Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Mithra (La religion de)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MITHRA (LA RELIGION DE). — I. Uencimlve avec le christianisme. — II. Le culte de Mithra. — III. Les doctrines. — IV. Morale mithricKjue. — V. Conclusions. — Biblioifraphie.

I. Rencontre avec le christianisme. — Au moment où le christianisme commençait à rayonner sur le monde antique, une religion orientale, issue du mazdéisme persan, prenait position sur divers points Je l’empire romain et poursuivait ses conquêtes dans les milieux populaires. Après avoir figure au second rang dans le panthéon iranien, Mithra était devenu l’objet d’un culte autonome, qui, sous les rois Achéménides, évolua au contact de l’astrologie chaldéenne, puis, àrépoque hellénistique, subit l’inlluence des autres cultes répandus dans l’Asie Mineure. Sa haute fortune est attestée par la fréquence du nom de Mithradate et autres semblables noms théophores dans l’onomastique d’Arménie, de Cappadoce, de Pont, de Comniagène. Parallèlement à ce mouvement religieux, se poursuivait en Orient le mouvement zoroastrique, destiné à trouver sa dernière expression, après le début de l'ère chrétienne, dans le recueil des livres avestiques, où revit pour nous quelque chose de la physionomie primitive de Mithra. (Sur ce mouvement religieux et sur le recueil avestique, voir ci-dessus l’article Iran [Religion de l']). Mais c’est en Occident qu’il nous faut chercher l’image authentique du Mithra gréco-romain. Plutarque (/'ompée, xxiv) rattache au souvenir des pirates ciliciens, capturés et vendus comme esclaves par Pompée, l’introduction de Mithra en Italie ; toutefois il faut attendre ensuite plus d’un siècle pour retrouver sa trace certaine : les légions romaines, recrutées jiour une grande part dans les provinces d’Asie, ont porté son culte sur toutes les frontières, de la mer Noire à l’Ecosse et aux gorges de l’Atlas, mais tout particulièrement sur la ligne du Danube et du Rhin, où, de nos jours, les mitbréums sont exhumés en grand nombre. Peu à peu il pénétra dans les hautes classes de la société romaine ; l’empereur Commode s’y fit initier.

Entre ce culte déjà répandu dans les masses et le christianisme grandissant, une rencontre était inévitable : nous la voyons se produire vers le milieu du II" siècle. Mithra se présente alors avec les attributs d’une divinité solaire, et ce caractère permet de mesurer l’opposition irréductible qui existe entre ses mystères et la religion du Christ. Enveloppé dans la réprobation universelle dont les Pères de l’Eglise poursuivaient toutes les formes du polythéisme, il obtient parfois dansleurs écrits une mention spéciale, à cause de la vogue récente qui en faisait un ennemi particulièrement redoutable. Nous sommes d’autant plus surpris d’entendre les premiers apologistes chrétiens signaler, danslesmyslères mithriaques, de multiples analogies avec des rites chrétiens, analogies si remarquables qu’ils se refusent à y voir l’eflet du hasard, et y soupçonnent quelque manœuvre du diable, démarquant les créations de l’Esprit divin.

Le parallèle, ainsi ébauché par saint Justin et TerTULLiEN, devait être repris, d’un tout autre point de vue, par le syncrétisme de nos jours. Tantôt l’on interroge la mythologie de Mithra, et l’on y relève des traits qui rappellent la figure historique du Christ ; tantôt l’on rapproche ses préceptes moraux des préceptes de l’Evangile, avec l’intention plus ou moins avouée de confondre le christinnisme dans la foule des cultes éclos durant l'ère des Césars. Entreprise

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audacieuse et d’avance condamnée, vu le petit nombre et l’imprécision des textes anciens qui nous font connaître cette religion éteinte. Nous avons du moins la bonne fortune de trouver aujourd’hui tous ces textes réunis dans l’ouvrage monumental de M. Franz Gumont, le maître incontesté des études mithriaques. On ne saurait puiser à meilleure source les éléments d’un aperçu sommaire sur le culte, les dogmes et la morale de Mitlira, ainsi que sur ses relations avec la religion du Christ (Voir notre Bibliographie).

II. Le culte de Mithra. — L’initiation mithriaque comprenait sept degrés, que saint Jkrome (Epist.^ cvn. Ad Lætam) énumère dans l’ordre suivant : CoTax, Crypitius, AJiles, Léo, Perses, lleliodronius, Paler. Les trois premiers constituaient un stade préliminaire, une sorte de catéchuménat. Tertulliex parle déjà des soldats (De haptisino, v ; I)e præscriptione Iiæreiicoruiii, XL ; De corona, X’s) et des Huns de Mithra (I Adv. Marcionein, xiii), et nous donne quelque idée des épreuves par lesquelles le myste s'élevait à un degré supérieur. Au soldat, on présentait une couronne sous le tranchant d’un glaive : après l’avoir reçue, il devait la repousser de la main, en déclarant que Mitlira serait désormais sa seule couronne ; et dès lors il ne se laissait plus couronner. Le Père, — Pater, Pater sacronim, — présidait aux initiations (allusion probable chez Teritllien, Apologeticus, VIII, éd. Œhlbr, p. 70. — Voir Gumont, Textes et monuments, t. II, p. 45g), et réglait le détail des cérémonies. Le rituel milhriaque comportait encore (Tkrtullien, De præscriptionc, xl) des ablutions sj’inboliques, l’impression d’un signe sur le front, l’oblalion de pain et d’eau (Saint Justin, I Apolog., Lxvi. — Cf. CuMONT, Textes et monuments, t. I, p. 320), des onctions de miel (Porphyre, De antro nympharum, xl) : thèmes de rapprochements faciles avec les sacrements chrétiens. L’Occident paraît avoir réservé aux hommes l’accès des mystères mithriaques : les femmes n'étaient généralement admises qu'à ceux de la Mater Magna, qui en formaient le pendant. Mais en Orient elles recevaient communément certains degrés d’initiation, et jusque dans l’Afrique latine, le sol d'Œa (Tripoli) nous rendait récemment la tombe d’une lionne : on a retrouvé les sépulcres de deux époux, avec des peintures représentant un lion et une lionne bondissants, et ces inscriptions : Quæ lea jacet ; Qui leo jacet. (Communication de M. GLEUjio.Nr-GANNEAU à l’Académie des Inscriptions, 20 février igoS)

Les premiers sanctuaires de Mithra, en Perse, furent des grottes naturelles, arrosées par des sour- ces. Plus tard, à défaut de grottes, on aménagea des ; cryptes, dont le nom (spelæum, specus, spetunca, antrum) rappelait ces lointaines origines. De nos ! jours, bon nombre de mithréums ont été mis au ! jour, et l’archéologie supplémente heureusement une ' tradition littéraire très incomplète. j

