Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Modernisme (II.

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

IIe Partie

L’Encyclique " Pascendi "

I

SYNTHÈSE DU MODERNISME PHILOSOPHIQUE

Sommaire. — Introduction. Notion du Modernisme. — C’est avant tout une erreur philosophique. — Précieux aveux. — Importance et ditlicultés de cette étude. — Il faut ramener à leur unité synthétique les trois théories maîtresses du Modernisme énumérées par l’Encyclique : VEvolutioiinisme, l’Agnosticisme, l’Immanentisme.

l"-’Partie. f.’Ei’oliitionnisme radical. Théorie du

« Devenir pur » ou du Mobilisme. — Origine du

problème. — Ses trois solutions : Zenon, Heraclite, Aristote. — Bergson, après Hegel, reprend parti pour Heraclite. — Conséquences métaphysiques, logiques et critériologiques. — La philosophie du

« non être » identilie les contradictoires et renie la

raison. — Causes d’une si grave méprise.

II" Partis. L’Agnosticisme siihjectiiiste. Il est à la racine du mal signalé. — Le triple postulat subjectiviste, — phénoméniste, — et relativiste. — Il importe de les démasquer en rétablissant la vraie doctrine.

IIP Partie. L’Immanence Vitale. C’est le second mouicnl de la théorie moderniste. — Elle cherche à sortir de l’Agnosticisme après s’y être emmurée.

— L’intuition immanente du « moi profond ». — La conscience universelle. — Méthode et théorie monistique. — Ses prétendues découvertes.

IV Partie. Conséquences antispiritualistes et antireligieuses. Elles ruinent de fond en comble toutes nos croyancessur — Dieu, — l’Ame humaine et son immortalité, — la Morale. — la Kévélalion extérieure et les motifs de crédibilité, tel que le miracle, — et le Dogme révélé. — Modernisme et Protestantisme libéral.

Conclusion. Jamais un magistère divin n’avait paru si nécessaire pour sauver du naufrage la raison et la foi.

Introduction. — Le « centre vital » du Modernisme étant une erreur, ou plutôt un ensemble d’erreurs p/u/oso^/i/i^Hei, nous nous bornerons à ce point de vue capital dans tout le cours de cet article.

A ceux qui exigeraient, tout d’abord, une définition del’hérésieiï/orfcrHisie, nous proposeriouscelleci. Elle est, — malgré des apparences contraires, car

elle affecte de conserver toutes les antiques formules du christianisme après en avoir changé le sens, — elle est a la négation du surnaturel chrétien », ou, si l’on préfère, « la transposition, sur un mode naturaliste, de tous les dogmes de la foi chrétienne. »

L’encyclique PascenJ i, Aontiïous nous inspirerons constamment, n’en donne, il est vrai, aucune stricte définition. Mais la description si minutieuse et si complète qu’elle en fait ne saurait laisser aucun doute. Elle déclare viser a ces ennemis de la Croix de Jésus-Christ, qui, avec un art tout nouveau et souverainement perfide, s’elforcent d’annuler les vitales énergies de l’Eglise, et même, s’ils le pouvaient, de renverser de fond en comble le règne de Jésus-Christ. … Ce n’est point aux rameaux ou aux rejetons qu’ils ont mis la cognée, mais à la racine même, c’est-à-dire à la foi et à ses fibres les plus profondes… ils amalgament en eux le rationalisme et le catholicisme, avec un tel rafiinement d’habileté qu ils abusent facilement les esprits mal avertis… Pour eux, une chose est parfaitement entendue et arrêtée, c’est que la science doit être sans Dieu, pareillement l’histoire… Dieu et le Divin en sont bannis… Notre sainte religion n’est autre chose qu’un fruit propre et spontané de la nature. Y a-t-il rien, en vérité, qui détruise plus radicalement l’ordre surnaturel ? » (Encyclique y^ascenrfi, édition des Questions actuelles, p. 3, 5, g, 15). — Aussi l’Encyclique pourra-t elle conclure que cette erreur n’est pas seulement une hérésie partielle, mais la synthèse ou u le rendez-vous de toutes les hérésies. « (Ihid. p. 61).

C’est donc la vieille erreur du Naturalisme qui renaît de ses cendres — si tant est qu’elle se soit jamais complètement éteinte au cours des âges de foi. Mais elle s’est aujourd’hui rajeunie en se greffant sur la tige de la philosophie « nouvelle » dont elle emprunte ainsi la séduction et la vogue passagère. Et c’est uniquement par ce côté, dans ses principes philosopliiques empruntés à la pensée moderne, que nous l’étudierons dans ce travail.

Sans doute, les modernistes ont essayé parfois de dissimuler les préoccupations philosophiques de leur théologie et de leur exégèse nouvelles. Us s’en défendent même hautement dans cette très irrévérencieuse Ltisposta à l’Enc.vclique de S. S. Pie X, où ils alfectent de ne parler qu’au nom des faits et de la science pure, (/l programma dei modernisti^ liisposta air Enciclica, Roma, 1908. — Le Programme des modernistes, Paris, 1908. Pour la commodité des lecteurs nous citerons la traduction française).

Mais, à la suite du Cardinal Mercier, nous nous inscrivons en faux contre cette audacieuse afiirmation. Leur apriorisme philosophique, — conscient ou inconscient, peu importe, — éclate et saute aux yeux de tout lecteur sincère. Son Em. en a donné des exemples typiques dont nous pourrions sans peine allonger la liste, démesurément. (Caiîd. Mercier, Discours à l’Univ. de Louvain, 8déc. igoy).

C’est leur philosophie qui animeet soutient toutes leurs hypothèses, en sorte qu’en extraire les données philosophiques, ce serait aussitôt dégonfler leur brillant aérostat et le faire choir très lourdement. Ou bien, — nouvelle épreuve, — qu’ils changent leur philosophie, en la remplaçant, par exemple, par les théories scolastiques, et leur système ne tiendra plus debout. L’expérience en serait facile et convaincante.

Du reste, avant de s’être rendu compte que cet apriorisme philosophique était pour leurs théories le défaut de la cuirasse, ou, si l’on veut, le talon d’Achille où toute blessure est mortelle, — les modernistes en faisaient facilement l’aveu et même s’en glorifiaient naïvement.

Ecoutez M. Loisy : « La simple connaissance de 639

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l’histoii-e du domine, avouait-il, ne soulève aucune difficulté nouvelle devant l’intelligence du croyant… Si le problème (cbristologique) se pose de nouveau… c’est par suite du renouvellement intégral qui s’est produit et qui se continue dans la philosophie moderne. » (Autour d’un petit livre, p. 129, 202, etc.). Et il explique lui-même, dans le même ouvrage, comment cette philosophie révolutionne de fond en comble toutes nos antiques notions de la Personnalité divine, de la Création, de la Hévétation, de l’Incarnation, de la Rédemption, en un mot de tous les dogmes.

« Le j)rogTès des sciences exige, semble-t-il, que l’on

réforme Ise concepts de la doctrine chrétienne sur Dieu, la Création, la Révélation, l’Incarnation, la Rédemption. » (Prop. 64, décret Lamentabili).

El dans ses lettres intimes, il dit encore plus clairement : « La question qui est au fond du problème religieu.K dans le temps présent, n’est pas de savoir si le Pape est infaillible, ou s’il y a des erreurs dans la Bible, ou même si le Christ est Dieu, ou s’il y a une Révélation, — tous problèmes surannés, ou qui ont changé de signilication, et dépendent du grand et unique problème, — mais de savoir si l’univers est inerte, vide, sourd, sans âme, sans entrailles, si la conscience de l’homme y est sans écho plus réel et plus vrai qu’elle-même [en un mot du problème philosophique d’un Dieu personnel.] Du oui ou du non il n’existe pas de preuve que l’on puisse appeler péremptoire… » — Et il termine ainsi cette lettre :

« Vais-je verser dans le monisme, dans le panthéisme ? Je l’ignore. Ce sont des mots (I). Je tache

de parler des choses. La foi veut le théisme ; la raison tendrait au panthéisme. Sans doute, elles envisagent deux aspects du A-rai, et la ligne d’accord nous est cachée. » (Quelques lettres, p. l^b. 48. C’est nous qui soulignons) — Un peu plus loin, p. 167 : Ce n’est pas l’origine de tel dogme en particulier qui est en cause maintenant, c’est la philosophie générale de la connaissance religieuse. »

Il est clair, en effet, qu’une fois la personnalité de Dieu supprimée et la possibilité de son action dans le monde méconnue, le sui-naturel est un non-sens, et la religion chrétienne tout entière doit être alors interprétée par une méthode naturaliste. La critique de Renan était partie de ce même postulat philosophique, pour aboutir aux mêmes négations.

De son coté, M. Le Roy necacliait nullement son adhésion pleine et entière à la philosophie « nouvelle », dont il est devenu l’un des plus brillants et des plus officiels interprèles. El nous montrerons plus loin comment, par exemple, sou fameux article : <( Qu’est-ce qu’un dogme ? » n'était qu’une simple application de la théorie chère à leur école sur la vérité en général ou la valeur purement pragmatiste et symbolique des dogmes de la raison et de ceux de la foi.

Nous pourrions en dire autant de tous les modernistes notoires, et l’Encyclique a mille fois raison de constater que toujours et partout, en théologie, en histoire, en exégèse, dans toutes leurs tliéories modernistes, a c’est le philosophe qui ouvre la marche » et le savant qui suit. — « La méthode du moderniste théologien est tout entière à prendre les principes du philosophe et à les adapter au croyant ». — « De même que l’histoire reçoit de la philosophie ses conclusions toutes faites, ainsi de l’histoire la critique ». — « Du commencement à la un, n’est-ce pas Va priori ? Sans contredit, et un a priori où l’hérésie foisonne. « (Encyclique Pascendi. lbid., p.^-^, 4^, 49, 51, etc.) — « Que leur histoire, que leur critique soient pure œuvre de philosophe, que leurs conclusions historico-critiques viennent en

droite ligne de leurs principes philosophiques, rien de plus facile à démontrer. » (Ibid, p. 4^). — « C’est d’une alliance de la fausse philosophie avec la foi qu’est né, pétri d’erreurs, leur système. » p. 67.

Ces citations suffisent pour montrer clairement l’importance d’une élude du modernisme au point de vue philosophique. C’est aller ainsi jusqu'à la racine du mal et y pratiquer, en l’extirpant, l’opération la plus salutaire. Sans elle, au contraire, tout le reste serait vain.

Une telle étude, il est vrai, ne va pas sans difficultés. Non seulem-ent- pour cette raison générale qu’elle suppose chez les lecteurs une sérieuse culture philosophique — oiseau rare chez nos contemporains, plus adonnés à l’hisloire et aux sciences qu'à la métaphysique ; — mais aussi pour une raison très spéciale, que l’Encyclique s’est bien gardée de passer sous silence, à savoir l’aspect ondoyant et protéiforme de celle philosophie « nouvelle », qui refuse obstinément de se préciser en formules et en thèses, comme dans un code ou un manuel classique, et même de se i>résenter à nous en synthèse complète.

« C’est comme une tactique des modernistes, —

tactique en vérité fort insidieuse, — de ne jamais exposer leurs doctrines méthodiquement et dans leur ensemble, mais de les fraguienter en quelque sorte et de les éparpiller çà et là, ce qui prête à les faire juger ondoyants et indécis, quand leurs idées, au contraire, sont parfaitement arrêtées el consistantes ; il importe ici, avant tout, de présenter ces mêmes doctrines sous une seule vue, et de montrer le lien logique qui les rattache entre elles. » (Encyclique Pascendi, Ibid., p. 'j.)

Mais avons-nous le droit d’organiser en un système philosophique des théories éparses que l’adversaire refuse d’organiser ? — A ce scrupule, l’Encyclique a déjà répondu, et nous répondrons à noire tour que nous n’avons la prétention de rien organiser nous mêmes, mais seulement de montrer aux yeux de tout esprit sincère, que la simple juxtaposition de ces membres épars du modernisme révèle en lui l’unité d’un même organisme, et un plan d’ensemble parfaitement cohérent. N’a-t-il pas sufil à Cuvier pour reconstituer son Palæotherium magnum de quelques fragments retrouvés épars el incomplets ? Plus heureux que lui, nous possédons tous les membres du monstre nouveau, et leur groupement d’après les lois naturelles les plus incontestables, n’est plus qu’un jeu pour la raison. Au demeurant, le lecteur sera juge si nos rapprochements sont forcés, contre nature, ou au contraire parfaitement logiques et spontanés.

Resterait une autre question préliminaire. ' A quelle philosophie faut-il rattacher les théories modernistes ? "Toute la suite de ce travail le montrera surabondamment. Après l’avoir lii, il sera aisé de conclure : c’est à cette philosophie nouvelle 0, qui en France, a désormais pris nom de Bergsonisme. Elle-même paraît inconlcslablement issue de la philosophie allemande et luthérienne, de Hegel et de Kant, parmi les modernes, et aussi d’HÉRACUTE parmi les anciens ; quoique les amateurs d’arbres généalogiques aient déjà esquissé des lignes de filiation autrement nombreuses, compliquées et souvent hypothétiques, dont il serait oiseux de discuter ici les vraisemblances.

Ce sera, disons-nous, la conclusion de ce travail, et si nous croyons utile de la laisser entrevoir dès le début, c’est pour mieux orienter ceux qui nous liront en leur donnant de suite un Ul conducteur.

Nous aurons donc constamment à viser des théories de l'école bergsonienne, laissant de côté, bien 641

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entendu, les intentions individuelles des bergsoniens. Suivant le conseil de l’Encyclique « nous mettrons soigneusement à paît les intentions de ces hommes, dout le jugement est réservé à Dieu, pour examiner leurs doctrines, et, conséquemmenl à celles-ci, leur manière de parler et d’agir ». (Encycl. Pasccndi, Ibid., p. 5. — Cf. Maritain, lier^sonisme de fait et Bergsonisme d’intention (Revue tUomistej, juillet-août 1912.)

Qu’où ne clierclie donc ici aucune polémique personnelle contre des écrivains que nous respectons, mais seulement une lil)re et loyale discussion de leurs idées, telles qu’ils les ont exprimées eux-mêmes dans des le.’ctes aullientiques.

A la suite de l’Encyclique, nous y découvrirons facilement trois idées dominantes ou trois théories malti-esses, dont nous aurons à mettre eu relief la connexion intime, la fausseté et les conséquences ruineuses, savoir, V Evolutionnisme, l’Agnosticisme et Vlnimanence.

I. — L’Evolutionnisme radical

La philosophie « nouvelle », qui est un eVoZ((iio ; inisme radical, se prêtait à merveille à la justification apparente de ce besoin de changement et de transformation totale et sans liii, qui agile et passionne nos amhitieux réformateurs. Kévolulion universelle qui, delà philosophie, s’étendrait aux dogmes, à la morale individuelle et sociale, à l’histoire et à l’exégèse biblique, à la discipline, et jusqu’à la constitution monarchique elle-même de l’Eglise. Aussi l’Encj clique a-t-elle mis justement le doigt sur la plaie en signalant cette évolution radicale comme le point capital du système moderniste.

Il n’en est pas la racine, assurément, mais seulement la tête « in eorum doctrinis fera caput est » {Ibid., p. 38), c’est-à-dire l’organe principal, qui suffit à révéler le genre et l’espèce, et aussi la physionouiie caractéristique d’un individu.

Mais par ce mot d’évolutionnisme, nous n’entendons pas ici désigner cette hypothèse très orthodoxe d’une certaine évolution des premiers types vivants. Les hypothèses de Lamarck ou de Darwin, même les plus exagérées, ne sont qu’un jeu d’enfants en face de l’hypothèse autrement grandiose et subtile du devenir universel, qui est àla base delà philosophie

« nouvelle » — ou plutôt « renouvelée « de

Hegel et du vieil Heraclite.

Lidéemère el la pensée maîtresse de tout le système est empruntée au sophiste grec : l’être n’est pus, tout est devenir pur, c’est-à-dire perpétuel et intégral changement, en sorte que rien ne demeure le même dans cette fuite perpétuelle de la réalité : Hv.JTx pst xa-i iùâiv, u.év£i. (Cf. Platon. Cratyle, 402, A ; 40/l, D ; Tkéaet., 152, D ; 160, D.) Il en donnait la comparaison fameuse : On ne se baigne pas deux fois dans le même Ueuve, ni même une seule fois, parce que tout change sans cesse et dans le lleuve et dans le baigneur, qui ne sont jamais les mêmes. Ainsi parle M. Bergson : « Elle coule (la réalité) sans que nous ])uissions dire si c’est dans une direction unique, ni même si c’est toujours et partout la même rivière qui coule. » (Préf. à Philosophie de l’expérience de W. James)

Pour couiprendre le sens el la portée de cette hypothèse, il est nécessaire de se rappeler le célèbre problème du mouvement qui passionna la philosophie grecque, avec les trois solutions rivales qui lui furent données.

Pour ZENON et l’école idéaliste d’Elée, le fait du mouvement est une pure illusion des sens, attendu que la raison l’estime inexplicable, el même contradictoire et impossible : donc il n’existe pas.

Tome ni.

Pour UjiBACLiTi ! , au contraire, et tous les sensùalistes, c’est la notion d’être qui demeure le même, que l’on doit juger invérifiable et impossible. Donc tout est mouvement sensible el tangible : le mouvement seul existe et l’être n’existe pas.

Entre ces deux excès, Platon et Aristote prirent une position intermédiaire, la seule qui puisse s’accorder avec le sens commun, tout en réconciliant le témoignage des sens avec celui de la raison.

(I Voici donc, concluait Pl.vton, que le philosophe est absolument forcé deE’écouter ni ceux qui croient le monde immobile, ni ceux qui mettent l’être dans le mouvement universel. Entre le repos et le mouvement de l’être et du monde, il faut qu’il fasse comme les enfants dans leurs souhaits, qu’il prenne l’un et l’autre. » (Sophiste, 2/(8, E ; 2^9, U.)

Aristote rejjrit et compléta cette solution par son immortelle théorie du devenir, qui exige à la fois la distinction de la puissance et de l’acte, de la substance et de l’accident. Le phénomène est la manifestation de l’être ; le dynamique et le mouvant sont le rayonnement du statique et du stable ; l’elî’el qui passe, est un produit de la causequi subsiste. De fait, au regard de notre conscience, l’identité de notre être personnel, qui demeure le même, est aussi indéniable que la mobilité incessante des phénomènes émanés de cette source profonde : leur distinction s’impose.

Quant au témoignage de la science, il peut se résumer dans le triomphe constant et nécessaire du principe d’induction, proclamant que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, preuve que la nature de ces causes demeure au ïond la même, malgré la succession multiple des phénomènes qui passent.

Il y a donc dans tout mobile, concluait Aristote, une partie qui change et une partie qui demeure, une partie potentielle et une partie en acte ; et c’est à l’aide de la distinction fondamentale de l’acte el de la puissance, qu’il répondait victorieusement aux quatre arguments sophistiques de Zenon contre l’existence du mouvement. (Cf. Farges, Théorie fondamentale, ’)' édit., p. 62 et suiv.) Les deux négations opposées de Zenon et d’Heraclite étaient ainsi réfutées, et les deux données de l’être et du devenir, ou de l’acte et de la puissance, réconciliées et réunies dans une raisonnable sjnthèse.

Mais depuis la révolution cartésienne, les traditions séculaires de l’esprit humain se sont perdues par un injuste et méprisant ouhli. Au lieu de perfectionner et d’achever le merveilleux édifice, on l’a démoli pour mieux le reconstruire, et, par une présomption insensée, chaque penseur a essayé de le reconstruire tout seul, sans aucun concours étranger, alors que toute science digne de ce nom, est essentiellement une œuvre collective de tous les savants à travers tous les âges.

Les mêmes problèmes se sont donc à nouveau, et comme fatalement, rep<isés devant l’esprit humain, et les mêmes tentatives de solution ont été tour à tour apportées : l’histoire de la pensée humaine, étant, i>araît-il, un recommencement perpétuel.

Bergson a repris, sans s’en douter, peut-èti-e, les négations d’Heraclite, par réaction contre Descartes qui avait lui-même repris les négations de Zenon. H a triomphé facilement de l’hypothèse cartésienne : Tout est donné, rien, ne rfei^feni, sans s’apercevoir que sa propre liy])olhèse : tout est devenir, n’est ni moins critiquable, ni moins insoutenable, parce qu’elle est aussi incomplète et aussi exclusive que sa rivale. Combien d’années — ou de siècles — faudrnit-il attendre que la pensée moderne ait enfin retrouvé la solution oubliée d’Aristole, seule capable de mettre un peu d’ordre et de lumière dans son chaos ?… 643

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Quoi qu’il en soit, c’est bien à la solution boiteuse d’Heraclite que Bergsoniens et Modernistes se sont encore attardés. Pour le prouver, innombrables seraient les textes à tirer de leurs écrits où ils foisonnent.

Dès les premières pages de l’Evolution créatrice, M. Bergson se demande « quel est le sens précis du mot exister », et il répond qu’exister c’est changer, etchanger sans cesse et totalement, en sorte qu ?, par exemple, <> si un état d’âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler ». — De là ces expressions que l’on rencontre à chaque instant dans cet ouvrage :

« le flux per[iétuel des choses » ; — n la masse fluide

de notre existence « ; — « la réalité est fluide » ; —

« elle se résout en un simple flux, une continuité d’écoulement, 

un devenir » ; — « une création qui se poursuit sans lin » ; — « elle est un movtvement >> ; etc., etc. (Bergson, L’Evolution créatrice, p. 12, iSg, aoci, 251, 260, 270, 2g5, 827, 342, 895, 398, etc., etc.)

Inutile de reproduire les passages où M. Le Roy ne fait que répéter le maître. Pour lui.( le devenir est la seule réalité concrète >>. (Revue de Métaph. et de Morale, 1901, p. 418.) Quant aux modernistes, ils ont tenu dans leur Programme à leur faire écho, en proclamant bien haut que « l’existence est mouvement » (Le Programme… Réplique, p. 10).

De cette négation fondamentale de l’être, on va voir découler les plus redoutables conséquences, soit métaphysiques, soit logiques, soit critériologiques,

i" Au point de vue métaphysique, la catégorie d’être qui demeure, ou de substance, se trouve ainsi supijrimée. Il n’y a plus que des modes d’être sans être, des attributs sans sujet, des actions sans agent, des passions sans rien qui pâtisse, des mouvements sans moteur ni mobile : ce qui est radicalement inintelligible. C’est ce que Platon et Aristote avaient déjà stigmatisé sous le nom de philosophie du non-ctre, par opposition à la philosophie de l’être qui est celle du sens commun et de la tradition.

Laissons la parole à M. Bergson : « (7 rades changements, jnais il n’y a pas de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support… le mouvement n’implique pas un mobile » (Conf. d’Oxford, p. 24- C’est l’auteur qui a souligné). — « En vain on cherche sous le changement la chose qui change : c’est toujours provisiorement et pour satisfaire notre imagination ( !). Le mobile fuit sans cesse sous le regard de la science ( !), celle-ci n’a jamais affaire <iu’à la mobilité. » (/.’Evolution créatrice, p. 325).

— Et il a répété à satiété dans tout son ouvrage : « Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions. » (i’Evolution créatrice, p. 270)

S’il nie la substance, c’est parce qu’il n’a pas compris son activité causale par rapport aux phénomènes multiples et variables, qui en émanent comme d’un foyer identique et permanent. Et cependant, pour le comprendre, il lui aurait sulTi d’une simple analyse psychologique des premières données de la conscience.

a) Le moi conscient se perçoit d’abord lui-même comme un su/et identique et permanent, sous le flux continuel de ses pensées, de ses sentiments, de ses volitions. En effet, je ne coule pas avec mes pensées ; sans m’en isoler, je me distingue d’elles ; en les produisant, je ne me perds pas en elles ; elles sont

des attributs passagers, dont je suis le sujet permanent, depuis ma naissance jusqu’à la mort.

0) Le moi se perçoit non seulement comme le sujet, mais aussi comme le principe producteur de ces phénomènes, notamment lorsqu’il fait un effort d’attention ou de volonté libre. En sorte que, lorsqu’on nous demande pourquoi il faut un sujet sous le phénomène, un agent sous l’action, nous répondons : c’est parce qu’il les produit. La fonction dynamique de la substance a ainsi expliqué sa fonction statique, et l’esprit est satisfait.

Les Bergsoniens, au contraire, après avoir nié la notion de substance, doivent nier la notion de causalité ou d’activité productrice, qui relie par son lien dynamique tous les êtres de l’univers dans une vaste synthèse d’action et de passion mutuelles. Privé de ce lien, l’univers se désagrège désormais et tombe en poussière inerte et sans vie, la succession des générations vivantes est un non-sens, les attractions des astres, ou celle des atomes dans les aflinités chimiques, avec l’ordre merveilleux qui en découle, sont une illusion ou une énigme.

Voilà les deux premières conséquences, en métaphysique, de la philosophie du nonètre : Négation de la substance et de la causp.lité, d’où sortiront plus lard bien d’autres ravages. Négligeons-les pour le moment, et passons aux conséquences logiques qui ne seront pas moins ruineuses.

2° Au point de vue logique, si l’être n’est pas, il ne saurait être identique à lui-même, et le principe d’identité ou de non-contradiction est ruiné, entraînant à sa suite la ruine de tous les autres principes de la raison, qui, en dernière analjse, s’appuient tous sur le premier, sur l’impossibilité que l’être el le non-être, le otii et le non soient identiques.

Pour les tenants de la nouvelle école, au contraire le contradictoire est sans doute >< impensable >

— vu la constitution actuelle de notre esprit, — mais nullement impossible. « Le principe de non contradiction n’est pas universel et nécessaire, écri M. Leroy, … loi suprême du discours et non de h pensée en général. « (Le Roy, Revue de Métaph. e. de Morale. igo5, p. 203) L’absurde n’est donc plu ; vin signe d’erreur. Bien plus, le contradictoire est à leurs yeux, le fond même de toute réalité dans li nature, où tout est à la fois lui-même et autre qu’lui-même, puisque tout y est devenir pur, c’est-à-dir Ihétérogénéilé même et laconlradiction perpétuell de l’être et du non-être simultanés. « Qu’est-ce qu le devenir, ajoute M. Le Roy, sinon une fuite perpé tuelle de contradictoires qui se fondent ? » (Revue d Métaph. et de.Morale, 1901, p. 4li)- Pour lui, le contradictoires fusionnent dans « les profondeur supralogiques », et la devise de l’inventeur doit être’( au-dessus et au-delà de la Logique ! « (Revue d Métaph. et de Morale, 1906, p. 200 et suiv.)

