’objet de la foi en faisant abstraction de notre mode particulier de connaître la vérité, qui est le jugement, l’objet de notre foi est simple et unique, Dieu. Objeclnni fidei est incomplexum.

2° Comme l’acte de foi est un acte intellectuel, comme d’autre part la foi ne change pas notre mode naturel de connaître en tant que celui-ci tombe sous la conscience expérimentale, l’acte de fol est un jugement. D’où, si l’on parle de I objet de notre foi, en tenant compte de notre mode de connaître la vérité, l’objet de foi est multiple. En d autres termes, il y a plusieurs articles à croire ; ces articles nous sont proposés et s’expriment par des propositions ; de là vient la pluralité des formules dogmatiques.

3" Comment l’objet de foi unique et simple, Dieu, devient-il pour nous l’objet de foi multiple ? Par la révélation, communication surnaturelle de la pensée divine, non pas seulement par le moyen d’images et d’idées, mais aussi et surtout par des propositions, conformément à notre mode naturel de saisir intellectuellement la vérité. Ces propositions sont la parole de Dieu, le dictuni a Deo : leur ensemble constitue ce qu’on appelle le dépôt de la foi ; c’est par elles que nous atteignons l’objet multiple de la foi, et la réalité de l’objet matériel de la foi.

M. Loisy a brouillé tout cela. El c’est grâce à l’équivoque des termes qu’il avait créée et réussi à répandre dans un certain public sous le nom de Fir-MIN, qu’il a surpris la bonne foi de quelques-uns.

M. Loisy, on le sait (prop. 20, Autour, p. igS ; prop. 22, Evangile, p. 158), n’admet pas la révélation proprement dite. Il n’admet pas cet acte par lequel la Vérité première manifeste à l’homme la pensée divine sous la forme d’une proposition surnaturelle ment communi([uée ; pour lui, la forme native des vérités révélées est « une intuition et une expérience religieuse », la révélation a « pour objet propre et direct les vérités simples contenues daus les assertions de la foi » (Autour, p. 200) ; et ces vérités simples se réduisent « au rapport essentiel qui doit exister entre l’homme, conscient de lui-même, et Dieu [>résent derrière le monde phénoménal » ; la révélation est « la perception de ce rapport » (Autour, p. 196, sq.). M. Loisy n’admet pas non plus que la foi soit un acte intellectuel par lequel nous adhérons aux vérités divinement communiquées sous la forme d’articles. Et cette théorie de la foi est corrélative de la théorie de la révélation que soutient l’auteur.

Cependant, M. Loisy parle continuellement de révélation, de foi, d’objet de foi, de représentation de foi, de vue de foi et même d’assertions de foi, etc. IJien plus, il en appelle aux anciens théologiens pour prouver, contre ses détracteurs, que les représentations de foi correspondent à l’état des laits psychologiques et historiques (Autour…, p. 190) ; il connaît la formule des théologiens, que Dieu considéré absolument est l’objet de la foi et de la théologie : car « la christologie, la grâce, l’Eglise rentrent dons la théologie, le dogme de Dieu » (p. 204) ; et il fait sienne la formule de quelques autres théologiens, que l’objet de la foi, de la théologie, se réduit à Dieu, au Christ, à son œuvre (Evangile, p. 17^) ; il lui paraît d’ailleurs que ces deux formules peuvent se concilier si l’on dit que Dieu pris relativement est l’objet de la foi, et il réduit la révélation à la perception du rapport essentiel qui doit exister entre Dieu et l’homme (^ « <o » ; ’, p. 196) : la révélation n’a pu être que la conscience acquise par l’homme de son rapport avec Dieu « (p. 195). L’assurance du ton eu a imposé à plusieurs des lecteurs de M. Loisj". Distinguons un peu, ou, ee qui revient au même dans l’espèce, rétablissons les faits.

Toutes les propositions des anciens théologiens auxquelles en appelle M. Loisy, ont un sens sinon vrai, du moins soutenable, dans le contexte des auteurs qui les ont énoncées. Ces auteurs entendent ces propositions de l’objet de la foi incomple.rum, c’est-à-dire de la chose crue, en faisant abstraction de notre mode de la croire. Mais les mêmes théologiens sont unanimes à soutenir que l’objet de nos actes de foi n’est pas incomptexum, (i’ileiil multiple, dès qu’on tient compte de la manière dont subjectivement nous atteignons l’objet révélé. Le sophisme perpétuel de M. Loisy consiste donc à parler toujours comme si les Pères et les scolastiques avaient enseigné : i" que Dieu, ohjectum incomple.r.iint, est l’objet de notre foi surnaturelle indépendamment de toute révélation proprement dite ; a" que l’objet

« propre et direct » de notre fol surnaturelle n’est

pas constitué par la révélation proprement dite, dont le contenu global forme le dépôt de la foi chrétienne {Autour, p. 200) ; 3° que notre acte surnaturel de foi atteint Dieu, considéré en lui-même, autrement que par l’adhésion au dépôt de la foi, aux divers articles de foi (Ibid.).

C’est à l’aide de cette équivoque fondamentale que M. Loisy est parvenu à employer, d’un bout à l’autre de ses deux petits livres, les mots foi et révélation dans un sens qui n’est pas le sens catholique de ces termes. Beaucoup de ses lecteurs s’y sont laissé prendre, soit parce qu’ils n’étaient pas assez 627

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familiarisés avec la notion exacte de ces expressions, soit parce qu’ils suppléaient dans leur pensée au manque d’acribie du texte, sans remarquer que les corrections qu’ils introduisaient mentalement dans les formules de M. Loisy, étaient précisément ce que il. Loisy niait le plus.

