Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Jonas

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 779-786).
◄  Job
Judith  ►

JONAS. Préambule. — I. Objkotions : i. Objection populaire : Jonas dans la Baleine. 2. Ohjeclion littéraire : Le cantique de Jonas. 3. Objection historique : La conversion de Ninive. 4- Objection théologique : Les sentiments du Prophète.

II. Rl’ : P0NSIÎS AUX OBJECTIONS DANS v’R’S.ÉGÈSS TRAniTIONNEI. I.E.

III. Solution d.vns 1, ’iiYroTiiÈsE d’un écrit didactique.

IV. Ahcuments tour et contre i.’histohiciti’. : Le témoignage de IVotre-.’^eigneur. La tradition des Pères de l’Eglise. Textes importants de S. Grégoire de A’azianze et de Théophylacte. Preuves intrinsèques.

V. Conclusions. VI. BiBLiooRArniE.

Prkambule. — L’histoire de Jonas est bien connue ; à peine est-il besoin de la rappeler brièvement. Ce prophète, ayant reçu l’ordre d’aller prêcher contre Ninive, prend la fuite sur mer dans une direction opposée. Le vaisseau subit une tempête ; par le sort on découvre qu’il en est la cause, et on le jette à la mer. Il est avalé par un grand poisson, du sein duquel il adresse à Dieu un chant de reconnaissance. Au bout de trois jours, rejeté vivant par le poisson, il reçoit de nouveau l’ordre d’allerà Ninive ; à sa prédication, la ville entière et le roi se convertissent. Jonas est allligéde voir que Ninive nest pas ruinée ; et Dieu lui explique ses desseins de miséricorde au moyen d’une comparaison sensible.

On le verra dans la conclusion I, mais il est bon de le dire dès maintenant, pour écarter les diflicultés qui pourraient surgir dans l’esprit de quelques lecteurs : par crégèse traditionnelle on n’entend point une exégèse liée à la Tradition dogmatique, mais simplement l’exégèse commune dans l’Eglise catholique, ce qui est essentiellement différent.

I. Objections. — i. Objection populaire : Junas dans lu baleine. — « Voici un des faits contre lesquels les incrédules et les prétendus esprits forls se récrient avec plus d’insolence ; ils triomphent en relevant les impossibilités qu’ils croient remarquer dans l’histoire de Jonas… » Ainsi débute la dissertation de doin Calmet « sur le poisson qui engloutit Jonas ». L’aventure du prophète sert de thème à des plaisanteries plus ou moins spirituelles, tout à fait à la portée du vulgaire. Voltaire n’a pas manqué de rexi)loilcr. Renan regardait le livre de Jonas comme <( le seul livre de la littérature hébraïque à propos duquel on soit amené à prononcer le mot de drôlerie » (Histoire du peuple d’Israil, t. lll, p. 51 i)- r)e temps en tcmpsun journaliste, uneonférencier, pour ridiculiser la Bible qu’il ignore à fond, se contente de montrer Jonas et la baleine, une fois de plus, et. 1547

JONAS

1548

s’il fait rire le public, il a conscience d’avoir contribué à alTrancbir la raison. Beaucoup de lidéles, émus de ces attaques, demandent : o Est-on tenu de croire que Jonas a été trois jours et trois nnils dans le ventre de la baleine ? » C’est exactement la nicmequestion que l’on posait à saint Aufrustin : « quid sentire debcnius de Jona, qui dicitur in ventre ceti triduo fuisse, quod à-ii’y.i-yj est et incredil)ile… Hoc enim genus quæsllonis multo cacbinno a paganis graviter irrisum animadverti » (Episi. eu, qiiæst 6" ». Migne, P. L., t. XXXIIl. col. 382).

2. Objection littéraire : Le cantique de Jonas. — Dans une prière rytliraée, Jonas rend trràces à lalivc de l’avoir sauvé d’un grand danger de mort. Mais, au moment où il s’exprime ainsi, Jonas est encore dans le ventre du poisson (ii, 2 et ii) ; il n’est donc pas délivré de tout péril, tant s’en faut. Ainsi, le ton du cantique ne conviendrait guère.

De plus, on signale dans ce chant un manque absolu de couleur locale il est question de flots, de vagues, d’abîme des eaux, d’algues marines autour de la tête ; il n’est pas fait la moindre allusion à la situation présente du prophète dans le ventre du monstre marin, laquelle pourtant ne semble pas moins dangereuse que la submersion dans la mer.

On fait remarquer aussi que ce cantique est composé presque tout entier de fragments de psaumes, dont quelques-uns sont d’une époque assez basse, ce qui empêcherait de le faire remonter, avec beaucoup de commentateurs anciens.auvni’siècle avant Jésus-Christ.