De dimensions toujours assez restreintes, car les I collèges mithriaques ne dépassaient guère une cen- 1 taine d’initiés, ces édicules reproduisent presque | invariablement les mêmes dispositions d’ensemble. ! Au bas des degrés donnant accès dans la crj’pte, s’ouvre une galerie centrale : c'était la partie réservée aux ministres du culte. Au fond se détache le groupe | hiératique de Mithra tauroctone ; devant l’image du j dieu, le feu sacré brûlait sur un autel. Parallèlement | à cette galerie centrale, s'étend, de chaque côté, une ' estrade en maçonnerie, ])our les assistants. Un j récipient pour l’eau lustrale est placé près de l’en- | Irée. La lueur mystérieuse des lampes, l'éclat des 1 mosaïques et des stucs, la complexité des symboles 1

astronomiques figures sur les voûtes et les murs, complétaient le décor. Nous sommes réduits aux conjectures quant au détail du rituel, et en particulier quant à l’ordonnance de la grande fête célébrée en Orient sous le nom de Mithracana.

Albert Dieterich a pourtant publié une soi-disant liturgie de Mithra, d’après un pap^ rU9 de Paris, liibl. nat., supplément giec, papyrus 574. (Eine Mithr-asliiurgie crlaiilerl, Leipzig et Berlin, 1003 ; 20éd. par R. Wilnsch, 1912). Voici le jugement de M. Cumout, Les mystères de Milhra^, p. 153, n. 1 ; « A mon avis, ce morceau n’est ni liturgique ni milhriaque. J’ai exposé les raisons de mon scepticisme, Revue de l’instruction publique en Belî^ique, t. XLVII (1904) p. Iss., cf. Religions orientales, 2 » éd., p. 300. Je puis d autant mieux me dispenser de m'étendre sur celle question, que la controverse provoquée par la thèse de Dieterich a été résumée par M. Wansch dans la 2* édition de sa Milhrasliturgie (190y) p. 227 ss. Nous nous rallions volontiers à sa conclusion que eher wir hier sicher zu urteilen verniogen, muss die Gescliichte des Synhretismus in Acgypten viel kiarer vor uns liegea. n — Ile « t probable que le nom de.Milhra servit simplement à mettre en circulation une contrefaçon égyptienne.

III. Les doctrines. — Sur le fond de la doctrine milhriaque, notre information est encore plus précaire. Ecoutons M. Gumont, Les mystères de Mithra^, préface, p. 18 : « D’un côté nous ignorons jusqu'à quel point l’Avesta et les autres livres sacrés des Parsis représentent lesidéesdes mazdcens d’Orient ; de l’autre, nous n’avons guère que ce commentaire pour interpréter la masse considérable de monuments figurés qui ont été peu à peu recueillis. Les inscriptions sont un guide toujours sfir, mais leuicontenu est, somme toute, assez pauvre. Notre situation est à peu |>rès celle où nous serions s’il nous fallait écrire l’histoire de l’Eglise du moyen âge en ne disposant pour toute ressource que de la Bible hébraïque et des débris sculptés de portails romains et gothiques. Dès lors, l’exégèse des représentations mithriaques ne peut souvent atteindre qu’un degré plus ou moins grand de vraisemblance. »

Un premier regard sur les traditions mithriaques y distingue trois stratilications. La plus ancienne représente l’antique naturalisme des tribus iraniennes : Mithra apparaît déjà comme dieu de la lumière solaire, dans ces conceptions mazdéennes dont l’apothéose des éléments constitue le fond primitif. La Chaldée y superposa une astrolatrie savante, imprégnée de fatalisme. A son tour, la Syrie apporta son contingent de mythes : Attis, Mên, Cybéle entrent tour à tour dans l’orbite du dieu persan. La célèbre inscription d’Antiochus de Commagène (6g-3A av. J.-C. ; Gumont, Textes et monuments, t. II, p. 188) montre la fusion accomplie entre la légende persane et les divinités helléniques : Antiochus, rejeton des Achéménides et des Séleucides, institue des fêtes en l’honneur de Zeus-Oromasdès (AhuraMazda), d’Apollon-Mithra et d’HercuIe-Artagnès (Verethraghna).

L’art grec, après s'être prêté à la traduction de la donnée persane, lui imposa certaines formes consacrées, que l’Occident latin copia indcliniment. La mort du taureau, motif obligé des bas-reliefs mithriaques, symbolise la victoire de Mithra sur cette première créature sortie des mains du dieu suprême. Coifl'é du bonnet phrygien, la chlamyde au vent, du genou gauche faisant ployer l'échiné de sa victime, de la main gauche lui tenant les naseaux, de la main droite lui plongeant au liane un large couteau, le jeune dieu, entre deux dadophores dont l’un lient une torche droite, l’autre une torche renversée, personnifie, aux yeux de ses adorateurs romains, le soleil vainqueur des ténèbres. Le taui-eau expirant donne naissance à toute la 581

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îréatiou mazdéenne : de son sang sortiront toutes les espèces végétales, de son sperme toutes les espèces animales ; son âme divinisée deviendra la gardienne des troupeaux.

Ce mythe un ])eu confus présente des aspects multiples : un heureux choix de traits fera aisément saillir des analogies entre le personnage légendaire le Milhra et la figure historique du Christ. C’est à juoi, dès la lin du xvin" siècle, Dupuis consacrait sien des pages (Origines de tous les cultes, ou Religion u « ire(se//e, i)ar Ddpuis, citoyen français. Paris, 'an III de la République, 3 vol, -l^' avec atlas ; .. II et III, passim). Nous citerons de préférence H. Salomon Reinacu, qui a l’avantage de la noui^eauté, de la précision et de la brièveté. Cultes, Mythes et Heliginns, t. II (Paris, igo6), p. 226.