En effet, sans manifestation de la vérité par Dieu lui-même, il n’y a pas d’objet de foi, il n’y a pas d’acte de foi, dans l’état surnaturel où nous sommes : laissons de côté la question métaphysique de possihili, puisqu’il s’agit de l’ordre actuel choisi et voulu par la Providence surnaturelle de Dieu. Or, les fiies de foi de M. Loisy sur la divinité du Christ, sur les sacrements, sur la hiérarchie, non seulement ne supposent pas, mais elles excluent la révélation proprement dite des articles concernant ces sujets. Et cette seule observation suffit pour dissiper l’équivoque fondamentale de M. Loisy et tout l’échafaudage de sa pseudo-théologie chrétienne. Pour un chrétien, qui dit acte de foi suppose une révélation divine, qui propose l’objet à croire, antérieurement à cet acte de foi. Pour M. Loisy, qui dit iiie de foi exclut cette révélation divine constitutive de l’objet de foi. D’après l’Eglise, il est impossible de croire de foi surnaturelle ce que Dieu n’a pas manifesté ; la révélation est une condition essentielle de nos actes de foi, pour diverses raisons, et, entre autres, parce qu’elle en constitue l’objet ; aussi dogme se déliiiit : dictum a Deo, propositiim ah Ecclesta. D’après M. Loisy, pour un catholi<|ue, « l’interprétation actuelle » de l’Eglise est tout. (Autour, p. 206 sqq.) Nouvelle équivoque.

M. Loisy sait que nous admettons des traditions non écrites, et il fausse notre doctrine pour en abuser contre nous. Il est vrai que l’Eglise admet des traditions en dehors de l’Ecriture. Mais l’Eglise n’admet pas que des traditions de ce genre, comme le suppose le développement du dogme par évolution et par accession de M. Loisy. Tout l’enseignement de l’Eglise n’est pas de tradition non écrite ; les principaux dogmes, l’ensemble des dogmes, en particulier le dogme de l’existence d’une tradition non écrite, sont exprimés dans l’Ecriture ; et les traditions non écrites y ont souvent un fondement assignable. Enfin ces traditions non écrites, l’Eglise les tient pour formellement révélées de Dieu ; et cela, non pas dans le cours de l’histoire du christianisme, mais antérieurement à la mort du dernier des apôtres (Voir prop. 21). Et M. Loisy nie, aussi bien les uns que les autres, tous ces points.

Nous ne somme pas au bout de l’équivoque. M. Loisy admet, on le sait, des dogmes nouveaux, émergeant au cours des âges de la pensée chrétienne, de l’expéfience religieuse. Dans son système, il ne peut pas les rattacher à la révélation formelle des articles faite aux.apôtres, puisque, d’après lui, le Christ n’a fait que donner le branle à un mouvement religieux, sans rien régler ni sur le dogme, ni sur les sacrements, ni sur la hiérarchie. M. Loisy voit bien qu’il est nécessaire que ces dogmes nouveaux

— même au sens où il entend ces mots — se rattachent à l’Evangile : autrement, cène serait plus des dogmes spéciliquement chrétiens. Il a recours pour établir ce lien entre nos formules dogmatiques et le

« germe » caché dans l’Evangile, à l’intermédiaire

de l’autorité doctrinale de l’Eglise. Il écrit en effet : X Le catholicisme consiste à recevoir comme émanant d’une autorité divinement établie, l’interprétalion que l’Eglise donne actuellement de l’Evangile. » (Autour, p. 205).

Quoi qu’il en soit, pour le moment, du " lien vital «  que M. Loisy admet ailleurs pour faire ce raccord du christianisme primitif avec le nôtre (Autour,

p. 65) ; quoi qu’il en soit encore de la réduction du sens réel de nos dogmes à la perception du rapport simple que la religion découvre entre Dieu et nous : autre moyen qu’emploie M. Loisy pour expliquer que la révélation demeure toujours substantiellement identique à elle-même (Autour, ^. 199) ; il est certain que l’autorité doctrinale de l’Eglise est insuffisante à rem[>lir le rôle que lui assigne M. Loisy.

M. Loisy prétend que le catholicisme consiste à recevoir l’interprétation de l’Evangile par l’Eglise. La formule exacte est : « Le catholicisme consiste à recevoir l’Evangile, parole de Dieu, dont l’interprétation authentique nous est donnée par l’affirmation et la proposition de l’Eglise, infaillible dans cette affirmation et dans cette proposition en vertu des divines promesses. » Il y a plus que des nuances entre ces deux formules. Celle de M. Loisy est inexacte. D’abord, l’observation psychologique la plus rudimentaire suffirait à constater que la tendance de l’acte de foi des catholiques n’est pas du tout celle que lui assigne M. Loisy. Ensuite, voici la doctrine ecclésiastique : pour que le fidèle puisse faire un acte de foi surnaturelle sur un article déterminé et soit en certains cas tenu de le faire sous peine d’hérésie, il faut l’affirmation de cet article par l’Eglise, la proposition par le magistère de cet article comme révélé de Dieu ; et cette affirmation, cette proposition, est garantie par la promesse divine de l’infaillibilité, faite directement au magistère vivant. Il est vrai que le dogme se définit : dictum a Deo, propositum al> Ecclesia. Mais dans cette formule, l’affirmation et la proposition de l’Eglise viennent au second rang ; ce qui vient en tête, c’est la parole de Dieu, l’affirmation divine.