3. Objection historique : La conversion de I’ini-e. — Au sentiment de plusieurs, c’est la dillieulté principale. » De tous les cléments du récit, dit Reuss, celui de la conversion des Xinivites est le plus indubitablement fictif et de pure invention… Les autres écrivains hébreux non seulement n’en savent rien, mais parlent toujours de cette ville et de ses habitants dans un sens diamétralement opposé. » Le ch. m du livre de Jonas nous montre, dans la vaste capitale de l’empire assyrien, le peuple et le roi convertis en très peu de temps par la parole du prophète hébreu (ils se convertissent « de leur conduite mauvaise », expression un peu vague, d’où il ne suit pas qu’ils aient embrassé la religion de lalivé). Le roi « se couvrit d’un cilice et s’assit sur la cendre » ; par décret royal un jeune fut imposé aux hommes et aux animaux (ni, 6. 7). A quelque époque de l’histoire de Ninive que l’on place cet événement, pareil résultat n’aurait pu se produire, semble-t-il. qu’à force de miracles, et dans un laps de temps assez considérable, pour vaincre l’opposition des grands, des conseillers du roi. l’inllurnce du collège sacerdotal si puissant, si savamment organisé. Mais, si l’on s’en tient au texte, Jonas profère une menace, et cela suflil : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite. Et les gens de Ninive crurent en Dieu… » Sans doute, si l’on en appelle à la toute-puissance de Dieu, ce n’est pas impossible ; et même les Ninivites auraient pu se convertir par la seule présence de Jonas dans leurs murs, sans qu’il eût à dire un mot…

La difficulté augmente avec les dimensions prodigieuses données à Ninive au verset 3 : la ville

« avait trois jours de marche, non pas. comme saint

Jérôme l’expliquait déjà, en circonférence (tanti anibitus ut vix trium dierum posset ilinere circumiri), mais en diamètre, comme le veut le contexte (. /|) » (VanHoonacker ; — de même Novack, Ed.Tva’nig, etc.). Comment, perdu dans cette immense cité, un étranger pouvait-il, en si peu de temps, attirer l’attention d’une manière aussi efficace ?

Enfin, contre ceux qui attribuent le livre à Jonas, fils d’Amitta’i (Vf Reg., xrv, aS), au temps de Jéro boam II (780-745). les mêmes critiques insistent sur l’expression « Ninive était une grande ville » (in, 3), qui prouve qu’au temps où l’auteur écrivait, Ninive n’existait plus (ruine de Ninive en 607 ou 606).

4. Objection théolo^ique : Les sentiments du prophète. — Cette difficulté est présentée avec force par S. Grégoire de Nazianze : « Comme je l’ai entendu dire à un homme compétent en ces matières, qui corrigeait sans absurdité l’absurdité apparente de cette histoire (oOz àrà’ ::^^’i’yr, Oo-jvrc~ rû oy-vj^iji-j’^^ t< ; (trrcsiK ; irsTTt.)), et qui était capable de saisir la pensée profonde du prophète. Jonas ne prit pas la fuite par crainte de voir Ninive se convertir, et de passer alors pour menteur. » Il est invraisemblable que Jonas. étant prophète, ait ignoré le dessein de Dieu », de procurer par ses menaces le salut des Ninivites,

« ou que. l’ayant connu.il ait refusé d’obéir à Dieu ».

Quant à penser « qu’il ait voulu se dérober aux regards de Dieu par la fuite, c’est tout à fait absurde, inepte et incroyable non seulement de la part d’un prophète, mais de tout homme de bon sens qui a quelque idée raisonnable de Dieu et de sa toute-puissance. Mais Jonas connaissait mieux que personne (disait cet homme, et je le crois) le but de sa prédication aux Ninivites >> et l’inutilité de sa fuite… On va voir, un peu plus loin, la solution dont parle S. Grégoire.

Mais dans le ch. iv, plus encore que dans le ! ", l’attitude du prophète paraît inconcevable, dit-on, s’il s’agit d’une histoire réelle. Comment admettre, en effet, que Jonas, après avoir par sa seule parole converti très rapidement le roi et toute la population d’une ville immense, « se fâche à cause de ce succès inouï, dont aucun autre prophète n’a jamais pu se vanter » (Heuss), et qu’il se plaigne amèrement delà miséricorde de Dieu et du pardon accordé au repentir cl à la conversion des Ninivites ? Etait-ce par crainte de passer pour menteur ? Mais la menace d’une ruine pour la ville coupable était conditionnelle (si l’on ne se convertit pas) ; et les Ninivites le comprennent ainsi, puisqu’ils font pénitence. Ou bien, par une haine implacable, le prophète voulait-il absolument pour ce peuple la ruine dans l’impénitence, au lieu du salut après la conversion ? Et après la manifestation de la volonté de Dieu, en face de la ville convertie, il persévérait dans ces dispositions ? L’histoire d’Israël n’olfre point d’exemple d’un prophète animé de pareils sentiments.

II. Réponses aux objections dans l’exégèse traditionnelle. — i. Contre ceux qui font des dilliciiltés au sujet du premier point, saint Jérôme argumente ainsi : Ou ce sont des fidèles, et ils seront tenus de croire des choses plus difliciles, comme la conservation des trois enfants dans la fournaise ardente, et d’autres grands miracles racontés dans la Bible ; ou ce sont des infidèles, et alors, qu’ils lisent les Métamorphoses d’Ovide, qu’ils se rappellent la mythologie grecque et latine : et, s’ils croient aux merveilleuses turpitudes des faux dieux, qu’ils ne mettent pas en doute la puissance du vrai Dieu (In Jon., II, 2 ; P. /.., t. XXV, col. m32). Saint Augustin, dans la lettre citée plus haut, répond de la même manière, Tiiicophylacte se sert aussi de l’argument nd hnmini’m contre les disciples de la sagesse grecque qui refusent d’ajouter foi à l’histoire de Jonas : « A’ous admettez pourtant dans la légende d’Hercule un fait absolument semblable » (/’. G., t. CXXI. col. 932), Ce raisonn<-iiient, aujourd’hui encore, ne manquerait pas de force contre nombre d’incroyants, très crédules pour un autre genre de merveilleux.