« Mithra est un jeune dieu, beau comme le.jour, 

[ui, vêtu du costume phrj’gien, a séjourné autrefois jarmi les hommes et gagné leur affection par ses jienfaits. Il n’est pas né d’une mère mortelle. Un our, dans une grotte ou une étable, il est sorti l’une pierre, à l'élonnement des bergers qui seuls issistèrent à sa naissance. Il grandit en force et en ourage, vainqueur des animaux malfaisants qui nfestaient la terre. Le plus redoutable était un taueau, divin lui-même, dont le sang, répandu sur le ol, devait le féconder et y faire germer de magniOques moissons. Mithra l’attaque, le terrasse, lui (longe un couteau dans la poitrine, et, par ce sacriice, assure aux hommes la sécurité et la richesse, 'uis il remonte au ciel, et, là encore, il ne cesse pas le veiller sur les mortels. Ceux qui le prient sont xancés ; ceux qui, dans des cavernes analogues à elles où il a vu le jour, se font initier à ses mystères, 'assurent sa protection puissante, au lendemain de a mort, contre les ennemis d’outre-tombe qui menænt le repos des défunts. Bien plus, il leur rendra m jour une vie meilleure, et il leur promet la ésurrection. Quand le temps fixé par les destins arri’era, iVIithra égorgera un taureau céleste, source de 'le et de félicité, dont le sang réparera l'énergie affai)lie de la terre et rendra l’existence, une existence >ienheureuse, à ceux qui auront cru en Mithra. s

Cette page donnerait aisément, au lecteur non iverti, l’impression d’une légende très riche en rails évangéliqucs. La vérité est que, pour compoer celle mosaïque, il a fallu trier les fragments et es sertir avec beaucoup d’art. On voudra bien nous lispenser d’une contre-épreuve, destinée à montrer a dislance énorme qui séi)are du divin Enfant de Jethléem le « dieu né de la ])ierre », Qio ; ix nirpr/.i (Voir Ai.T Justin, Dial.^ lxx ; Finsiicus Matkunus, De rrore pinfanaram religionum, xx, etc.) Il suffira l’attirer l’attention sur la ténacité de ce polythéisme laluraliste qui demeure au fond des mystères ailhriaques et en détermine le vrai caractère. (Voir ioMONT, Textes et monuments, t. I, p.Sii ; Mgr Du ; hussr, Ifisloire ancienne de l’Eglise, l. I, Paris, igoO, ). 545, 54O). — On peut comparer encore les exposiions indépendantes de M. Gasquet, Essai sur le ulte et tes mystères de Mithra (Paris, iSgy), et de il. T0UTAIN, /. « légende de Mithra étudiée surtout lans les lias-reliefs mithriaqiies. Mémoire présenté lU Congics international d’Histoire des religions,

septembre 1900 (Paris, 1902).

De ce caractère, procède sûrement, pour une large )art, la haute fortune des dogmes persans parmi les lomains de l'époque impériale. Une religion qui livinise toute la nature a facilement prise sur les imes poi)ulaires ; celle-ci les attirait d’autant plus lûrement qu’elle ouvrait à ses adeptes des perspecIves d’apothéose. D’ailleurs le milbriacisræ faisait les recrues par toute sorte de moyens, et dans tous

les rangs de la société. Culte hospitalier entre tous, il paraît aA’oir suivi dans sa propagande une marche directement opposée à celle du chrislianisme. Tandis que celui-ci se devait à lui-même de déclarer la guerre à tous les dieux, le mithriacisme nmltiiiliail les alliances et faisait des avances à tous les sacerdoces. Les innombrables adorateurs du soleil saluaient tout naturellement dans Mithra leur dieu rajeuni, et de nos jours la mythologie comparée a souvent peine à le distinguer de mainte autre divinité solaire, y compris ce Soi imictus qui faillit devenir, sous Aurélien, le dieu oiliciel de l’Etal romain. Le culte de la Mère des dieux, qu’il avait rencontré en Asie, compléta la liturgie du taureau par le rite sanglant du taurobole ; bien d’autres cultes encore subirent son attraction ; la philosophie elle-même ne s’en défendit point, et le stoïcisme mit à son service les ressources de son exégèse mytliique. Mais nulle part le « dieu invincible » ne compta plus d’adorateurs que dans les camps ; les nombreuses dédicaces Z*eo Soli invirto Mithroe attestent sa popularité auprès des légions, tandis que la consécration divine qu’il apportait au pouvoir suprême lui valait la faveur des Césars.

Fort de tant d’appuis, le mithriacisme pouvait marcher hardiment à la conquête du monde. Défait, son influence ne cessa de croître jusqu’au déclin du ui' siècle, époque à laquelle la perte de la Dacie et celle des Champs décuraates la brisèrent sur le Danube et sur le Rhin, et tout concourt à montrer en lui, à ce point de son histoire, l’un des plus notables adversaires qui se dressaient en face du christianisme, la tête la plus formidable peut-être de l’hydre polythéiste.

Tel il apparaît, dumoins, à qui consulte les annales militaires de l’empire : on est sûr de le rencontrer là où des soldats sont réunis en grand nombre. (Voir Renan, Marc-Aurèle, p. 679 ; Paul Allabd, Hevue des Questions historiques, avril 1904, p. 685686). Au reste, le champ reste largement ouvert à la discussion. M. Allard n’est-il pas bien pressé d’admettre qu’au temps des Sévères les sectateurs de Milhra égalèrent en nombre ou même surjjassèrent les chrétiens ? Selon M. Habnack, Die Mission und Aushreitung des Christenlums in den ersien drei Jahrhuiiderten, t. II, p. 270 sqq., le mithriacisme ne fut jamais pour le christianisme un rival sérieux.

En réalité, le mithriacisme n’avait pas pénétré les provinces, surtout en Orient, et tout le domaine de l’hellénisme, Grèce et Macédoine, Syrie, Egypte, lui demeura rebelle. Il sullit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’aùl sur la carie dressée par M. Cumont : elle suggère l’image d’une gigantesque araignée blottie dans Rome et agissant par ses fils aux extrémités. Le jour où sa vie fut frappée au cœur de l’empire, le mithriacisme déclina rapidement. Ce fait, déjà connu, reçoit une confinnalion remarquable des œuvres, récemment mises au jour, de Nicéla, l'évêque de Réraésiana en Dacie, vers l’an 400 (Nicela of Remesiana. liis life and ivorks, by A. E. BuRN, D. D., Cambridge, igoS). Dans cette région danubienne, où le culte de Mithra avait poussé de si profondes racines au cours du siècle précédent, on voit l'évêque missionnaire occupé de prémunir ses néophytes contre diverses superstitions ambiantes ; le nom de Mithra n’est pas prononcé : sans doute ce n'était plus un péril. Après avoir couru aux extrémités du corps romain, la fièvre milhriaque était tombée tout d’un coup. Il n’en restait que le souvenir d’un syncrétisme à la mode, et déjà la donnée persane empruntait le masque d’un pseudochristianisme pour ressusciter sous la forme manichéenne. 583

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IV. Morale mithriaque. — Faul-il parler d’une morale mithriaque ? Oui sans doute, si par là on entend seulement aflirmer l’existence de certaines tendances i>ratiques, proposées par la secte à ses initiés, et qui ont dû communiquer un puissant ressort à ce culte de soldats. Mais il semble qu’on en ait dit tour à tour trop de mal et trop de bien.