Or, pour nous, la parole de Dieu consignée dans la sainte Ecriture est le dépôt, la source des vérités de la foi ; tous les fidèles le savent, puisque tous entendent leur curé commencer habituellement son prône par un texte de l’Ecriture ; et Pie X l’a rappelé dans un consistoire en déplorant « que les hérétiques modernes ne regardent plus la sainte Ecriture comme la source sûre de toutes les vérités qui appartiennent à la foi ».

On voit par là que, d’après l’Eglise, l’interprétation ecclésiastique de l’Evangile sert à faire le raccord entre les formules dogmatiques actuelles et le christianisme primitif, en tant que cette interprétation se rattache, grâce au charisme de l’infaillibilité, à la parole divine originaire, consignée dans l’Ecriture. Mais M. Loisy n’admet pas cette parole divine initiale, ou ne reconnaît point de sens dogmatique aux textes scripturaires, ou réduit ce sens à beaucoup moins que l’Eglise ne le fait. Ce n’est donc que grâce à une équivoque de mots que, dans son système, l’interprétation de l’Eglise paraît rattacher le christianisme actuel au christianisme primitif.

Ce point fondamental réglé, revenons aux propositions communément admises par les théologiens sur le développement du dogme.

4° Ceux à qui l’Evangile a été suffisamment proposé sont tenus à l’adhésion au christianisme : ce qui ne va pas sans l’adhésion explicite aux principaiix articles, à quelques propositions révélées de Dieu.

5° L’objet de la foi chrétienne n’a reçu aucun accroissement objectif depuis la mort du dernier des apôtres. La révélation qui s’adresse et s’impose à tous a été close avec l’âge apostolique. L’objet multiple de la foi a été constitué, une fois pour toutes, par la révélation faite par le Fils dans la plénitude des temps, et par l’enseignement du Saint-Esprit aux apôtres. L’objet de notre foi est donc int’nriable. Et c’est la raison pour laquelle l’Eglise a condamné 629

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dans le cours des siècles tous les prophètes « du nouvel évangile ». (Voir art. Dogme, t. 1, i 158-i iGo.)

Ici se pose enfin la question du développement du dogme chrétien. En désaccord évident avec Khanzklin et l’école classique, M. Loisv a cru pouvoir se réclamer de Nkwm.vn (Evangile, p. 161 ; Autinir., p. ;). Mais Newman relient les données essentielles du problème et le pose correctement. S’il considère l’objet du jugement initial, apostolique, de foi, il admet ce jugement. M. Loisy au contraire est, nous allons le voir, en désaccord avec Kranzelin, avec Newman, sur toute la ligne. C’est que M. Loisy n’admet pas la révélation initiale des articles. Et de là vient que, loin de nous proposer une solution acceptable du problème du développement, il ne pose pas correctement la question ; à proprement parler, il la su[)prime. Delà vient aussi qu’on peut dire qu’il n’y a entre M. Loisy et Newman d’autre ressemblance ((ue l’emploi de la pliraséologie nevmanienne, mise à la mode en France par quelques immanentistes newmanisants. Mais M. Loisy a beavi employer les termes de vie, de foi vécue, etc., chers à Newman, la ressemblance n’est que verbale. M. Loisy change le sens newmanien des termes de Newman, comme il a changé le sens chrétien des termes fui, révclatinn, et le sens catholique des mots tradition, interprétation, de l’Eglise.

Que si M. Loisy prétend que du moins il a pour lui Newman dans le point où celui-ci est en désaccord avec Franzelin, il faut encore nier que M. Loisy donne au mot oh jet de foi le même sens que Newman, que la foi cliez M. Loisy soit la même chose que la foi dont parle Newman. En elTet, pour Newman, comme pour l’Eglise entière, l’objet de foi est constitué par la révélation des articles faite aux apôtres, la foi est l’adhésion à cet objet. D’après M. Loisy au contraire, les apôtres n’ont point reçu la révélation proprement dite des articles ; la foi n’est donc pas l’adhésion aux vérités révélées aux apôtres et consignées dans l’Ecriture. L’accord avec Newman reste donc ici encore purement verbal. Et quand il serait démontré — ce qui n’est pas — que la foi vécue de Newman n’est que la reprise en style moderne d’anciennes opinions d’Auréolus, d’Occam et de Melchior Gano (voir Vazijukz, in I, disp. v) ; quand il serait prouvé — ce qui l’est moins encore — que les a assertions vivantes de la foi » de M. Loisy ne sont psychologiquement autre chose que la foi vécue de Newman ; l’accord resterait encore verbal entre M. Loisy et ces auteurs catholiques : car Aureolus, Occam, Cano, Newman sont tous partis de ce fait |ue l’objet invariable de la foi est constitué par la révélation, et tous ont cherché à expliquer comment notre foi plus explicite — foi infuse, foi vécue

— peut atteindre ce même objet, l’atteint en effet. M. Loisy au contraire cherche comment, avec la phraséologie de Newman, on pourrait arriver à se passer de cet objet précis et de la révélation des articles qui l’a constitué. Telles sont les équivoques foncières par lesquelles M. Loisj’a semé le doute dans l’esprit de plusieurs, et hélas ! amené l’apostasie de quelques-uns de ses lecteurs.

2" Le dévelop/iement du dogme par évolution. — Le lecteur sait déjà pourquoi la théorie du développement des dogmes par évolution n’est pas admissible. Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des quelques propositions condamnées qui n’ont pas encore été expliquées.