« Le vulgaire fait assez communément du poisson 1549

JONAS

1550

tie Jonas une baleine « ; mais le texte hébreu dit a un ^raïul poisson », et le mot /./’Oi de la version des Septante, « dans son sens général et vulf ; aire. désigne non seulement tous les monstres marins <lu fjenre des Cétacés, mais tout grand poisson quelconque et notamment le Caiiis carcharias ou Itequin, la l.arnia, la l’ristis ou Scie et les autres grands jxjissons du genre nombreux des Squales… » (T. J. La.my, art. Jouas, dans la première édition de ce Diciioitiiaire). Pour déterminer l’espèce de poisson dont il s’agit, les commentateurs depuis le xvic siècle se sont appuyés sur Rondelet, savant naturaliste français (lOo^-iSOC), qui a écrit de l’iscihus niuriiii.< lih..WIJI, l.j’on, 1554, in fol. : « Hondeletius exislimat fuisse I.amiam : de quo ita scribit. l’iscis est cariih’urus, uracissiintis, et anihrtipoj/hagus… Massiliæ enim et .iceue uliqiianclo captac surit l.umiac. in qtiarum icntriciilu tiomo loricutus iiuentus est. Et mox, Vidi qiiideiii in Santonico littore (en Saintongc) l.amiam cujus os ^ulaquc tanta erant fastilate ut Iwminem etiam ohesum capeie pusset » (Drusius dans Crilici Sacri, in Jon. ; cité aussi par dom Calmet, etc.). Les modernes, Kcil, Kaulen, Knabenbauer, Fillion, etc., pensent que Jonas eut affaire uuSquatus carcliarias, vulgairement dit Requin, « qui n’est pas embarrassé pour engloutir un lionime tout entier » (LiisiiTuii, Dicl. de la Bible, art. Haleine)’. Trocuox estime vaines toutes ces discussions, parce que « nous sommes ici en plein récit miraculeux » (Commentaire, p. 230). IvNABBNiîAUER répond avec raison :

« Miraiula non sunt augenda neque muUiplicanda

sine ralione » (Cumincnlaire, p. 3’j3).

En donnant aux faits une explication naturelle partout où le texte le permet, et en admettant franchement le miracle quand une interprétation loyale le demande, l’exégèse catholique tient un milieu raisonnable entre l’exégèse rabbinique, qui ridiculise le miracle eu le prodiguant à plaisir, et l’exégèse rationaliste qui le remplace par les plus bizarres imaginations. Dom Calmet rapporte « quelques découvertes curieuses des rabbins ». Citons-les. moins « pour égayer la matière », suivant rexjiression de cet auteur, que pour apprécier la juste mesure gardée par l’exégèse traditionnelle. Us enseignent que ce poisson

« était une bête créée dès le commencement du

monde et destinée tout exprès à cet usage. Elle attendait Jonas depuis plus de trois mille ans… » De plus, comme le mot « poisson » est au masculin aïi y. I. et au féminin au v. i, les rabbins expliquent sans dilliculté que Jonas l’ut avalé d’abord par un mâle, « où s’étant trouvé assez au large », il oublia de prier Dieu ; aussi, rejeté de là. « il fut englouti par une baleine femelle, qui était pleine… » — A l’extrême opposé, l’exégèse rationaliste, dans son parti pris d’éliminer de la Bible l’élément surnaturel, refait l’histoire à sa façon, et ne recule devant

1. Pour montrer la possibilité de ce fait, on cite divers exemples récents. Le plus extraordinaire de tous, exposé en détail par Ed. Koenigduns V Expoaitory 7"i/ « es, I. XVII, 1908-l’J0fi, p. 521 (en abrégé dans J. llastings’Dictiunary of tlie Bihle, t. ii, p. T5Û), cité d’une autre source par C. vnn Orelli [Comment., 19(18, p. 107). et par J. Dbller d’apits Koenig (Comment., 1912, p. 75), c’est l’histoire de James Barlley, pécheur de lialeinos. En 1891. il fut avalé par uFïe baleine, à l’insu de ses compagnons ; ceux-ci tuèrent la baleine, I : i chargèrent sur leur vaisseau, et la dépccircnt pea à peu, pendant tout un jour et toute une nuit. Le lendemain, en ouvrant l’estomac, ils y trouvèrent leur caïuar.tde James Barlley, sans connaissance, mais pas mort. Toute ci^tte histoire, racontée longuement dans le Greal Yarmonih Mercury, oct. 1891, reproduite dans Sotes and (luerica. 13 janv. 1802, et ailleurs, a été démentie par un témoignage autorisé, rapporté dans The Expository Times, 190(i-1907, p. 239.