Nous nous garderons d’accueillir sans preuves les insinuations malveillantes lancées dans l’ardeur du combat par tel apologiste chrétien : non seulement il y aurait injustice à admettre sur de vagues rumeurs que l’ombre des mithréums recelait d’abominables mystères, mais le silence d’un ennemi tel que Tbrtullien, qui dénonce dans le niithriacisme le plagiat diabolique des rites cbrétiens sans incriminer ses mœurs, témoigne plutôt en sa faveur. Si le païen Lampuidb rapporte avec horreur que Commode souilla les mystères de Milhra par un homicide réel (Comniorfe.ix : Sacra mithriaca homicidio vero polluit), c’est donc que les meurtres rituels y étaient d’ordinaire Uctil’s, et que ce caprice d’un tyran constitua, aux yeux des initiés, une anomalie monstrueuse. En somme, nous ne relevons dans les souvenirs laissés parla religion mithriaque rien qui nous la désigne particulièrement comme une école d’immoralité. On lui a même fait honneur de certaines tendances ascétiques, probablement imaginaires : quelques-uns de ses adeptes se seraient voués à la virginité ou à la continence. Cette opinion ne repose que sur une simple méprise. Fùt-elle mieux fondée, elle prouverait seulement que de tels exemples se rencontraient à l'état d’exception parmi les adorateurs de Mithra. comme parmi ceux d’Isis, de Vcsia et autres divinités. Elle accuserait nettement ces aspirations vers la pureté morale, qui se manifestent, à la même époque, dans plus d’une secte orientale.

L’idée qu’une partie des sectaleurs de Milhra se vouaient à hi virginité ou à la continence, procède uniquement de ce passage de Tertullien, De præscripUone, XL : Sequelur a que intellectus interprctetur eorum quae ad hæreses faciant ? A diabolo scilicet, cujus sunt parles inteiverlendi verilatcm, qui ipsas quoque res sacramentorum divinorum idolorum uiysleriis aemulatur. Tingil et ipse quosdam, utique credentes et fidèles « uos : expositionem delictorum de lavacro repromittit ; et si adhuc memini. Milhra signât illic in frontibus milites sucs ; célébrât et panis oblationem, et imaginem resurrectionis inducit, et sub gladio redirait coronam. Quid ? quod et summum pontificem unîus nupiiis statutl ? Habet et l’irgines, habel et continentes. Ceterum si Numæ Pompilii superstitiones revolvanuis, si sacerdotalia ofEcia, insignia et privilégia, si sacrificalia minisleiia et instrumenta et vasa ipsorum sacrificiorum ac piaculorum et volorum curiositates consideremus, nonne manifeste diabolus moiositatem illam iudaicæ legis imilatus est ? Qui, etc. — Voir, sur ce passage, Cumont. Textes et monuments, t. I, ].. 338 sq. ; cl article Milhra, p. 1949 : o Tertullien parle i-ncore de virgines et de continentes, ce qui semble impliquer l’existence d’une sorte de monachisme mithriaque. n — Il me semble que le texte doit être examiné de plus près. Tertullien énumère les contrefaçons diaboliques des riles ehreliens, et en particulier celles que pratique la secte de Mithra. Ces mots : Signât illic in frontibus milites suos ; célébrât et panis oblationem et imaginem rexurreelionis inducit et sub gladio rcdimil coronam, oui pour sujet Mithra, si tant est qu’il faille lire Mithra au nominatif, avec Rigault et Œhler, et non : si adhuc memini Miihrae, avec Beatus Rhenanus et autres. Mithræ est la leçon de trois mss., parmi lesquels deux ont une valeur hors ligne : V Agobardinus, du ix » siècle, et le Seletstadiensis, du xi'. Le dernier éditeur du traité De præscript’one y est revenu fort sagement. [Tertulliani liber de præscriptione hacreiicorum : edidii G. Rausche.x, Bonnae, 1906). Quoi qu’il en soit, les mots suivants ne renferment aucun sujet exprimé : Quid ? quod et summum pontificem unius nuptiia statuit ? Habet et virgines^ habet et

continentes. Kaut-il encore les rapporter à Mithra ? C’est fort douteux, d’autant qu’ils expriment une pensée qui se retrouve plusieurs fois chez Tertullien sans nulle allusion à Mithra. En particulier, l’expression summus ponlifex, qui ne répond à aucune réalité connue dans la secte mithriaque, aurait du éveiller la défiance. On lit, I .id uxorem, vu : Sacerdotium viduitatis et celebratum est apud nationes, pro diaboli scilicet aemulatione. Hegem sæculi, poulifîcem maximum, rursus nubere nefas est ; De eihortatione castitatis, ui : Flaminica nonnisi univira est, quæ et flaminis lex est. Nam prior cum ipsi ponfifici maximn iterare matrimoiiium non licel, utique monogami gloria est ; cum autem Dei sacramenlaSatanas affectât, provocatio est nostra, immo sutiusio, si pigri sumus ad conlinentiam "Duo exhibendam, quam diabolo quidam præstant, nunc virginitale, nunc viduitate perpétua ; De monogamia, ïiv II : Ponlifex maximus et flaminica nuhentsemel. Dans ces divers passages. Tertullien énumère les exemples de chasteté qu’olTraient plusieurs sacerdoces antiques ; il ne fait aucune allusion au culte de Milhra, et, selon toute apparence, c’est le flamine dial qu’il désigne par cette expression ponlifex maximus. (Voir Marqiiardt et Momm.'sfn,.^lanuel des antiquités romaines, lrad.fr., t. Xlll, p 1 1). Dans le passage du Oc præscri/)tione, les mots Quid ? quod… n’ont vraisemblablement rien à voir avec Milhra : ils se rapportent au diable, sujet logique de tout ce développement, demeuré présent à la pensée de l’auteur. Le changement de sujet gramnaatical et le retour à un sujet précédent n’ont d’ailleurs rien que de conforme aux habitudes capricieuses du style de Tertullien. — Cette discussion doit, croyons-nous, taire évanouir le fantôme d’un monachisme mithriaque. Il y avait dans diverses branches du paganisme des exemples de personnes vouées à la virginité et à la continence : mais nous n’en connaissons point dans la secte de Mithra. J'émettais ces idées en 1907 avec quelque réserve, par égard pour l’autorité très particulière de M. Cumonl. Depuis lors, j’ai eu le plaisir de recueillir son adhésion explicite. Il écrit, dan^ ifs mystères de Mithra', p. 170, n° 4 : u Un texte de Tertullien (De præscriptione hæret., 40) : Quid ? quod et summum ponti/icein in unius nuptlis statuit ? Habet et firgines, habet et continentes, noas atail conduit à admettre 1 existence d’une sorte de monachisme mithriaque, ce qui eut été d autant plus remarquable que le mérite attaché au célibat est contraire à l’esprit du zoroaslrisme. Mais M. Adliémar d’Alès, en rapprochant d’autres passages de l’apologiste, a montré [Revue pratique d’Apologétique, III, 1907, p. 20), qu il parle de sacerdoces romains (flamen diulis, vestales) et non de Mithra. Le sujet de la phrase est diabolus, non Milhra ». Dans le même sens, R. P. Lagbakge, Mélanges d’histoire religieuse, p. 113.