C’est à cette belle maxime que W. JA^ : ES faisai écho, lorsqu’il écrivait cette phrase monumentale qui a fait, comme elle le méritait, le tour dvi monde

« Je me suis vu contraint de renoncer à hs Logiqu

carrément, franchement, irrévocablement ! » (. Plurnlislic uuiverse’^. Et ailleurs : « Le meilleur che min à suivre est celui de Feehener, de Koyce et d( Hegel : Feehener n’a jamais entendu le veto de lii Logique ; Royce entend sa voix, mais refuse délibé rément de savoir ce qu’elle dit ; Hegel n’entend c qu’elle dit que pour en faire U ; et tous passen joyeusement leur chemin. Serons-nous les seuls subir son veto ? » (W. James, Philosophie de l’e> pt rience, p. 197. Cf. p. 267, a64, 265, 30g, 316). Ce ? Bergson, ajoute-t-il, qui l’a enhardi dans cette voi qu’il reconnaît être une « catastrophe iiitérieire (Phil. de l’expérience, p. 267, 264, Sog, 316) et qu 645

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M. Bergson lui-même appelle loyalement une « torsion » conlie nature et douloureuse de l’esprit. {L’Evolution créatr., p. 210 et suiv., 272.)

Cependant ces Messieurs veulent bien nous accorder que, si le principe de non-contradiction n’est plus la loi (lu réel, il demeure « la loi suprême du discours et du ian^age. » Mais cette concession nous [larait bien raine. Toute la valeur du discours étant dans sa conformité avec le réel, on ne peut plus exclure la contradiction dans le discours, après i'.ivoir admise dans le réel. S' « il y a de la contradiction dans le monde », comme le prétend M. Le Roy (Revue de Met » ph. et de Morale, igu5, p. 202-20/l)^ '1 faut bien admettre qu’il y en ait aussi dans le discours et dans la pensée qui doivent représenter ce réel.

En brisant ainsi le principe d’identité ou de noncontradiction, on brise les ressorts essentiels de la raison liumaine, en rendant toute science impossible. Aussi Aristote n’a-t-il pas craint de stigmatiser avec une énergique indignation tous ces capiteux sopliismes, (Cité dans notre Théorie j’ondamentule, p. 82 et suiv.)

Inutile d’ajouter que la négation de la causalité entraîne à son tour la négation du principe de causalité, et qu’aucun bergsonien ne recule devant celle conséquence fatale. Et comme, d’après M. Hergson, la suite ou la succession des événeinenls n’est reliée par aucune loi nécessaire, attendu que le même pliénomène ne se répétant jamais, les effets de l'évolution créatrice sont-toujours libres et imprévisibles, — le principe d’induction, et avec lui toutes les sciences expérimentales, se trouvent sapés par la base. La puissance de prévision dont la science moderne était si iière, lorsqu’elle annon<^ait, par exemple, le jour, l’heure et la seconde d’une éclipse, se transforme en illusion ou se réduit en simple conjecture. Et puisque « savoir, c’est prévoir », le savoir humain s'évanouit avec la prévision.

'A" Enlin les conséqiiences critérinlogiques de la philosophie « nouvelle » ne sont pas moins révolutionnaires. Puisque tout est fluent, et qu’il n’y a plus rien de stable ni en moi, ni Lors de moi, la pensée abstraite qui nous montre des types lixes, comme le rond ou le carré, — des notions éternelles, comme le vrai et le faux, le bien et le mal, — ainsi que des principes immuables et nécessaires, comme le principe d’identité ou de non-contradiction, ou bien des axiomes mathématiques, tels que 2 -|- 2 = /|, — cette pensée abstraite, dis-je, n’est qu’une faculté mensongère à laquelle nous ne pouvons plus nous lier. De fait, il n’y a plus rien de nécessaire ni d’absolu.

« Y a-t-il des vérités éternelles et nécessaires ? On

en peut douter », écrivait.^L Lr Hoy : « Axiomes et catégories, formes de l’entendeuient ou de la sensibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l’esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes désirs ». (Revue de Métaplt. et de Morale, yoi, p. 305 ; — "J07) p. 167 ; — Cf. juill. p. 480.) ^

« Formes et catégories sont des œuvres qu’elle (la

pensée) a produites et qu’elle domine, dont elle peut en somme s’affranchir » (Ihid., p. 488.)

liais comment expliquer une si étrange et si universelle illusion de l’esprit humain ? C’est ici que la philosophie nouvelle s’embarrasse et s’enveloppe des brillants nuages de ses métaphores étranges. Elle va recourir à la comparaison d’un spectacle fantastique à la mode, le cinématographe !

La réalité est une et // « e/fie, disent les bergsoniens, c’est l’intelligence qui la découpe et la solidifie en y prenant des vues instantanées, et puis, par un procédé cinématographique, elle reconstruit l’apparence du mouvement par la succession de vues multiples

et immobiles. De là, le dédain supérieur de ces philosophes pour toutes nos idées ou concepts " lixes et cristallisés », qui « découpent et réiiient maladroitement » la réalité. Seuls, ils refusent d'ôtre victimes d’une si mensongère illusion.

Nous croyons, au contraire, que l’illusion est tout eiitière de leur c6té, parce qu’ils n’ont pas su distinguer Vidée de l’image. Si l’image sensible peut être mouvante, l’idée abstraite ne le peut pas, car son objet est essentiellement fixe et immuable. Pourquoi cette différence et ce contraste ?

Si l’idée abstraite, par exemple, l’idée du mouvement en général, n’est pas mouvante mais fixe et invariable, ce n’est pas parce que nous sommes privés d’images mouvantes, et obligés de nous contenter d’instantanés fixes, comme se l’imagine M. Bergson, mais parce que l’idée ne rejn-ésente nullement le mêmeobjelque l’image. L’image représente un fait qui peut être instable, quod est ; l’idée au contraire représente une raison d'être stable : quod quid est, ce qui doit être.

En effet, sous l’image sensible d’un mouvement quelconque, mon esprit découvre une possibilité éternelle réalisée, et c’est ce type possible, éternellement possible, que l’idée représente. Or ce type d’un mouvement fugitif, tenxporel et contingent, est luimême un type immobile, éternel et nécessaire. C’est l’archétype idéal, ou l’iîôcç de Platon, d’Aristote, de Dejicartcs, de Leibniz, de Kant lui-même et de l’humanité tout entière. C’est la vision supra-sensible, découverte par l’esprit de ce monde idéal des possibles, — quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, — et dont notre monde actuel est une réalisation par.tielle, imparfaite et contingente. (Pour saint Thomas et pour nous, c’est la pensée éternelle de Dieu, vue, non pas directement, comme le soutenait l’Ontologisme, mais indirectement, dans le miroir des créatures : per spéculum et in aenigmate).

L’idée n’est donc pas « une vue stable prise sur l’instabilité des choses », comme lerépcte M. Bergson, mais une vue stable de la partie stable des choses. Toute chose a en effet deux aspects : l’un individuel et contingent, l’autre idéal et nécessaire ; l’un mobile et fugitif, l’autre immobile et éternel qui nous donne la raison du premier, et rend intelligible ce qui était purement sensible.

Cette fixité radieuse des premières notions et des premiers principes est indispensable à notre science. Elle est le phare immobile qui oriente les mouvements du pilote et l’empêche de s'égarer ; elle est le point d’appui qui fait la force du levier de l’esprit, car le statique sera toujours le pivot du dynamique, aussi bien pour les mouvements de l’intelligence que pour ceux des corps : le raisonnement doit s’appuyer sur des principes fermes et les principes sur des idées nettement définies, pour être bien fondés et solides.

« Leur erreur, déclarait Aristote, en parlant des

bergsoniens de son temps, les héraclitiens, — leur erreur vient de ce qu’ils ont confondu les sens et la raison, et qu’ils n’ont considéré que les choses sensibles en perpétuel mouvement, refusant de se servir de l’intelligence qui seule atteint le fond des choses, les essences immobiles et les principes éternels ; — comme si les données des sens suffisaient à construire le vrai savoir ! » (Mélaph., II, c. 4. § '> 3 ; — iii, c. 5, § 7, 10, 12, 21 ; — xii, c. 9, § 19),

On ne saurait mieux dire aujourd’hui, après vingt siècles de progrès, ni ])lus clairement démasqui’r le vice capital decette philosophie « nouvelle », qui se dit elle-même néo-positiviste et anti-intellectuelle, oubliant que « toute la dignité de l’homme consiste — non à sentir — mais à penser ». 647

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De cette mutilation de l'àme humaine se rendent coupables ceux qui appellent l’idée « mensongire » parce qu’elle exprime l’immuable, érigeant en principe qu’il faut i< retrouver le sensible (seul vrai, puisque mouvant) sous l’intelligible mensonger qui le recouvre et le masque, — et non, comme on disait autrefois, retrouver l’intelligible sous le sensible qui le dissimule ». (Le Roy, Revue de Mélaph, et de Morale, 1907, p. 201.)

Par là se trouve renversée cette législation naturelle de l’enlendement humain, dont les bergsoniens ne peuvent pourtant pas plus que nous se passer, puisqu’ils se servent sans cesse de l’idée, et partant l’atlirmeut encore au moment même où ils la nient.

Résumons dans un coup d'œil d’ensemble ces premières conséquences de la philosophie du devenir pur ou du non-être. En Métaphysique, négation de la substance et de la causalité ; — en Logique, négalion des premiers principes qui découlent de l'être considéré en lui-même ou dans ses rapports essentiels : principes d’identité, de contradiction, de causalité, d’induction ; — en Crilériologie, négation du critère de l’intelligence intuitive, c’est-à-dire des notions et des principes, à plus forte raison négation du critère de la raison discursive. « La raison abstraite n’existe pas pour nous, osent-ils déclarer, elle existe seulement en fonction d’autres facultés instinctives dont elle signale (symboliquement) les exigences et les résultats. » (Programme des modernistes, p. 127.) Ce tableau suflit pour le moment. Nous verrons plus tard les conséquences monstrueuses que ces audacieuses négations de la raison portent déjà dans leur sein.

II. — L’Agnosticisme subjectiviste

Hàtons-nous de remonter jusqu’aux causes de ces délirantes négations, jusqu'à la racine d’un mal que nous connaissons sulBsararænt, et dont nous mesurerons plus loin les ravages dans toute leur étendue.

L’Encj’clique Pascendi en signale deux : ce qui au premier abord ne laisse pas que de surprendre. Mais, à la réflexion, cette dualité se résout bientôt en unité, puisque Agnosticisme et Immanence, dénoncés avec une merveilleuse clairvoyance par le Pasteur suprcuie, ne sont que les deux moments successifs, négatif et positif, d’une même méthode, comme nous allons bientôt le montrer.

D’abord l’Agnosticisme. « Les modernistes, nous dit le précieux document, posent comme base de leur philosophie religieuse la doctrine appelée communément agnosticisme. La raison humaine enfermée rigoureusement dans le cercle des phénomènes, c’esl-à-dire des choses cpii apparaissent, et telles précisément qu’elles apparaissent, n’a ni la faculté ni le droit d’en franchir les limites, d (Encyclique i’ascendi, p. 7.)

L’agnosticisme subjectif, ou philosophie de l’inconnaissable, vulgarisé par Em. Ka.nt, est une théorie de la connaissance, qui peut se résumer ainsi : « la pensée ne peut sortir d’elle-même) » ; il lui est donc impossible de rien connaître sinon ses ali’eclions et représentations, c’est-à-dire les phénomènes de sa propre pensée. D’où les noms de sul/jectivisme, de pliénoménisme, de relativisme qu’on lui donne si souvent, et qui, au fond, malgré de légères nuances de point do vue, sont à peu près synonymes.

1° Que le postulat subjectiviste soit admis par tous les bergsoniens et modernistes, cela ne saurait faire aucun doute. Ils le proclament eux-mêmes avec orgueil comme une donnée première de la pensée moderne, incontestable et au-dessus de toute

discussion. Le mettre en doute ne saurait être que le fait d’un esprit rétrograde et moyenâgeux.

Aussi l’ont-ils (ièrement inscrit dans leur Programme : « Nous acceptons, disent-ils, la critique de la raison pure que Kant et Spencer ont faite. » {Programme des Jlodernistes, p. 117). M. Bekgson avait déjà proclamé cette critique « délinitive dans ce qu’elle nie », à savoir la puissance de l’esprit d’atteindre rien de réel. Et M. Le Roy avait résumé ainsi cette critique victorieuse : <> Un dehors et un au-delà de la pensée, écrit-il, est par définition chose absolument impensable. Jamais on ne sortira de cette objection… La pensée, en se cherchant un objet absolu, ne trouve jamais qu’elle-même ; le réel conçu comme une chose purement donnée fuit sans tin devant la critique… Il faut donc conclure, ajoutet-il sans hésiter, avec tous les philosophes modernes ('.') qu’un certain idéalisme s’impose. » (Revue de Métaph. et de Morale, 1907, p. 488. ttgb). C’est donc pour tous nos modernistes la pensée qui se saisit elle-même et se contemple, en croj’ant saisir et contempler un objet étranger. Quelle illusion colossale et fantastique !

Pour nous, au contraire, c’est ce solip^isme idéaliste, si énergiquemenl repoussé par saint Thomas en cent endroits (i’oHi.vie TiiéoL, l’q.^ô, a. 2, ad 4 ; — q. 85, a. 2 ; — Contra Cent., ^5 ad 3 ; — JJe Anima, lec. 8, in line), qui est absolument invraisemblable et impensable. Non seulement il est contraire aux premières données du sens commun et contraire au témoignage le pluséclatant de la conscience — dont le regard ou l'étreinte dans une poignée de main, par exemple, enveloppe à la fois le moi et le nonmoi, — mais encore il est contradictoire en soi.

Que serait une connaissance sans un objet connu ? une représentation sans un objet représente ? une pensée de rien ?… La pensée n’est donc pas le terme de la connaissance mais le moyen de connaître, ou comme l’exprime saint Thomas traduisant, flans son style lapidaire, le bon sens du geni-e humain, non est II) QUOI » cognoscitur, sed ii> ijuo cognoscitur. Elle fait connaître sans être connue directement, et ne se connaît que par un retour sur elle-même.

Resterait à exiiliquer — si c’est possible — le mystérieux comment de cette communication des êtres entre eux, que nos modernes nient parce qu’ils ne la comprennent plus, depuis qu’ils ont rompu, à la suite de Descartes, avec les traditions séculaires de l’esprit humain.

Voici, en deux mots, l’explication géniale d’Aristote et de saint Thomas. Les corps matériels, impénétrables par leur matière, se pénètrent par leurs formes accidentelles ou leurs actions mutuelles. L’action de l’agent est dans le patient, non pas en ce sens qu’elle émigré de l’un dans l’autre, mais qu’elle est commune à ses deux co-principes, actif et passif, qui concourent inversement, mais simultanément, à la produire, puisqu’il n’y a jamais d’action sans passion, ni de passion sans action. Ainsi l’aelion de la lumière est dans l'œil qui la subit, l’action de résistance et sa figure dans la main qui les palpe. Eu sorte que l’organe sensible reçoit et saisit en luimême ces actions physiques étrangères qu’il projette aussitôt au dehors, par une projection physique et mentale à la fois, comme pour les remettre à leur place, et les restituer aux agents dont elles émanent. Ensuite, par un retour sur elle-même, la conscience saisit la passion organique produite par ces actions physiques, et constate qu’elles sont l’image renversée de l’action. Par exemple, l’empreinte d’un relief est en creux. Elle a donc saisi l’action-relief avant la passion-creux, la passion n'étant que le moyen indispensable pour recevoir et percevoir immédiatement 649

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l’action, et nuUerænl nue image intermédiaire qui nous montrerait toutes les choses à l’envers.

Apres avoir saisi cette partie réelle, quoique très incomplète assurément des objets, leurs actions ou qualités en acte second, nous en conservons le souvenir et l’image, et c’est dans ces images — désormais légitimes substituts du réel — que l’intelligence découvrira l'être, ses modes, ses relations et les raisons d'être qui sont les notions premières et les premiers principes de l’esprit humain. Mais cette prise de possession idéale des objets suppose déjà une prise de possession physique el consciente, non de leur substance assurément, mais de leurs opérations accidentelles, par nos organes sensibles. C’est là la partie du réel immédiatement perçue par nous.

Ainsi sommes-nous introduits dans le monde sensible par les organes des sens, dans le monde des idées éternelles par l’intelligence, cette faculté intuitive de l’esprit humain. Les murs de la prison subjecliviste sont enfin ouverts : nous en avons retrouvé les portes et les fenêtres sur le monde extérieur et sur le monde supra-sensible.

La clef de ces portes naturelles, perdue depuis la révolution cartésienne, s’appelle dans la langue classique la théorie de l’action dUe transiti’e.(yoirles développements dans notre Théorie fondamentale (y édit., p. 236-264 ; 3^o-40 !). Ce nom, désormais, ne fera plus sourire que ceux qui ignorent cette géniale explication, et qui se contentent de métaphores puériles, comme celle à'exlrinsécisnie ou d’impossibilité poiu- un être de sortir « hors de sa peau ». Pour nous, aucun objet pensé n’est extérieur à In conscience, ni dans son action sensible sur nos organes, ni dans sa représentation imaginaire et idéale ; il n’est extérieur que par son individualité ou sa substance, puisque lui et moi nous sommes deux. La plus haute spéculation métaphysique a ainsi rejoint les plus évidentes données du sens commun.

2° La deuxième épithète qui caractérise l’agnosticisme moderniste est celle de phénoméniste. C’est la conséquence forcée de son siiljjectivisme. Puisqu’il aflirme que la connaissance de l’homme est renfermée dans le phénomène de sa propre pensée, sans pouvoir jamais saisir la réalité des choses, il faut bien conclure que a notre science se borne aux phénomènes : >.

Toutefois cette formule pourrait avoir un sens très acceptable, bien différent du sens agnostique et kantien. Elle est souvent employée par les savants qui par le mot < phénomène » entendent un fait réel et objectif, intérieur ou extérieur, à observer et à expliquer, sans vouloir spéculer sur les substances et les causes des métapliysiciens.

En style moderniste et kantien, au contraire, un phénomène n’est qu’une apparence et non une réalité, un état psychologique qui s’interpose entre l’esprit et -l’objet réel, de manière à le masquer, à le défigurer et à nous empêcher de le connaître tel qu’il est réellement. Aussi ne connaissons-nous, d’après eux, que nos manières de connaître les choses, c’està-dire les formes subjectives de notre mentalité actuelle. Quant aux réalités snpra-phénoménales, les substances et les causes, ce ne sont que d^s catégories illusoires de l’esprit humain : « Nous ne pouvons plus accepter, disent-ils, ces idola tribus ». (Prof^ramme des modernisles, p. la^.)

Bien plus, pour eux, ces formes déjà illusoires, n’ont rien de tixe et de stable, mais elles sont soumises à une perpétuelle évolution, en sorte que la (( vérité n’est pas plus immuable que l’homme luimême, car elle évolue avec lui, en lui et par lui s, (Prop. 58 « du décret lamentahili).

On.voit combien les modernistes sont loin du sens

usuel et raisonnable attaché par les savants à la formule en question. Les phénomènes de la science sont des réalités, intérieures ou exlérieui-es, ceux des agnostiques ne sont guère <jue des illusions de conscience.

Qu’il y ait, toutefois, des savants plus ou moins imbus des préjugés agnostiques, nous ne le nions point, mais nous croyons que ces préoccupations philosophiques sont sans influence profonde sur leurs recherches scientifiques. Cliez eux, les théories métaphysiques sont tellement indéiiendantes des questions de science positive, qu’elles forment comme deux mondes séparés. Cen’est sans doute pas très logi(]ue, mais c’est du moins très heui-eux, car leurs savantes recherches ne sont plus soustraites aux directions du sens commun.

Après avoir nié, aux heures de loisir, les substanr ces et les causes, ils les recherchent et les supposent partout dans leurs expériences, comme le commun des mortels, quand ils cessent de philosopher et redeviennent hommes de bon sens.

3° Une troisième épithète de l’agnosticisme, la plus usitée chez nos contemporains, peut-être parce qu’elle est la plus équivoque, est celle derelativiste. Le relativisme de nos connaissances est, en effet, la formule à la mode, dont ils ont plein la bouche, et dont ils abusent étrangement.

Que (1 la connaissance soit une relation », leur répliquait Mgr d’HuLST, cela est évident, puisque c’est un acte qui met le sujet sentant ou pensant en

! relation avec l’objet senti ou pensé. — Que cette

1 relation soit partielle et incomplète, au point de ne nous montrer qu’un côté de l’objet, sans nous révéler

! les autres, cela est encore évident, car « nous ne

I connaissons le tout de rien » même après avoir multiplié nos observations et varié les points de vue. — Que dans nos appréciations de l’objet il se mêle beaucoup de nos préjugés personnels, de nos sympathies ou de nos antipathies, par exemple, et même de nos dispositions physiques, tel que l'étal de nos organes, cela est encore évident, et tout le monde sait que le malade qui a la jaunisse voit tout en jaune. — Enfin que nos perceptions présentes soient complétées par des réminiscences de nos perceptions passées, c’est encore un fait incontestable, comme le montre la loi de l’association des images. Mais après avoir fait ainsi la part très large aux éléments relatifs et personnels, qui entrent dans nos connaissances et les imbibent profondément, reste à savoir si tout y est relatif et subjectif, et s’il n’y a pas un fond de réel ou d’absolu.

On devine la réponse outrancière de l’agnosticisme ou du relativisme complet, partisan du tout ou rien. Mais cette thèse du relativisme absolu est un non-sens, puisqu’elle suppose une connaissance sans objet connu, une forme de représentation vide de tout objet représenté.

Elle est surtout en opposition flagrante avec l’expériencelaplus élémentaire. Lorsque, par exemple, nous échangeons une poignée de mains avec un ami, la conscience nous montre dans ce fait, avec évidence, une prise de possession, d’abord physique, puis idéale, de l’un par l’autre, d’oii résulte à la fois une union et une distinction réelles de l’un avec l’autre. C’est là un fait tellement indéniable que toutes les arguties des agnostiques sont incajiables de faire croire le contraire à un homme sain d’esprit.

Sans doute nous connaissons « à notre façon », c’est-à-dire à la manière des hommes et non des anges ou de Uicu, mais cette façon tout humaine de connaître n’en est jias moins une connaissance véritable et objective. ' Tels sont les différents aspects de l’agnosticisme 651

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ou philosophie de l’inconnaissable : subjeclivisme, phénoménisme, relativisme… Nous n’avons pas la prétention de les étudier tous, comme dans un cours (le philosophie, mais seulement de signaler les principaux, qui suffisent à faire connaître cette première racine, la plus profonde, soit du modernisme, soit aussi de toute la philosophie moderne, infectée de ce subtil poison, depuis la réforme cartésienne et son oubli de la géniale théorie de l’action transitive.

III. L’Immanence vitale

Après avoir dénoncé l’Agnosticisme subjectiviste et idéaliste comme le vice radical de la méthode des modernistes, l’Encyclique Pascendi accorde que cette accusation, à première vue, paraîtrait peu vraisemblable, et elle-même s’en étonne à bon droit : <( Comment de l’agnosticisme, qui n’est après tout qu’ignorance, les modernistes peuvent-ils passer à l’athéisme », ou au monisme évolutionniste ? De ce qu’ils ignorent le supra-sensible « par quel arlilice de raisonnement » en viennent-ils à nous l’expliquer et à fonder une métaphysique ? — « Le comprenne qui pourra. » (Encyclique Prtsce/irfi, p. 9.)

Il est clair, en effet, que ce 1, passage » n’est pas logique, et pourtant il est fatal. L’esprit humain, comme la nature physique, a « horreur du vide », et dès qu’on la prive d’une saine métaphysique, il se remplit aussitôt d’une métaphysique malsaine. Comme l’histoire en fait foi, l’agnosticisme pur et simple ne saurait être vécu, et l’esprit qui en est devenu prisonnier, cherche toujours quelque issue, logique ou illogique, pour s'évader.

Les modernistes dans leur fameux Programme en font ainsi le naïf aveu : c Notre apologétique a été un effort pour sortir de l’agnosticisme et le dépasser ». (Programme des modernistes, p. 113).

Nous leur répliquerons qu’il eût été beaucoup plus sage de ne jamais entrer dans cette impasse, dans cette prison sans issue du subjectivisme, où ils se sont si imprudemment emmurés. Ils n’auraient pas eu besoin de chercher vainement le moyen d’en sortir.

Suivons-les toutefois dans leur tentative d'évasion : leur échec inévitable sera pour nous une excellente leçon.

Hypnotisés par le pseudo-principe que le sujet pensant ou sentant ne peut connaître aucun objet hors de lui, les subjectivistes sont bien forcés de prendre pour point de départ le sujet pensant ou sentant, dans lequel ils se croient irrémédiablement enfermés. Alors se retournant sur eux-mêmes, comme l'écureuil dans sa cage, ils vont se donner l’illusion d’en sortir. Non pas comme Descartes, par le célèbre raisonnement svir l’idée de Dieu qui prouverait son existence, sa véracité et l’existence du monde extérieur, paralogisme dénoncé par les scolastiques longtemps avant la critique de la liaison pure ; — ni comme Kant, par un acte de foi aveugle dans la notion du devoir et de tous les postulats qu’elle implique ; — ni comme Renouvier par ime intervention de la volonté qui fixerait l’intelligence ; — mais par un procédé tout nouveau, purifié de toute compromission avec un « intellectualisme périmé ». Ils raisonnent ainsi : le sujet étant enfermé en lui-même, sans en pouvoir sortir, c’est donc en lui-même qu’il doit chercher et trouver toutes les connaissances dont il a besoin. Il n’a qu'à creuser au dedans et à fouiller le trésor qu’il porte en lui dans sa conscience et sa subconscience.

C’est la méthode immanentiste ou egocentriste, qui méprise et compte pour rien toutes les données venues du dehors sans avoir été postulées jiar le

dedans, et qui prétend — par ses seules forces immanentes, à l’aide d’une prétendue intuition esthétique ou mystique — élever l’homme aux vérités suprasensibles et même jusqu'à l’Etre suprême.

Il est vrai que cette faculté nouvelle d’intuition n’a jamais pu être clairement délinie par les bergsoniens, sans doute, parce qu’il est impossible de la délinir.