aucune fantaisie. Pour Eiehhorn, Jonas fut porté à terre sur le dos d’un monstre marin. Selon tel autre, la « Baleine » était le nom d’un vaisseau où Jonas fut recueilli : la poupe avait pour ornement l’image de ce poisson. Ou encore, Jonas. jeté à terre après un naufrage, logea dans une hôtellerie à l’enseigne de la Baleine. Ou, plus simplement, l’iiioidenl s’est passé en songe, puisque le prophète dormait profondément. Ueuss lui-même en convient : « Les interprétations les plus aventureuses et les plus saugrenues prirent la place du récit biblique » (l’Iiilosophie retiiiieuse et murale des Hébreux, Introduction au livre de Jonas, 1878, p. 565). M. Lucien Gautier, professeur honoraire de l’Université de Genève, remarque judicieusement ; u Toutes ces solutions, fantaisistes et aljsurdes, ont été abandonnées. Elles ne peuvent plus être prises au sérieux : avec la prétention d’être n naturelles » en éliminant le surnaturel, elles ne le sont à aucun degré, il n’y a plus à l’heure actuelle que deux façons d’envisager le livre de Jonas. Les uns estiment que c’est une histoire vraie, qui nous est racontée comme elle s’est réellenn-nt passée, et qu’il faut accepter telle quelle, avec tous les éléments qui la constituent. Les autres i)ensenl que c’est une composition liclive, ayant le caractère d’une parabole, et poursuis ant un but didactique. .. » (Introduction à l’Ancien Testament, 2* édition. lyi/i, t. I. p. /lyS^gô).

2. — A Vobjeclion littéraire, qui trouve le cantique d’actions de grâces mal approprié à la situation de Jonas, on répond de diverses manières. S. Jérôme et en général les anciens, de nos jours Knabenbauer, et, parmi les commentateurs protestants. Keil (3’éd. 1888), Nowack (igoS), Leimbach (1908) pensent que Jonas. englouti par le poisson, mais non brojé ou étouffé, voyait là un moyen providentiel de saint.

Un grand nombre de critiques protestants tranchent la dilliculté en disant que ce chant n’est pas primitif dans le livre : il aurait été ajouté après coup et appliqué à une situation à laquelle il ne convenait guère (interpolation maladroite alors ? par qui ? dans quel but ?).

Wellhausen a proposé de placer le v. Il du eh. Il avant 2-10 : le chant serait prononcé par Jonas délivré de la baleine. Joh. Dôller. exégète catholique, professeur à l’Université de Vienne, qui a commenté le livre de Jonas, en 191a, dans le sens historique traditionnel, approuve cette transposition et la traduction des derniers mots du v. 2, « dès qu’il fut Iiors des entrailles du poisson » [mais c’est forcer le sens de l’expression qui signifie : (du fond) des entrailles du poisson]. Il préfère d’ailleurs transporter simplement II. 1 1 après II. 2. Dans cette hypothèse, on ne comprend pas que Jonas, une fois sorti des entrailles du poisson, ne fasse aucune mention de celle merveilleuse délivrance. De ces diverses solutions la meilleure paraît être encore celle de l’exégèse traditionnelle, celle de S. Jérôme et des auteurs cités plus haut.

3. — Pour ce qui est de la conversion de A’inli’e, le silence sur ce fait dans tous les autres livres de l’Ancien Testament s’expliquerait mieux en supposant que la conversion a été de courte durée, ce qui ne permettrait nullement de dire avec Reuss qu’alors elle n’a pas été bien sincère et qu’en lin de compte le bon Dieu en aurait été la dupe ». Dans cette hypothèse, si l’événement jHJUvait se placer peu de temps avant la ruine délinitive de Ninive (607 ou 606), il y aurait eu suspension du châtiment, à cause de la pénitence des habitants ; et la ruine serait arrivée un peu après, à la suite d’une nouvelle perversion. Mais la plupart des excgètes conservateurs, à cause du nom du prophète, préfèrent s’en tenir à la date où Jonas 1551

JONAS

1552

apparaît dans le livre des liais. Ils placent donc les faits dans la période des règnes de Salmanasar III (ouI), 782-7^3, d’Aèourdan III. j-z--bz>.el d’Asouriiiràri. ^54-745. A cette époque la puissance assyrienne est en décadence. Les Annales de ces rois n’ont pas été retrouvées ;  : nais on connaît un événement saillant de chaque année, grâce à une liste des Eponymes. Sous Salmanasar, grand danger du côté de VCrarIn (.rarat. Arménie) ; presque chaque année il y a guerre contre ce pays. Sous.sourdan. en plus de diverses guerres, une peste est signalée pour 760 ; une éclipse totale de soleil en 763 (15 juin) dut répandre la terreur dans la contrée ; révolte dans la ville d’Asour en 768. 762. et dans d’autres villes en 761. 760. 709 ; nouvelle peste en 761). Dans ces circonstances, la prédication d’un prophète étranger, puissante déjà par l’inspiration divine, a pu être plus facilement accueillie et produire son etTet.

Enlin, l’historicité est plus aisément défendable, si l’on admet que le livre de Jonas n’a pas été écrit par le prophète lui-même (remarquez que tout le récit parle de Jonas à la 3’personne), mais à une époque plus basse, après l’exil. Alors on comprendrait mieux les expressions relatives à Ninive. l’absence du nom du roi. l’appellation « roi de Xinive ». contraire à l’usage constant des livres de la Bible et des inscriptions assyriennes, qui disent roi d’Assour ». Certains exégètes conservateurs, comme C. von Orelli. dans son commentaire (3= édit.. 1908). seraient disposés à garder pour historiques au moins les faits principaux, le miracle du poisson, la mission du prophète à Ninive et le succès merveilleux de sa prédication, tout en plaçant la composition de cet écrit un certain temps après l’exil.