1° M. Loisy n’admet pas l’objet de foi initial constitué par la révélation des articles. Il écrit : « On peut dire que Jésus au cours de son ministère n’a ni prescrit à ses apôtres ni pratiqué lui-même aucun règlement de culte extérieur qui aurait caractérisé

l’Evangile comme religion. Jésus n’a pas plus réglé d’avance le culte chrétien qu’il n’a réglé formellement la constitution et les dogmes de l’Eglise… L’Evangile comme tel n’était qu’un mouvement religieux, qui se produisait au sein du judaïsme pour en réaliser parfaitement les principes et les espérances. Ce serait donc chose inconcevable que Jésus avant sa dernière heure eût formulé des prescriptions rituelles…, le regard de Jésus n’embrassant pas directement l’idée d’une religion nouvelle, d’une Eglise à fonder, mais toujours l’idée du royaume des cieux à réaliser. Ce fut l’Eglise qui vint au monde, et qui se constitua de plus en plus, par la force des choses, en dehors du judaïsme. Par là le christianisme devint une religion distincte, indépendante et coni[)lète ; comme religion, il eut besoin d’un culte, et il l’eut. » (Evangile, p. 181-182). Ce passage est caractéristique du procédé. C est lui qui paraît avoir été visé par la proposition 59 : « le Christ n’a point enseigné un[corps de doctrine applicable à tous les temps et à tous les hommes, mais il a plutôt commencé un mouvement religieux adapté ou capable d’être adapté aux différents temps et lieux. » Il est vrai que le Christ a commencé un mouvement religieux, que ce mouvement était adapté à son temps et à son milieu, qu’il est capable d’être adapté à tous les temps et à tous les lieux ; ces propositions ont un sens exact. Mais il est faux que ce mouvement religieux n’a point eu de base doctrinale, et que la doctrine révélée par le Christ n’est pas universellement ap|)licable. C’est précisément parce que la doctrine du Christ est convenable pour tout pays et toute époque, que le mouvement religieux qui est le christianisme est d’une extrême plasticité et convient à tous les temps et à toutes les latitudes.

Si ni les dogmes, ni les sacrements (Autour, p. 22/4), ni la hiérarchie (^ » (oi(r, p. i-)2, 177, sqq.) ne viennent immédiatement du Christ, comment notre religion peut-elle se dire chrétienne ? Ce que M. Loisy vient d’appeler mouvement religieux, ailleurs — et très souvent — il l’opiiclle un germe. Les dogmes étaient dans la tradition primitive « comme un germe dans une semence n (Evangile, p. 162). Cette métaphore est classique ; et pour cette raison, malgré l’abus qu’en a fait M. Loisy, elle restera. On a essayé récemment de lui substituer celle du ferment. Métaphore pour métaphore, les plus vieilles sont les meilleures. Celle du germe a d’ailleurs l’avantage de bien affirmer l’invariabilité du dépôt : Crescat. Le tort de M. Loisy n’est pas de s’en être servi, mais d’avoir réduit ce germe aux formes particulières par lesquelles la faculté d’idéation du Christ se représenta le contenu de la religion naturelle.

2" M. Loisy réduit le sens de nos dogmes à la perception du rapport simple que la religion naturelle découvre entre Dieu et nous. L’Eglise catholique enseigne que les sacrements sont des Signes sensibles institués par Notre-Seigneur Jésus-Christ qui produisent la grâce que d’après la volonté du Christ ils signifient ; et cette doctrine des sacrements fait l’objet de toute une session du concile de Trente. M. Loisy supprime l’efficacité des sacrements ou, si l’on veut, la réduit, ainsi que leur signification, au minimum qui suit : « Ils ne font que rappeler à l’homme la présence perpétuellement bienfaisante de son Créateur » (Evangile, p. 220). C’est littéralement la lii’proposition condamnée par notre Décret.

Cette proposition hérétique est caractéristique du système de M. Loisy. Le lecteur a compris par ce qui précède que le catholicisme ne peut pas admettre un développement du dogme par évolution et par accession, parce que le dogme révélé est une donnée 631

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initiale, invariable ; et pour nous cette donnée se compose des articles de foi.

M. Loisy admet lui aussi une donnée initiale invariable ; mais celle donnée n’est autre chose que la religion naturelle. C’est ce qu’il faut expliquer, parce que c’est le fond de tout le procédé par lequel M. Loisy pense rester chrétien tout en niant la foi aux articles, dans le sens où l’Efjlise l’enseigne.

a) La révélation initiale est la perception du rapport essentiel qui doit exister entre l’homme et Dieu {Autour, p. 196). Cette perception est la foi, car M. Loisy n’admet pas de connaissance naturelle de Dieu dans l’ordre où nous sommes (p. iy4). Ces deux propositions sont inconciliables avec le concile de Trente et celui du Vatican. Inutile d’insister [D. B., 798(680) ; 1785(163/ ;) ; 1789(1638)].

b) L'évolution de la foi est coordonnée à l'évolution intellectuelle et morale de l’homme (p. igij). Cependant « la révélation demeure toujoui-s substantiellement identique à elle-même w (p. 199). Celte phrase aurait un sens e.'cact, si JI. Loisy admettait à l’origine la révélation proprement dite, et les anciens théologiens ne craignaient pas de dire : n Actu fidei impUcito, omnia quæ nunc credunlur, fnerunt seiiiper in Ecclesia Dc.i crédita. » Mais M. Loisy se moque de cette conception anlhropomorphique des théologiens et de n la fourniture de vérité » qu’on suppose que Dieu aurait donnée à l’homme dès l’origine (Autour, p. ig3). Ce qui reste identique, c’est donc au fond la religion naturelle, puisque la religion naturelle ne serait autre chose que l’expression du « rapport essentiel » qui existe entre Dieu et l’homme. « Le développement delà religion révélée, dit M. Loisy, s’est elfectué par la perception de nouveaux rapports, ou plutôt par une détermination plus précise et plus distincte du rapport essentiel, entrevu dès l’origine, l’homme apprenant ainsi à connaître de mieux en mieux et la grandeur de Dieu et le caractère de son propre devoir » (197). — Cette dernière formule n’est nullement acceptable, parce qu’il est faux que la religion révélée ne nous enseigne que le rapport essentiel qui doit exister entre Dieu et l’homme : 1" elle nous instruit de ce rapport essentiel, qiie nous aurions pu connaître sans la révélation [D.B., 1786 (1635)j ; et 2" elle nous instruit de la manière dont il a plu à Dieu d'être honoré dans l’ordre surnaturel où il nous a librement et gratuitement placés ; et notre élévation, ainsi que les devoirs qui en résultent, ne pouvaient pas être connus de nous sans la révélation ; il en faut dire autant des mystères proprement dits que la révélation propose et impose à notre croj’ance.