On peut cependant la comparer de loin à la raison pratique de Kant. Ce philosoj)he, comme on le sait, après avoir ruiné la valeur de la raison et rendu illusoire toute science métaphysique, a bien été obligé — poussé par les besoins de vivre et d’agir moralement, auquel nul ne peut se soustraire, — sinon de reconstruire l'édifice intellectuel, du moins de le remplacer par un équivalent, qui est un acte de foi aveugle dans nos instincts moraux, résumés dans ce qu’il appelle la raison pratique. C’est une espèce de lidéisme imposé à l’homme par l’impératif catégorique, comme par une sorle de coup d'état. La loi morale qui brille dans nos consciences, dit-il, comme les étoiles du ciel dans la nuit, s’impose à nous, bon gré, mal gré, du dedans même de notre être, avec tous ses postulats théoriques.

Au fond, l'/n/Hfïi’ort bergsonienne n’est qu’un expédient analogue, une nouvelle édition soigneusement revue, corrigée et amplifiée de la raison pratique. Loin de se borner à la iiratiqueel à la satisfaction de nos besoins moraux, cette intuition immanente a la prétention de saisir en nous un wlio de la science universelle, comme si « tout retentissait dans tout » ; bieil plus, comme si une conscience commune rendait tous les êtres immanents les uns aux autres. En sorle que la méthode de l’immanence, au sens bergsonien, est essentiellement liée à la théorie de l’immanence ou du monisme universel.

Aussi, loin de se borner à nous révéler des règles pratiques ou des croyances nécessaires à la vie, l’intuition des berg’soniens et modernistes a l’audace de vouloir atteindre l’Absolu, et de construire, non pas une foi, mais une science ou une vision de l’Absolu.

Ecoutez ce cri de triomphe de M. Bbrqson : k Dans l’absolu nous sommes, nous circulons et nous vivons. La connaissance que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non pas extérieure ou relative. C’est l'être même, dans ses profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie. » (L’Et’olution créatrice, p. 217. — Cf. p. 62, 216, 226, 261, 887, 389).

Cette phrase, qui est une contrefaçon d’une parole de nos Saints Livres, nous rappelle qu’en effet pour la saine philosophie une certaine immanence est in-, discutable. Nous admettons tous une mystérieuse et profonde compénétration de l’essence divine au plus intime des essences créées. Mais cette immanence de Dieu en nous, qui le rend encore plus présent que nous le sommes à nous-mêmes, ne détruit pas la distinction des substances, puisqu’elle a au contraire pour effet de la produire en nous créant. D’autre part, si elle permet à Dieu de voir et d’agir en nous, la réciproque n’est point vraie, car elle ne nous permet ni de voir ni d’agir en Lui. Ce serait renverser l’ordre hiérarchique qui donne prise au supérieur sur l’inférieur, et non pas à l’inférieur sur le supérieur.

Quant à l’immanence substantielle des êtres créés les uns dans les autres, elle est une pure rêverie du monisme panthéistique. Aussi lorsque nous entendons les bergsoniens nous annoncer que leur intuition peut leur en donner « une connaissance par le dedans, une vue prise dans l’intérieur même de leur être, en dehors ou au-dessous de l’espace et du 653

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temps j) — ce qui est complètement inédit dans l’histoire de toute philosophie, distincte de l’oceuitisnie — nous restons alors rêveurs et sceptiques.

Ecoutez M. Bergson : « On appelle intuition cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et partant d’inexprimable >i. (ïtei’iic de Métaph. et de Murale, igoS, p. 3.) — « 11 s’agit d’une connaissance par le dedans, qui les saisit (les faits) dans leur jaillissement nicnie au lieu de les prendre une fois jaillis, qui creuserait ainsi audessous de l’espace et du temps spatialisé… » (L’Evolution créât., p. Sgo).

Mais il a beau faire appel à un instinct devenu conscient ou à une sympathie divinatrice qui relierait entre eux tons les êtres de la création et nous fusionnerait nous-mêmes avec eux, ce n’est là qu’un vain mirage, de brillantes métaphores, qui s'éteignent brusquement devant la réalité des faits les plus simples et les plus faciles à observer.

Jaiuais la sympathie pour une autre personne, si intime soit-elle, ne sera la conscience d’autrui. Si nous devinons parfois ses sentiments intimes, ses préoccupations ou ses projets, c’est par un processus d’inductions et de déductions, qui — serait-il rapide comme l'éclair — n’a rien à voir avec une intuition immanente.

C’est toujours par l’observation extérieure que nous pénétrons ou que nous serablons pénétrer dans l’intérieur des autres êtres ; aussi le psychologue, le naturaliste ou le physicien n’ont-ils pas d’autre procédé à leur disposition que l’observation extérieure. Et ce sinii)le fait sullit à réfuter la prétendue existence d’une « espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable ». Ce rêve brillant n’est assurément qu’un rêve, et ce serait lâcher la proie pour l’ombre que de c pousser l’intelligence hors de chez elle, par un acte de volonté, en brusquant les choses » (L’Evolution créatrice, p. 210, 211) et par un coup d'état contre-nature, pour la remplacer, comme on nous le conseille, par cette chimérique intuition.

Ce qui achèvera de nous en détourner, ce sont les résultais étranges et contradictoires des bergsoniens qui ont essayé de mettre en œuvre leur prétendue intuition.

Le Maître de la nouvelle école prétend y saisir

« l’essence de la vie aussi bien que de la matière », qui

ne serait que fluidité insaisissable ; M. Blondel y perçoit une manifestation concrète et progressive de l’Iniini ; M. Lr Roy y entrevoit, avec le sens du divin, la luésence même de Dieu ; avant eux, ScuixLiNr, et Ravaisson y avaient découvert la stabilité de la vie éternelle, contrairement à tous les disciples d’HKHACUTK qui n’y trouvent que mobilité et devenir pur.

Eh ! qui pourrait prévoir toutes les découvertes futures que cette « sympathie divinatrice » réserve à nos fervents adeptes de l’intuitionnisme et du mysticisme ! Qu’est-ce qui ne devient pas croyable, quand <m ne croit plus qu’au sentiment et au llair de l’instinct individuel ? L’Intuition est mère de l’hérésie, u En vérité, n’est-ce pas une folie, ou tout au moins une souveraine imprudence, de se lixer sans nul contrôle à des expériences comme celles que prônent les modernistes ? » (Encycl. t’ascendi, p. 63.)

Après ces réserves, n<ms allons suivre les bergsoniens dans leurs découvertes intuitives, et montrer comment ils vont reconstituer l'édilice métaphysique totalement démoli par leur agnosticisme.

Voici comment MM. Bergson et Le Roy, avec la

magie enivrante de leur style, nous décrivent le premier résultat de l’intuition du moi profond, la découverte d’une durée pure où tout s'écoulerait incessamment et totalement, sans que rien en nous ne demeurât le même.

« Entrons i)lus avant aux retraites cachées des

âmes. Nous voici dans ces régions de crépuscule et de rêve ( !) où s'élabore notre moi, où jaillit le flot qui est en nous, dans la secrète et tiède intimité des ténèbres fécondes où tressaille notre vie naissante. Les distinctions sont tombées [on ne distingue plus rien ?]. La parole ne vaut plus [on ne s’entend plus ?]. On entend sourdre mystérieusement les sources de la conscience, comme un invisible frisson d’eau vive à travers l’ombre moussue des grottes. Je me dissous dans la joie du devenir ! Je m’abandonne au délice d'être une réalité jaillissante. Est-ce que l’aime ? Est-ce que je pense i' La question ne signifie plus rien pour moi, etc. /> (Le Roy, Une Philosophie nouvelle, p. 68). — C’est cette intuition (?) hypnotisante que M. Bergson appelle « le ronron continu et le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde ». {Conf. d’Oxford, p. 27).

"Voilà donc la première découverte et le premier principe de la philosophie « nouvelle « : l'être n’est pas, tout est devenir pur. C’est ce qu’ils ont appelé, la durée pure, sans doute par antiphrase, puisque rien n’y dure, rien n’y demeure le même.

De ce principe premier, ils ont hardiment tiré toutes les conséquences métaphysiques, logiques et cntériologiques déjà décrites et qu’il nous suffit de rappeler au lecteur :

1" Négation de la substance et de la causalité ; c’est la « durée pure » qui est « l'étolTe » et la substance des choses, et cette durée pure se pose ellemême sans être causée par rien.

2° Négation de tous les premier.^ principes de la Logique : principes d’identité, de contradiction, de causalité, d’induction ou de déduction, etc.

3° Négation de tous les critères classiques de la connaissance : critère de l’intelligence qui conçoit les notions et les principes nécessaires, immuables, éternels — donc illusoires, puisque tout le réel est fluent. A plus forte raison, négation du critère de la raison raisonnante, qui ne fait qie comliiner les susdites notions et leurs principes également trompeurs.

Toutes ces négations se résument en un seul mot : négation de la vérité, telle que le sens commun l’a toujours comprise. Car elle n’est plus la conformité de nos pensées avec des objets désormais inconnaissables, elle n’est qu’une création subjective et symbolique de l’esprit humain, suivant l’expression même des modernistes : n Tout est subjectif et symbolique dans le champ de la connaissance. » (Programme des modernistes, p. 13/()

On ne peut donc plus rien aflirmer de certain, d’absolu, de catégorique, de détinitivement vrai, pas même que 2 -|- 2 = 4, ou que le tout est plus grand que la partie. C’est nous-mêmes qui créons nos vérités, aussi nous les rêvons et les transformons à notre gré. Quid est veritas ? demandait Pilate. Le moderniste lui répond : c’est un jeude l’esprit humain. De tout le reste, je ne saurais jamais rien.

Ecoutons ces multiples aveux de M. Loisy : « Si l’on suppose que la vérité, en tant qu’accessible à l’intelligence humaine, est quelque chose d’absolu… les assertions de ce petit livre sont plus que téméraires, elles sont absurdes et impies. » — Tel est aussi notre avis. (LoisY, Autour d’an petit livre, j). 190-191.) — Cf..'Simples réflexions, p. 1^0 : « la question la plus importante, on peut dire la seule essentielle… est de savoir ce qu’on doit entendre par 655

MODERNISME

656

vérité en matière de religion. » — « Quiconque croit an bien et au vrai absolu est un mystique ; car on ne peut déraonlrer rigoureusement la valeur objective, transcendante de nos connaissances ». (Quelques letti-es, p. 67). — (( En résumé, conclut M. Le Roy, lee ; rand désaccord entre les scolastiques et nous porte sur la notion même de vérité ». (Lr Roy, Dogme et critique, p. 355.)

Cependant le moderniste veut bien conserver aux vérités de sens commun la portée d’un symbole ou d’une règle pratique, dont toute la valeur consiste dans leur utilité pour diriger l’action et la vie. Mais une telle concession est bien vaine, car une connaissance ne peut être pratique qu'à la condition d'être théorique eldans la mesure où elle est valable théoriquement. Ainsi la formule 2 -f- 2 = 4 ne peut être utile, pratiquement, pour régler avec mon créancier que si elle est vraie théoriquement.

Les modernistes cherchent parfois à se reprendre et à corriger partiellement leur notion de vérité en ajoutant (jne si aucune vérité n’est définitive, cependant il y a des directions permanentes, et que l’on peut dire invariables de l’esprit humain, aussi vraies que notre nature est réelle ». (Loisy, Simples réflexions, p. io5 ; — Autour d’un petit hVre, p. 192. — Cf. Le Roy, Dogme et critique, p. 355.) Mais cette correction est bien insuffisante ; outre qu’elle est contradictoire avec le système du mobitisme où rien, absolument rien, ne peut être « lige et cristallisé », elle est l’aveu inconscient de la fausseté radicale d’une philosophie si manifestement hors de ces

« dii-eclions invariables et permanentes » de la pensée humaine, qu’elle se vante d'être anli-inlellectuelle et « au rebours de la métaphysique naturelle

de l’esprit humain ».

IV. — Conséquences anti-spiritualistes et anti-religieu3es

Avant qie le monstre légendaire que nos classiques appelaient le cheval de Troie, fut introduit dans la place assiégée et eût ouvert ses flancs ténébreux, on rapporte que le choc d’un javelot lit retentir soudain des bruits d’armes de guerre et des voix étranges qui provoquèrent de sinistres présages.

… Sletit illa Iremens, uteroque recusso, Insonuere cavæ gemitumque dedere cavernae. (Enéide, II, v. 52-53.)

Il nous semble qu’avant d’avoir énuméré toutes les conséquences anti-spiritualistes et anti-religieuses, contenues dans les flancs de la philosophie moderniste, nos lecteurs doivent déjà éprouver des pressentiments analogues.

Nous ne les étonnerons donc plus en leur disant à l’avance que de tels principes — si l’on peut toutefois appeler de ce nom la négation même de tous les premiers principes de la raison et de la raison ellemême — ruinent de fond en comble toutes nos cro3'ances, notamment sur Dieu, l'àme humaine et son immortalité, la morale, la révélation, le miracle, toutes les vérités révélées et jusqu'à la possibilité d’aucun dogme.

"D’abord X’existence de Dieu, au sens spirituaiiste de ce mot, c’est-à-dire d’un Etre suprême, infini, substantiellement distinct du monde qu’il a crée, — n’est même plus possible.

Si les notions de substance et de cause sont supprimées, il est clair en elfet que le mot Dieu, en style moderniste, ne peut plus signifler l’Etre parfait, catise première et créatrice de l’univers. Dans leur système philosophique du non-être, ce seraitun non-sens, une impossibilité radicale. On a pu dire

qne l'être était l’ennemi personnel des bergsoniens ; à plus forte raison, ajouterons-nous, l'être par excellence, l’Etre tout court. Pour le bien comprendre, il suffit d’avoir saisi une bonne fois l’opposition de la philosophie de rétre, avec celle du non-être que soutiennent les bergsoniens.

La pensée maîtresse de ces novateurs, héritée de Renan, d’HcoEL et d’HÉRACLiTE, est aux antipodes de la nôtre. Au lieu de dire avec le sens commun :

« l'être est, le non-ètre n’est pas », ils osent dire : 

l'être n’est pas, seul le non-être est ou plutôt aevient sans pouvoir jamais être. « Le grand propres de la critique contemporaine a été de substituer là catégorie du devenir à celle de l'êlre ». (Renan,. 41'e ; ro/ ;. ».' ; , préf. p. j) Au lieu de dire : « l'être prime le nonètre, l’acte jjrime la puissance 0, ils osent proclamer que c’est le non-ètre qui prime l'être, la puissance qui prime l’acte. De là, ces belles théories de leur évolution : le devenir est la seule réalité ; le plus sort spontanément du moins, et le tout du néant ; l'être est une abstraction, l'être infini est la plus vide de toutes les abstractions. Toujours etpartout, le même paradoxe : le non-être prime l'être, la puissance prime l’acte.

Assise sur de telles bases révolutionnaires, la philosophie « nouvelle » est nécessairement, répétons-le, exclusive de l’Etre parfait, de l’Acte pur, c’esl-à-direduDieu desspiritualistes et des chrétiens, et lorsqu’elle tente de laisser croire qu’elle va se corriger en gardant le inot Dieu, on peut être assuré qu’il est préalablement vidé de son contenu essentiel.

Ecoutez M. Bergson : « Dieu ainsi défini n’a rien de tout fait… Je ne donne pas ce centre(de jaillissement des fusées en immense bouquet) pour une chose (une substance), mais pour une continuité de jaillissement. '(L’Evolution créatrice, p. 270). Ecoutez M. Le Roy : « Pour nous, Dieu n’est pas, mais il devient. Son devenir est notre progrès luême. » (Revue de Mélaph. et de Morale, 1907, p. 609) — C’est ce qu’il a l’audace d’appeller « un iianthéisme orthodoxe > (Dogme et critique, p. i/(5). — On ne peut s’y méprendre, ces paroles sont bien l'écho de Renan et de Hegel pour lesquels : a Dieu est en train de se faire ; il est la catégorie de l’idéal ».

Concluons avec le Gard. iVlERCiK « : « le devenir bergsonien est bon gré, mal gré, panthéistique ». (Discours à VAcad. royale, Rev. néo-scolastique, août 1913, p. 272)

En conséquence, la création pour les bergsonistes n’est plus qu’une évolution de la divinité. « Son devenir est notre progrès même », vient de nous dire M. Le Roy, et M. Bergson d’ajouter : « Dieu n’a rien de tout fait [il se fait lui même] ; il est viei ncessanie, action, liberté. La création, ainsi conçue, n’est plus un mystère ; nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement…point n’est besoin de faire intervenir une force mystérieuse. » — « Le Dieu du spiritualisme et du christianisme, c’est un être qui ne sera rien puisqu’il ne fera rien ( !)… un Dieu ineflicace qui résumera simplement en lui tout le donné » ( !.'i — Aussi conclut-il qu’il faut « déraciner le préjugé B que l’acte créateur est donné en bloc dans l’essence divine ». (L’Evolution créatrice, '^. 270, 128,

: 61, 262).

Pourrions-nous concevoir une négation plus claire et plus brutale du dognie spirituaiiste et chrétien ? Et combien sont aveugles les catholiques qui 1 cherchent encore à atténuer et même à excuser de telles énormilés !

Avec la thèse de la création, s'écroule, on le voit, celle de la personnalité divine ; elle n’a plus aucun sens dans leur système, et l’accusation banale et puérile d’anthropomorphisme qu’on nous adresse serait 657

MODERNISME

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condamnée à demeurer sans réponse si nous accordions les fonsses prémisses.

Cependant certains bergsoniens et modernistes ont reculé devant l’abîme ouvert du pantUéisme, et voici comment ils cliercbent à éviter les excès qui en découlent logiquement.

Certes, ils ne reviendront plus à l’existence de Dieu par aucun raisonnement. Ce « vieux jeu de l’intellectualisme » est à leurs yeux périmé irrévocablement.

« Les preuves imaginées par la pliilosophie

scolastique pour démontrer l’existence de Dieu, et tirées du mouvement, (1 « la nature des clioses liiiies et conlinsfentes, des degrés de perfection, de la théologie de l’univers, ont aujourd’hui perdu toute valeur… II était par conséquent naturel que l’on recourût, pour la démonstration de l’existence de Dieu, ou mieux pour la justillcation de la foi dans le divin, au témoignage de la conscience. » (Programme des modernistes, p. iig)

Notez bien qu’il ne s’agit pas de découvrir en notre conscience un simple sentiment, tei que le besoin du divin, car un sentiment ne prouve rien sans un raisonnement. Saint Thomas lui aussi fait souvent appel aux instincts du creur, tel que notre désir de l’inlini et de la béatitude. Mais après avoir posé en majeure : un inslinci de la nuluve n’est jamais trompeur, desideriiim nalune non est inane, il le prouve aussitôt et le légitime par la raison. Ici rien de semblable, puisque les modernistes ont banni la raison et soigneusement fermé toutes les issues du raisonnement, — malgré l’autorité des Conciles nous enseignant que « la droite raison démontre l’existence de Dieu », recta ratio fidei fandamenta demonstral. (Concile du Vatican, Gonst. Dei filius.)

C’est donc par une véritable intuition mystique, ou expérience religieuse opérée à l’aide d’un sens spécial, produisant un contact direct ineffable avec Dieu, qu’on nous propose de découvrir sa présence au plus intime de nous-mêmes. (Programme des modernistes, p. I14, 116, 121.)

Et c’est sur ses illusions décevantes d’une intuition normale de Dieu ou d’un contact naturel et direct de son Etre, que le moderniste ijrétend sérieusement élever, ou relever de ses ruines la Théodicée I

Loin de nous payer de mots, soyons francs, et avouons que cette prétendue intuition de l’Etre divin — an moins dans l’ordre naturel et universel — n’existe point, et que ce que l’on nous propose est au fond un acte de foi aveugle qui crée son olijct, et non pas un acte de vision. L’Encyclique l’a fort bien renuirqué lorsqu’elle conclut :

« Le phiio.soplie (moderniste) admet la réalité divine

comme ohfet de foi : mais cette réalité, pour lui, n’existe pasailleursque dans l’âme même du croyant, c’est-à-dire comme objet de son sentiment et de ses affirmations : ce qui ne sort pas, après tovil, du monde des phénomènes. Si Dieu existe en soi, hors du sentiment et hors des allirmalions, c’est de quoi il n’a cure ; il en fait totalement abstraction » (Encycl. Pascendi, p. 18).

Et voici sa conclusion logique : « L’objet de la science, c’est la réalité du connaissable ; l’objet de la foi, au contraire, la réalité de l’inconnaissable. Or, ce qui fait l’inconnaissable, c’est, en un mot, l’absence de toute proportion entre l’objet et l’intelligence. Mais cette disproportion, rien au mcmde, même dans la doctrine des modernistes, ne peut la faire disparaître. Par conséquent, l’inconnaissable reste et restera éternellement inconnaissable, autant au croyant qu’au philosophe. La religion d’une réalité inconnaissable, voilà donc la seule religion possii)lo. Voilà qui suffit, et suraliondamment, à montrer par combien de routes le modernisme

conduit à l’athéisme et à ranéantissemen de toute religion. » (Encycl. Pascendi, p. 62.)

Ainsi l’agnosticisme philosophique conduit tout droit à l’agnosticisme religieux.

2" Après le dogme de l’existence de Dieu, c’est celui de la spiritualité et de l’immortalité de r « nieA((maine qui va logiquement succond)pr.

Puisqu’on a commencé par bilVer la notion de substance et de causalité, la subslantialilé de notre àmc, sa simplicité, n’ont même plus de sens. Notre àme ne serait donc plus un agent qui demeire sous le Ilot mobile de ses opérations, — comme notre conscience nous l’atteste avec une évidence saisissante ; — elle ne serait qu’une action sans agent un mouvement continu, ou la lile et la suite de nos événements de conscience. Mais comme dans ce perpétuel écoulement rien ne reste le même, notre identité personnelle a disparu, avec l’agent qui demeure, l’âme subsistante.

Un exemple concret va faire saisir plus clairement notre pensée. Lorsque je dis : « Tel enfant devient un honmie », il est clair qie je n’attribue pas le qualillcatif « homme « au sujet « enfant ». Ma phrase est donc elliptique ; elle sous-entend le véritable sujet : tel être humain, Pierre, qui était enfant, devient homme. Supprimer ce sujet serait un véritable non-sens.

M. Beugson dissimule mall’embarras quelui cause cette objection. « Quand nous disons que l’enfant devient homme, écrit-il, gardons-nous de trop approfondir ( !) le sens littéral de l’expression. Nous trouverions que lorsque nous posons le sujet « enfant », l’attribut « homme y> ne lui convient pas encore, et, lorsque nous énonçons l’attribut « homme », il ne s’applique déjà plus au sujet « enfant ». La réalité, qui est la transition de l’enfance à l’âge mîir, nous a glissé entre les doigts… La vérité est que, si le langage se moulait ici sur le réel, nous ne dirions pas : l’enfant devient homme, mais // y a dei’enir de l’enfant à l’homme… Devenir esl un sujet. Il j)asse au premier plan. U est la réalité même… » (L’Evolution créatrice, p. 338.)

En vérité voilà une explication originale, dont l’esprit humain ne s’était point encore avisé. Ce n’est plus « monsieur Pierre » qui d’enl’ant devient homme, mais u monsieur Devenir » puisqu’il est, nous dit-on, le sujet et la seule réalité. Et comme ce « devenir » est impersonnel, n’a[)partenant à personne

— ce que M. Bergson exprime fort bien en disant :

« Il y a devenir >, comme on dit il pleut ou il

neige, — concluons que personne, dans le dit changenienl, n’a passé de l’enfance à l’âge mùr 1

Conclusion si contraire au sens commun, qu’elle suliit à réfuter la négation de ce sujet un et permanent, sous le flux de ses opérations, que nous appelons notre àme.

Sa spiritalité et son immortalité ne sont pas moins compromises que sa personnalité. Une pure action se déroulant dans le temps n’est pas nécessairement simple ni spirituelle, car elle a des parties au moins virtuelles : présent, passé, futur, et elle peut être dépendante de la matière au point de ne pouvoir agir sans son concours.

A plus forte raison dans l’hypothèse bergsonienne où matière et esprit ne sont que des directions divergentes d’une même action, suivant qu’elle progresse ou qu’elle recule, « l’extra-spatial se dégradant en spatialilé « , ou réciproquement, le spatial progressant en extra-spatial. D’où les célèbres formules :

« le physique n’est que du psychique inverti », « la

tension de l’esprit et l’extension de la matière ne sont que deux moments du même él.-in vital qui se fait ou se défait. » 659

MODERNISME

660

D’autre part, une pure action se déroulant dans le temps a eu un commencement et peut avoir une liii, son mouvement peut s’accélérer, se ralentir et lînir par cesser. Or une telle action n’a rien de stable et de permanent, elle n’est donc point naturellement immortelle, comme l’est une substance spirituelle, qui, par sa nature même, est incorruptible et subsistante.

Et puis, comment prouver cette immortalité, lorsqu’on a renoncé au critère de la raison ? La preuve est devenue impossible. Il ne reste plus fju’un acte de foi en la vie future : « Quant un instinct puissant proclame la survivance probable de la personne, écrit M. Bergson, on a raison de ne pas fermer l’oreille àsavoix. » (l’Evolution créatrice, p. 2gi).Sansdoule, mais ce n’est plus là qu’une croyance aveugle et facultative à une hypothèse jieut-ètre chimérique.

Du reste, que pourrait être cette survivance dans la théorie monistique des bergsoniens ? La distinction de vous et de moi, des personnes et des choses entre elles, n'étant qu’une illiixion du morcelage et de la cristallisation du fluent par notre intellectualisme, contre laquelle ils n’ont pas assez de critiques et de dédains, comment conclure à une survivance personnelle ? Après avoir admis, à l’origine, une conscience universelle ou fusionnaient toutes les âmes que la matière a passagèrement divisées en individualités distinctes, ne doit-on pas conclure, au contraire, qu’après la séparation de ce corps, les âmes reviennent se plonger dans le grand Tout psychique pour y refaire l’unité passagèrement brisée par la matière ? (Cf. L’Evolution créatrice, p. 292).

L’immortalité, au sens liergsonieu, — si tant est qu’elle juiisse encore exister, — ne serait donc qu’une survie impersonnelle, ce qui n’est qu’une contrefaçon et une caricature de la véritable immortalité.

3° Eh ! que devient la Mornle.xme. fois mise en doute ou insidieusement niée l’existence de Dieu et de l’immortalilé de l'àme humaine ? On le devine aisément. Elle ne saurait être qu’une Morale sans obligation ni sanction.