Mithra est législateur, et impose aux siens des préceptes, dont il promet de récompenser l’exécution en ce monde et au delà. Mentionnons le respect de la vérité, la fidélité au serment, l’horreur du mensonge personnifié dans Ahriman ; les relations fraternelles entre initiés : relations assez éloignées, semble-til, de l’amour du genre humain, et donnant plutôt l’impression d’une certaine camaraderie militaire. Puis, le culte de la pureté physique et morale : l’initié doit écarter de sa personne toute souillure ; il doit aussi respecter les éléments, tels que l’eau et le feu, et s’abstenir de les souiller. La morale mithriaque est essentiellement active, agonistique. Les victoires du soldat de Mithra sur les bas instincts de la nature sont des exploits guerriers ; elles lui assurent une gloire immortelle. Mithra juge l'âme après la mort ; s’il la trouve juste, il l’emmène avec lui, avec les esprits bienheureux, non pas dans ce royaume souterrain auquel nous ont habitués les autres cultes antiques, mais à travers les espaces éthérés, dans la lumière, jusqu’au trône de Jupiter Ormuzd ; le corps même doit revivre et boire un breuvage d’immortalité. Quant aux méchants, ils seront livrés au feu et consumes avec Ahriman.

Par la trempe énergique qu’il communiquait aux âmes, par l’attitude virile qu’il préconisait, le culte de Milhra était prédestiné à devenir avant tout un 585

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culte de soldats. C’est le plus vaillant, et à certains égards le plus élevé, des cultes antiques. On peut lui accorder cela, sans croire qu’il fut précisément une école de moralité, moins encore une école de continence, comme on a cru, à tort, le lire cliez Tertullien. Son association étroite avec le culte de la Grande mère en dit assez long. Le R. P. Lagrangb écrit très justement, Mélanges d’histoire religieuse, p. 113, Paris, igiS : « Loin de nous la pensée de rabaisser un culte dont la morale fut probablement supérieure à l’immoralité discrète du culte d’Isis. Toutefois, avant de donner à un mithriaque la communion sans confession, demandons-lui quels rapports il enlrelient avec la grande déesse ? S’il n’en fréquente pas les mystères, il y envoie du moins sa femme et ses filles ». Sur la base ruineuse du dualisme persan, la religion de Mitlira constitua un abri temporaire, conforme au goût des légions romaines. C’est son principal mérite

Fussent-ils réels, des exemples isolés de vertus bien rares chez les païens ne constitueraient pas la religion mithriaque dans un état d’opposition violente à l'égard du polythéisme ambiant. Elle s’en distinguait même si peu que le restaurateur olliciel de ce polythéisme après le milieu du iv « siècle, l’empereur Julien, a fait dans son panthéon une place d’honneur à Mithra.

Julien a trouvé de nos jours des panégyristes, qui nous le présentent comme une figure idéale. Ainsi M. Salo.mon REiNACH.dans une conférence du musée Guiræt sur La morale du miiliraisme, reproduite dans Cultes, Mythes et Religions, t. II, p. 220-23. !. Julien est un saint du paganisme ; sur le trône, nul peut-être, sauf saint Louis, ne l’a égalé. Il n’entre pas dans notre dessein de discuter ce jugement, et de rechercher si la vertu de Julien fut sans alliage. Ce qui nous intéresse, c’est son attitude envers le pol3tlicisme. Dans son effort, si toi brisé, pour relever les autels des anciens dieux, l’helléniste couronné ne montra d’aversion que pour le christianisme : n’est-ce point parce que le christianisme seul formait l’antithèse vivante de l’esprit qu’il voulait ressusciter ? Quant à Mithra, il en parle avec l’enthousiasme d’un myste, quand, à la fin de son livre sur les Césars, il se fait dire par Hermès, Reinach, p. 281 : i( Quant à toi, je t’ai fait connaître Mithra, ton père. A toi d’observer ses commandements, afin d’avoir en lui, durant ta vie, un port et un refuge assurés, et que, lorsqu’il te faudra quitter le monde, lu puisses, avec une douce espérance, prendre ce dieu pour guide ».

Ces paroles, écrites par le prince dévot aux dieux de l’Olympe, nous éclairent à la fois sur son étal d'âme et sur la situation de Mithra parmi les dieux honorés dans l’empire romain. Julien n’eût pas si facilement accueilli ce nouveau venu, si, au fond des mystères raitliriaques, n’eût circulé le morne esprit que dans les mystères de la Mère des dieux et dans les autres cultes orgiastiques de l’Orient. Ce n'était pas, tant s’en faut, l’esprit chrétien, et ces cultes n’eussent pas fait bloc contre le seul christianisme, s’ils n’avaient aperçu en lui quelque chose qui le distinguait d’eux tous.

On nous enseigne pourtant que, par le fond de sa morale, ni le mithriacisnie ni aucun autre culle polythéiste alors en vigueur dans l’empire, ne différait profondément du christianisme. On pose même en fait que, dans une société donnée, à une époque donnée, il ne saurait y avoir plus d’une morale en vigueur ; que cette morale, résultante d’aspirations communes et de concessions mutuelles, peut bien emprunter, pour s’imposer à tous, divers vêlements dogmatiques, mais qu’elle demeure, dans son fond.

une cl identique à elle-même. Ni les religions ni les philosopliies ne créent la morale : simple convention sociale, la morale est « la somme des préjugés de la communauté ». M. Anatole France a prêté à l’un de ses personnages ce paradoxe ingénieux (Ae Mannequin d’osier, p. 318-321). On fera bien, croyonsnous, de le laisser aux romanciers, et de ne point l’introduire dans une discussion sérieuse.

C’est là, en effet, qu’on nous permette de le dire, une contre-vérité palpable. Que le commerce de la vie, adoucissant les angles des doctrines les plus contraires, amène dans la pratique bien des compru rais et une certaine fusion de pensées et d’usage entre des hommes divisés par leurs convictions profondes, c’est une loi historique constante, dont il est juste de tenir compte ; mais ce ciment amorphe des sociétés ne constitue pas la morale, il est plutôt fait de l’effacement de la loi morale et des capitulations de la conscience, précisément parce qu’il ne s’accommode pas des dogmes absolus ni des principes arrêtés. La morale proprement dite incline plutôt à réagir contre ce courant qui entraîne la société à la dérive. Dans le cas présent, certaines ressemblances de surface ne doivent pas faire prendre le change sur le fond des choses. Ni les mœurs chrétiennes n'étaient les mœurs païennes, ni la morale évangélique, qui invitait les chrétiens à prier pour leurs persécuteurs, n'était la morale courante qui, hier encore, armait l’Etat contre les chrétiens.