4. — Quant aux sentiments du prophète, rien n’oblige de croire que Jonas veut réellement échapper au regard de Dieu en prenant la fuite. Il veut se mettre dans l’impossibilité de remplir son mandat ; il fuit « loin de lahvé », loin du pays où lahvé manifeste spécialement sa présence et sa volonté. S’il est triste jusqu’à la mort, après la conversion de Ninive, ce n’est probablement pas à cause du démenti que souffre sa prédiction, puisque celle-ci était conditionnelle, mais plutôt, selon l’opinion de S. Grégoire de Nazianze. de S. Jérôme, de S. Grégoire le Grand, et, parmi les modernes, de Kaulen, par exemple, parce qu’il voit que la grâce prophétique et la miséricorde divine vont s’exercer en faveur des ennemis d’Israël ; cela lui paraît être au détriment du peuple élu et privilégié. Comparez à l’abattement de Jonas le découragement profond de Moïse disant à Dieu :

« Je ne peux pas, à moi seul, me charger de tout ce

peuple ; c’est trop lovird pour moi. Plutôt que de me traiter ainsi, lue-moi ! … » (.V/im.. xi, 14-iô). Elle souhaite également la mort : n C’est assez ! maintenant, lahvé, prends ma vie ! » (I He^. xix. 4.) Jérémie s’écrie : » Maudit soit le jour où je suis né ! » {Jer., XX, 14-)

Les moyens dont Dieu se sert pour corriger les sentiments du prophète (ch. iv) n’olïrent pas de difficultés bien considérables. Une plante pousse très rapidement pour abriter Jonas (tiu-nrhita, dans l’an cienne version latine, hedera dansla Vulgate ; d’après les modernes, n ricin », plante qui se développe en très pc<i de temps). Cet arbrisseau, piqué par un ver. meurt le lendemain ; les rayons du soleil et un vent brûlant accablent Jonas. En tout cela il y a disposition providentielle, plutôt que miracle proprement dit, à condition de ne point interpréter dans un sens littéral trop strict l’expression du v. 10, a en une nuit ». littéralement « (ils d’une nuit ». (Cependant a le lendemain », au v. 5, semble bien marquer un jour proprement dit.)

Voilà les réponses que l’on fait ou que l’on peut faire aux diflicultés, dans l’exégèse traditionnelle.

111. Solution daES l’hypothèse d’un écrit didactique. — Mais est-il absolument sur que le livre de Jonas ait un sens historique ? On s’est demandé si certains livres de la Bible, généralement tenus pour historiques (le livre de Jonas en particulier) ne pourraient ou, plutôt, ne devraient pas cire interprétés, en totalité ou en partie, comme ne contenant pas de l’histoire proprement dite. La Commission Biblique a répondu, le 28 juin 1900 : « Négative, excepto tamen casu, non facile nec temere admittendo. in quo Ecclesiæ sensu non refragante eiusque salvo iudicio solidisargumenlis probetur. Hagiographum voluisse non veram et proprie dictam historiam tradere, sed sub specie et forma historiæ parabolam. allegoriam. .. proponere. » Voir, dans ce Dictionnaire, l’article Critique biblique)S.t Alfred DtB.4.ND, S. J.. col. 7g5-800. Genres littéraires, spécialement col. 796-7 ; G. Van Xoort. Tractatus de Fontibus Reielationis. 1’édit.. 1911. p. 65-78 ; K. RoMEis, O. F. M.. Uas ist uns Citristen die Bibel ?, 1911, p. 188. L’exégète et l’apologiste catholiques ne doivent pas. sans de graves raisons, s’écarter de l’interprétation traditionnelle, ici surtout, à cause des citations du Nouveau Testament. Ces raisons existent-elles jiour le livre de Jonas ? Il est indispensable d’envisager cette question dans le présent Dictionnaire, afin d’exposer toutes les solutions possibles et légitimes siu- le sujet de la Bible le plus souvent attaqué par les incrédules.

Cela est d’autant plus nécessaire, que l’opinion qui Aoit dans le livre de Jonas un écrit purement didactique compte de savants défenseurs dans les écoles d’exégèse les plus opposées, et a gagné du terrain parmi les catholiques. Par elle, dit Rbuss. o on verra disparaître toutes ces critiques plus ou moins sévères et quelquefois frivoles que l’on a formulées à propos d’un récit dont les détails semblent prêter à la raillerie et dont la contradiction avec le bon sens [le bon sens confondu par Reuss avec l’esprit rationaliste ] a souvent fait tort à la Bible entière ». Le savant hébraïsant cité plus haut, exégète croyant et très conservateur. Edouard Kœnig, dans l’article Jonah du Dictionnaire anglais de la Bible dirigé par J. Hastings. regarde le récit en question comme .çymfco/K/i/e (par opposition à historique), et ils’ai^puie tout d’abord sur les exemples certains de récits et d’actions symboliques dans la Bible. Enfin. M. Van HooNACKEn. professeur à l’Université catholique de Louvain. dans son docte commentaire des Petits Prophètes (1908). préfère donner au livre de Jonas un sens didactique, et il assied son opinion sur de solides raisons. M. Mkixertz. professeur catholique d’exégèse du Nouveau Testament, est du même sentiment (Jésus und die Heidenmission, 1908, p. 82). L’année suivante. M. H. Lesétre exposait avec beaucoup de sympathie <i l’interprétation symbolique », dans a lietue pratique d’Apologétique (15 septembre 1909, p, 928-928).