Elle ne sera dor.c plus qu’un art moral, un recueil de conseils pratiques à l’usage de ceux qui éprouvent ce besoin supérieur de régler leur vie individuelle et sociale, ou qui croient y trouver des avantages, une certaine utilité. La morale se mue ainsi en un vulgaire opportunisme.

Nous sommes loin désormais de l’impératif catégorique de Kant et de ses sanctions divines indispensables. La partie la moins mauvaise du Kantisme est ainsi répudiée, tandis que l’on proclame << délinitive " la critique et la démolition de la raison pure, qui est sa partie la plus incurablement malsaine et destructrice.

Sans doute, on n’ose porter la main brutalement sur la morale, on la respecte même et l’on voudrait en conserver l’essentiel ou au moins l'équivalent, mais ici la logique sera plus forte que les meilleures intentions des hommes.

Après la destruction même de la raison et de ! a pensée, premier efl’et de son agnosticisme, il ne peut plus y avoir pour le moderniste aucvme vérité morale définitive, aucun dogme qui s’impose à son esprit ; aucun précepte ne peut plus peser sur sa conscience, désormais all’ranchie et autonome.

Il Vous semblez, — écrivait M. Loisy dans une lettre intime oii il livrait le fond de sa pensée, — vous semblez croire que, dans l’ordre religieux et moral, le vrai et le faux sont des catégories absolues et bien délimitées. Il n’en est pas tout à fait ainsi. «  {Quelques lettres, p. 8g.)

Df)nr, en morale, le vrai et le faux, le bien et le mal, sont toujours relatifs et jamais absolus. Mais

n’est-ce pas là la destruction même des principes sur lesquels repose la science moi-ale, principes qui ne valent et ne s’imposent que par leur caractère al>solu ?

L’agnosticisme rationnel, conduit donc fatalement à l’agnosticisme religieux et moral.

Toutefois une telle morale, purement négative, ne saurait être vécue, et voici comment elle va prendre un caractère nettement positif.

Emmuré dans le cachot sans issue de son moi, le subjecliviste sera facilement conduit à regarder ce moi comme le centre des -mondes, qu’il crée ou qu’il rêve dans sa pensée. De là, cette illusion anthropocentrique, qu’il nous a reprochée si souvent el dont il est la première victime, car elle peut lui inspirer une indépendance absolue, et exaller, jusqu’au délire panthéistique, l’orgueil de son moi individuel el aussi de son moi social. C’est ici en eCfet que les rêves d'égalitarisme social, par le nivellement des classes, tant prônés par le socialisme moderne, sont venus rejoindre le inodernisme et contracter avec lui une alliance d’idées et d’aspirations politiques, qui a tout d’abord semblé étrange et invraisemblable. De fait, le Modernisme dogmatique el le laicisme démocratique el social sont des complices qui s’enlendent fort bien, soit sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, soit sur les formes démocratiques à introduire de force dans l’Eglise par les cultuelles, soit même sur 1 introduction dans l'école laïque de l’agnosticisme et du naturalisme, en un mot sur l’idéal d’une société où les consciences autonomes sont libérées de tout joug nioral et religieux.

(Juoi qu’il en soit, la morale anthropocentrique qui fait de l’homme le centre et la mesure de la vérité morale, laqvielle « évolue avec lui, en lui et par lui », d’après les modernistes, est aux antipodes de la morale religieuse et théocentrique, qui fait de Dieu notre tin dernière et obligatoire. Encore le contrepied de la « métaphj’sique naturelle de l’esprit humain » I — « Au Heu de se soumettre à Dieu, disait BossUET de « l’impie », il se fait soi-même son Dieu », {Oraison fan. d’Anne de Gonzogue).

4°Qu’adviendra-t-ilaprès cela de lvrévélation extérieure et des motifs de crédibilité ? « II est aisé de le comprendre, répond l’Encyclique Pascendi. Les modernistes les suppriment purement et simplement et les renvoient à l’intellectualisme, système, disent-ils, qui fait sourire de pitié et depuis longtemps périmé » (p. -)).

C’est ici que le naturalisme du modernisme, que nous avons dénoncé dès la première page, va éclater dans tout son jour. Toute l<a série d’erreur que nous venons d’analj’ser et qtii aboutissait graduellement et logiquement à la négation de Dieu, de l'àme let de la science morale, n'était qu’un préambule et une préparation savante à la négation de la possibilité même du surnaturel.

Sans la personnalité divine, en effet, et son action providentielle sur le monde, on ne peut plus comprendre ni la révélation extérieure, ni les motifs de crédibilité, tels que le miracle.

Il faut donc les renvoyer à la légende, et leur trotner des explications naturelles. Les modernistes n’y ont pas manqué, et nous allons indiquer en / : uelques mots les hypothèses nouvelles qu’ils nous liroposent pour remplacer les hypothèses désuètes et périmées de leurs devanciers.

C’est encore la théorie de l’immanence qui va les fournir, nous montrant ainsi l’unité el la cohérence de tout leur système.

Le moderniste immanentiste se voit réduit à faire sortir de sa conscience, puisqu’il n’a pas d’autre critère — ou tout au moins des profondeurs de sa CÔi

MODERNISME

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siilconsc’iencc — toute connaissance, jusqu’à la révélation surnaturelle elle-même. D’après lui, elle ne serait qu’un simple éi)anouissenient on une évolution naturelle de notre besoin du divin ou de notre commerce intime avec lui. « De là, nous dit’l’Encycliiiue, l’équivalence entre la conscience et île la révélation. »

« L’idée commune de la révélation, ose écrire

M. Loisy, est un pur enfantillage. » — « Dieu se révèle dans et par Tliumanité ». « L’individu conscient peut être représenté presque indilïéreniment comme la conscience de Dieu dans le monde, par une sorte d’incarnation de Dieu dans l’humanité, et comme la conscieiice du monde sul)sistant en Dieu par une sorte de concentration de l’univers dans l’bomuie. » — o L’Evang^ile est la plus baute manifestation de la conscience humaine cherchant le bonheur et la justice. » (Quelques letlres, p. 162, 715, 150, 71.) — « Le mouvement religieuxprésent… tend à fonder la foi sur l’expérience intime et sur le développeuient de la conscience personnelle. » (Ihid., p. ^2.)

Inutile <le multiplier ces textes dont on trouverait les équivalents dans le Programme des moderiiistes, p. 118, 128, etc. Nous en laissons la réfutation au théologien et à l’exégéle, pour ne pas empiéter sur leur terrain. Il nous suhit d’en avoir montré la filiation logique avec le système philosophique de l’immanence.

Dans ce système, l’intuition de la conscience individuelle est le seul et unique critère, ou, comme dit l’Encyclique, « la règle universelle… à laquelle tout doit s’assujettir, jusqu’à l’autorité suprême, dans sa triple manifestation doctrinale, cultuelle et disciplinaire. » (Encyclique Pusccndi, p. ri).

La révélation n’étant plus qu’un fait de conscience individuelle, il n’y a pas lieu de parler des signes de crédibilités, tel que le miracle.

« Tant pis, si l’idée de miracle est inintelligible et

fausse », écrit M. Loisv, — et il a sans doute raison dans son système qui a nié la personnalité divine et son action providentielle. Et dans cette même lettre à M. Le R03’, il approuve sa nouvelle théorie du miracle parce qu’elle « élimine le miracle, dit-il, en faisant mine de le conserver u. (Quelques letlres, p. ôy, 6r.) — 1( Je ne suis pas très éloigné, ajoute-t-il, de croire que le miracle et la prophétie sont d’anciennes formes de la pensée religieuse appelées à disparaître. » (Ibid., p. 61.)

On sait que pour M. Le Roy, le miracle n’est qvi’un effet naturel, mais surprenant, de l’esprit sur la matière, et cette puissance exceptionnelle de l’esprit qui sommeillait dans la subconscience y est réveillée ou mise en œuvre tout à coup par la foi du croyant.

Vraiment, cette immanence moderniste et sa subconscience font des merveilles I Elles sont le Deus ex macliiiKi, appelé à devenir l’explication universelle. Un pas de plus et nous allons en voir sortir la genèse de tous les dogmes chrétiens.

5° Voici l’explication moderniste des dogmes révélés. (Encyclique Pascendi, p. 15 et suiv.) « La révélation éclose aux contins de la subconscience, au moment où elle apparaît dans la conscience, n’a encore aucune portée intellectuelle : elle est un simple mouvement ou sentiment religieux. Elle ne révèle donc rien, sinon un liesoin profond du divin. »

— Us en concluront plus tard que Noire-Seigneur ne nous a révélé aucun dogme et qu’il n’a apporté au monde qu’une impulsion religieuse. L’évolution du dogme aurait donc commencé par zéro. Autant dire qu’ils sont tout entiers, un produit humain. (Cf. Prop. 5g du décret Lamentahili.) Alors survient

1 intelligence, cette maîtresse d’illusions, qui va tenter de traduire ce qui est ineffable, en lui donnant un corps et une expression intelligible, pour l’utilité personnelle et sociale do tous les croyants.

C’est cette concej)tion intellectuelle et citte formule verbale, facile à retenir et à transmettre à d’autres hommes, qui sera le dogme.

(^ette formule symbolique est elle-même un besoin, car l’homme doit penser sa foi, mais toute sa valeur consistera à nous cire utile pour soutenir et développer le sentiment religieux, né de la révélation intérieure, et pour satisfaire un besoin de nos consciences. Et c’est ce besoin humain qui, d’après les modernistes, suffit à tout justifier et à rendre cette mythologie et ces symboles arliliciels non seulement nécessaires, mais légitimes et adorables ! Grâce à la nouvelle notion philosophique de vérité, le même dogme ou le même fait i)ourra être à la fois faux pour l’historien ou le savant, et vrai pour le croyant, s’il est adapté à ses besoins religieux.

En conséquence, dès que cette utilité pratique sera devenue nulle pour certains esprits, à certaines épo([ues de la civilisation, le dogme sera devenu par là même caduc, aussi, pour vivre, doit-il évoluer sans cesse avec les idées ambiantes.

Au surplus, dans cette évolution ils ne sauraient échapper à de multiples contradictions, — puisque, d’après la philosophie « nouvelle », la contradiction est le fond même du réel et la loi des choses. Aussi le dogme catholique fourmillera-t-il de contradictions flagrantes. En cela, rien que de tout naturel aux yeux des modernistes, qui osent faire de ces symboles incohérents le plus bel effort de l’esprit humain pour atteindre l’inconnaissable et le plus bel hommage à l’Infini.

Ecoutons ce magistral résumé de l’Encyclique ;

« Les dogmes I ils foisonnent de contradictions

llagrantes(disentles modernistes) : mais sans compter que la logique vitale les accepte, la vérité symbolique n’y répugne pas : est-ce qu’il ne s’agit pas de l’infini ! et est-ce que l’infini n’a pas d’infinis aspects ? Enfin, ils tiennent tant cl si bien à soutenir et à défendre les contradictions, qu’ils ne reculent pas devant cette déclaration, que le plus bel hommage à rendre à l’Infini, c’est encore d’en faire l’objet de propositions contradictoires. En vérité, quand on a légitimé la contradiction, y a-t-il quelque chose que l’on ne puisse légitimer… » (Encyclique Pascendi, p. 57.)

Comme on saisit ici sur le vif l’influence délétère de cette philosophie du non-ètre, qui identifie les contradictoires et les fusionne dans les « profondeurs supra-logiques » 1

Et comme on est porté à plaindre les victimes de cette « torsion » bergsonieune, qui cultivent l’art de penser au rebours du sens commun, au rebours de ce qu’ils reconnaissent être « la métaphysique naturelle de l’esprit humain » 1

Le Credo quia ahsurdum n’est plus une lij’perbole, ou une plaisanterie calomnieuse des libres penseurs, mais une maxime sérieuse qui doit être prise à la lettre par les nouveaux croyants !

Le lecteur entrevoit les conséquences théologiques d’une telle méthode combinée avec une telle métaphysique. Ce n’est plus seulement la fameuse question : Qu’est-ce qu’un dogme ? qu’il faudrait poser, mais plutôt celle-ci : Y a-t-il un dogme ? Peut-il désormais y en avoir ? — Il est clair que non. Puisqu’il n’y a plus aucun dogme de simple bon sens, comment y en aurait-il de révélé ? Et puisqu’il n’y a plus de vérité naturelle, au sens classique du mot, comment 5’en aurait-ildesurnalurelle ?

Au lieu du point d’interrogation respectueux de 663

MODERNISME

6(j4

M. l.cRoy.M. Loisy, en cela plus franc, pose vine nésatioii brutale : « Les grands tlogiues cliréliens, ose-t-il écrire, sont des poèmes seuii-mélaphysiqiies où un pliilosoplie superliciel pourrait ne voir qu’une mythologie uu peu abslraile. Us ont servi à yuider l’idéal clirélien, c’est ce qui fait leur mérite. En tant que délinition scientifique de la religion, ce qu^'ils ont voulu être, ils se trouvent nécessairement arriérés dans le temps présent, étant par rapport à la science d’aujourd’hui(l) des œuvres d’ignorance( ! 1). » (Loisy, Quelques lettres, p. 71.)

Que s’il y en avait, des dogmes, ils ne pourraient échapper à la loi de cette évolution universelle du det’enir pur, où tout change incessamment : ils se déferaient donc à mesure qu’ils tenteraient de se faire.

Mais il n’y en a pas, répétons-le, il ne peut y en avoir dans une philosophie anti-intellectualiste, qui a nié la valeur théorique des axiomes du sens commun, pour n'}' voir que des règles pratiques, sans aucune portée intellectuelle. Les dogmes ne seraient donc plus que des collections de recettes pratiques : agis comme si… tel dogme était vrai. Ainsi, après avoir mis en doute la personnalité de Dieu, M.Loisi' ajoute : « pratiquement, nous deons nous conduire comme si la loi de noire vie nous était donnée par une volonté personnelle qui aurait un droit absolu sur la nôtre ». (Quelques lettres, p. 6g ; — Cf. Le Roy, Dogme et morale, p. 26.) SJais comment pourrions-nous prendre tel ou tel dogme pour règle de conduite après avoir admis que la véi-ité ou la fausseté des dogmes est inconnaissable ?… L’action suit la pensée et ne peut la contredire : ruiner la pensée c’est donc ruiner l’action.

On entrevoit pareillement les autres conséquences de l’Immanentisme combiné avec l'évolution la plus radicale, — soit en histoire religieuse et en exégèse, où les nouveaux postulats de la trans/igurulion et de la (léformation continue du réel, achèveront d’extirper de nos Saints Livres toute parcelle de surnaturel, par une critique renanesque, le niant a priori. — soit en théologie, en apologétique, et jusqu’en droit canon, où la discipline sera facilement énervée par une évolulion sans frein. L’Encyclique a fort bien décrit toutes ces conséquences, étrangères à notre point de vue strictement philosophique. Elles seront traitées dans d’autres articles de ce Dictionnaire. On nous permettra cependant de les résumer en deux mots :

Le Modernisme théologique ou religieux ne diffère du protestantisme libéral absolu, c’est-à-dire de la libre pensée la plus naturaliste et la plus anti-chrétienne, que par une étiquette mensongère : le nom de catholique qu’elle entend conserver.

La religion « intérieure » qu’elle se vante de restaui-er est la même que celle de Luther, codifiée en système par Kant et Hegel, Lessing et Schleiermacber, Hitschl, Harnack, Sabatier… et autres docteurs protestants de l’agnosticisme, de l’anti-intelleelualisme, de l’immanenlisme et du symbolisme. Elle est une religion sans dogme et sans autorité régulatrice, où l’indépendance, t, mais ce qui satisfait nos besoins ; d’où la duplicité et l’opposition inévitables de la foi et de la science, du dogme et de l’histoire : ce qui est dit vrai pour l’un, pouvant être dit faux pour l’autre. Le vrai est relatif, son critère est l’utile, c’est la vérité qui paie. Aussi chacun est-il libre de croire ce qu’il désire, ce dont il a besoin, et d’interiiréter à sa manière les prétendus dogmes de la tradition chrétienne.

L’orgueil luthérien et moderniste ayant ainsi pris le moi pour centre de la croyance et de la vie, c’est bien en vain qu’il s’efforce ensuite de le relier à Dieu dont il occupe la place. La solution Cnale d’une telle antinomie sera de confondre les deux termes en divinisant le -moi humain, soit individuel, soit collectif ou national. Leur force, étant divine, c’est leur force qui crée leur droit. El c’est cette théorie monstrueuse que les surhommes et le surpeuple d’outre-Rhin ont tenté de mettre en pratique.

La religion nouvelle est ainsi devenue si « intérieure » que Dieu lui-même s’est évanoui et qu’il ne reste i)lus que le moi. La « foi en Christ » se résout en un sentiment religieux très obscur, en une aspiration instinctive et vague vers on ne sait quoi, sorti des profondeurs du moi et variable avec chaque individu.

Une telle religion pseudo-chrétienne, se dissout fatalement ou dans l’illuminisme mystique, ou dans un hypercrili(i.> ; nie où rien n’est prouvé, pas même si Jésus-Christ a existé « historiquement ». C’est le prélude de sa dissolution totale dans le nihilisme intellectuel cl moral.

Revenant sur le terrain purement philosophique, et récapitulant les innombrables conU-e-vcrilés c, ue synthétise le modernisme, nous pouvons conclure, sans la moindre exagération, qu’il est le rendezvous des pires erreurs contre la raison et le sens commun, — de même qu’au poiut de vue théologique l’Encyclique l’ajustement délini « le rendez-vous de toutes les hérésies ».

Et de même que toutes ces hérésies, quoique, en apparence éparses et sans lien, forment en réalité un corps de doctrine homogène et parfaitement organisé ; — ainsi, nous avons essayé de le montrer, il y a un lien logitjne qui unit ces erreurs philosophiques et en forme un sjstème cohérent, malgré son extrême complexité : (7 est la systématisation réfléchie de l’ahsiirde.

C’est ce lien, ce iil d’Ariane, qvie le lecteur ne de^'ra jamais perdre de vue lorsqu’il voudra parcourir en détail tous les détours de ce labyrinthe obscur et compliqué du Modernisme.

Conclusion

Tel est, dans ses grandes lignes, le plan général de cette tour d’ivoire « sans portes et sans fenêtres » où le subjectivisme agnostique a eu la prétention, d’enfermer la raison humaine comme dans nne prison sans issue. Telle est la Babel de la philosophie moderne où règne la plus invraisemblable confusion des idées et des langues.

Descaries, par son subjectivisme, en a posé les fondements, bien involontairement sans doute ; liant en a élevé l'édifice gigantesque, et l’a pourvu d’un aménagement aussi compliqué que peu confortable ; Hegel en garde les sommets perdus dans les nuages opaques du non-être. Après eux, Bergson, sviivi par les Modernistes, a voulu, sans ébranler le monument, y ajouter un étage, non pas dans les hauteurs, vers la lumière et le grand air, mais dans 665

MODERNISME

666

les sous-sols du moi profond et du subconscient. El c’est dans leurs ténèbres souterraines que « son imagination créatrice », émancipée de toute discipline intelleclueUe, a allumé ces lueurs phosphorescentes que plu’iieurs ont pris pour des éclairs de génie.

Ses intentions de corriger Kant et de reconquérir le réel et l’absolu, déclarés à jamais perdus et inconnaissables, étaient bonnes et louables assurément. Mais il s’est trompé de méthode et de plan : ce n’est jamais dans un souterrain qu’on établit des portes et des fenêtres ; ce n’est point en éteignant les lumières de l’intelligence qu’on éclaire le monde.

En lançant ses anathèmes contre cet audacieux édilice anti-intellectuel et anti-rationnel, ce n’est donc pas seulement une menace contre la foi chrétienne que Pin X a écartée, c’est la raison humaine elle-même qu’il a vengée ou défendue contre un suicide insensé. Tanlùt, dans son fol orgueil, elle se déilie et élève des autels à la déesse Raison ; tanlùt, par une réaction fatale, dans un accès de découragement et de désespoir, elle se renie elle-même. Aussi jamais un magistère divin n’était apparu plus nécessaire pour la préserver de l’une et de l’autre folie.

BibliograpMe. — F.iROBs, La Philosophie de M. Vergson, 2 « édit. (Bonne Presse) ; Etudes philosophiques. Théorie fondamentale… tome I (Berche et Tralin), "j" édil. ; — J. Makitain, la PhUosuphie hergsonienne (Rivière) ; — GARHiooB-LAanANGB, A «.Sens commun, la Philosophie de l’être (Beauchesne ) ; — Dumesnil, La Sophistique contemporaine (Beauchesne) ; — Gaudeau, Les erreurs du modernisme, 14 conférences à l’Institut catholique de Paris, 1908 (Foi catholique) ; — Maritai.v, Le rôle de l’Allemagne dans la philosophie moderne (Conférences igi^-iy ! ) ; — Sur les origines du modernisme, cf. Goyaxj, L’Allemagne religieuse, le Protestantisme (Perrin, 1898) ; — Bertrand, La pensée religieuse au sein du protestantisme libéral (Paris, igoS) — et d’innombrables articles de Revues.

A. Farges, Prélat de Sa Sainteté.

II

L’ENCYCLIQUE ET LA THÉOLOGIE MODERNISTE

Introduction,

CiivriTRE I. — Les pniNciPBs on modernisme.

Autonomie de la conscience, — autonomie de la science, — indépendance de la science el de la foi, — critique philosophiaue, — critique scientifique, — manifestations au modernisme.

Chapitre II. — La théologie du modernisme.

Nature de la révélation, — sa valeur de vérité, — le dogme chrétien, son origine et ses progrès, — les formules de foi, — la règle de foi, la conscience et l’Eglise.

Chapitre III. — Les conséquences religieuses du modernisme.

L’attitude religieuse des modernistes, — conséquences du modernisme pour le chrétien, — pour l’Eglise. — Conclusion.

Appendick. — Le sentiment de saint Augustin sur r excommunication.

Introduction. — Parmi les encycliques pontiticales, il y en a peu d’aussi graves que l’encyclique

Pascendi ; il y en a peu d’aussi difficiles à comprendre. Le nombre de commentaires qu’elle a suscités de tout cùlé montre l’intérêt qu’elle éveille, et la diversité des interprétations qu’elle a reçues en fait assez voir la dillicullé.

Les questions à débattre sont les plus vitales de la religion. Et, cependant, on ne peut éviter la discussion ; ces problèmes ont été soulevés de bien des côtés, cl avec éclat ; le pape les a tranchés ; il importe de comprendre et de faire comprendre la question en litige, el les motifs de l’arrcl.

Cet effort est aussi d’autant plus nécessaire, que seule l’extrême gi-avilé du cas peut moliver la sévérité exceptionnelle de la sentence. Le pai)e nous dit que les erreurs qu’il condamne sont le rendez-vous (le toutes les hérésies, qu’elles conduisent au panlliéisme et à l’athéisme, et il décrète contre elles des mesures de répression et de préservation très rigoureuses. Il y aurait là une injustice et un abus de pouvoir, si ces doctrines n’étaient, en cU’el, ruineuses pour la foi.

Il importe aussi do dissiper une équivoque que les modernistes ont trop d’intérêt à créer. Dans le manifeste qu’ils ont publié en Italie (// programma dei modernisti. Risposta aU’enciclica di Pio X « Pascendi dominici gregis ». Roma, Società inlernazionale scientilico-religiosa éditrice. 1908, îS’J pp. in-8"), ils se représentent comme les tenants de la science, indépendants de tout système philosophique, amenés aux positions qu’ils défendent par le seul souci de la probité scientilique. A les entendre ([). 21), le modernisme est la méthode critique. Dans l’exposé qu’ils font de leurs thèses, ils ont soin de mettre en première ligne certaines opinions critii |ues qui ont été défendues par beaucoup de catholiques, par exemple sur l’antériorité de saint Marc, sur les logia, source commune de saint Mathieu et de saint Luc.

On ne peut tolérer une interprétation aussi fausse du document pontitical ; on ne peut laisser croire de part et d’autre, à nos adversaires el à nos amis, que tout travail sincère d’histoire el d’exégèse est dorénavant condamné par le pape. Pour dissiper c^tte erreur il n’est qu’un moyen, c’est de montrer ce que sont en effet les doctrines qui viennent d’être condamnées.

Mais comment les connaître ? Les modernistes n’ont point écrit un manuel de théologie à leur usage, où l’on puisse trouver l’expression intégrale et authentique de leurs conceptions religieuses. L’encj’clique est peut-être le j)remier document où soit contenue la synthèse de leurs doctrines’. Cet exposé, assurément, frappe tout observateur impartial par la vigueur de sa construction et, toutautant, par la sûreté et Pétendue des informations qu’il suppose. Cependant, si l’on veut en apprécier l’exactitude, il est clair qu’on ne peut, sans pétition de principe, le prendre pour point dedéjiarl ; c’est des travaux des modernistes qu’il faut partir, cl la difficulté renaît. Dans leurs livres ou leurs articles on trouvera bien des thèses éparses d’exégèse, de philosophie, d’histoire, mais a-t-on le droit de les organiser en système ? L’exégète mettra son point d’honneur à se déclarer indépendant de toute théorie philosophique, et le philosophe plaidera son

1. Rcndont compte dans le [libbert Journal quillet 1907, p. 921) de la Ninwelle Théologie de M. Campbkll, .M. Haslidall rappelait comhieti il était diiScile JDsqu’aiors de trouver lui livre qui exposât d’une façon synthétique et accessible aux non-initiés l’ensemble de la Théologale libérale. Le livre de.M. Campbell lui-même n’indique que les positions extrêmes. 667

MODERNISME

6C8

incompétence en malière d’exégèse. Un fait, cependant, frappe les moins attentifs, c’est que philosophes et exégètes se sentent en communion d’idées, et se comprennent à demi-mot. Le seul philosophe que cite M. Lois}' dans L'£fangile et l’Eglise est Ed. Gaird, le même qui devait plus tard prêter sa collaboration au Rinno^ainenlo : inversement quand Tyrrell veut esquisser les origines de la révélation chrétienne, c’est sur M. Wernle qu il s’appuie.