Les Pères de l’Eglise, qui ont flétri si éloquemment le scandale des mœurs païennes, auraient quelque droit d'être entendus ici. Sans les faire comparaître tous, rappelons ce que le plus grand d’entre eux eût pensé de l'équation établie entre le christianisme et le paganisme, au point de vue qui nous occupe. Dans ses Confessions, saint Augustin dépeint la crise d’où lui-même sortit chrétien, comme une crise intellectuelle sans doute, mais en même temps, et plus encore, comme une crise morale, qui le renouvela jusqu’au fond. Et il a écrit la Cité de Dieu pour mettre en lumière cet antagonisme de deux civilisations, l’une héritière des cultes païens, l’autre fille de l’Evangile. Assurément les chrétiens restaient trop souvent, comme individus et comme corps, au-dessous des principes qu’ils professaient. Encore est- il qu’ils les professaient, et que, dans la mesure où ils étaient chrétiens, ils tendaient à y conformer leur vie. Non seulement l’immoralité, qui s'étalait sans pudeur dans toute une littérature profane, soulevait la réprobation de leurs apologistes, mais des habitudes et des actes qui, dans la société païenne, auraient passé inaperçus, dans la société chrétienne étaient montrés au doigt ; une morale nouvelle venait de surgir, et c'était pour le monde antique des exemples bien nouveaux que le martyre d’une sainte Agnès, que la pénitence d’un Fabiola ou celle d’un Théodose. La justice veut que l’on donne acte de tout cela. Au reste, on ne conteste guère qu’il y avait lutte entre deux sociétés animées de tendances si contraires ; on ajoute même, et nous le reconnaissons sans peine, que le christianisme s'était mis hors la loi par son intransigeance, et que cette intransigeance fut la vraie cause des persécutions exercées contre lui.'Ce qu’on oublie plus volontiers, c’est que cette intransigeance ne s’alfirmait pas seulement sur le terrain dogmatique, mais tout autant sur le terrain moral. La loi morale inaugurée par Jésus était détachement, humilité, charité ; le rayonnement de ce divin idéal, bien qu’affaibli par les misères humaines, constituait dans la nuit du paganisme un phénomène hors de pair. Et c'était là, justement, ce qu’on lui pardonnait le moins. Julien, qui poursuivait d’une haine si aveugle la religion par lui reniée, ne laissait pas de 587

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gémir sur l’abjection (les sacerdoces païens et de faire effort i)Our les stimuler en leur montrant le spectacle de la vci-tu chrétienne. (Voir Misopogon, p. 468 ; Fragm. Ep., p. 3^1 sqq ; Sgi-iga ; Ep., xlix, p. 5U) V. Conclusions. — Ces considérations, évidemment très incomplètes, sur le milieu où se rencontrèrent le mithriacisræ et le christianisme, autorisent du moins quelques conclusions négatives.

Profondément distinctes par leurs caractères essentiels, les deux religions ne se rapprochent que sur des points de détail, dont une observation superlicielle peut seule exagérer l’importance. Il serait probablement ditficile aujourd’hui de trouver un historien des religions qui consente à signer les assertions de Dupuis sur a les mystères de Mithra et le christianisme qui en est une secte… le christianisme, qui n’est qu’une secte des Mithriaques… «  (Origines de tous les cultes, t. II, 2" partie, p. 8g et 203).

Depuis le xvni’siècle, l’histoire des religions, — on ne saurait trop l’en féliciter —, a désappris beaucoup. Néanmoins elle ne se résigne que de mauvaise grâce à voir dans le christianisme une religion sans ancêtres, et le besoin de supplémenter la généalogie ébauchée par les livres sacrés des Juifs continue d’induire nombre d’esprits en des impasses historiques. Deux cultes surtout semblent prédestinés à documenter les chercheurs d’origines chrétiennes : le bouddhisme et le mithriacisme. Séparés l’un de l’autre, sinon dès le berceau de la race aryenne, du moins dès un stade très ancien de leur développement historique, ils n’en présentent pas moins l’un et l’autre des analogies avec le christianisme sur quelques points, parfois sur les mêmes points, et cette compétition de mythes si différents, pour expliquer la genèse de l’histoire’évangélique, n’est pas l’épisode le moins piquant de ces controverses aventureuses.

Récemment encore ou signalait dans l’évangile de saint Luc des réminiscences bouddhiques, parmi lesquelles on soulignait : la vision des bergers, l’hymne des auges, la prédiction de Siméon, la virginité de Marie, la mission des soixante-douze, le larron repentant, l’ascension. (Voir ci-dessus, Inde (Religion de l’), col. 687 sqq). Il n’est pas sans intérêt d’observer que, des sept points ici présentés comme d’origine bouddhique, trois au moins auraient dans la légende de Mithra leur pendant plus ou moins exact, savoir : la vision des bergers, la naissance virginale, l’ascension. Cependant on n’osera pas toujours reporter leur origine commune jusqu’au berceau de l’aryanisme ; volontiers on se contentera d’admettre que deux traditions exotiques indépendantes ont conflué avec les traditions messianiques de Judée, pour grossir le fleuve de la légende chrétienne.

Tout cela est fort ingénieux, mais d’une méthode un peu inquiétante pour qui réfléchit à l’état des milieux palestiniens où le christianisme a pris naissance et d où sortirent ses premiers écrivains. Que le sol palestinien fût alors, autant que nous pouvons constater, fermé aux influences bouddhiques, il n’importe. Que l’esprit des pêcheurs galilcens fût aussi éloigné que possible des conceptions mithriaques, il n’importe. Que nos évangiles synopticjues portent le cachetévident des milieux juifs populaires, et les épUres de saint Paul celui des milieux rabbiniques ; que l’on reconnaisse dans ces premiers écrits du Nouveau Testament, avec une candeur difficilement imitable, l’accent des témoins les plus proches et l’impression directe de la réalité, il n’importe. Le système des infiltrations bouddhiques et mithriaqpies trouve parfois crédit. Qu’on lise par exemple Jean

RÉvii, LB, De la i’aleur du mithriacisme comme facteur religieux du monde antique ; dans Etudes de théologie et d’histoire publiées pt : ries professeurs de la Faculté de théologie protestante de Paris, en hommage à la Faculté de théologie protestante à Monlauban. Paris, igoi, p. 321-341, notamment p. 389341. A. DiiiTERicn a poussé les rapprochements jusqu’au paradoxe inclusivement.