c) C’est par « intuition », sous l’action de Dieu, que l’homme perçoit ce fond commun de toutes les religions qui est le rapport essentiel entre Dieu et l’homme (p. 200). L’action de Dieu et la nôtre constituent l’expérience religieuse. Nous nous traduisons à nous-mêmes cette expérience par des idées, par des représentations de foi. Ces idées, « images décolorées de nos impressions subjectives », sont variables avec le temps, suivant les conditions où nous sommes, et le stade de l'évolution où nous sommes parvenus. Car le dynamisme intérieur trouve « dans les rencontres de l’histoire les occasions, les excitants, les adjuvants, la matière de son propre développement i> (p. 47). M. Loisy ne nie pas que ces idées expriment le divin ; elles l’expriment inadéqualemenl — et ceci est exact ; mais elles n’expriment qu’un seul objet. Dieu et son rapport essentiel avec nous. Et cela est faux, nous l’avons déjà dit.

d) Pour M. Loisy, le prophétismc, l’Evangile, nos formules dogmatiques ne sont que des efforts pour arriver à se représenter intellectuellement l’objet

religieux, le rapport fondamental qui doit exister entre Dieu et l’homme. Les prophètes se représentaient cet objet sous le symbole du messianisme ; Jésus, par celui du royaume ; nous, par nos formules de foi, dogmes, sacrements, hiérarchie : la représentation a varié, l’objet est le même, il est unique. '( Qu’est-ce que la révélation chrétienne, dans son principe et dans son point de départ, sinon la perception, dans l'ànie du Chrisl, du rapport qui unissait à Dieu le Chrisl lui-même et de celui qui relie tous les hommes à leur Père céleste ? » (p. 196). Et ailleurs : « La doctrine catholique est l’expression intellectuelle d’un développement vivant. Elle correspond substantiellement à la foi des prophètes. » D’après l’Eglise, le lien qui ratlache notre foi, nos formules dogmatiques à l’Evangile est avant tout l’unité doctrinale. D’après M. Loisy, <( le lien qui l’y rattache est un lien vital moyennant lequel toutes les formes essentielles de la pensée ecclésiastique procèdent d’un même principe que les formes essentielles de la pensée èvangélique, et se dégagent de celles-ci comme un effort pour atteindi’e, dans des conditions dill’crcnles, à la représentation du même objet vivant et diversement exprimé. Dieu, l’homme et sadestinée, réconomiedusalul.)>(./ » ioHr, p. 65).Si M. Loisy concédait que cet objet « Dieu, l’homme et sa destinée, l'économie du salut » nous a été révélé explicitement, formellement, dans le détail, par le Christ, qu’il se trouve consigné dans l’Ecriture, on pourrait se dispenser d'épiloguer sur cette formule : elle reviendrait à dire que iJieu rémunérateur est l’objet unique de la foi implicite par laquelle ceux à qui l’Evangile n’a pas clé proposé peuvent, à certaines conditions, être sauvés, suivant une opinion connue en théologie. Mais M. Loisy n’ignore pas que la foi explicite des articles est nécessaire à ceux à qui l’Evangile a été proposé ; et que ces articles sont d’après l’Eglise formellement révélés dans l’Evangile. On voit que c’est toujours la même équivoque surTobjet de la foi qui fait le fond du système, e) La réduction de l’objet de notre foi à l’unité, par la suppression de la révélation et de la foi des articles, met M. Loisy tout à fait à l’aise pouradmettre dans le christianisme autant d'éléments étrangers qu’on voudra. En effet, cette réduction donne à M. Loisy le moyen de retrouver toujours et partout la vraie religion : aussi bien dans les formules scolasliques que dans les données païennes, helléniques, que notre faculté d’idéation emploie, suivant les temps, pour exprimer l’unique objet de la révélation, le rapport essentiel entre Dieu et l’homme. Par exemple, les formules dogmatiques de l’Eglise sont vraies et « leur sens ne change pas ». D’après la doctrine de l’Eglise, le sens des formules dogmatiques ne change pas, et cela vient de ce que l’Eglise, tout en adoptant quelquefois pour exprimer le dogme révélé desconceplsqui ne se trouvent pas in terminis dans les livres saints, n’exprime par ces termes nouveaux que la pensée des livres saints : c’est une nouvelle expression du dépôt, mais on ajoute rien au dépôt. D’après M. Loisy, il y a un sens des formules de foi qui ne change pas ; mais, ajoute-t-il, « le sens qui ne change pas n’est pas celui qui résulte précisément de la lettre, c’est-à-dire la forme particulière que la vérité prenait dans l’esprit de ceux qui ont libellé la formule ; il n’est pas davantage dans la forme particulière des interprétations qui se succèdent selon le besoin ; il est dans leur fond commun, impossible à exprimer en langage humain par une délinition adéquate à son objet et suffisante pour les siècles des siècles n (Autour, p. 201).