Un autre fait est plus signiUcatif encore. On sait que, dans les différentes confessions iirotestantes, s’est formé, au cours du dernier siècle, un parti de gauche, dit libéral, dont les tendances et les méthodes sont conscientes, connues de tous, et relativement faciles à analyser. Or, ces protestants libéraux reconnaissent dans le mouvement moderniste une manifestation de l’esprit qui les anime eux mêmes ; quelles que soient les diflérences de surface, ils sentent que le même courant profond qui les entraîne, entraîne aussi les philosophes et les exégètes libéraux de la communion romaine. « Dans toutes les Eglises, écrivait M. Campbell, ceux qui croient à la religion de l’Esprit peuvent se reconnaître comme des frères. » (The « en T’neology [Londres, lyo^], p. 13)

On retrouve la même impression chez des modernistes catholiques : « Une grande crise des âmes, écrivent les modernistes italiens, crise qui ne date pas d’aujourd’hui, mais qui atteint aujourd’hui un plus haut degré d’Intensité, travaille toutes les confessions religieuses positives en Europe : le catholicisme, le luthéranisme, l’anglicanisme. Ce sont, en général, les nouvelles alliludes de la conscience publique qui contrastent avec les formes traditionnelles de l’esprit religieux ; ce sont les résultais de la science qui, aisément vulgarisés, répandent une déliance instinctive vis-à-vis des titres métaphysiques et historiques dont se réclame l’enseignement dogmatique des Eglises. » (Il programma dci moderiiisli, p. icSo)

De part et d’autre on sent que l’accord sur cette critique fondamentale du dogme fait disparaître comme des divergences accessoires les contradictions qui opposaient jusque là les uns aux autres les symboles de foi des dilTérentes Eglises ' ; et, chez les protestants, on salue déjà le jour prochain « où le mouvement libéral catholique deviendra le mouvement catholique libre, dans lequel le protestantisme et le romanisme seront dépassés ou réconciliés dans l’unité supérieure d’une religion sans dogme -. »

1. '< Non seulement les Eglises garderont toutes leurs fonctions de gardiennes de la vérité prophétique ou révélée, et de la Ûexible unité du dogme analogue ù l’unité des rites et des observances, mais débarrassées de leur prétention indéfendable à l’inerrance scientifique — prétention aussi surannée que celle & la juridiction temporelle ou coercitive — elles recouvreront leur dignité et leur crédit gravement compromis. Bien plus, leurs divisions doctrinales, le fruit le plus amer du mensonge dogmatique, cesseront d être regardées comme des différences de foi, quand la nature prophétique de la vérité dogmatique sera plus intelligemment reconnue. » (G. TvRKiiLL, T/ie riglila and limits of Theoloffi/. Quarteily Iiii’iei octobre 1905, p. 491). Eu reproduisant cet article dans Sctjlla and Charybdis, Tyrrell a corri(jé

« divisions doctrinales » en « divisions purement théologiques » (p. 241) ; l’expression change, le sens reste le

ménie. étant donné la valeur que l’auteur prête au mot

« théolo^'itjue ».

2. J. Llotd Tuomas, The frec cathoUc idéal [Hlbbert Journal, juillet 1307), p. 801. Cf..). Bruce Wallace. An altempt to realise Mr. CampbeU’s proposai [ibid.), pp. 903-905. — On peut lire, dans le mime sens, l’article

On peut donc, sans injustice, s’aider de la connaitsance qu’on a déjà du christianisme libéral pour interpréter à sa lumière la théologie moderniste. Au reste, on ne prétend point par là imputer aux modernistes toutes les thèses libérales, ni même les rendre tous solitaires les uns des autres. Le modernisme, comme le libéralisme, est une méthode avant d'être une doctrine ; on peut en restreindre ou en étendre plus ou moins le champ d’action ; je l’exposerai ici sous sa forme la plus radicale ' : c’est elle qui est le plus directement visée par l’encyclique, et c’est par elle que l’on peut le mieux discerner la portée du mouvement. Je serai attentif à n’imputer à ijcrsonne que les thèses qu’il a soutenues ; le lecteur voudra bien n’en point étendre la responsabilité à d’autres. L’exposition me sera d’ailleui-s grandement facilitée par le manifeste italien ; la plupart des thèses modernistes y sont formulées avec toute la clarté désirable.

Ch. L — Les principas du modernisme. — Pour faire comprendre la direction du mouvement, il est indispensable, je crois, d’en esquisser très brièvement l’origine. Les modernistes italiens, cités plus haut, en marquent exactement les deux causes principales : l’attitude de la conscience religieuse, la critique philosophique et scientiiique.

Dans une conférence sur la foi catholique (Katkoliicher Claube urul die Entwicklung des Ccisteslebens. Œffentlicher Vortrag gehalten in der Krausgesellschafl in Miinehen am lo januar igo5 von D Karl Gebert. Miinehen, igoô. Selbstverlug der Krausgesellsehaft) prononcée et publiée sous les auspices de la Krausgesellschaft, M. K. Gedbrt répète avec insistance que la foi d’autorité est la caractéristique de l’homme du moyen âge, et qu’elle répugne à l’homme moderne. (P. tiÈ, etc.) La reiuarque est juste, et par ce côté les modernistes appartiennent bien à leur époque ; ils revendiquent l’entière autonomie de leur conscience ; ils veulent bien être des fils de l’Eglise, mais des fils émancipés.

« En face d’el[e, écrivait ïyrbiîll, l’Eglise de

Rome ne Irourera ni l’hérésie ni le schisme, mais une multitude d’excommuniés soumis, croyant fermement à ses justes droits, mais décidés à résister à ses extravagantes prétentions — assistant à ses messes, pratiquant son bréviaire, observant ses abstinences, obéissant à ses lois et, dans la mesure où elle le permettra, partageant sa vie. Et ces excommuniés, en bien des cas, seront de nécessité, non seulement les |)lus intelligents et les plus cultivés, mais encore les plus ardemment sincères, les jilus désintéressés parmi ses enfants, les plus profondémentreligieux et évangéliques.Mais, ce qui ne laissera pas que de causer de graves inquiétudes à l’Eglise, ils parleront néanmoins librement et sans crainte, dans lintérét même de l’Egiise, ils réclameront, ils exerceront le droit de parle.-, le droit d'écrire, aujourd’hui monopolisés par une confédération d’ecclésiastiques réactionnaires-… L’existence et l’accroissement continuel d’une telle classe de

de M. MÉÉcoz sur II Santo de Fogazzaro (Revue chrétienne, " janvier 1907, pp. 1 sqq). M. Dudon en a cité quelques extraits (Etudes, 5 octobre 1907 pp. 150-151).

1. Je veux dire, sous la forme la plus radicale qu’il ait revêtue jusqu’ici chez les catholiques ; je n’exposerai pas le pur paalbéisme tel qu’il se trouve, par exemple, dans la Nouvelle Théologie de M. Campbell, parce qu’aucun catholique, à ma connaissance, n’y a encore adhéré.

2. Tyrrell invoque ici l’autorité de saint Augustin ; le même texte est cité par les auteurs anonymes du Programme (p. 141) ; je le discuterai plus bas, dans l’appendice. 669

MODERNISME

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catholiques protestalaires (excommuniés ou ])rêls à èlre des prosélytes) — telle est la clillîcuUé prochaine à laquelle l’Eglise de Rome, représentée du moins par ses gouvernants actuels, doit se résigner. Jusqu’au jour où elle aura enfin appris que répo(iue de la coercition juridique et pb^-sicpieest pourjuuiais passée ; où elle saura enfin que l’intelligence ne peut être contrôlée que dans la mesure où ses lois et ses droits sont respectés ; où elle comprendra comuieiit l’amour et l’obéissance doivent être libres — ou ne pas être ; où elle reconnaîtra que les victoires spirituelles doivent être gagnées par des armes spirituelles, non par l’épée de la coercition juridique et physique. » [L’excommunication salutaire (Gramme lievue, 10 oct. 1907, pp. 6’jo-672). La direction de la Jlpvuc avertit par une note placée en tête de l’article (p.061), que ces pages ont été écrites par M. Tyrrell — alors le P. Tyrrell — le 18 mai igoiJ.J

Les Italiens sont moins violents, mais non moins décidés : « L’autorité ecclésiastique, écrivent-ils, nous arrête brusquement dans notre chemin, et condamne notre travail. Eh bien, nous nous sentons le devoir de lui l’aire une amoureuse violence, le devoir de défendre, àquelque prix que ce soit, la tradition catholique dont elle a la garde, et cela d’une manière qui pourra mériter pour un temps les condamnations de l’autorité, mais qui, nous en sommes certains, linira par prévaloir, pour son propre avantage. » (// programma, p. 182.) Cf. ib., p. II : « Par une série de circonstances, qu’il est inutile d’analyser, les catholiques ont perdu le sens élémentaire de la responsabilité et de la dignité personnelle. Tous les actes de l’autorité suprèuie, au lieu de trouver chez eux l’hommage d’une soumission qui soit raisonnable, et par conséquent qui les juge, trouvent l’abandon inconscient des Irresponsables. »

Avant de revendiquer cette autonomie pour la religion, on l’avait réclamée pour la science, el, quelque illégitimes qu’elles fussent, ces réclamations étaient plus spécieuses, et pouvaient s’autoriser d’arguments plus plausibles : pendant bien des siècles, disait-on, on avait prétendu coordonner ou plutôt subordonner les vérités scientiliques à ce qu’on appelait les vérités révélées ; cette discipline n’avait abouti qu’à une contrainte violente, qui avait entravé l’essor de la science et compromis l’honnevir de la foi *. Désormais ces prétentions étaient condamnées ; ni le croyant n’avait le droit d’imposer cette sujétion, ni le savant de l’accepter ; quiconque voudrait travailler loyalement, sincèrement, scientiliquement, devrait le faire en pleine indépendance et liberté, sans parti pris dogmatique.

« La première condition du travail scientilique, 

écrivait M. Loisy, est la liberté. Le premier devoir du savant, catholique ou non, est la sincérité. L’auteur de V Evangile et l’Eglise avait traité des origines chrétiennes selon son droit d’historien, sous sa responsabilité personnelle. Il avoue ne posséder point, dans le ehélif répertoire de ses connaissances, 1 idée de la science approuvée par les supérieurs. » (Autour d’un petit livre, p. x)

Non moins que le contrôle extérieur de l’autorilé ecclésiastique, on déclina pour la science le contrôle de la foi. On lit remarquer d’abord quedeson propre aveu, la foi ne pouvait jamais être blessée par la vérité ; liés lors, qu’avait-on à craindre ? « La foi et la raison ne peuvent entrer en conflit ; c’est suint Thomas qui l’afGrme (C. G., i, f). Nous devons, sans

1. Le livre de M. A. While {.4 hhlory nf the warfarc of icience with theology in c/uistendunt. L"ndres, 18’.) ;  ;) n’est qu’une compilation sans critique : il a fait ])ourtant grande impression sur certains, en particulier sur Tyrrell (Througk Scylta and Charybdis, p. 200).

crainte, appliquer notre critique à l’élude de la religion, persuadés que si quelque élément de notre dogmatique doit tomber sous ses coups, c’est qu’elle n’appartenait point à la substance de la foi religieuse. )) (// programma, p. -j^) Cet argument, bien qu’on y insiste avec couiplaisance’, est manifestement illusoire, et je doute qu’il ait persuadé ses auteurs eux-mêmes : quelque estime qu’on ait pour la science, on ne peut la tenir pour infaillible ; on sait que les meilleures intentions el même les meilleures méthodes ne peuvent pas toujours nous préserver de l’erreur, et que par conséquent il peut se produire des conflits entre les vérités révélées et les conclusions de la science.

Aussi a-t-on recours à un argument plus radical, qui supprime la possibilité même de tout conllil : la foi sera regardée comme indépendante des conceptions intellectuelles, et par conséquent comme hors de la portée de la science. « Puisque la religion, dit M. Gebert, est une forme des relations du sentiment et de la volonté, et, par conséquent, appartient à l’activité pratique de la conscience, elle ne peut èlre aucunement intéressée par les résultats des recherches de la science libre, les produits de l’activité tliéorétique, quels qu’ils puissent être d’ailleurs. » (KailioUscker Glaube, p. jS) b Les modernistes, dit le manifeste italien, en plein accord avec la psychologie contemporaine, distinguentnellementlaseience de la foi. Les démarches de l’esprit qui aboutissent à l’une et à l’autre leur semblent entièrement étrangères et indépendantes entre elles. Ceci est pour nous un principe fondamental. La servitude prétendue à laquelle nous réduirions la science vis-à-vis de la foi est un non-sens. > (P. 121) Et plus bas : « Nous avons acquis la conviction que la parole de la science la plus révolutionnaire ne peut en aucune façon attaquer les alTirmalions de la foi religieuse, parce que les démarches de l’esprit, d’où la foi et la science procèdent respectivement, sont indépendantes entre elles, et se développent d’après une logique entièrement différente. » (P. 132)

Ces principes sont très graves, car ils impliquent l’adhésion à toute une philosophie religieuse et en étendent l’action à toutes les recherches ultérieures. Les auteurs du manifeste iirotestent, au début, de leur pleine indépendance vis-à-vis des théories métaphysiques ; ils prétendent avoir entrepris et poursuivi leurs recherches scientiliques, libres de toute concepLion a pri-jri ; la philosophie religieuse, à laquelle ils adhèrent, a été la conclusion de leurs travaux, non leur point de départ. Et voici cependant que leur méthode de travail est dominée tout entière par des jjostulals philosophiques.

Cette constatation ne fait que confirmer ce que tant d’autres indices démontraient déjà : c’est que la critique philosophique a eu sur le mouvement moderniste une influence plus décisive encore que la critique exégétique et historique, et que c’est la philosophie religieuse qui a donné aux exégètes et aux historiens les principes fondamentaux de leur méthode.

L’ancien doyen de la Faculté de théologie proies- : tante de Paris, A. Sabatier, l’écrivain français qui a le plus ellicacement répandu et accrédité ces thèses dans les milieux catholiques et protestants, écrivait dans son Esquisse : a Les esprits qui pensent se

1. Ib., p. 108 : « N’est-ce pas un axiome reconnu parmi les théoloffiens. que la foi ne peut contredire la science parce que l’une et l’autre sont des rayons d’une même lumière initiale. Dieu ? En parlant ainsi, on ne veut pas dire naturellement que l’harmonie n’existe qu’entre la foi et une science ad usum delphini : ce serait une offense à la véracité divine, i) 671

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peuvent aujourd’hui diviser en deux classes : ceux qui datent d’avant Kant et ceux qui ont reçu l’initiation et comme le baptême philosophique de sa critique. a{Estjaisse, p. 359)

Les catholiques modernistes n’en disconviennent pas et se réclament en effet de cette initiation. (Ge-BKRT, KaChoUscher Glaiibe, pp. 28 sqq.) Mais dès lors les anciennes assises de la foi sont renversées, comme Us le constatent eux-mêmes : « Les prétendues bases de la foi nous sont apparues comme incurablement caduques. » (H programma, p. 11) M. MiiNÉGOz, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, a raconté la crise religieuse qu’il traversa, lorsque Kant réussit à démolir ses quatre bonnes preuves de l’existence de Dieu, et à lui enlever ainsi toute certitude religieuse ». (Le fidéisme el la notion de la foi Reyue de ihéol. et des qæst. re//, ’., juillet igoS], p. 48). La même crise se reproduit chez les catholiques : « Avant tout il faut reconnaître, dit le manilesle italien, que les arguments fournis par la métaphysique scolastique pour démontrer l’existence de Dieu — arguments tirés du mouvement ; de la nature des choses Unies et contingentes ; des degrés de perfection et de la finalité de l’univers — ont perdu aujourd’hui toute valeur. Dans la revision générale que la critique post-kantienne a faite des sciences abstraites et empiriques et du langage philosophique, les concepts qui servent de base à ces arguments ont perdu le caractère absolu que leur avaient attribué les péripatéticiens du moyen âge. » (Il programma, p. 98)

La crise étant totale et renversant toute l’orientation de la pensée, on ne peut rien sauver de l’ancien intellectualisme ; pour le moderniste, il est impensable et quiconque s’y attache encore s’exile de la pensée contemiioraine. Désormais on désespère d’atteindre l’absolu par la conception intellectuelle, mais on croit le trouver par l’action el la vie : (1 Puisque notre vie, disent les modernistes italiens, est pour chacun de nous quelque chose d’absolu, ou plutôt l’unique absolu, tout ce qui en émane et tout ce qui y retourne, tout ce qui en alimente et en enrichit le développement, a également la valeur d’un absolu, n (Il programma, p. 112). Nous suivrons plus bas l’application de ce principe dans la théologie des modernistes. Il suflisait ici de marquer l’orientation générale de leur pensée’.

Leur exégèse et leur histoire a été dominée par ces thèses ; c’est, par exemple, sous l’influence de ces préoccupations qu’ils ont imaginé à l’origine du christianisme « une forme religieuse amorphe et adogmatique » (// programma, p. 79. Cf. infra, p. 187) ; mais ce qui a été encore plus décisif pour l’orientation de leurs travaux, c’est ce principe initial de l’indépendance récijjroque de la science et de la foi. Leur exégèse, nous l’avons vu, s’inspirait en cela de leurs théories philosophiques ; mais, par un contre-coup inévitable, elle en a, à son tour, accru la portée.

1. Il faut toutefois remarquer dès maintenant combien le subjectivisme de Kant rendait précaire l’adhésion à une religion d’autorité. On peut lire, à ce sujet, les remai’ques très justes de 0. Plleiderer, reconnaissant le principe même du protestantisme dan » la critique kantienne :

« On conçoit, dit-il, (la défiance envers Kant)

dans nue Eglise qui repose depuis quinze siècles sur le principe tle rautorité sacerdotale. Mais TEglise protestante, qui a secoué le joug de cette autorité, nui a revendiqué les droits de la conscience individuelle, qui a pris pour unique principe la foi, c’est-à-dire le don du cœur à la volonté divine, celle Eglise ne devait-elli^ pas reconnaître dans la religion de la conscience, telle que Kant l’a conçue, l’esprit de son esprit ? » [Geschichte dcr Religionsphilosopfiie, p. ti).

On pouvait prévoir les ravages que devait faire une science ainsi émancipée ; même si elle fût restée neutre, elle pouvait faire fausse route, et ébranler les fondements mêmes du christianisme ; mais surtout cette neutralité était illusoii’e ; comme il arrive toujours en jiareil cas, le ressentiment de la sujétion provoqua une réaction : toute thèse traditionnelle fut tenue ijour suspecte, toute hypothèse hardie pour probable, et les documents, jusque-là les plus vénérés, du christianisme furent traités avec une déliance et un mépris que les textes profanes ne rencontrent pas. (On peut lire à ce sujet la protestation qu’élevait, il y a quelques années, Fr. Blass, au nom de la philologie, contre la théologie libérale et ses méthodes de critique. Acta apostolortim, editio philologica, Gôttingen, iSgô, p. 30).

Des travaux de détail inspirés par ces préoccupations et conduits d’aiirès cette méthode, se multiplièrent de tout côté, surtout dans les Universités protestantes d’Allemagne. Le public non spécialiste prêtait peu d’attention à ces dissertations et à ces thèses, mais à la longue les efforts convergents de tous ces travailleurs, dont certains étaient d’admirables érudils, élevaient une construction scientifique, qui se dressait en face des croyances li’aditionnelles. Le sens des dogmes les plus fondamentaux se trouva ainsi mis en question, et aux mêmes problèmes la science et la foi semblèrent donner désormais deux réponses contradictoires : ainsi en fut-il, par exemple, pour la conception virginale du Christ, pour sa résurrection, pour sa préexistence et sa nature divine. Une option s’imposait alors, impérieuse, cruelle, entre la science et la foi ; ce que furent pour beaucoup d’âmes les angoisses de ce conflit, Dieu seul le sait ; c’était alorsque la philosophie religieuse que j’esquissais plus haut, s’olfrait comme la solution libératrice : sans se mentir à soi-même on ne pouvait nier la science, et sans briser sa vie on ne pouvait renier la foi ; pour échapper à l’alternative, il suflisait de comprendre enfin que la toi n’était point enchaînée à une forme déterminée des croyances, et que si le savant devait abandonner à la critique toutes les croyances de son enfance, il pouvait quand même maintenir l’intégrité de sa foi. (( Cette conviction (que nous sommes sauvés par la foi, indépendamment de nos croyances) libère notre conscience vis-à-vis des données scientifiques, historiques et philosophiques que l’orthodoxie voudrait nous présenter comme des éléments constitutifs de la foi chrétienne. Et en nous rendant indépendants à l’égard de ces facteurs d’ordre profane, elle nous alTermit dans notre foi religieuse et nous donne une paix et une joie qui contrastent singulièrement avec le trouble angoissant que produit le doute dans une conscience dominée par les principes de l’orthodoxie. Quand je fais ces affirmations, je parle d’expérience, car j’ai passé par ce trouble et je connais cette joie. Je voudrais communiquer mon bonheur à tous ceux qui, comme je le fus autrefois, sont tourmentés par ces doutes… » (E. Ménégoz, Une triple distinction théologique, p. 22. Paris, 1907)

C’est d’abord et surtout au sein des Eglises protestantes que cette attitude s’est manifestée. Depuis longtemps, elle frappe tous les observateurs attentifs, ceux-là mêmes qui sont le moins soucieux d’orthodoxie (Guyau, L’Irréligion de Va^’enir, pp. xv, 131-156) ; l’histoire du protestantisme libéral serait trop longue à suivre ici, et bien des parties, d’ailleurs, en ont été excellemment racontées’.

1. Pour l’Allemagne, le livre de M. Goyau IL’AHeniagne religieuse, le Protestantisme. Paris. 1898} fournit des indications très abondantes et très sures. On peut 673

MODERNISME

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Mais, au sein inêiue du catholicisme, le christianisme libérai n’a-t-il pas fait des recrues ? C’eut été un véritable miracle que tout accès lui lût fermé : les prolestants avaient, il faut le reconnaître, pris sur nous une grande avance dans le cours du dernier siècle ; pour l’établissement et l’interprétation du texte biblique, pour la théologie de l’Ancien et du Nouveau Testament, pour l’histoire des origines chrétiennes et du développement ultérieur des dogmes, nul ne pouvait, nul ne peut encore, sans présomption et sans dommage, se passer de leurs travaux. Or, il était dillicile d’en proliter sans en subir l’inlluence, sans se laisser attirer, par le prestige d’une science incontestable, vers des thèses que la foi condamne. Certains esprits étaient plus sensibles à l’altrail de la j)hilosophie religieuse, telle qu’elle est exposée, par exemple, dans les livres de A. Sabalier ; les conceptions idéalistes qu’ils préféraient les avaient prédisposés à subir cette influence, et ils croyaient entrevoir, par delà l’étroit horizon des formules dogmatiques, alfranchie des entraves lliéologiques qui leur pesaient, une foi désormais libre et sereine.

Nous n’avons point à condamner ici ceux que ce mirage a séduits ; nous ne sommes point leur juge, et leurs écrits, d’ailleurs, portent la trace de trop de soulîrances pour que nous puissions les lire sans pitié. Nous attachant seulement à décrire leurs idées, nous remarquons l’impression qu’elles ont produite eu dehors même de l’Eglise. Les libéraux les plus avancés ont reconnu leurs thèses, et ont salué avec joie ces nouveaux frères d’armes, sur l’appui desquels ils n’avaient pas compté. L’un des plus avancés parmi les lil)éraux anglais, l’apôtre de la Nouvelle Théologie, M. G.i.Mi’BELL, disait, en [larlanl du mouvement qu’il s’attache à pi’omouvoir : « Il n’y a point d’Eglise où ce mouvement soit plus accentué, à l’heure actuelle, que la vénérable Eglise de liome elle-même, l’Eglise-mère de la chrétienté occidentale. C’est exactement le même mouvement qui, sous une forme légèrement dill’ére nie, est représenté dans notre pays par la Nouvelle Théologie, el est développé en ilalie el ailleurs par les catholi(iues romains sous un autre nom. » (R. J. Campbell, The aiin of ihe jVen’Theology movement [Uibberi Journnl, avril 1907], p. 4*^9) Un autre faisait remarquer que le mouvement était plus profond et plus puissant qu’il le pouvait paraître à ceux qui en jugeaient seulement d’après ses manifestations les [ilus bruyantes, c’est-à-dire d’après les publications de Loisy, de Kogazzaro el de

compléter ces indications par deux thèses de théologie pi-ùle.Hta : iLe, tiolit la seconde surtout a un grand intérêt ; .. AitxAL, La pLTsonne du Christ et le ratioiialisnie alUinattd contemporain (Paris, l’JO’j) ; M. Gogukl, Wilhelrn Herrrnunn et le problème reiigieiix actuel (Paris, 1906), — L’histoire du protestantisme libéral français a été esquissi-p par M. A. Bertrand qui appartient lui-même à ce parti 1 La pensée religieuse au sein du protestantisme libéra ! Ses déficits actuels, son orientation prochaine. Paris. 1003) : ses doctrines ont été exposées par M. J. Uévill’(/.f protestantisme libéral, ses origines, sa nature, sa mission. Paris, 1903) ; on trouve sur le niéuie sujet une discussion inttTessante dans Libre pensée et protcstan-’. isme libéral, l’uris, 1903, par V. Buisso.n et Gli. Wacnek. Le syrabolo fidéisuie. aujourd’hui très rapproché du libei-ali-me, a été surtout exposé et défendu >ar A. Sahatier lEsffuisse d’une philosophie de la religion d’après la psy< hilogie et l’histoire et Les Ueiigions d’autorité et la Heli^ion de l’esprit) et E. Alénégoz (Publications diverses sur le fidéisme et son application à l’enseignement chrétien iradilionnel. Paris, 1900). Parmi les auteurs))rotestaiits qui’<^’nl combattu, on peut ciler H. Bois (De la connaissance religieuse. Essai critique sur les récentes discussions. i’nris, 1894) et E. Doumergue (Les Etapes du fidéisme Paris, s. d.).

Tome IIL

Tyrrell : « Les catholiques romains, disait-il, sont formés à une forte discipline… Les libéraux parmi eux ont, nous pouvons le supposer, un peu de cet empire sur soi, de cette prudence, de cette diplomatie, voire même de ces finesses où nous voyons un mérite, ou un démérite, de leur Eglise. Le fait même qu’ils jugent prudent d’écrire sous des pseudonymes est, de soi, assez signilicalif. L’étendue el la puissance de ce mouvement ne peut donc pas èlre justement ap|)réciée par ce qui apparaît à sa surface. Au-dessous, le courant entraîne, puissant el silencieux. » (J. L. Thomas, The free cutholic idéal [Hibbert Journal, juillet 1907], p. 800)

En même temps que cette confiance prématurée — qu’autorisaient mal des observations inexactes et des jugements très exagérés — se manifeslait assez fréquemment la surprise et même le scandale que des catholiques crussent pouvoir concilier une critique si radicale des dogmes ehréliens avec la soumission qu’ils iirofessaient envers leur Eglise’. Nul ne songeait à s’étonner qu’un chanoine anglican, ou qu’un professeur de théologie dans une université protestante d’Allemagne s’appliquassent à ruiner les croyances traditionnelles, mais on ne pouvait accorder la même licence à un prêtre catholique romain. C’était équivalemment rendre témoignage à la fermeté dogmatique de l’Eglise romaine, el l’acte que nous commentons est venu montrer à tous qu’on n’en avait point trop présumé.