Dans cette hypothèse, le livre serait une parabole (analogue à la parabole de l’Enfant prodigue) ayant pour but d’enseigner que Dieu appelle tous les hommes, même les païens, à la conversion et au salut.

L’interprétation du livre de Jonas comme composition libre du genre didactique tranche d’un seul coup, et à la racine, les diverses difficultés soulevées par l’interprétation historique. Dans celle-ci, il ne suffit pas de dire que les miracles, nombreux dans cette histoire (miracles proprement dits et coïncidences merveilleuses), ne coûtent rien à la toute-puissance divine, il faut montrer aussi qu’ils ne sont pas indignes de la sagesse de Dieu. Or, ils 1553

JONAS

lb54

semblent mulliplics bien facilement, et l’onn parfois quelque peine à y voir des moyens en proportion avec Id lin. Au contraire, tous les traits, qui, pris selon la stricte réalité, pourraienlparaitreclioquants, se comprennent aisément dans un récit fictif, où les caractères sont fortement accentués, ladillioulté des situations exagérée, parfois même au mépris des vraisemblances, en vue de l’impression tinale et delà leçon morale à inculquer. « Ce n’est point pour prodiguer à plaisir le merveilleux » que l’auteur o fait intervenir le poisson et pousser le ricin ; mais il lui importait de niarqueret irallirnier la toute-puissance divine, disposant amplement de moyens souverains pour ramener, au l)esoin maljrré lui-même, le prophète récalcitrant à l’exécution de sa mission… » (Vax lIooxACKEB, l. c. j). 316.)

Quant à l’objection ////eraire, àpropos du cantique, au cil. II, le mieux est de dire u que l’auteur s’est dispensé, dans la composition du poème, de tout égard à la situation objective de son personnage, pour s’en tenir à sa propre appréciation subjective qui ne voyaiten somme dans le poisson que l’instrument providentiel de salut qui devait ramener Jonas à la terre ferme » (/rf., p. 33 1).

La leçon princijjale du livre paraît être celle-ci : La providence, la loute-piiissance et la miséricorde de Dieu s’étendent à tous les hommes. Même les pires ennemis d’Israël peinent, par la pénitence, obtenir leur pardon, l’onr le peuple privilégié, c’est là une doctrine étrange L’état d’esprit d’un Israélite à cet égard est vivement représenté dans la personne de Jonas. Les Assyriens sont admirablement choisis pour mettre en relief cette universalité du salut. Parmi les puissances hostiles au royaume de Dieu ils furent les plus redoutables : loin d’être exclus, ils sont exhortés par un prophète.

Au eh. IV, comme au eh, i. Jonas a une peine extrême à admettre les desseins de Dieu sur Ninive ; il en est triste jusqu’à la mort. Ce qui l’alUige tant, ce n’est pas le démenti donné à sa menace (laquelle d’ailleurs pouvait fort-bien ne point passer pour absolue ) — la disproportion entre la cause et l’elfet serait comique ; et l’égoïsme du prophète semblerait odieux — ; mais, plutôt, la faveur accordée aux Ninivites, peut-être aux dépens d’Israël. Le ministère prophétique ne risquait pas d’être discrédité par le rôle prêté à ce prophète, puisque, selon toute probabilité, le livre a été composé à une époque où il n’y avait plus de prophète en Israël, à la lin du v= siècle avant Jésus-Christ, ou vers ce temps (c’est l’opinion de plusieurs exégètes conservateurs, comme Van lUxinacker. Ed. Koenig, von Orclli, — en particulier à cause des ai-ama’ismes de la langue ; voir plus haut les autres raisons).

IV. Argximents pour et contre l’historicité. — On en trouvera un bref et limpide exposé dans.Spécial Introduction to the Studr oftlie Old Testament, par M. l’abbé Francis E. Gigot, t. ii, 1906. pp.^S^-iJg^. Examinons d’abord les témoignages de la tradition, puis les preuves intrinsèques.

Témoignages de la tradition.

I. On cite généralement comme plus anciens témoins de l’interprétation historique, traditionnelle, du livre de Jonas : Tob.. xiv. 4 ; 1Il Mach.. vi. 8(apocrj-phe de l’an 100 environ av. J.-C) ; Klavii-s Josèi’hk. Antiq. IX. x. 2. — Les deux derniers témoignages sont signilicatifs, surtout celui de Josèphe. Mais dans Tob. XIV, 4. le nom de Jonas manque dans la version syriaque (éd. de Lagarde, 18C1) cl dans la Vulgatc. Lesmss. B et.de la versioir grecque portent le nom de Jonas ; mais le Sinaiticiis donne Nahum, qui

parait exact à M. Simpson dans sa traduction critique de J’obie (dans The Apccrvpha and l’seudepiiirapha ofthe Old Testament. Oxford. 1913. t. I. p. 23<j). Il est bien probable que le texte primitif ne contenait aucun nom de prophète. Kn tout cas. le nom de Jonas ne convient pas, car dans la prophétie de Jonas Ninive est sauvée, tandis que d’après celle-ci Tobie attend la ruine de Ninive.