Mais si l’objet de la foi chrétienne n’est que cela ; si nos dogmes ne sont que l’image décolorée de nos 633

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impressions subjectives en face du divin, qui ne ; nous manifeste rien ni de lui-nièiue, ni de sa pensée, de ses décrets ; si la vérité de nos formules se réduit à exprimer que Dieu est l’inconipréhensible ; nous voilà réduits à un christianisme sans dogmes, au sens catholique du mot, à la religion de l’esprit d’Aug. Sabatieu, (Voir Esquisse d’une pliilusopUie de lu religion, liv. I, cliap. l, , 111, 4" édit., p. I20 et passirii), bref au protestantisme libéral. Et de fait, M. Loisy connaît un temps où le christianisme n’avait pas de symbole dogmatique (.Y » iOKr, p. 200), comme si l’adhésion au christianisme avait jamais pu se faire sans que l’on adhérât à quelques articles de foi révélés de Dieu. Mais, de l’aveu de M. Loisy lui-mcnie, cet état chaotique, qu’il imagine, dura peu ; une série d’articles de foi, de formules, fut imposée et définie comme « thème d’enseignement et expression réglementaire de la croyance ». Voyons quel en est le sens.

3° Les formes mentales qui expriment l’objet religieux se suivent, et, d’après la loi du progrès dans révolution, ne se ressemblent pas. Une formule dogmatique n’a pas et ne peut pas avoir le même sens à deux moments de l’histoire. Le sens littéral d’une (elle foriuule, le sens perçu par ceux qui l’ont libellée, n’est jamais le sens perçu par les générations suivantes ; ce n’est que par un efl’et de perspective, une espèce de mirage, que nous imaginons que le sens actuellement perçu par nous dans les formules religieuses anciennes, se trouve dans le champ de la conscience de nos devanciers (Autour, p. 4'J, '77 el passim). Cette manière de concevoir la vérité historique du sens des textes religieux parait s'être formée lentement dans l’esprit de M. Loisy (Eludes bibliques, Paris, 1901, p. 21, 60) ; et il serait aisé d’indiquer quel procédé théologique mal compris a servi à M. Loisy pour se persuader que la distinction <les protestants libéraux entre le sens historique des textes et leur sens théologique pouvait être acceptée par un catholique.

Mais ce travail n’a point pour but l’histoire des origines de la pensée de l’auteur des petits livres ; il ne veut être que l'étude des conclusions qu’on y trouve. Voici deux de ces conclusions exorbitantes :

« J’aurais pu montrer que les articles principaux du

Symbole apostolique n’avaient pas non plus tout à fait la même signilicalion pour les chrétiens d’aujourd’hui que pour ceux des jiremiers tem|is : si l’on prend à la lettre cette profession de foi, la christologie est celle des Synoptiques, sans aucune inlluence du quatrième Evangile ; Dieu, le créateur, s’identifie simplement au Père céleste ; le titre de Fils de Dieu caractérise la mission providentielle de Jésus, qui est le « Seigneur » ; l’Esprit représente l’action de Dieu et du Christ dans l’Eglise, sans qu’on voie clairement le rapport où il se trouve à l'égard de Dieu et du Christ. » (Autour, p. 202). Sans périphrase, entendez que pour les premiers chrétiens, le Christ n'était pas Dieu, que le Saint-Esprit n'était pas une personne distincte du Père et du Fils, qu’on n’avait aucune idée de la Trinité ; en d’autres termes, le Symbole des premiers chrétiens, qui est le nôtre, avait dans leur esprit un sens arien et socinien.

Ce qui est vrai du passé vaut pour le présent et pour l’avenir. M. Loisy ne craint pas d'écrire :

« L'évolution de la philosophie moderne tend de

plus en plus à l’idée du Dieu immanent, qui n’a pas besoin d’intermédiaire pour agir dans le monde et dans l’homme, La connaissance actuelle de l’univers ne suggère-t-elle pas une critique de l’idée de création ? La connaissance de l’histoire ne suggèret-elle pas une critique de l’idée de révélation ? La

pas une critique de l’idée de rédenq>tion ? Le travail théologique des premiers siècles fut, à sa manière, une critique, autant qu’il y avait critique alors ; mais ce fut une véritable critique, exercée sur la tradition religieuse et sur la science du temps… Le Christ est Dieu pour la foi. Mais les gens nous demandent maintenant de leur expliquer Dieu et le Christ… Une traduction s’impose. » (Autour, p. 154 sq.) Ce qui s’est fait autrefois peut évidemment el doit se faire aujourd’hui ; car « il importe à la conservation de la foi que l’idée de Dieu et de son rapport avec le monde soit en harmonie avec la connaissance de l’univers el de l’histoire, connaissance qui ne comprend pas seulement l’ensemble des faits observés, mais la forme scientifique de leur classement. » (Autour, p. 211)) La page qui précède nous apprend que « la forme scientifique du classement des faits », à laquelle il faut accommoder l’afiirmation du dogme, n’est autre que « l’hypothèse de l'évolution », « explication provisoire » d’ailleurs, de l’aveu même de M. Loisj- à la même page.