Dans cette crise qui ébranle la chrétienté to>il entière, une seule voix [)ouvait se faire écouter et respecter, c’était la voix du pape. Déjà, elle avait fait entendre plus d’un avertissement ; mais la parole qu’elle a prononcée enfin est si grave et si solennelle, qu’elle fait oublier toutes les autres.

A beaucoup de chrétiens, elle a révélé un danger qu’ils ne soupçonnaient pas, et l’exposé des doctrines modernistes qu’elle leur a fait entendre a été pour eux une leçon i)lus éloquente que toutes les censures. Cet exposé n’était [loint i : ne charge, encore moins une caricature ; un des plus qualifiés parmi les modernistes écrivait : « Le portrait du moderniste qu’on nous présente eslsi séduisant pourtoutesprilcuUivé, et les thèses qu’on lui oppose sont si repoussantes, que l’Encyclique est une lecture dangereuse pour les enfants du siècle. (G. Tyurbll, dans le Times du 30 septembre 1907) M. Aulaud en jugeait de même dans un article, d’ailleurs peu bienveillant, qu’il a communiqué très liliéralement à plusieurs journaux de province : « L’exposé du modernisme, dit-il, est détaillé, intéressant, tout à fait curieux… Ce qui est notable, nouveau, c’est que l’Encyclique expose le j modernisme non sous forme de caricature, mais avec

! une sorte d’objectivité et presque dans lotit son

charme. On voit là, dans leur ampleur et leur agrément, les idées de ceux qui veulent adapter le catholicisme à l’état actuel des esprits, aux besoins actuels des sociétés… Toutes les tendances novatrices des catholiques en matière de foi, d’exégèse, ou dans les questions politico-sociales sont élégamment résumées, parfois développées dans cette longue encyclique. Toutes y sont condamnées comme absurdes,

1. M. Campbell, après avoir cité un long fragment de l’article-programme du Hinnovamento, signé (le M. T. ScoTTi, remarque : « Ce passage eût pu être écrit par Auguste Sabatier lui-même, car il i-espire l’essence de la religion de l’esprit… Comment l’auteur l’éconcilie cette thèse avec l’obéissance due à l’autorité ecclésiastique, c’est ce qu’un outsider a quelque peine à comprendre. » (Ilibbert Journal, avril 1907, p. 490.) Cf. sur M. LoisY, SandAï, The Criliciêm ofthe fourth Gospel, p. 28. Oxford, 1905 : Mason, dans Cambridge theological essays, p. 455. i Londres, 1905.

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MODERNISME

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après qu’on les a exposées dans ee qu’elles ont de plus séduisant, sans que jamais cette condamnation ressemble à une réfutation… « (Prugrèa de Saùne-et-Loire, 27 septembre 1907)

Je ne sais quelle peut êti-e l’impression des « enfants du siècle >, mais celle des enfants de l’Eglise n’est point douteuse : de toute l’énei’gie de leur foi ils repoussent ces doctrines déictères.

Pour fortilicr cette impression et l’éclairer davantage, je voudrais opposer, en quelques traits, ces deux conceptions contradictoires du christianisme : la conception catholique et la conception moderniste ; et, ne pouvant reprendre l’une après l’autre toutes les questions que les deux doctrines résolvent, chacune dans leur sens, je voudrais m’atlacher ici exclusivement au problème fondamental : la foi, considérée dans son origine, la révélation ; dans son expression, le dogme ; dans sa règle, l’autorité de la conscience et l’autorité de l’Eglise.

Ch. II. — La théologie du modernisme. — Si l’on demande à un catholique : « Que croyeji-vous, et pourquoi ? » il répondra d’après la formule même de son acte de foi : o Je crois ce que Dieu a révélé, et parce qu’il l’a révélé. » Jusqu’ici la réponse est commune à tous ; mais que l’on insiste davantage : » Qu’entendez-vous en disant que Dieu a révélé ? » ici le moderniste ne fera plus la même réponse que le catholique.

Quand nous disons que Dieu a révélé, nous entendons que Dieu a parlé aux hoiiimes pour leur- manifester quelque vérité, et que les hommes ont reconnu sa voix’.

Les livres prophétiques nous font comprendre, par des exemples manifestes, ce qu’est la révélation divine. Quand les prophètes comnmniquaienl aux juifs les volontés de Dieu ou ses desseins, ils avaient conscience de n’être que ses hérauts : " Voici ce que dit Jahvé », disaient-ils. Parfois découragés et effrayés par la persécution, ils essayaient d’éloulTer en eux la voix divine : « Voici longtemps que je parle, dit Jérémie, que je maudis l’iniquité, que je prédis la dévastation ; et la parole de Jahvé n’a été pour moi que sujet d’opprobre et de dérision ; je me suis dit : je n’y penserai plus, je ne parlerai plus désormais au nom de Jahvé. Mais sa parole est devenue en mon cœur comme vin feu dévorant, enfermé

1. Nous n’entendons point par là réduire la révt^lntionà un phénomène perce[>til)le par les sens ; c’est à l’Ame et dans l’àme que Dieu parle ; cette pai-ole intime est quelquefois accompagnée de signes extérieurs, mais l’essence même de la rèvélalion consiate dans l’illumination psyclio10gî(pie, et non pas dans la vision ou l’audition corpoi-elles. Cette doctrine est traditionælle dans l’Eglise : voir saint Thomas (11^ 11^^, q. clxiii, urt. 2) citant saint Augustin. Nos advei’saii-es souvent s’y méprennent et se ballent contre des fantômes ; ainsi M. J.-M. Wilson (Re^’etation and modern A’/iotv/erf^e.dans CambridgeTheolo-^ical Essai/s^ p. -28, n. Londres, 1905), oppose ainsi la conception traditionnelle qu’il appelle objective, à la sienne qu’il appelle subjective : « Par révélation objective, j’entends tonte communication de vérité nui parvient à l’esprit dans et par le monde des phénomènes. Par révélation subjective, j’entends une communication de véi’ité dans et par le monde des personnes. » M. Sanday a très justement protesté contre cette méprise [Journal of theolo^ical studies. janvier 1906, t. Vil, p. 171) : « Qui conçoit réellemeïit ou a jamais réellement conçu l’inspiration prophétique — le type de toute inspiration — comme phénoménale. ? Ce qu’on appelle le mode subjectif de révélation n’est pas une découverte moderne, mais remonte à peu près aussi loin que les idées correspondantes d’inspiration et de révélation ; « Nulle prophétie ne vint jamais par la vo-Ion té humaine, mais des hommes mus par l’Esprit-Saint

« parlèrent au nom de Dieu, » (// Pet., i, 21). Que pourrait-on

trouver de plus complètement subjectif ? »

dans mes os, et j’ai défailli, ne pouvant le supporter. » Mais après ce cri de douleur, ie prophète se relève, conscient de la force divine : « Jahvé est avec moi comme un guerrier ; et ceux qui me persécutent seront renversés, a De pareils accents se retrouvent chez les autres prophètes ; on sent qu’une force impérieuse les pousse, à l’encontre de leurs intérêts, de leurs instincts nationaux les plus profonds, du sentiment populaire exalté autour d’eux et qUi les maudit, et cette force n’est point une impulsion aveugle et indéterminée, c’est une idée transcendante à toutes leurs vues personnelles, portant sans doute, chez chacun d’eux, l’empreinte de leur caractère et de leur milieu, mais se développant cependant avec une continuité et une unité qui la font reconnaître pour divine.

Pour les modernistes, la révélation s’entend tout autrement ; chacun de nous la perçoit immédiatement dans son âme. Ce n’est point d’ailleurs la manifestation divine d’une vérité ; c’est une émotion, une poussée du sentiment religieux qui, à certains moments, alUeure, pour ainsi dire, des profondeurs de la subconscience, et oii le croyant reconnaît une touche divine.

Cette émotion provoque, par une réaction spontanée, une ru[)résentation Imaginative ou intellectuelle qui, à son tour, la soutient et la nourrit. Cette image ou ce concept ne sera point immédiatement révélé de Dieu et n’aura point par conséquent une valeur souveraine et infaillible ; il aura été, sans doute, provoqué par ce frémissement, cet éveil de Dieu dans l’àme, mais il doit sa forme déterminée aux habitudes mentales du sujet ; c’est ainsi que chez un homme endormi le rêve peut être provoqué par une cause extérieure quelconque, mais il dépend entièrement, pour sa forme et son caractère, des images qui hantent le cerveau.

Voici en quels termes Tvrrrll expose la nature de l’émotion religieuse ressentie par les prophètes, et explique comment ils sont amenés à prendre pour une révélation divine ce qui n’est qu’une réaction spontanée de leur esprit : « On ne peut guère douter qu’un sentiment, une passion, une émotion intense ne s’incarne parfois dans des images ou des concepts qui répondent à sa nature ; cette émotion, tout en surgissant elle-même, sait, des trésors de la mémoire, attirera elle, par une sorte de magnétisme, la forme intellectuelle qui la revêtira le luieux. Par rapport à ces conceptions et à ces visions, !e sujet est à peu près aussi passif, aussi déterminé qu’au regard de l’émotion psychique qui y est contenue. Ainsi ces représentations du monde surnaturel semblent être tout spécialement inspirées, possédei’une autorité plus haute et venir moins indirectement de Dieu que celles qu’on a délibérément recherchées pour expliquer la vie religieuse. En fait, leur seule supériorité, c’est qu’elles peuvent indiquer une impulsion plus forte, plus pure, plus profonde de l’espritdivin, mais non qu’elles aient aucun titre à représenter plus directement ces invisibles réalités qui ne nous sont connues que par les tâtonnements aveugles de l’amoiu-. Toute révélation véritable est, en quelque mesure, une expression de l’intelligence divine dans l’homme, de l’esprit de Dieu ; mais elle n’est point une expression divine de cet esprit ; car l’expression n’est que la réaction spontanée ou réfléchie, provoquée dans l’intelligence humaine par la touche divine sentie dans le cœur, tout ainsi que les rêves d’un homme endormi sont créés ou formés par quelque cause extérieure ; et cette réaction est entièrement caractérisée par les idées, formes et images qui, dans chaque cas donné, hantent l’intelligence. » {Riglits and limits of theology [QiiarUrly ii’eiieiv. 677

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678

octobre igo5, p. 4061. Les dernières lignes de ce passage onl été légèrement atténuées par Tyrrell dans rliroiigh Scylla and Charybdis, p. 208.)

Celte description s’éclaire encoi’e si l’on compare l’une à l’autre, dans leurs traits principaux, la notion catbolique et la notion moderniste de la révélation : Pour le catholique, les vérités que Dieu nous révèle sont, en partie du moins, hors de noire portée naturelle ; nous ne les pourrions connaître s’il ne nous les avait manifestées par une bonlé gratuite. Pour, 1e moderniste, toutes les vérités religieuses sont implicitement contenues dans la conscience de l’homme ; Sci lia and Cliaryhdis, p. 277 :

« Parce que l’homme est une partie et une parcelle

de l’univers spirituel et de l’ordre surnaturel, parce qu’en Dieu il a sa vie, son mouvement et son être, la vérité de la religion est en lui implicitement, aussi sûrement que la vérité de tout l’univers physique est enfermée dans chacune de ses parties. S’il pouvait lire les besoins de son esprit et de sa conscience, il pourrait se passer de maître. Mais ce n’est qu’en tâtonnant, en essayant telle ou telle suggestion de la raison ou de la tradition, qu’il découvre ses besoins réels. »

Il suit de là que, pour le catholicfue, la révélation est essentiellement la communication d’une vérité ; pour le moderniste, elle est essentiellement l’exaltation ou l’excitation du sens religieux. De là ces antithèses où ils aiment à opposer l’une à l’autre les deux doctrines : « La révélation appartient plutôt à la catégorie des impressions qu’à celle de l’expression

« ; Ib., ). 280 : « Révélation belongsrather to tlie

category of impressions than to that of expression. »

« La révélation n’est pas une afDrmation mais une

expérience » ; Ib., p. 280 : « Révélation is not statement but expérience. » C’est dans le même sens qu’un protestant, M. Wilson, écrivait : « La révélation n’est pas une instruction mais une éducation. >> Cambridge tlieological Esxays^ p. 287 : Révélation is éducation, not instruction. »

Pour le catholique enlin, c’est Dieu qui par la révélation communique à l’homme une vérité ; pour le uioderniste, c’est l’homme qui se parle à lui-même :

« C’est toujours et nécessairement nows-mèmes, 

qui nous parlons à nous-mêmes ; qui (aidés sans doute par le Dieu immanenl) élaborons pour nous-mêmes la vérité. » Scylla and Cliarybdis, p. 281 :

« There it is ahi’ars and necessarily ve ourselves

who speak to ourselves : who (aided no doubt by tlie immanent God) Tvork out truth for ourselves. » (Souligné par l’auteur)

De ces deux conceptions foncièrement opposées, que catholiques et modernistes se font de la révélation, découlent nécessairement deux appréciations contradictoires de sa valeur de vérité.

Pour le catholique, cette vérité est absolue, puisqu’elle vient de Dieu ; elle ne consiste point d’ailleurs dans l’adaptation de notre croyance à nos besoins religieux, mais dans sa conformité avec la réalité divine qu’elle a pour objet. « La foi, disait jadis saint Irénée, s’appuie sur les choses qui sont réellement, et ainsi nous croyons à ce qui est, et tel que cela est ; et parce que nous croyons à ce qui est, tel que cela est, notre assurance est entière. » (Démonstration de la prédication apostolique [Leipzig, 1907I, ni, p. 3. Trad. française [Berthoulot et TixerontJ âans Hecherclies de science religieuse, 1916)

Le moderniste ne peut avoir cette assurance : l’action divine ne se termine point immédiatement à la communication d’une vérité, mais à la propagation d’une vie ; la conception intellectuelle, ou le dogme, est le fruit d’une réaction purement humaine ; elle

n’est donc pas directement garantie de Dieu, et n’a d’autre titre à notre respect que son rapport avec l’émotion religieuse qui l’a fait naître’.

En résumé, nous avons ici une inversion du rapport iondamental qui fonde la vérité de la foi : pour le catholique, la révélation est une communication surnaturelle qui impose à la foi son objet, et la foi à son tour est la règle de la piété subjective ; pour le moderniste, la révélation est une émotion qui excite la piété, et la piété à son tour engendre la foi. Dans le premier cas, la vérité de la foi est absolue et lui vient de sa conformité avec son objet ; dans le second elle est relative, et lui vient de son rapport avec le sentiment religieux. C’est, en d’autres terræs, ce c^u’énonçait SahalicT (Esquisse, p. 268) : « Le phénomène religieux n’a donc pas que deux moments : la révélation objective comme cause, et la piété subjective comme elTet ; il en a trois, qui se succèdent toujours dans le même ordre : la révélation intérieure de Dieu, laquelle produit la piété subjective de l’homme, laquelle, à son tour, engendre les formes religieuses historiques. » Cette thèse n’est qu’une application du principe philosophique énoncé plus haut : « Puisque notre vie est pour chacun de nous… l’unique absolu, tout ce qui en émane et tout ce qui y retourne, tout ce qui en alimente et en enrichit le développement, a également la valeur d’un absolu. »

Il est facile maintenant de comprendre le retentissement qu’auront ces diiïérentes thèses sur la conception de la révélation chrétienne, de sa transmission, de l’adhésion que nous lui devons.

Le catholique croit que toutes les vérités de foi qu’il possède lui viennent du Christ et des apôtres. Dieu, avant la venue de Notre-Seigneur, avait bien des fois parlé aux hommes, en particulier par les prophètes. Mais sa révélation suprême nous a été donnée par son Fils. Depuis lors, sans doute, le ciel n’est pas fermé ; mais les paroles divines qui retentissent au fond de nos cœurs, quelque précieuses et chères qu’elles nous soient, ne nous révèlent point des mystères nouveaux et n’ont point pour nous la certitude infaillible de la révélation publique et officielle, qui est le patrimoine de tous les chrétiens et que l’Eglise nous transmet.

Nous n’avons point l’illusion de reporter à l’origine de notre foi chrétienne les formules que l’Eglise a depuis élaborées peu à peu. Nous savons que la connaissance religieuse qui procède immédiatement de la révélation n’a point la forme d’une théologie ;

l. « En quel sens, dit Tyrrell, les révélations religieuses sont-elles divinement autorisées.’Quelle sorte de vérité leur est garantie par le sceau de l’esprit.’D’accord avec ce qui précède nous devons répondre : Une vérité qui est directement une vérité pratique, une vérité de préférence, une vérité appro-ximative, et seulement indirectement une véiité spéculative. Ce qui est directement approuvé, d’une façon pour ainsi dire expérimentale, cest une manière de vivre, de sentir, d’agir en relation avec l’autre mon de. Les conceptions explicatives et justificatives que notre esprit construit par lui elTort délibéré [ou même par une activité spontanée et nécessaire] comme postulées par cette manière de vivre, ne sont point directement approuvées de Dieu ; [elles sont tout au plus une réaction purement naturelle de l’esprit humain répondant à une excitation surnaturelle du cœur]. De plus, l’approbation divine donnée à une voie, à une vie, et donc indirectement à la vérité explicative, n’est guère qu’une approbation de préférence, recommandant une alternative, non comme idéale, comme parfaite, mais comme une approximation vers l’idéal, comme un mouvement dans la bonne direction. » The Rights and Ijmits of llieulogy [Quarterly Heview, octobre 1905), p. 4f17. En reproduisant son article dans Scylla and Cliarybdis (p.’210), l’auteur a eftacé les mots que j’ai mis entre crochets. 679

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dans les premiers documents clircliens, nous ne trouvons pas cal elïorl rclléclii de la pensée qui coordonne des données et les organise en système ; nous y trouvons par contre l’expression naturelle cl spontanée d’une croyance, d’une adhésion de l’esprit à une réalité révélée.

Cette adhésion primitive à la réalité divine, cette perception toute c>>ncrcle et toute vivante, est la source unique d’où tous les dogmes ont découlé. Longtemps, sans doute, beaucoup d’entre eux sont restés latents dans la richesse de cette perception première, qui ne cessait d’alimenter la pensée cl la vie de l’Eglise ; peu à peu, sous l’effort d’un travail ])lus ardent, d’une piété plus vive, ou souvent sous le choc d’une contradiction, l’Eglise, éclairée par le Saint-Espril, prenait plus clairement conscience de ces vérités qu’elle portait en elle ; et ses arrêts infaillibles n’ont jamais été réformés ; jamais non plus nul n’a pu corriger le sens que l’Eglise leur avait une fois donné. Jlinc sacrorum quoque dogmatiim is sensus perpétua est retinendus, quem semel declava177.Sanctii Mater Ecclesia, noc nnquam ah eo sensu, altioris intelligentiæ specie et /lomiiie, recedendum. (Ciincil. Vatic.)

Dans ce progrès vital, ce n’est point la révélation qui croît, c’est l’Eglise qui en acquiert peu à peu une prise plus consciente et plus neltement définie. Crescat igitur et multum l’ilieinenierque proficiat, iam si/’.gulnriim, quant omniiuni, tam unius hominis, quani tutius Ecclesiae, aetatum et sæculoriini gradihus, inielUgentia, scienlia, snpienlia ; sed in suo diimtiixat génère, in endem scilicet dogmaie, eodem sensu, eademque sententia. (Il>-)

Sur tous ces points, les modernistes ne peuvent s’accorder avec nous. A l’origine, la ré^ élation chrétienne, comme toute révélation, a élé d’après eux une impulsion, plus ((u’une lumière. Les auteurs du Programma italien indi(]uent ainsi où aboutissent, d’après eux, les recherches impartiales de l’histoire :

« Les conclusions de cette méthode, appliquée à

l’histoire du catholicisme, ont été d’une ellicacité désastreuse pour les vieilles positions de l’enseignement thcologique. Au lieu de trouver aux origines, ne fùlce qu’en germe, les aflirmations dogmatiques formulées au cours des siècles par le magistère ecclésiastique, nous avons trouvé nue forme religieuse qui, amorphe et adograatique à l’origine, est parvenue par un lent développement à des formes concrètes de pensée et décrite ; ce développement était dû aux exigences des relations collectives, à la nécessité d’exprimer abstraitement les principes qui devaient informer l’activité religieuse des lidèles, à l’efTorl des penseurs chrétiens, aux contre-coups de la lulte contre les hérétiques. Le message évangélique n’eût pu vivre ni se répandre dans sa simplicité spirituelle. » (P. 79)

Tyrrell écrivait de même : « La première forme de la révélation chrétienne fut cnlièrement celle d’une prophétie, d’une vision. L’enseignement moral de l’Evangile n’était point considéré comme en faisant partie, ni comme contenant rien de nouveau. Le royaume du ciel, sa nature, son avènement voilà quelle était la bonne nouvelle. ;. (Tlie rights and limits of tlieology [Qunrterly Review, p. 468]. Scrlla and Cliaryljdis, Y>. 211).

Cependant, il fallut vivre et penser ; on se mit à interpréter la première expérience chrétienne ; voici, à titre d’exemple, comment les auteurs du Programme nous retracent les adaptations successives qu’on lit subir à la première conception du Christ : a Les Actes, se faisant l’écho de l’enseignement chrétien primitif, décriventJésus comme un homme auquel Dieu a rendu témoignage par les miracles, les

prodiges, les signes qu’il a opérés par son entremise (Act., II, 22). Il est le Jlcssie ; sa mort ignominieuse lui a conféré la gloire céleste et il doit revenir pour inaugurer son royaume. Voilà la foi naïve et intense des premiers disciples. Mais le Christ a appelé les membres de la famille humaine fils de Dieu et s’est donné comme leur modèle. Il est le fils de Dieu par excellence, d’après la synonymie que la tradition messianique établissait entre ce titre et celui de Messie.. Mais, ce qui marque le point culminant de cette élaboration, c’est la traduction du concept hébraïque du Messie par le concept platonicien du Logos ; c’est l’identilàcation du Christ, tel qu’il était apparu aux âmes attendant dans l’angoisse la rédemption d’Isracl, avec la notion abstraite, germée en terre hellénique, de l’intermédiaire cosmique entre l’Etre suprême et le monde ; c’est la transcription, pourrait-on dire, delà valeur morale et religieuse, inhérente à une conception hébraïque inintelligible ])our le monde gréco-romain, en langage alexandrin, lui conservant ainsi la même valeur éthique et religieuse. » (// programma dei niodernisti, pp. 81-83. J’ai omis au milieu un développement concernant le progrès du dogme de l’Espril. — On trouvera, pp. 70 sqq., un exposé analogue des adaptations successives de la christologie.)

Un chrétien dont la foi est ferme, et qui n’est pas initié à cette théologie fuyante, sera déconcerté par ces exposés. Il essaiera de presser les auteurs ; de ces croyances que vous énumérez, laquelle est la vraie ? Est-ce la « foi ingénue » des jiremiers disciples, est ce le messianisme des Juifs, est-ce la spéculation des Grecs ? On lui répondra que toutes le sont au même titre, puisque toutes ont « la même valeur éthique et religieuse » ; a-t-il donc si vite oublié que » pour chacun sa vie est l’unique absolu, et que tout ce qui la nourrit a la valeur d’un absolu K ?

Ainsi, sous cette bigarrure des symboles, la foi reste toujours identique. Il n’y a plus à jiarler de progrès du dogme et, par là, les modernistes se flattent d’être plus orthodoxes que leurs contradicteurs, plus même, peut-être, que le concile de A’nlican. (Cf. G. Tyrrell, Tliénlogisme [Revue pratique d’Apologétique, 15 juillet iyo7l, pp. 5a’j, 523) « Tout a changé dans l’histoire du christianisme, pensée, hiérarchie et culte : mais tous les changements ont été des moyens providentiels pour la conservation de l’esprit de l’Evangile, et cet esprit religieux s’est conservé identique à travers les siècles. Les scolastiques ou les l’ères du concile de Trente ont eu sans doute un patrimoine théologique infiniment plus riche qu’un chrétien du premier siècle ; mais l’expérience religieuse qui les a faits chrétiens a élé la même en eux qu’en lui. Elle est encore la même aujourd’hui en nous, bien qu’elle tende peu à peu, par delà les barrières de la scolastique, vers une nouvelle formule où elle s’exprime. Les formules du passé cl celles do l’avenir ont été et seront également légitimes pourvu qu’elles respectent lidèlemenl les besoins de la reli-giosité évangélique, avide de trouver dans une pensée réfléchie les instrumenls de saconservation. » (// programma dei niodernisti, p. 90)

Leurs conceptions respectives sur la vérité du dogme chrétien commandent l’attitude du catholique et du moderniste vis-à-vis des symboles de foi que l’Eglise impose à ses enfants. Le catholique sait que les réalités divines qui lui sont révélées, dépassent infiniment sa portée. Il sait que les formules mêmes que l’Eglise lui propose sont très inadéquates à leurs objets. Il y adhère, cependant, de toute son âme, sachant que seules elles éclairent infailliblement sa roule vers Dieu. A mesure qu’il y avance, 681

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il sent qu’il approche de la lumière, et ce Credo si simple et, pour rincro3’ant, si pauvre, lui apparaît chaque jour plus riche de vérité et de vie. Il ne s’arrête point aux images symboliques qu’il reiilerme’, il ii’encliaine point non plus sa foi aux systèmes humains que queh|ues-uns de ses énoncés rappellent ; il va droit an sens que l’EjjIise a donné une fois pour toutes à ses formules, et que son enseignement au lorisé lui fait connaître.