La critique historique n’en garde pas moins l’ambition très légitime de sonder le terrain où l’en appuie de si hardies constructions. Quand on considère d’une part l’abondante documentation des origines chréliennes, les attaches manifestes de ce culte si profondément enraciné dans la tradition juive, d’autre part l’absence à peu près totale de documents mithriaques contemporains du Nouveau Testament, ou ne peut se défendre d’admirer cette archéologie, qui nous présente le mithriacisme gréco-romain comme la préface de l’Evangile.

L’hypothèse d’une influence quelconque exercée par les croyances mithriaques sur la genèse du christianisme, ne trouve aucun appui dans l’histoire. Un terrain moins ingrat, que nous ne pouvons explorer, est celui de l’influence qu’auraient exercée, après plusieurs siècles, les souvenirs mithriaques sur tel détail de la liturgie chrétienne. Par exemple, on avait célébré à la date du 26 décembre, le Natalis Invicii (Mithrap). Le désir de faire oublier cet anniversaire païen aurait-il été pour quelque chose dans le choix que Ot l’Eglise, au iv* siècle, de cette même date pour commémorer la Nativité du Christ ? Ce ne serait pas impossible ; je n’examine pas si c’est vraisemblable. Bornons-nous aux questions d’origines.

Nous avons vu que Plutarque signale l’apparition du mithriacisme en Italie, quelque soixante an s. tvant l’ère clirétienne. Ce texte isolé ne nous apprend rien sur l’état du culte, des croyances, et de la morale, dans ce premier flot de l’invasion mitbriaque. Il faut ensuite franchir un siècle et demi, pour rencontrer quelques monuments et quelques textes littéraires, presque tous d’une discrétion désespérante. Abstraction faite de traces fugitives sous Vespasien, la tradition romaine sur Mithra ne commence qu’avec le règne de Trajan, a une époque où tous les écrits du Nouveau Testament existaient, ou bien peu s’en faut. A supposer qu’on vienne à constater d’une manière certaine des points de contact entre les deux cultes, la prudence défendrait d’expliquer le connu par l’inconnu.

En réalité, les emprunts ne sont rien moins que prouvés. Le fussent ils, on devrait tenir pour l’emprunteur celui des deux cultes où les points communs apparaissent plus tard et sont moins clairement attestés.

Cette conclusion, les premiers apologistes chrétiens, mieux que nous au fait delà récente expansion du mithriacisme, paraissent lavoir tirée. Saint Justin et Tertullikn dénoncent le plagiat mithriaque des rites chrétiens, et accusent les démons d’en être les auteurs. La prudence ne permet pas de contresigner ces accusations. Mais le fait est qu’elles ont pu ce produire. On ne doit pas l’oublier. Je transcris M. Salomon Reinacu op. cit., p. 227 : « Si Tertullien, pour expliquer les ressemblances du niithraïsme et du christianisme, allègue la malignité du diable, aucun auteur chrétien n’a jamais prétendu que le niithraïsme fût un plagiat du christianisme ; c’est donc qu’ils savaient que la légende et le rituel de Mithra étaient chronologiquement antérieurs à la prédication chrétienne, chose que nous considérons comme certaine, sans que les textes dont nous disposons permettent de l’établir, mais qui ressort assez nettement du silence des Pères de l’Eglise. D’autre 589

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part, l’empereur Julien, qui était initié aux mystères de Mitlira, et dont l’aversion pour le christianisme est assez connue, n’a jamais accusé le christianisme d’avoir emprunté sa doctrine ou sa tradition sacrée au mittiraïsme. Xous devons, je crois, imiter cette discrétion, et, sans parler de plagiat, reconnaître dans lu frappante analogie des deux religions l’Influence, subie par l’une et par raiitre, de vieilles conceptions po]ralaires répandues dans le monde antique, remontant à une époque sans doute antérieure aux légendes lilléraires du paganisme, et qui conslituaienl le milieu mystiqtie où le christianisme et le milhraïsme ont pris corps. » — Il convient certainement de donner acte à M. Reinach d’une réserve à laquelle d’aiUres, moins experts, ne se croient pas tenus. On fera sagement de ne pas imputer au christianisme une dette qui aurait échappé à la haine clairvoyante de Julien. Au demeurant, je suis moins louché du silence de Julien que du langage des apologistes, plus proches des origines chrétiennes aussi bien que des origines mithriaques.

Il est vrai que saint Justin reproche aux démons, auteurs de tout paganisme et du mithriacisme en particulier, d’avoir mis à profit les oracles des prophètes d’Israël pour caricaturer par avance l'œuvre divine (Saint Justin, I Apol., xxi-xxini ; liv-lxvi ; Dialùi ;. ciim Tryphone. LXix, Lxx, Lxxvin. — Voir A.. L. Feuiîr, Jiislins des Mutyrers Lehre i’on Je^ns Christus dem Messias iiiid dem menscht^ew ordencn Sohne Go/<es, Freiburg, i. B., 1906, p. 206) ; il indique même, assez inopinément, le passage d’Isaie où ils iint pu trouver en germe l’oblation du pain et de l’eau, en usage dans la secte mithriaque (/s., xxxiii, 16 : OuTî^ olr.-r, '7H ïj ij’l'fiJfji 77Tv ; /K('w 7r€T/5K ; triyuov.^, vpro ; , /.vrCi SoO/j-erai^ ifv.i t5 uSoip « ÙToy ttec-tôv. Saint JusTIX, Dial.^ [^xx). Mais, outre qu’il ne donne aucune suite à cette idée, il avait auparavant accusé les démons, en termes exprès, d’avoir copié l’Eucharistie elle-même. [Saint Justin, I Apol., Lxvi : Oi -/àp à7f>TWoi i-j roVi /ivofiivoi^ ùv vXirôyj K7Ts/jiyïj/zoy£^//9'.71v, v. z « /£?T « t cù « yyé/c8t, oyrwç ntxpéèùiy.v.v hnzvjdvi « ÙTor ? * tov 'Ïï ; t5ûv >, « CivTa rjprov idj'/KpiTrTî'çavTy. Et^scy 'T^Ot^ TTOteFre ci'ç t’ov vyâfxvriçrj y.oû^ toOto èort TO f7<^ifiv. jxou XKÏ va Tzozr^ptov èuo&j) : J-v.advzv. xv’i vjyy.pifrTr, -jv : jTV,

EtTTSïV * TîOto' £7Tt TO uTjJ.V. pOU, XKt p.VJOl^ V.'jTOt^ /Jt£T « ocDva(.