Le Saint-Oflice a condamné les propositions suivantes : ()2 : i< Les principaux articles du Symbole des Apôtres n’avaient pas pour les chrétiens des premiers temps la signification qu’ils ont pour les chrétiens de notre temps ti.&lt : Le progrès des sciences exige la réforme de la conception de la doctrine chrétienne au sujet de Dieu, de la création, de la révélation, de la personne du Verbe incarné el delà Rédemption. » Il est à peine besoin de dire pourquoi ces propositions méritaient d'être proscrites. Pie X l’a 1res justement fait remarquer dans le consistoire que nous avons déjà cité. Dans ce système, « pour la tradition, tout est relatif et sujet au changement, et par suite l’autorité des saints Pères est réduite à rien ». Et comme M. Loisy appliqiie sa méthode d’exégèse à tous les textes religieux, y compris la Sainte Ecriture, Cl l’inspiration de l’Ecriture diffère peu de celle d’un Eschyle ou d’un Homère ». Théologiquemenl, c’est encore la négation de toute révélation des arti clés qui est à la base de toutes ces erreurs. Philosophiquement, l’auteur suppose : 1" que dans la pensée humaine aucune idée simple n’est restée et ne peut rester invariable, comme si, par exemple, les idées de fils et de i)ère, les notions de cause et d’elTel, etc., ne se retrouvaient pas partout identiques dans notre race ; 2° que les relations nécessaires, essentielles, qu’expriment certains jugements ne sont pas indépendantes des images, des formes représentatives, par lesquelles nous les exprimons. M. Loisy demande à son lecteur, sans le lui dire, d’admettre que le même rapport abstrait entre un sujet et un prédicat ne peut pas être exprimé par des termes divers et même, si l’on veut, par diverses métaphores.

/i" L'évolution du dogme se produit par la combinaison d'éléments nouveaux et même étrangers avec les éléments primitifs. Le lecteur se souvient peut-être de certaines élucubrations sur l’origine étrangère, hellénique, de la Trinité. M. Loisy reprend quelque part les protestants d’avoir cru trouver dans l’Ecriture le dogme de la grâce qui, d’après lui, n’est pas plus formellement enseigné dans l’Ecriture que le dogme christologique. (Evangile, p. Uh). Ces deux dogmes sont une n interprétation ilu salut messianique et de la théologie du royaume céleste, et cette interprétation a été nécessitée par les circonstances dans lesquelles l’Evangile s’est perpétué, ])ar les problèmes que posait la conversion des païens, et qu’il a fallu résoudre en s’inspiranl bien jilus de l’esprit que des déclarations formelles de Jésus » (p. 156). Ainsi, sans repas commun, le christianisme n’eût pas paru une religion parfaite aux 635

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païens convertis ; il en va de même de la divinité du Christ (p. 182). Mais dans la façon traditionnelle d’entendre le dogme christologique, on sent.< l’influence de la sagesse grecque ><, et dans la façon d’entendre le dogme eucharistique, on sent un élément qui rappelle « les mystères païens n (p. igo).

L’Eglise qui, à l’origine, s’est ainsi incorporé les idées païennes, doit, pour rester dans l’esprit de Jésus, s’incorporer maintenant tout ce que pense le monde moderne, tout jusqu’aux hypothèses provisoires, jusqu'à la forme scientilique du classement des faits : ainsi se fera « l’accord du dogme et de la science, de la raison et de la foi, de l’Eglise et de la société » (Ei’angile, p. a34). « Si jamais une conclusion dogmatique est formulée sur le développement chrétien ». — M. Loisy connaît celle du Vatican, mais il la tient pour inexacte (E’angile, p. 161), — « On peut présumer, dit notre auteur, que ce sera l’expression de la loi de progrès qui, depuis l’origine, gouverne l’histoire du christianisme » (p. 163).

Or M. Loisy constate que cette loi de progrès, tel qu’il l’entend, ce « dogme nouveau » de l'évolution dogmatique par accession, n’est pas vu favorablement de l’Eglise ; que le principal obstacle à l’acceptation du dogme nouveau, qui est sa découverte, est « une certaine conception trop rigide de la vérité qui appartient à la Bible, aux documents olliciels de la tradition ecclésiastique, de la théologie ». (Autour, p. 208). MansV Ei’angile, M. Loisy insinuaitsa pensée parcette prétérition : « Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si la tendance du catholicisme moderne n’a pasété trop tutélaire, si le mouvement de la pensée religieuse et même scientilique n’en a pas été quelque peu gêné » (p. 175).Lesecond des petits lifres traita le sujet scabreux ; c’est un réquisitoire en règle, où ni Galilée, ni Richard Simon ne sont ouljliés (Autour, p. 183, 21 1 sqq.el/ ; a.ssim). L’Eglise, qui défend l’immutabilité du dogme, y est représentée conmie l’ennemie du progrès des sciences etde la théologie. D’autre part, si elle ne modilie pas a les formes quasi despotiques dont son gouvernement s’est entouré », si elle ne tient pas compte de ce que « l’individu, la famille et l’Etal modernes entendent bien sauvegarder leur autonomie », elle ira contre la lin dernière de l’institution chréliennc. Il n’y a pas de forme nécessaire et immuable du pouvoir ecclésiastique ; de nos jours, l’opinion commune est que « l'élite dirigeante est au service delà masse dirigée ». Il fautdonc, si l’on veut rester fidèle à la morale évangélique « qui a fait prévaloir cette vérité dans le monde », soumettre l’application du principe à l'évolution générale des esprits (Autour, p. 175-186).