Ainsi, plusieurs des définitions conciliaires qui ont pour objet les sacrements, sont énoncées en fonction de la théorie de la matière et de la forme. Le catholique n’est point obligé, pour s’y soumettre, d’adhérer à la physique d’Aris’ote. Le principe qui doit nous guider en cette matière, c’est la règle formulée par le concile du N’atican et rappelée plus haut : k dogmatum is sensus pcrpeluû est retinendu ; , quem semel declaravit Suncta Mater Ecclesia » ; or on constate que lors même que l’Eglise emprunte certains termes à des systèmes philosophiques ou théologiques, elie ne les emploie pas dans la rigueur de leur sens technique, et par suite n’enchaîne point notre foi à une construction systématique. C’est dans ce sens que Frauzelin ((/e Eucharistia^t. ^9 ! ]), après avoir exposé ! a théorie des accidents, coricluait ainsi sa thèse sur les espèces eucliaristiques ; « Veritas theologîca physîcæ realitatis specierum ab hac aut quavis nlia speciali explicatione philosophica modi non pendet ; gratulabimur ergo ei, qui modum aptiorem et probabiliorem nos docueril. dummodo reipsa sit integræ vei-itatis theologicæ explicatio. » — Sur ce point, qui est très délicat et qui ne peut être traité en quelques lignes, que le lecteur me permette de le renvoyer à deux articles de la Reloue pratique d’Apologétique^ 15 mai 1907, pp. 19’i-197 ; 15 juillet 1907, pp. 527-535.

Le catholique regarde cette adhésion aux dogmes comme obligatoire, et, par conséquent, comme nécessaire au salut. Il n’oublie point certes que Dieu, qui veut le salut de tous, n’exige de tous que ce qu’ils peuvent faire, et qu’il excuse l’ignorance invincible de ceux qui n’ont point adhéré aux vérités révélées faute de les avoir pu connaître ; mais il sait aussi que quiconque a connu suUisamment la révélation et ses preuves, a le devoir de lui donner son adhésion, et qu’il ne saurait dans la suite avoir aucun motif légitime de la rétracter.

Pour le moderniste, au contraire, les formules que l’Eglise propose à ses fidèles, ne sont point des énoncés irréformables ; elle sont l’expression plus ou moins heureuse des expériences religieuses des chrétiens ; elles renferment de la vérité et de l’erreur, c’est un rainerai où l’or est mêlé à bien des scories, mais peut-être n’en pouvons-nous pas avoir de plus riche ici-bas. (G. ïyurell, A inuch-abused letter, p.’ ; 8 sqq.) Elles sont bonnes et bienfaisantes pour notre âme, en tant qu’elles y provoquent et qu’elles y nourrissent le sentiment religieux. Aussi les meilleures d’entre elles ne sont point ces énoncés intellectuels, qui nous donnent l’illusion d’une connaissance, mais dont l’àme se lasse vite, quand l’illusion s’est dissipée ; ce sont ces symboles familiers tpii, sans prétendre percer le mystère, en donnent à l’àme l’impression. « Les récils de la naissance de Jésus, disait Sabatier, ne sont que de la poésie ; mais combien cette poésie est plus religieuse et plus vraie que les définitions du symbole Quiciimque’^l »

1. C’est une expression de ce genre que nous trouvons, par exemple, dans la descente aux enîcYs ; le catholique n’est pns obligé de croire que les enfers sont au-dessous de la terre et que Noire-Seigneur y est descendu.

2. Esquisse, p. ilO. Cf. Bvssoti, Lilire pensée et Protestantisme libéral, p. 33 : « Il se trouve qu’à nos yeux la gronde supériorité des quelques pnroles auxquelles se réduit l’enseignement authentique de Jésus, c’est d’être volontairement des images, des allégories, des paraboles.

Tyrrell décrit ainsi le Credo qu’il rêve : o Dans l’état de choses idéal dont nous pouvons approcher chaque jour davantage, on devrait avoir un Credo vivant et croissant, un ensemble de dogmes et de mystères qui refiélerait et incarnerait la croissance, le développement spirituel de la conimunauté ; il serait un, non par la cohérence logique d’un système, non d’après la valeur littérale de ses propositions et de ses articles, mais par la cohésion des manifestations diverses d’un même esprit ; ce serait un Credo vivant et flexible qui représenterait les besoins spirituels de la masse, les besoins passés des plus avancés, les besoins futurs des plus retardataires’. »

Le chrétien respectera ces formules et s’en servira, car, outre le secours qu’il y trouve pour sa vie spirituelle, il leur doit encore d’être uni aux chrétiens de toutes les nations et de tous les temps, mais encore faut-il que ces formules soient pour lui un secours et non un fardeau. Il peut arriver et, d’après beaucoup de modernistes, il est arrivé en effet, que la plupart des formules que l’Eglise nous propose, soient aujourd’hui stériles ; elles ont pu jadis féconder la foi, parce qu’elles étaient en harmonie avec les besoins religieux et les habitudes intellectuelles des chrétiens d’alors ; aujourd’hui, nous dit-on, elles ont perdu pour nous toute signification ; nous ne pouvons les penser ni en vivre. Que doit faire alors le chrétien, sinon agir, autant qu’il est en lui, sur son Eglise, pour l’amener à desserrer l’étreinte de cette plante parasite et morte qui étoufi’e le christianisme ? S’il n’y peut réussir, il saura du moins revendiquer pour lui et pour ceux qu’il pourra atteindre, la pleine liberté chrétienne, et briser la contrainte que la théologie prétend lui imposer. (ÏYnnELL, A much-abused lelter^ p. 87 sqq. ; lH^lits and limits of Theology. Qiiarterly Hevietv, p. 490 ; atténué dans Scylla and Charybdis, p. 289)

Cette attitude pratique, qui est parfaitement logique avec le reste du système, est l’attitude même des protestants, et nul ne peut s’y méprendre. Pour mettre ce point mieux en lumière, rappelons encore ici la doctrine catholique, et voyons quel est, d’après

des métaphores fnmilières qui parlent au cœur et à l’imagination, mais qui sont foncièrement réfractaîres à une cristallisation dogmatique : Dieu est « un père, » les hommes sont ses « enfants ». Essayez donc de faire une théologie rigoureuse avec ces mots père et enfant ! Essayez donc de leur donner un sens piécis, une définition en règle ! N importe, ils sont clairs pour le sentiment… » C’est, il me semble, dans le même sens que Tyrrell, étudiant l’expression de la révélation, oiiposait la « pure imagerie » dont la valeur est, en grande partie, permanente, aux catégories ou conceptions intellectuelles qu’il juge précaires. [Théologisme, Reçue pratique d’apologétique, 15 juillet 1906, p. 510 ; reproduit dans Scylla and Charijbdis, p. 358 ; cf. Lex credevdi, p. I’13, 14’i|.

1. The righis and ttniits of theologq (Quarlerly Review, p. 488, Throuoh Scylla and Charybdis, p. 237). Si l’on veut pleinement apprécier le caractère de cette doctrine,-on peut la comparer à ce jugement d’un théologien protestant :

« Au sens catholique de ce mot, le dogme est

une croyance officiellement définie, promulguée et imposée par l’autorité conijiétenle, c’est-à-dire par l’Eglise. Il va de soi que cette notion ne pouvait passer telle quelle dans le protestantisme. L’esprit même de la réforniation est en contradiction formelle avec l’idée d’une doctrine qui sei-ait imposée de l’extérieur par n’importe quelle autorité. Le dogme protestant doit êti-e, selon Lobstein, l’expression et l’affirmation scientifique de la foi protestante, d’une manière qui réponde aux intérêts de l’époque actuelle et de la génération présente. » (M. GocutL, W. Ilerrmaitn, p. 283.) Entre ces deux conceptions du dogme, très justement opposées, il est aisé de reconnaître quelle est celle à laquelle adhère Tyrrell. 683

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elle, le rapport entre les deux règles de foi, la conscience individuelle et l’autorité de l’Eglise.

Le devoir de la foi, comme tout autre devoir, est intimé à chacun par sa conscience ; on perçoit 1 obligation de croire Dieu, s’il nous a parlé, de même qu’on perçoit l’obligation de lui obéir ou de l’aimer. Mais quel critère nous fera discerner la parole de Dieu ? Sera-ce notre conscience, sera-ce une autorité extérieure ?

Cette question ne se pose évidemment que pour quiconque a déjà adhéré en eCfel à une autorité extérieure en qui il reconnaît une autorité divine. Si une telle autorité n’existe point pour lui, il n’a qu’un critère de foi, sa conscience ; à lui s’applique ce que saint Paul disait dos païens : « Ipsi siii sunl lex. » S’il entend parler de Jésus-Christ et de son Eglise, il n’aura, pour discerner la vérité de leur message, que la gràee divine et ses lumières personnelles. On ne pourra, d’autorité, lui dicter son choix, mais seulement lui faire prendre contact avec la véiité chrétienne, lui faire saisir les titres qu’elle a à sa créance, prier Dieu de l'éclairer et le remettre entre les mains de son conseil.

Mais, du jour ofi il a reconnu dans l’Eglise catholique l’interprète autorisé de Dieu, il engage par là même sa foi à toute la doctrine qu’elle lui propose ; il devra ainsi adhérer à bien des dogmes, sans pouvoir en contrôler la vérité intrinsèque, et avant d’en sentir l’inlluence bienfaisante sur sa vie. Sa conscience lui parle encore, elle lui intime l’obligation de croire aux différents dogmes chrétiens ; mais cette voix est l'écho de la voix de l’Eglise, cette règle est assujettie à une règle supérieure, le magistère de l’Eglise, en qui elle vénère l’autorité même de Dieu : « Mes frères, disait Newman aux anglicans de Birmingham, peut-être me direz-vous que, si toute recherche doit cesser du joiu- où vous deviendrez catholiques, vous devez être bien sûrs que l’Eglise vient de Dieu avant de vous joindre à elle. Vous dites vrai ; nul ne doit entrer dans l’Eglise sans être absolument décidé à s’en tenir à sa parole dans toutes les questions de doctrine et de morale, et cela parce que l’Eglise vient directement du Dieu de vérité. Il faut regarder l’entreprise en face et en calculer le prix. Si vous ne venez pas dans cet esprit, vous n’avez qu'à ne pas venir du tout. » Discourses to mixed congrégations, XI (Failli and doubl). (On a cru voir dans la doctrine moderniste du t( primai de la conscience i une conséquence de la doctrine de Newraan ; je crois avoir montré que l’on s'était mépris : 7?ei’ue pratique d’Apologétique, i" mars igo' ; , pp. Gô'j-ôjô).

Le moderniste ne peut admettre cette thèse, toute sa théologiela repousse. La révélation, nous l’avons >Ti, est pour lui strictement individuelle, incommunicable. Comment dès lors admettre qu’une autorité extérieure, si sacrée soit-elle, puisse s’interposer entre Dieu et lui, pour lui notifier cette révélation que lui seul perçoit, ou même pour la lui interpréter ? i Le catholique religieux et formé par la culture moderne tient pour vrai ce à quoi le pousse l’amour de Dieu ; il tient quelque chose pour vrai, non parce que Dieu, considéré comme autorité e.riérieure, l’a dit, mais parce que la voix de Dieu est en même temps sa voix, et qu’il est intimement uni à Dieu. » (Docteur K. Gbbkht, Katholischer Glaiihe, p. ^6)

Le dogme, à son tour, n’est qu’une représentation intellectuelle provoquée par l'émotion religieuse, et apte à l'éveiller chez d’autres consciences. Puisqu’il n’est point infailliblement vrai, on ne peut l’imposer à la croyance de personne ; et puisque

toute sa valeur est une valeur d’utilité, chacun doit en user selon les besoins de sa conscience. D’où cette règle qu'énonçait déjà Samuel Vincent, un des précurseurs du protestantisme libéral en France : « Tout dogme qui n'éveille pas un écho dans l'àme, qui ne lui fait pas rendre un son, n’est pas nécessaire pour le salut. » (Cité par A.-N. Bertrand, La pensée religieuse au sein du protestantisme libéral, p. 22). Tjrrell écrit de même : « Noire expérience religieuse, étant le sens des relations dj-namiques qui relient notre esprit à l’esprit universel, nous donne un critère pratique en vertu duquel nous liouvons écarter toute théorie incompatible avec cette expérience » (Quarlerly Re^iew, octobre igo5, p. 483 ; Througk Scjlla and Charybdis, p. a30) ; et à un catholique, qui se plaignait de ne pouvoir adhérera l’enseignement ofQciel de l’Eglise, il écrit : a Si le germe primitif suffit à votre vie, vous pouvez vous dispenser du développement, surtout s’il vous choque et vous entrave. > (A mucli-abused letter, p. 86). Il exposait plus clairement encore sa pensée dans l’introduction de son dernier livre :

« (Les pionniers du progrès) sont déférents, autant

que le permet la conscience et la sincérité, vis-à-vis des interprètes officiels de la pensée de l’Eglise, mais ils doivent cependant interpréter leurs interprétations d’après la règle plus haut et suprême de la vérité catholique, c’est-à-dire la pensée du Christ. C’est lui qui nous envoie vers eux ; ce ne sont pas eux qui nous envoient vers lui ; il est notre première et suprême autorité. S’ils interdisaient l’appel, ils ruineraient leur propre autorité subalterne. « (Through Scylla and Charybdis, p. 19).

Cet appel, du pape au Christ ou à l’Esprit, est trop évidemment protestant pour ne point choquer un catholique : conQant aux promesses du Christ et soumis à ses ordres, il sait qu’en écoutant l’enseignement du pape, il écoute l’enseignement du Christ, et qu’en méprisant l’enseignement du pape, il mépriserait l’enseignement du Christ ; il sait que le chrétien n’est point seulement enseigné de Dieu individuellement etdansle silence de sa conscience, mais aussi collectivement par le magistère officiel de son Eglise. Mais ce qu’il faut remarquer surtout, c’est que la thèse protestante, qui se manifeste ici avec tant d'évidence, est la conséquence inéluctable de tout le système : si la révélation est communiquée immédiatement à chaque àme, si elle n’est essentiellement qu’une émotion religieuse, si le dogme n’est qu’une conception humaine plus ou moins intimement liée avec cette émotion et plus ou moins bienfaisante pour notre vie, si la formule n’est qu’un pur symbole et n’a qu’une utilité pratique, iln’j' a plus de place pour une autorité dogmatique infaillible ; en d’autres termes, quiconque adhère à la philosophie religieuse telle que Sabatier l’expose dans son £squisse, ne peut se refuser à l’option qu’il propose entre la religion de l’autorité et la religion de l’espx’it, ni la trancher dans unautre sens que lui.

Dans ces conditions, l’Eglise peut encore être regardée comme une institution bienfaisante, qui nous transmet les expériences religieuses du passé, et nous unil entre nous par la profession des mêmes formules et par la célébration des mêmes rites ; elle peut, à bon droit, nous demander une attitude déférente, respectueuse de sa hiérarchie et de ses définitions. Elle peut, en un mot, être encore un gouvernement et compter que, même au prix de quelques sacriGces, nous conformerons nos démarches à ses règlements. Mais elle n’est plus le corps du Christ, dans lequel et par lequel toute grâce est communiquée du chef aux membres. 685

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De là, cette thèse, si tristement soutenue par Tyrrell et par les auteurs du Programme, de

« l’excommunication salutaire » : « Non seulement

l’excommunication a été dépouillée de la plupart des terreurs du moyen àg : e, terreurs temporelles et spirituelles, mais encore, lorsque des raisons de conscience l’ont motivée, le sacritice qu’elle impose la rend en quelque sorte séduisante pour les coeurs héroïques et honorable aux yeux du petit nombre dont, en définitive, le jugement seul nous préoccupe ; elle est un baptême de feu, un moyen de sanctilication pour l’homme pieux..Te dirai plus, les circonstances au milieu desquelles se débat acluellement l’Eglise sont telles que préférer souffrir l’excommunication plutôt que de se rétracter, devient un devoir strict pour un nombre croissant de catholiques plus intelligents et plus sincères, sans parler du nombre considérable de ceux qui, tout disposés à être des prosélytes, admettent avec certaines réserves indispensables les droits de la communion romaine à leur soumission totale. » (^Grande Revue, lo oct. 1907, p. 666)

Ch. in. — Les conséquences religieuses du modernisme. — Ce que nous venons d’exposer fait déjà pressentir assez clairement les conséquences du système. Je crois cependant qu’il ne sera point inutile d’y insister davantage ; les modernistes se méûenl volontiers de la logique, mais aiment à juger les arbres d’après leurs fruits. Les auteurs du manifeste italien nous conviaient à cet examen, et profitant de l’anonymat qui couvre leur modestie, ils nous disaient (p. iSg) qu’ils « avaient conscience d'être les plus méritants parmi les promoteurs du règne du Christ dans le monde », « les fils les plus dévoués et les plus actifs de l’Eglise », les représentants « des plus pures traditions chrétiennes. »

Il est fort délicat de poursuivre la discussion sur ce terrain ; et s’il fallait juger au fond la valeur morale et religieuse des auteurs que je combats, j’y renoncerais simplement. Le pape, au début de son encyclique, a soin de réserver au jugement de Dieu les intentions des modernistes ; une semblable réserve m’est plus nécessaire encore ; il me semble cependant qu’elle me laisse le droit de critiquer franchement les attitudes extérieures et de montrer, si je le puis, que les doctrines modernistes vont à ruiner la vie chrétienne.

Et tout d’abord, on est surpris et peiné, en lisant ces publications, d’y trouver si souvent le A’un sitm siciit ceteri hominum. Les modernistes se donnent comme « les plus intelligents et les plus cultivés >,

« les plus ardemment sincères, les plus désintéressés », « les plus profondément religieux et évangéliqucs », etc. On est peu habitué à trouver ces expressions sur les lèvres des vrais réformateurs catholiques, de saint Bernard, par exemple, ou de saint

François d’Assise.

Mais ce qui choque plus que ces litanies un peu naïves, c’est l’esprit de caste, c’est la préférence donnée au jugement d’un petit groupe d’intellectuels plutôt qu’aux décisions de la hiérarchie et au sens chrétien du peuple fidèle. On nous dit que le catholicisme large, — celui d’Erasme', — « a toujours été rcpré 1. Je ne puis ra’empêcher de relever cet appela Erasme, qui revient si souvent sous la plume de certains modernistes. C’est une grande tristesse de voir l’auteur de tfarf/ sayiriî^s et de A’oca et Vetera ; se réclamer plus tard d'Érasme et de Coict, comme des ancêtres de sa vie chi-étienne (Cf. le Times du 1"' octobre 1907) ; ce n’en est pas une moindre de voir son accent, naguère si vraiment et si profondément religieux, devenu, sous l’empire des tendances modernistes, si amer, si âpre, et parfois si violent.

sente par une minorité faible et opprimée, et stigmatisé par la masse. On peut dire la même chose des prophcles d’Israël et des pionniers du progrès dans toutes les manifestations de la vie humaine. Ils ne prétendent pas représenter la masse ni parler en son nom. Ils prétendent pénétrer plus profondément l’esprit de l’Eglise, discerner plus clairement ce qu’il renferme implicitement, prévoir plus distinctement ses développements futurs, et par conséquent non seulementégaler, mais dépasser la fidélité de la niasse à l’Esprit du Christ, qu’elle n’incarne qu’imparfaitement. » (TvRaELL, 'J’Iiraii^h ScjUa and Cltarylidis, p. 19) Et ailleurs : « Quand il est clair qu’une cro3'ance opposée (aux croyances traditionnelles) gagne du terrain de telle sorte qu’elle représente le a consensus i> de l’avenir ; quand différents penseurs arrivent simultanémentet indépendamment à la même conclusion, on peut et parfois on doit suivre la croyance qui vit dans l’esprit (quelque faible que soit le nombre de ses défenseurs) plutôt que celle qui dort dans la formule (quelle que soitla multitude de ses adhérents passifs). » (/b., p. 369)

Il est facile de voir combien cette règle est décevante : quand le même courant philosophique entraîne partout les esprits aux mêmes négations, il n est pas surprenant que « différents penseurs arrivent simultanément et indépendamment à la même conclusion » ; il est un peu gratuit de voir dans cet accord un signe de l’action. du Saint-Esprit et un présage de la foi de demain. Quant à cette confiance dans une élite de penseurs et à ce mépris de la masse chrétienne, on a le droit de le trouver peu catholique et d’y reconnaître un écho de cette parole pharisaïqne que nous rapporte l’Evangile : « Turba liæc, quae non novit legem, maledicti sunt. » Le catholique n’a ni cet engouement, ni ces dédains ; il ne reconnaît ici-bas que deux règles de foi assurées, les décisions de l’autorité doctrinale et le sens du peuple chrétien ; il aime à redire, après saint Paulin de Noie : « De omnium ûdelium ore pendeamiis, quia in omncm fidelem Spiritus Del spirat. » (Epist. xxiii, 26 ; P. L., LXl, 381).

Les modernistes nous répètent encore qu’ils sont les seuls loyaux parmi les savants catholiques et les seuls sincères ; et vraiment nous sommes las de ces plaidoyers pour la sincérité, si souvent colportés dans des publications clandestines, ou répandus dans des brochures anonjones ou pseudonymes. Il faut discuter à fond cette question et voir où on nous conduit sous prétexte de sincérité.

On veut, dit-on, travailler sans parti pris, et l’on entend par là, sans contrôle dogmatique, sans souci de la règle de foi ; et il arrive ainsi souvent que, les données historiques ou exégétiques étant insuffisantes ou la méthode fautive, on est conduit à un résultat que la foi ne peut accepter ; et alors, si l’on s’obstine dans cette voie, ou bien la foi cède ou bien elle ne se maintient que par inconséquence ; et, au bout de ces démarches que l’on croyait seules sincères et seules probes, on se trouve acculé à cette position éminemment insincère du savant qui nie au nom de la science les mêmes faits qu’il professe comme chrétien, et qui travaille à contresens du credo qu’il répète.

Un tel conilit est trop douloureux pour pouvoir durer longtemps. Entre les deux conceptions contradictoires, celle de la croyance et celle de la science, il faut que l’une succombe, et si c’est la croyance, que devient la foi ? A cette question angoissante, des

(>tte transformation, dont on pourrait citer d’autres exemples, est UD grave avertissement pour ceux « lui veulent discerner la portée religieuse de ce mouvement. 687

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réponses diverses sont faites par les libérau-s, dans les diverses confessions ; certains veulent réserver quelques croyances privilégiées, qu’ils estiment seules essentielles à la foi. C’est ainsi que M. Rashdall, définissait la position doctrinale de son parti, le broad chtirch : « Je pense que nous pouvons dire que nous adhérons aux trois principes essentiels de la religion chrétienne, la croyance à un Uieu personnel, à l’immortalité personnelle, et, sans vouloir restreindre l’idée de révélation à l’Ancien et au Nouveau Testament, à une révélation unique et souveraine de Dieu dans le Christ historique. » {The broad church party, dans Ckrislus in Ecclcsia, p. 385. Edinburgh, 190^). C’est, au catalogue près, la méthode des articles fondamentaux, chère aux anciens réformés.

La plupart des libéraux répudient cette thèse et acceptent franchement la logique de leur position : la religion chrétienne ne consiste pas dans l’adhésion à des dogmes, mais dans l’orientation du cœur et de la conscience (J. Kévillk, Le Protestantisme libéral, ^^. /|8et49, A. Sabatieu, Esquisse, p. a88) ; les lidéistes les rejoignent ici en enseignant

« le salut parla foi indépendamment des croyances », 

et il semble bien que cette position soit la seule que puissent accepter logiquement les modernistes. Ne nous onl-ils pas répété que la foi, étant d’un autre ordre que la science, n’avait rien à craindre de ses conclusions, quelles qu’elles fussent ? Ne nous ont-ils pas dit que les formules du passé et celles de l’avenir ont été et seront également légitimes, pourvu qu’elle » respectent lidèlemcnt " les besoins de la religiosité évangélique ? » ou encore que la question capitale n’est pas : Que croit-on ? mais : Comment croit-on ? » (Gebert, Katholischer Glaube, p. 74)

On aura l’indiscrétion de les pousser d’un peu plus près, et de leur demander, par exemple, si on peut encoi-e être chrétien sans croire même à l’existence de Jésus-Christ. L’hypothèse n’est pas chimérique ; nous savons que, dans l’Eglise luthérienne, certains pasteurs n’ont pas reculé devant cette négation, et, récemment encore, un professeur américain, M. W. B. Smith, écrivait un livre pour démontrer que Jésus n’a point existé (Der VurcUristlicheJesus riebst aeiteren l’orstiidien ziir Entstehiin^sgeschichte des l’rcliristentunis (Giessen, 1906), et le savant professeur de Zurich, M. Schmiedel, l’honorait d’une préface louangeuse. Au reste, les protestanls lidéistes ne reculent pas devant cette conséquence et suivent jusque-là leur principe de l’indépendance de la science et de la foi'. Je ne vois pas comment les catholiques modernistes, s’ils veulent être logiques et sincères, peuvent se dérober à cette conclusion. Mais quiconque soutient cette thèse, doit être logique Jusqu’au bout, et se dire simplement libre penseur ; il doit surtout être sincère et ne point accréditer par son altitude une croyance qu’il ne partage plus.

1. « La foi est-elle conciliable avec l’absence de toute croyance en.Îésus-Christ ? Pour pousser les choses h l’extrême, un homme qui penserait que Jésus-Christ n’a jamais existé, peut-il avoir la foi qui sauve ? M. Ménégoz a le courage de prononcer un oui qui eût, à coup sûr, étonné saint Paul. D’api'ès le professeur de Paris, si un homme qui a donné son cœur à Dieu a l’esprit assez mal fait pour rcToquer en doute toute 1 histoire de Jésus et ion existence même. Dieu ne le condamnera pas pour cette bizarrerie intellectuelle. Il ajoute, non sans une certaine désinvolture : Au paradis, cet original verrait qu’il s’est trompé et se jetterait aux pieds du Seigneur. » fBABUT, De la notion biblique et de la notion symbolofidéiste, de la foi justifiante, cité par Doumergue, Les Èlapei du fidèisme, p. 16, n. 1.)

M. F. Buisson écrivait à ses amis du Protestant : a Si vous n’avez et ne voulez avoir ni credo, ni catéchisme, ni pape, ni synode, si vous ne croyez ni à l’infaillibilité d’un homme ou d’un livre, ni à l’immortalité d’aucune doctrine ou d’aucune institution, ayez le courage de vous appeler de votre nom, vous êtes des libres penseurs Vous pouvez être des libres penseurs religieux ; les deux mots ne se contredisent que pour des oreilles catholiques. Toujours est-il que vous appartenez bel et bien à ce que Sainte-Beuve appelait le grand diocèse du bon sens. Soyez logiques en le reconnaissant. Mais c’est plus, bien plus que la logique qui vous fait un devoir d’aller prendre voire place là où elle est réellement ; c’est la probité. Le pire danger que coure le protestantisme libéral, son seul danger grave, — mais il l’est mortellement, — c’est d’encourir le reproche de manquer de sincérité pour avoir manqué de netteté. Et il n’y a qu’un mo3'en d’y parer, c’est de mettre lin à toute équivoque en vous laïcisant sans réserve et sans ambages, n (Libre pensée et Protestantisme libéral, p. /J’i)

Ce réquisitoire, sans doute, n’atteint directement que les protestants ; mais les catholiques progressistes ne risquent-ils point de se laisser entraîner à de pareilles inconséquences ?