"O-nip Z « î èv T9t5 T5Û Mt'ôoK puTTviptçii TTx^éSw/v.v ycvEjOv.i fnp.ri’jy.tivjot oi Tzovvjpoi ëaip-ovî : * on yv.p « prîç y. « i TZOTyiptov jSv.r-ji TtOzrv.c iv zv.î^ roO u : jO’jui-jo-j Ts/erat ; y.sr ' cTTt/o’y&Jv rty&jVj rj èttittvtÇs t, px/fJù-j ôàrarSî. — Yoir encore, Dia !., Lxxviii, au sujet de la grotte de Bethléem, Pour TertuUien, voir le texte £*< ; /)rnescr/^/io « e, XL, etautres, indiqués ci-dessus. Si maintenant Justin apporte par surcroît une autre explication, c’est qu’il y est amené par le développement d’une thèse générale, sur l’exploitation diabolique des prophéties ; Mitlira n’intervient ici qu'à titi’c d’exemple. Mais peut-être on jugera que, mieux instruit des origines mithriaques, il abandonne sa première explication, comme entachée d’anachromisme ? Qu’on y prenne garde : nuJIe part on ne trouvera chez lui affirmée l’antériorité chronologique de la pseudo-eucharistie mithriaque à l’Eucharistie chrétienne. Surtout il ne manifeste aucune velléité de chercher à celle-ci des antécédents hors de l’histoire évangélique, histoire qu’il devait connaître mieux que personne, étant né aux portes de.Térusalem, moins de cent ans après la passion du Sauveur, à une époque par conséquent où les faits n’avaient pu encore entrer dans le domaine de la légende. L’institution eucharistique, telle qu’il nous la présente, plongeait ses racines en plein sol chrétien, à l’abri de toute influence exotique. Le silence que Justin garde sur ces influences, mithriaques ou autres, est d’un homme qui n’y a pas même songé, parce que personne n’y songeait autour de lui. La

seule chose qu’avec un peu de malignité on puisse retenir de son texte, c’est cette accusation de plagiat qu’il formule, d’ailleurs sans preuve, contre le mithriacisme.

Gardons-nous néanmoins d’accueillir à la légère une assertion où la passion peut avoir sa part, et que n’appuie aucun argument de fait. Il importe beaucoup plus de constater que l’assertion inverse ne s’est pas produite alors, puisque ces défenseurs attitrés du christianisme n’ont pas éprouvé le besoin de la combattre. Qu’elle vienne à se produire aujourd’hui, on sera en droit de lui répondre qu’il est bien tard, et de l’engager à réviser les preuves qu’elle déterrait hier dans l’ombre de quelque spelæum.

Beaucoup moins encore peut-on faire état de rencontres entre le christianisme et la religion de Milhi a sur un rite secondaire de l’initiation. N<3us apprenons de Tertullikn, I Ad. Marc., xiv ; De cororia, iii, et de Clémknt d'.Vlbxandrib, l’aedag., I, VI, 34, ^15, 51, qu’on faisait goûter du lait et du miel aux nouveaux baptisés. Or le miel jouait aussi un rôle dans l’initiation mithriaque du Léo et du Persa. Nous l’apprenons de Porimivre, De anlro rtrniph., XV, XVI. Là-dessus, certains historiens des religions se croient fondés à reconnaître dans le repas des néophytes un emprunt fait par le christianisme au fonds commun des cultes antiques. Ils rappellent par exemple que, selon Pindare, Nem., iii, 79, un mélange de lait et de miel est la nourriture des dieux. Ainsi UsENEB,.'/i/c/( und lionig in griech. 11. altchrisil, Ansckauuiigen u. Kulten, dans liliein. Nks., 1902, t. II, p. 177-195. — Encore faudrait-il se souvenir que l’unique garant de ce fait, quant au culte mithriaque. Porphyre, est postérieur d’un siècle à TertuUien et à Clément d’Alexandrie, donc s’il y avait présomption d’emprunt de la part de l’un des deux cultes, la yjrésomption ne serait pas à la charge du christianisme. En réalité, le christianisme n’avait nul besoin d’emprunter à qui que ce soit le rite du lait et du miel, le symbolisme de ces deux aliments étant très développé dans l’A, T, , pour figurer la Terre promise ; voir Exod., iii, 8, 17 ; xiii, 5 ; xxxiii, 3 ; l.et : , xx, 2/1, etc., et se retrouvant dans le N. T. pour figurer la nourriture des âmes renouvelées dans le Christ, I (or., iii, 2 ; I Pet., 11, 2 ; Heb., v, la ;.,. Jp., X, g. Avant de faire état d’indications précaires, récueillies dans des cultes dont l’inlluenee sur le culte chrétien n’est ni prouvée ni vraisemblable, on doit se souvenir qu’une source d’inspiration beaucoup plus ancienne, beaucoup plus copieuse, beaucoup mieux connue, s'était déversée dans le christianisme dès son origine ; que c’est là, non pas une conjecture, mais un fait qui appartient au plein jour de l’histoire. Cf. Em. de Backer, Sacramentiim dans les œm’res de TertuUien, p. 332-350, Louvain, 1911.

Nous ne voulons pas retenir autre cliose, présentement, du témoignage de saint Justin et de Tertullien. Selon ces témoins, les plus proches des origines el qui ne semblent pas avoir été contredits, 1 « christianisme ne doit rien qu'à ses prophètes et à luimême. Cela suffit à juger la généreuse assurance avec laquelle, de nos jours, tel retourneur de pierres inscrit au passif du christianisme primitif une dette dont celui-ci n’eut jamais conscience, dont l’idée même lui manquait, et dont, pour cette raison, il n’a |).is songé à se défendre. — Voir d’ailleurs ci-dessous l’article Mystères.

Bibliographie. — Voir Franz Cuinont, professeur à l’Université de Gand, Te-rtes et manuscrits figurés relatifs aux mystères de Mithra, Bruxelles, 1896-99, 2 vol. in-4° ; Les mystères de Mithra, i" éà., revue et annotée, contenant 28 figures et une carte. 591

MODERNISME

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Bruxelles, 1918, in-8 ; Les religions orientales dans le paganisme romain, 2' éd., Paris, 190J, ch. vi ; article Mithra dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines. Outre les ouTages mentionnés au cours de l’article, on peut consulter : Cyril Martindale, The religion of Mithra, dans Lectures on the history of Religion, II, London, 1910, et dans Christus, cli. viii. Dans la Befue d’histoire ecclésiastique (Louvain), articles pénétrants de E. Rémy sur le livre de M. Cumont (année 1901, p. ôôi-ô'j^) et sur celui de Dietericli (année 1904, p. 290-298). Paul AUard, Julien l’Apostat, t. I, ch. I, Paris, 1900.

A. d’Alès.