Ce sont ces théories que visent les deux propositions suivantes : 07. « L'Église se montre l’ennemie du progrès des sciences naturelles et théologiques. » 63 : "Il L’Eglise se montre incapable de défendre la morale évangélique, parce qu’elle adhère obstinément à des doctrines immuables qui ne peuvent pas se concilier avec les progrés modernes ». Tout cela avait déjà été condamné plus ou moins directement par le Syllabus. D. B., 17 12 (iSôg) ; 1713(1560) ; 1780 (1629). Et le concile du Vatican a fait sur la culture scientifique une déclaration de principe qu’il sullit de rappeler : « Bien loin de mettre obstacle à la culture des arts et des sciences Iiumaines, l’Eglise la favorise et la fait progresser de plusieurs manières. Car elle n’ignore ni ne méprise les avantages qui en résultent pour la vie d’ici-bas ; bien plus, elle reconnaît que, venant de Dieu, le maître des sciences, ces arts et ces sciences conduisent de même à Dieu, avec l’aide de sa grâce, si on les cultive comme il convient. » D. B., 1799 (iG46).

Il ne nous reste jilus que deux propositions à I

examiner. L’une exprime l’aboutissement nécessaire de tout le système de iVI. Loisy ; l’autre condamne rh3pothèse philosophique qui est à la base de tout le « nouveau dogme » du développement dogmatique par évolution.

65 : « Le catholicisme tel qu’il est aujourd’hui ne peut pas se concilier avec la vraie science, à moins qu’il ne se transforme en un certain christianisme non dogmatique, c’est-à-dire en un protestantisme large et libéral, n Nous n’avons pas trouvé cette proposition, telle qu’elle est ici condamnée, dans le texte de M. Loisy. Il serait facile de la trouver dans l’une ou l’autre des Enquêtes que ces derniers mois ont vu éclore, les disciples tirant quelquefois les conclusions que les maîtres n’ont pas formulées. Nous avons déjà vu que M. Loisy réduit la révélation et son contenu à un minimum tel qu’il ne se distingue plus que par les mots du contenu de la religion naturelle ; c’est la position du protestantisme libéral, si l’on fait abstraction de la phraséologie chrétienne qu’il retient encore. M. Loisy n’en diffère pas, si l’on va bien au fond des choses : il nie en effet toute révélation positive proprement dite. Que dans sa pensée — je parle de la pensée de M. Loisy telle que nous la lisons dans ses écrits — le catholicisme en doÎA’e venir à cette position, s’il veut s’accorder avec la science du jour, on ne peut pas en douter un instant. Le but de V Evangile et l’Eglise est en effet de montrer comment cet accord peut se faire par l’application au dogme de la théorie évolutionnisle ; et le but A' Autour d’un petit livre paraît être de montrer que cet accord ne peut pas se faire autrement.

58. « La véritén’est pas plus immuable que l’homme lui-même, car elle évolue avec lui, en lui et par lui. » On sait que tous les systèmes de jibilosophie qui nient qu’il y ait dans les choses des relations réelles, qui disent avec les anciens nominalistes : Duo albu esse similia, nihil est aliud ac me percipere duo alba, sont embarrassés pourexnliquer l’immutabilité absolue de la vérité. Quelques-uns de ces systèmes, comme celui de Kant, assignent les formes subjectives de noire esprit comme fondement de cette immutabilité ; d’autres nient l’immutabilité absolue de la vérité et disent que la vérité n’a qu’une immutabilité relative. Les jugements qui nous paraissent nécessaires, en réalité ne le son t pas ; ils nous paraissent tels par suite del’association, de l’hérédité, etc. Notre esprit ne peut donc saisir aucune vérité absolue. M. Loisy a donc adopté cette doctrine. On lisait dans l’Evangile : Ce n’est pas avec les éléments de la pensée humaine que l’on peut construire un édifice éternel. La vérité seule est immuable, mais non son image dans notre esprit » (p. 166). M. Loisy nous a dévoilé toute sa pensée sur ce sujet dans sa Lettre sur le dogme : « La vérité, en tant que bien de l’homme, n’est pas plus immuable que l’homme luimême. Elle évolue avec lui, en lui, par lui ; et cela ne l’empêche pas d'être la vérité pour lui ; elle ne l’est même qu'à cette condition. » (Autour, p. 192). C’est de ce passage qu’a été extraite la proposition 58.

La contradictoire de la proposition condamnée est la suivante : « Quelque vérité est immuable plus que l’homme lui-même, car toute vérité n'évolue pas avec lui, en lui et par lui. » Il est important, pour rester dans le vrai, de ne pas perdre de vue cette contradictoire. Le Sainl-Ollice s’est abstenu, on le voit, de prendre parti sur beaucoup de questions philosophiques qui touchent au problème de la vérité et de son immutabilité ; il s’est contenté de proscrire toute théorie de l'évolution de la vérité en nous, dont la conséquence nécessaire serait la mutabilité de toute vérité. Ainsi posée, la question touche évidemment à la foi, puisque nous admettons 637

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que les dogmes sont des vérités et qu’ils sont immuables.

M. Loisy s’est jugé lui-même, lorsqu’ila écrit sur le sujet <iui nous occupe : « Si l’on suppose que la vérité, en tant qu’accessible à l’intelligence humaine, est quehjue cbose d’absolu, que la révélation a eu ce caractère et que le dogme y participe » — voilà bien ce que pensent tous les chrétiens — « que ce n’est pas seulement l’objet de la connaissance qui est éleruel et immuable en soi, mais la Coriiie que cette connaissance a prise dans l’histoire humaine », — c’est encore ce que nous disons des vérités révélées et de certaines vcrilts naturelles, entre autres des premiers principes de la morale — c< les assertions du petit livre sont plus que téméraires, elles sont absurdes et impies. » (Autour, p. 190). Ce n’est pas sans tristesse que nous aboutissons à la même conclusion.

Marcel Chossat, S. J.