Sans sortir du présent, nous avons le droit de leur demander si leur conduite est conforme à leurs principes. Ils pensent que nulle formule dogmatique, même délinie, n’est infailliblement vraie ; ils n’accordent au dogme aucune vérité absolue, sinon en tant qu’il nourrit notre vie religieuse ; et cependant ils protestent de la plus grande vénération pour ces énoncés dogmatiques ; ils les tiennent pour

« sacrosaints ». et digues de tout respect. Mais comment

justitient-ils cette attitude ? Quoi qu’on en puisse dire, un dogme n’est pas un sacrement, une délinilion de l’Eglise n’est pas un simple rite ; si on ne lui reconnaît pas en elle-même une valeur de vérité, pourquoi la répèle-t-on ? pourquoi la tient-on pour sainte ? On nous dit que les formules dogmati-,

ques sont bienfaisantes et protectrices ; mais com- !

ment ? Ce n’est pas, je pense, comme des formules magiques, par la prononciation matérielle des syllabes ; c’est donc par lasignilication qu’elles portent, par le jugement qu’elles traduisent ; et si on prétend que ce jugement intellectuel n’a point une valeur de vérité absolue et infaillible, de quel droit en impose-t-on l'énoncé?

Les mots ont un sens ; on ne peut pas me faire I redire : a Le Christ est Dieu », comme on peut me prescrire l’ablution baptismale ou la fraction du pain, simplement pour développer ma vie religieuse, pour me rattacher par un rite et un signe extérieur à la société chrétienne' ; si le Christ n’est pas Dieu, en effet, selon le sens propre et naturel de cette formule, ni l’Eglise n’a le droit de me l’imposer, ni moi je n’ai le droit de la répéter ; ce serait une tyrannie, d’une part, et un mensonge, de l’autre.

Supposons, cependant, quelesmodernistes sachent 1 régler toujours scrupuleusement leur attitude sur |

1. « Parmi eux (les dogmes), quelques-uns, comme la 1

divinité du Christ, sont fondamentaux dans le sens où certains rites — le baptême ou la fraction du pain — sont, ' fondamentaux, unissant entre eux les époques et les na- ' ; lions, formant un noyau permanent autour duquel se groupe un ensemble d’usages variables, et servant de signe extérieur et effectif de l’unité de l’esprit intérieur qui unit tout, w G. Tyrkell, The rigitts and limita of tlieology. {Quarter ly Ret’iew, p. 486.) Dans Scylla and Charybdis, p, 234, cette assertion est maintenue, à cela près que le rôle prêté ici à quelques dogmes, eet là attribué ù tous. 689

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leurs croyances, el qu’ils ne rcpètenl jamais de formules qui ne soient l’expression sincère et naturelle de leur loi, une dernière question se pose et la plus grave de toutes. Que devient la foi et la vie religieuse dans ce système ?

Au jour de la crise, quand l'àme adhère pour la première fois au libéralisme doctrinal, elle croit y trouver le salut ; le conilit de la science et de la foi a été en elle trop douloureux pour ne point lui faire cliérir l’expédient qui l’en délivre, el comme tout l’elTort religieux de l'àme, se détournant de la recherche intellectuelle dont elle désespère, se concentre sur la vie ad’ective, il arrive parfois que le sentiment religieux en reçoit un éclat maUuiif, sans doute, mais, pour un moment, plus vif ; cet épanouissement est précaire. Quand l’esprit ne croit plus, comment l'àme pourrait-elle prier encore ? et qui prierait-elLe ? Le Christ ? mais il faudrait croire à sa divinité, ou du moins à sa survivance. Dieu ? mais il faudrait croire qu’il est personnel, et qu’entre lui et nous il peut y avoir échange de pensée et d’amour.

Du christianisme que resle-t-il alors sinon une vénération que l’habitude seule justilie pour les symboles religieux qui jadis ont nourri la foi, et qui restent riches de souvenirs ? et cette vénération elle-même, accordée aux symboles chrétiens de préférence aux symboîcs bouddhiques, est-elle bien assurée quand aucune croyance ne la justilie plus ?

Voici par quelle « hypothèse » M. P. Stapfer essaye de justifier la prière adressée an Christ ; « Une hypothèse vraisemblable, en faveur de nos jours, estime que lu vie d’oulre-tombe n’est point la condition naturelle et utdvei’selle de l’huïnainté. que ce privilè^j^e n’appartient qu’aux Ames d'élite qui l’ont mérité en triomphant, par l’efTort, du mal qui règne dans le monde et de tous les obstacles opposés, par l’empire de la matière, à la royauté de 1 esprit : par qui les instincts bas de la nature furent-ils plus terrassés que par l’homme divin qui est venu prêcher au monde la « nouvelle nais.^-ance », lu charité, l’amour, le sacrifice.… Quel rigorisme sectaire et pédantesque de taxer d’idolâtrie la prière (lui, naturellement, monte vers lui île nos cœurs ! » (Lu Crise îles croyances rcli^iruse^^ dans la llihtiuthi’que urtiferseltc de Lausanne, juillet iy05, pp. 87, 88).

M. F. Buisson, après avoir discuté la doctrine de M. J. Réville (Le Protestantisme libéral, p. 58), sur le R Dieu vivant >', conclut : « Le credo du protestantisme libéral ne contient pas même la foi a un Dieu personnel. Et sur la relation de l’homme à Dieu, qui est l’objet et le fond mèmede la religion, M. Réville dit expressément dans une note fp. 59) : « La souveraineté absolue de Dieu

« et la dépendance absolue de l’homme à l'égard de Dieu
« est ce que la science moderne appelle la souveraineté
« de l’ordre univei-sel. C’est le point où la foi et la science

i( se rencontrent ». Elles se rencontrent, soit, mais sur une équivoque, diraient nos adversaires. Ils auraient tort, car il n’y a pas équivoque là où l’on prévient que l’on recherche non pas une formule mathématique, mais au contraire ime image, une sorte d’expression approximative, ai-lmettant sur pied d'égalité deux ou plusieurs versions ou explications différentes du même fait » [Libre pensée et Protestantisme libéral^ p. 36)

En 1869, , M. F. Buisson écrivait ; « Quel est le rôle que vient jouer le protestantisme libéral.' Il vient dire aux hommes : distinguez entre les deux éléments du christianisme traditionnel. Vous tous, hommes de science et de raison, — naturalistes, physiciens, géologues, historiens, critiques, — qui ne pouvez plus souscrire ?i la théologie et aux légendes dont l’Eglise a enveloppé Jésus, n’y souscrivez pas, et vous n’en serez pas moins légitimes chrétiens. Jetez à bas l'échafaudage extérieur ; le véritable édifice qui est au dedans de ces constructions fragiles et provisoires, mis à nu, n’eu sera que plus beau. Sapez, détruisez, démolissez toute l’ortliodoxie, vous n’aurez pas ]tour cela porté la moindre atteinte au véritable christianisme, à celui do l’Evangile et de Jésus. Car celui-lî* est d*une nature toute morale ; il est bâti sur le roc de la

conscience et non sur le sable mouvant d’un système quelconque. » En transcrivant, il y a quatorze ans, ce passage dans sa brochure sur la Libre pensée (p. 5 : i, n. 1), M. F. Buisson ajoutait : « Il y avait là, on le voit, au moins dans l’expression, des atlirmations globales en faveur du christianisme que je ne répéterais pas aujourd’hui sans y ajouter les réserves que les progrès de la critique religieuse nous forcent Ji faire, celles menus que font expressément.M. Sabalier et M. Albert lléville, par exemple. Le propre delà libre pensée en religion, comme en philosophie, est de suivre la marche de la science et de rester toujours ouverte aux enseignements nouveaux que peuvent lui apporter l’expérience, l'étude ou la rélicxion. » Cette déclaration honore la sincérité de son auteur, et ne saurait d’ailleurs surprendre persoiïne ; mais il me semble que la page écrite en 18(19 — si semblable, hélas ! à celle que nous er.tendons ; iutour de nous — la faisait a*isez prévoir, malgré son apparente ferveur chrétienne. La foi survit mal aux croyances.

Naguère, M. Schmiedel concluait ainsi une conférence donnée devant des protestants libéraux de Suisse : « Permettez-moi d’ajouter un mot sur la signilication que la personne de Jésus a pour notre piété personnelle. SI, dans toute la liberté de nos recherches, nous nous attachons, comme je fais, à des points que d’autres rejettent, ceci n’intéresse en rien noire culte. Pour moi, je ne dis pas même de Jésus qu’il soit unique ; car ou bien ce terme ne dit rien, — chaipie homme étant unique en quelque façon, — ou il dit trop. Mon avoir religieux le plus intime ne souffrirait aucun dommage, si je devais me persuader aujourd’hui que Jésus n’a point existé. J’y perdrais peut-être de ne pouvoir jilus attacher mes regards sur lui comme sur un homme réel ; mais je saurais que toute la piété que je possède depuis longtemps ne serait point perdue, pour ne pouvoir plus se rattacher à lui… Mais comme historien je puis dire que cette hypothèse n’est pas vraisemblable. Ma vie religieuse ne serait point troublée non plus, si Jésus m’apparaissait comme un exalté à cause de ses prétentions à la messianité, ou si je voyais en lui quelque autre chose que je ne pusse approuver. Mais comme historien je tiens pour vraisemblable ce que j’ai exposé ci-dessus. Ma piété n’a pas besoin non plus de voir en Jésus un modèle absolument parfait, et je ne serais point troublé, si je trouvais quelque autre qui l’eût surpassé ; au reste, il est hors de doute que sous certains rapports il a été surpassé… Mais jusqu’ici nul ne m’a montré encore un homme, qui ait été plus grand que Jésus dans ce c|ui fait sa valeur propre. » (Die Persun Jesa imStreile der Meinungeii der Gegemart, Leipzig. 1906,

P- ^9-), ,.

Encore une fois, cette attitude est logique ; mais

quiconque pense ainsi peut-il encore se dire chrétien ?

Les conséquences du libéralisme doctrinal, si graves pour les individus qui le professent, le sont plus encore pour les confessions n ligieuses qui le tolèrent. Une Eglise en elfet est une réunion de croyants, et elle doit pouvoir exprimer la foi de ses membres dans une formule qui leur soit commune ; que fera-t-elle, si elle ne peut assurer ni chez ses membres ni même chez ses ministres l’uniformité des croyances ? M. Ménégoz pose ainsi le problème et le résout à sa manière : « Une Eglise sans confession de foi, comme la rêvent quelques idéologues libéraux, est une chimère, et une Eglise dont tous les membres seraient tenus d’avoir les mêmes croyances, comme y aspirent quelques champions de l’orthodoxie, porterait en elle-même le germe de la dissolution. Que nos frères réformés maintiennent à la base de leurs organismes ecclésiastiques respeclifs 691

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leurs confessions historiques — anciennes ou récentes — en en autorisant rinterprétation dans l’esprit (Je foi et de liberté des réformateurs, et ils auront établi la paix dans l’Eglise, et libéré les consciences d’un poids qui pèse d’autant plus lourdement sur les esprits qu’ils sont plus consciencieux. » (Le fidéisme et la notion de la foi. Bévue de théologie et des questions religieuses, juillet igoS, p.)/, ) M. Ménégoz rappelle ensuite avec quelle angoisse les jeunes pasteurs, les meilleurs surtout, souscrivent les confessions de foi en s’engageant au service de l’Eglise, et il pense que seul le symbolo-fidéisme peut libérer leurs consciences.

Il faut convenir que cette situation est exlrémement douloureuse, mais qui ne voit que le remède est pire que le mal ? N’est-ce pas, aux yeux des moins croyants, un scandale, de voir les Eglises répéter des professions de foi en en éludant la portée, demander à leurs ministres d’y souscrire par un engagement solennel et public en les laissant libres de les interpréter à leur guise ? Qu’on me permette de reproduire ici un jugement que j’ai déjà eu l’occasion de citer ailleurs ; il est de M Jacks, l'éditeur du Hiliiert Journal ; <i L’intelligence des Eglises, dit-il, semble éprise de passion pour les paroles vagues. Dans la sjibère de la croyance religieuse on peut s’engager dans tons les sens sans se sentir entraîné ici ni là. La liberté d’interprétation privée est revendiquée pour les engagements solennels et publics. Le langage, en passant des autres domaines dans celui de la croyance religieuse, semble avoir changé de valeur ; ailleurs les mots sont censés signilier quelque chose ; ici ils peuvent signilier à peu près tout ce qu’on veut. Non seulement il est devenu impossible de dire le sens qu’a un dogme particulier ; mais il est devenu très dilïicilc de dire le sens qu’il n’a pas ; car à peine pourrait-on imaginer une interprétation que l’ingéniosité ne puisse lui donner. Qu’arriverait-il, nous avons le droit de le demander, si en justice un témoin se permettait ce libre usage des mots que l’on tolère dans quelqu’une des sphères religieuses les plus élevées ? » (Chiirck and World, Ilibhert Journal, octobre 1906, p. 13)

Qu’on y prenne garde, ces condamnations sévères et méritées tomberaient sur l’Eglise romaine, si elle tolérait chez ses membres et surtout chez ses prêtres cette interprétation fuyante des dogmes. On a crié à l’intolérance, parce que le décret du SaintOffice et l’encyclique elle-même a proscrit d'écarter de l’enseignement et des ordres les adhérents des doctrines modernistes, et, en protestant ainsi, on croit plaider pour la sincérité. Les auteurs du Programme ont été jusqu'à comparer Pie X à Julien l’Apostat écartant de l’enseignement les maîtres chrétiens (p. 128). Qu’on veuille bien j' réfléchir, et qu’on se demande si la sincérité s’accommode de ces interprétations équivoques. Ce n’est un mj-stère pour personne que parmi les modernistes il en est qui rejettent la conception virginale du Christ, et sa résurrection et, quelques-uns, même sa divinité, entendue au sens propre et strict du mot ; et l’on voudrait qu’ils vinssent, comme ministres de l’Eglise, réciter ofliciellement son symbole : Deum de Deo, lumen de lamine, Deum verum de Deo vero… Et incarnalus est de Spiritu sancto ex Maria Virgine… Et resurrexit tertia die, secundum Scripiuras… Et ils seraient chargés de l’apprendre aux iidèles, et de le leur interpréter 1

Qu’on se rappelle aussi que les fidèles ont des droits, et avant tout celui de n'être point instruits dans In foi par des incroyants. Un pasteur, M. Kœnig, disait, dans un rapport présenté aux conférences évangéliqucs libérales de novembre 1902 : o Nous,

pasteurs, quand nous réunissons les enfants, l’espoir des générations futures, la pépinière de nos églises, la plupart du temps nous sommes gênés dans notre enseignement : nous sentons que nous marchons sur un terrain crevassé, arcliicrevassé, et, en répétant les vieilles histoires dont notre enfance a été bercée, nous avons le sentiment très net que nous manquons lie sincérité et que nous ne prononçons pas toujours des paroles de vérité. » De la sincérité dans l’enseignement de l’histoire sainte de l’Ancien Testament aux enfants, p. 4- Paris, 1908. Il ne saurait en être autrement dans les Eglises qui tolèrent chez les pasleurs et chez les aspirants aux ordres la libération de toutes les croyances. Mais, encore une fois, est-ce là ce que rêvent pour nous les opposants à l’Encyclique ?

Dans son article du 1= octobre 190 ;  ; , 'Tj’rren écrivait : « Ce que le moderniste regrettera le plus, c’est que l’Eglise ait perdu l’une des plus belles occasions de se montrer le salut des peuples. Rarement, dans son histoire, tous les yeux ont été fixés sur elle dans une attente plus anxieuse ; on espérait qu’elle aurait du pain pour ces millions qui meurent de faim, pour ceux qui souffrent de ce vague besoin de Dieu que l’encyclique méprise si fort. Le protestantisme, dans la personne des penseurs qui le représentent le mieux, n'était plus satisfait par sa négation brutale du catholicisme, et commençait à se demander si Rome elle aussi ne se départait pas de son médiévalisme rigide. Le mouvement moderniste avait transformé tous les rêves vagues de réunion en espérances enthousiastes. Hélas I Pie X vient vers nous avec une pierre dans une main et un scorpion dans l’autre. »

Un catholique, même s’il ne veut point relever l’injure finale, n’a pas de peine à reconnaître dans cette page l'étroitesse des vues humaines jugeant et condamnant les pensées divines. Oui, certes, des millions d'âmes meurent de faim et fixent leur regard vers Rome, mais qui pourra les rassasier sinon la parole de Dieu ? De tout côté les Eglises abdiquent leurs prétentions dogmatiques, et laissent tomber comme des barrières pourries les professions de foi qui les séparent ; et certains acclament déjà la restauration de la grande unité chrétienne, et demandent à Rome de renoncer, elle aussi, à son intransigeance et de se mêler à la foule. Et Rome ne descend point vers eux, mais reste debout, sur sa colline sainte, comme un signal levé parmi les nations. Elle sait qu’elle ne peut point déserter son poste, parce qu’elle est le témoin de Dieu, et la lumière du monde.

Appendice. — Le sentiment de saint Augustin sur l’excommunication. — Ce n’est pas sans surprise qu’on a vu dans la Grande Reyue (10 oct. 1907, p. 671), Tyrrell évoifuer l’autorité de saint Augustin pour confirmer sa thèse de ! ' « excommunication salutaire ». Sans doute, les lecteurs de la Grande Bévue connaissent peu le saint docteur ; mais quiconque est tant soit peu familier avec ses ouvrages sait que nul autant que lui n’a prêché l’unité de l’Eglise et l’union à la hiérarchie. L’argument a cependant semblé si convaincant aux modernistes italiens qu’ils en ont fait la conclusion même de leur libelle. Il ne sera donc pas inutile de le discuter.

Voici le texte qu’on nous oppose. (Je corrige, en le citant, quelques contresens commis par Tyrrell ou sou traducteur.)

« Souvent la divine Providence permet que, à la

suite de séditions ou de troubles soulevés par des 693

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liommes charnels, on voie expulser de l’assemblée chrétienne même des hommes vertueux. Lorsqu’ils supportent avec une grande patience, pour la paix de l’Eglise, cet afl’ront ou cette injustice, lorsqu’ils ne défendent aucune nouveauté schismatique ni hérétique, ils montrent aux hommes avec quel amour et quelle charité sincère il faut servir Dieu. Ce qu’ils se proposent, c’est de reprendre la mer, si les Ilots sout apaisés, ou, s’ils ne le peuvent (soit que la tempête dure encore, soit qu’ils craignent de lu redoubler par leur retour), ils gardent du moins la volonté de secourir ceux dont les troubles et les soulèvements les ont chassés ; ils ne forment point de groupes séparés, ils défendent jusqu’à la mort, ils soutiennent par leur témoignage la foi qu’ils savent être prêchce par l’Eglise catholique. Le l’ère céleste qui volt dans le secret, les couronne dans le secret. Ce genre d’hommes seuible rare ; cependant les exemples ne manquent pas, il y en a même plus qu’on ne pourrait le croire. »

Sæpe etiam sinit divina providcntia, pcr nonnullas niœiiim turbulentas carnalium liominum seditiones, expelli de congregatione ciiristiana, etiam bonos viros. Quam conlumeliam veliniuriam suam cum patientissime pro Ëcclesiæ pace tulerint, neque allas novitates vel scliismatis vel hæresis molili fuerint, docebiuit homines quam vero oiTectu et quanta sinceritate caritatis Dco serviendum sit. Talium ergo virorum proposilum est, aiit sedatis remeare turbinibus ; aut si id non sinantur, vel eadem tompestate persévérante, vel ne suo reditu lalis aut sævior oriatur, tenent voluntateni consulendi etiam iis ipsis quorum motibus perlurbationibusque cesserunt, siue nlla conventicu’oruin segregatioue usque ad morlem defeauentes, et lestimonio iuvantes eam fidem quam in Ecclesia catliolica prædicari sciunt. Hos coronat in occullo Pator, in occulto videns. Rarum hoc videlur geuus, sed tamcn exempla non desunt : iino phira sunt quam credi potest. (De vera relig., vi, 11. I’. L., XXXIV, 128).

Après avoir transcrit ce passage, Tyrrell a soin de faire remarquer que saint Augustin ne l’a jamais rétracté ; il eût pu ajouter que cette page n’est point isolée dans ses œuvres.

Dans le De bapilsmo contra Donaitslas l^ xvii, 26, P. L., XLIII, 123), saint Augustin, après avoir parlé des hommes cliarnels qui sont en dehors de l’Eglise, ou qui n’en font partie que par un lien extérieur, non par la participation de la vie, poursuit ain.si : « De nullo iamen desperandum est, sive qui intus talis apparet, sive qui foris manifeslius adversatur. Spirituales autem sive ad hoc ipsum pio studio proficientes, non eunt foras : qoia et cum aliqua Tel perversilate vel neces^itale hominum videntur expelli, ibi magis probantur, quam si intus permaneant, cum adversus Ecclesiam nullatenus eriguntur, sed in solida unllatis petra fortissimo cai’itatis robore radicantur. »

Mais comment Tyrrell peut-il reconnaitre dans l’attitude décrite ici celle des « catholiques protestataires » ?

Les hommes dont parle saint Augustin, ne sont point et ne veulent pas être des fauteurs de nouveautés ; même chassés de l’assemblée des chrétiens, tls continuent à rendre témoignage à la foi que prêche l’Eglise catholique. Les imite-t-on quand, de son propre aveu, on n’a d’autre ambition que de promouvoir une nouvelle cro3ance, ou, plus exactement encore, une contre-croyance (counler-helief) opposée à la croyance générale de l’Eglise ? (Tlii-ou^h Scylta and CJiar) hdis, p. SGg) Rend-on témoignage à la foi qu’on sait prêchée par l’Eglise catholique, quand on la représente comme une plante parasite étouffant l’arbre évangélique ?

Au reste, il sufQt de connaître un peu l’histoire ecclésiastique pour comprendre la portée de la doctrine de saint Augustin : le De vera religione date

eniron de 3go, le De baptismo, de 400. A ces dates, et depuis plus de cinquante ans, que d’alius de pouvoir n’avait-on pas eu à déplorer de la part d’évêques souvent indignes, parfois hérétiques ! que d’excommunications lancées contre leurs lidcles ou leurs collègues par des évêques ariens ou semi-ariens ! A la lin du siècle, ce fut l’origénisme et l’anli-origcnisme qui devint l’occasion de ces violences : enSgiJ, saint Térôme est persécuté par son évéque, Jean de .lérusalem ; en /|Oo, le prêtre Isidore et les moine.s les plus vénérés de l’Egypte sont excommuniés et expulsés par le patriarche Théophile d’Alexandrie, en attendant que saint Chrjsostome succombe, lui aussi, à ces intrigues.

En Afrique, de tels abns semblent avoir été assez fréquents en dehors même de tout prétexte dogmatique. Nous avons une lettre de saint Augustin (Ep. ccl) adressée à un jeune évéque, Auxilius, qui, pour punir un certain Classicianus d’une démarche qu’il jugeait offensante pour lui, l’avait frappé d’anathème avec toute sa famille. Saint Augustin remarque, à cette occasion, que ces condamnations collectives ne sont pas sans exemple, mais que, malgré tous les précédents, il n’a jamais osé en porter lui-même.

.A.udisti foi’tasse aliquos raagni nominîs sacerdotes cum domo sua quempiom anathemasse peccanlium : sed forte si essent interrrogati, reperirentur idonei reddere inde rationem. Ego autem, quoniam si quis ex me quærat utrum recte fiât, quid ei respondeam non invenio, nuraquam hoc facere ausus sum. [P. L., XXXIII, 1066).

Que l’on veuille bien, à la lumière de ces indications que les faits eux-mêmes nous fournissent, relire le texte cité plus haut, et l’on en comprendra sans peine tous les détails : quel conseil le saint docteur eiit-il pu donner aux victimes de ces abus de pouvoir, à Classicianus, par exemple, et à sa famille, sinon de supporter patiemment l’épreuve, de donner l’exemple de la charité, de se réconcilier dès qu’ils le pourraient, de ne point former des groupes séparés, de défendre la foi de l’Eglise, et, pour le reste, de compter sur Dieu qui voit dans le secret ?

Ce cas évidemment n’a rien de commun avec celui de ces « catholiques protestataires », qui ont été frappés par le pape, pour s’être révoltés contre un jugement dogmatique porté par ia plus haute autorité doctrinale, et auquell’Eglise tout entière a souscrit. Si, sur ce second cas, on veut avoir le jugement de saint Augustin, qu’on relise ce qu’il écrivait à, Julien d’Eclane, qui refusait de se soumettre au pape Innocent (Contra Julian., I, xiii, P. L., XLIV, 6^8).

Et si l’on veut savoir ce que saint Augustin pensait de la nécessité pour le catholique de rester uni à l’Eglise, qu’on veuille bien relire ces quelques textes, choisis entre beaucoup d’autres (Cf. Th. Specht, Die l.ehre t’on der Kirche nach dem h !. Augustin [Paderborn, 1892], pp. 29^ sqq. ; Portalié, art. Augustin, Dict. de ikéol., I, 2^09) dans la lettre synodale écrite par lui au nom des évêques d’Afrique : s Quiconque, dit-il, est séparé de l’Eglise ealholiqxie, quelque louable que lui paraisse d’ailleurs sa vie, est mort, pour ce seul crime d’être séparé de l’unité du Christ, et la colère de Dieu est sur lui. » (P. L., XXXIII, 5^9). Et, — pour ne point terminer cette discussion par des paroles si sévères, — dans ses homélies sur saint Jean : « Nous recevons le Saint-Esprit, si nous aimons l’Eglise, si nous sommes unis par la charité, si nous nous réjouissons du nom et de la foi catholiques. Croyons, mes Frères ; dans la mesure où on aime l’Eglise du Christ, dans cette mesure on a le Saint-Esprit. Accipimus ergo et nos Spiritum Sanctum, si amamus Ecclesiam, 695

MOÏSE ET JOSUÉ

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Si carilale compaginamur, si calholico nomine et /ide gaudemus. Credamits, fratres ; quantum quisqne amat Ecclesium Christi, tantum habet Spiritum Sanctum (in. fo., Iracl. xxxii, 8 ; P. L., XXXV, 1645).