2. Un témoignage incomparablement plus important est celui de l’Kvangile rapportant les paroles de Notre-Seigneur..ux scribes et aux pharisiens qui demandent un signe, nul autre signe ne sera donné, dit le Sauveur, que celui du prophète Jonas ; car de même que Jonas a été dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. Les Ninivites se lèveront, au (jour du) Jugement, avec cette génération, ei la condamneront, parce qu’ils ont fait pénitence à la voix de Jonas, et il y a ici plus que Jonas. La reine du Midi se lèvera, au (jour du) Jugement, avec cette génération, et la condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon, et il y a ici plus que Salomon » (Matth,. xii. 39-^2 ; — cf. /.HC, XI, 2g-32. où il n’est pas question du signe relatif à la résurrection de Jésus, et où l’exemple de la reine du Midi vient avant celui des Ninivites).

C’est là, comme le remarque avec raison le card. Meignan, « la plus forte olijection » contre l’opinion qui fait de l’histoire de Jonas une « simple parabole » : ’(le Christ parle du miracle de Jonas comme d’un fait réellement arrivé ». n On a répondu, ajoute-t-il, que le Sauveur avait parlé selon le langage et les traditions de ses contemporains sans vouloir les contredire quand il n’importait pas de le faire. » (Les Prophètes d’Israël, 1893. pp. 368, 369). Il ne s’agit point du tout, pour les auteurs catholiques, de limiter le moins du monde la science de Xotre-Seigneur. mais seulement de savoir s’il a pu, ou non. accommoder son langage à certaines idées courantes, en matière scientifique, historique ou littéraire, quand l’intérêt de la vérité religieuse ou de sa mission divine ne demandait pas qu’il les corrigeât. Un bon nombre d’exégètes catholiques pensent qu’il a pu le faire, et employer en toute vérité et loyauté l’argument ad liominem : soit explicitement, comme quand il dit aux pharisiens, dans un passage où se trouve justement une allusion au signe de Jonas, Malth., j. i-zj : « Le soir vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge… Vous sa^cz donc [c’est-à-dire : suivant leur conviction, dont Notre-Seigneur ne garantit pas le bien-fondé] discerner les aspects du ciel, et vous ne savez pas reconnaître les signes des temps ? » Soit implicitement, en proposant, par exemple, une parabole. S. Matthieu, xii, 43-^5. aussitôt après les paroles, citées plus haut, sur le signe de Jonas. rapporte une parabole, où l’on voit le démon aller a dans les lieux arides, cherchant du repos », puis revenir a avec sept autres esprits plus méchants que lui ». En commentant ce passage, dom C’.almet admet sans hésiter que a Jésus-Christ parlait aux Juifs suivant leurs préjugés et leur idée populaire ». -V propos du « sein d’Abraham ii, dans la parabole de Lazare et du mauvais riche. Luc. xvi, 22, le même exégète écrit : « Le Sauveur se proportionne à la portée et aux préjugés de la multitude, dans ces choses où l’erreur n’est point à craindre. »

Ces considérations s’appliquent au cas où Notre-Seigneur. connaissant le livre de Jonas comme une pure parabole, l’aurait utilisé comme historique, pour un argument ad hominem. à l’adresse de ses interlocuteurs qui en admetlaienl l’historicité. Mais la chose est bien différente, si l’on prouve que l’exemple 1555

JONAS

1556

de Jonas garde toute sa valeur de signe, aussi bien dajis l’IiypotLcse qu’il est tiré d’une parabole, que dans l’autre où il est pris pour historique. G est la manière de voir de M. Van IIoonackkr ; il l’explique bien dans son commentaire. Vu l’importance du sujet, qu’il soit permis de citer un passage un peu long :

La question se pose de savoir si les passages cités des Evangiles font argument, par eux-mêmes, pour prouver que le livre de Jonas n’a pas un caractère purement prophétique ou didactique et moi-al, mais en même temjjs historique ? A noire avis, il n’y a pas projjrement lieu ici de se demander si Jésus a pu s’accommoder dans son langage à une opinion reçue, à un préjugé, à une erreur communément admise de son temps et parmi son auditoire. Il devrait s’agir plutôt de ce que les logiciens scolastiques appelleraient la « supposltio iermtnoru/n, s. Jonas dans le ventre du poisson servant de terme de comparaison à Jésus restant trois jours dans le sein de la terre ; Jonas rejeté sur la cdte servant de terme de comparaison à Jésus ressuscité ; les Ninivites convertis à la voix de Jonas servant, suivant le sens propre du langage figuré du Sauveur, de signe ou d’argument contre la génération perverse et ob.stiuée dans l’inci-édulité, sont-ils des sujets envisagés dans leur vie réelle, ou considéi-és au point de vue littéraire du i-ôle qui leur est attribué dans le récit de notre livz-e ? Il est inutile de rappeler que le langage ordinaire emprunte souvent, à des écrits dont le caractère non historique est reconnu de tous, des termes qu’il présente sous foi-me d’énoncinlion absolue, mais dont lu valeur idéale est sous-entendue et supposée. Cet usage ne doit pas être considéré comme étranger aux Ecritures, ou indigne de la solennité des paroles du Sauveur aux endroits visés des Evantriles, ou impropre aux applications dont les éléments indiqués du livre de Jonas - sont l’objet i) (pp. 321-322). « Lorsque dans ses prières liturgiques pour le défunt, l’Eglise demande <( ut cum Lazaro qnondam paupere aeteroam habeat requiem », elle n’entend pas se prononcer sur la question de Savoir si la parabole du mauvais riche est à prendre ou non comme une histoire au sens strict… (p. 323).

Le savant exégète apporte ensuite divers exemples qu’il explique : II Tim.. iii, 8 ; 1 Cur., x, !  ; F.p. Jud.. V. g. i’). A ces témoignages ne pourrait-on pas ajouter £/). ad JJchr.. vu. 3 u sine pâtre, sine matre, sine genealogia… » ? Evidemment cela est dit de Melcliiscdech non selon la réalité de l’histoire, mais selon la manière do-nt il est présenté dans le texte de la Genèse.

Pour que la réponse soit complète, il reste’à élucider deux points trop facilement laissés dans l’ombre.

i Les Niniviles se lii.’eroiU au jour du Jugement. » Peut on dire cela, si le récit de leur conversion est liclif ? — Je réponds : il ne faut pas presser le sens de ce mol, (7s se Lèveront ; sinon, il faudra le faire aussi pour le mot suivant, ils condainiieronl ; or, la sentence de condamnation ne ser, -i point portée, par les Xinivites, ni par la reine du Midi. Le sens est le même que dans Sap., iv, 16, où le même verbe est eni|>loyé, /.v.z’jxf, ijivi : « Le juste qui meurt condamne les impies qui vivent. » C’est donc Vc.iemple des Ninivites i|ui condamnera, et non leur pt-rsuitiie. Mais Veremple subsiste dans l’hypothèse d’une parabole ; car, dans un livre inspiré, il est donné par Dieu même comme leçon ; et, de plus, il peut très bien être présenté comme type des conversions réelles produites dans des circonstances analogues.

On objecte en second lieu : L’exemple des Ninivites est historique, puisqu’il est donné parallèlement à l’exemple historique de la reine du Midi. — Mais ne peut-on pas légitimement associer, comme modèles de repentir, l’Enfant prodigue de la parabole et Sainte Marie-Madeleine de l’histoire évangélique’.’Saint Jean Ghrysostome ne dit-il pas que le

diable gémit de se voir enlever « la prostituée, le publicain, le larron, le blasphémateur » ? /-. G., t. XLIX, col. 284). Le publieain de la parabole est mis là sur le même rang que les pénitents historiques dont l’orateni’a parlé dans un discours précédent

3. Si les paroles de Notre-Scigneur Jésus-Christ peuvent, dans le sens proposé par divers auteurs catholiques, convenir au livre de Jonas pris comme parabole, le : témoignages de la tiiijiliun putriotKjue, relatifs à l’historicité, ont alors seulement pour objet, à moins de spécilier quelque chose de plus, le genre littéraire du livre, qui n’est point une question de foi ou de mœurs, à condition de sauvegarder l’inspiration. En ce cas, y aurait- il même stricte unanimité, ce serait, suivant les théologiens, une tradition très l’espectable sans doute, mais n<m décisive. Presque tous les Pères de l’Eglise admettent l’historicité du livre de Jonas. Cependant les textes que l’on va voir prouvent que l’exégèse historique ne s’imposait pas, et que l’interprétation allégorique était regardée comme libre.

Après l’objection citée plus haut(i, 4), S. Grkgoibe DE Na/.i.a-Nze résume l’interprétation qui lui fut alors proposée par le personnage « compétent » dont il parle, u capable de saisir la pen.ée profonde du prophète » : « Jonas, dit-il ne songe pas à fuir la Divinilé, gardons-nous de le croire ; mais il voit la

« chute d’Israël, et il conqirend que la grâce proc

( phétique passe chez les nations ; alors il se sous<i trait à la prédication, il did’ére d’exécuter l’ordre

« reçu ; et, laissant le poste de la joie, c’est le sens

a de Juppé en hétireii, c’est-à-dire, son ancienne éléar le sort ; il avoue sa fuite, il est submergé. il est englouti par le cétacé, mais sans

« périr ; là il invoque Dieu, et, ô merveille, avec le
« Christ, au bout de trois jours il reparait. Mais’( arrêtons ici cet exposé, sauf à le compléter un peu
« plus tard avec plus de soin, si Dieu le permet. » 

{P. G., t. XX.KV, col. 505-508, Orat. ii Apolog., 107109.) Donc le départ de Joppé, le voyage en mer et toute la suite des aventures de Jonas sont métnphoriqurs et allégoriques dans cette interprétation, qui I)laît tout à fait à S. Grégoire, à en juger par les éloges <]u’il douue à sou auteur et |)ar le désir qu’il a de la développer. On a su|)posé qu’il la tenait d’Origènc ; mais ccît impossible, car il est né 75 ans après la mort d’Origène, et « il a entendu » l’interprète en question.

Ce texte de saint Grégoire de Nazianze est trop peu connu, négligé même ])ar les plus savants et récents commentateurs de Jonas. Le P. Lagrange en a fait valoir l’importance (/VB, igoC, p. 154). Plus oubliée encore — je ne l’ai vue citée nulle part — est l’exposition qu’en donne Thkoimivi.acte, à la lin d’un commentaire sur Jonas, où lui-même d’ailleurs s’attache à l’exégèse historique. « Il ne faut pas l’ignorer, dit Théopliylacle, plusieurs ontadnds que la désobéissance de Jonas, sa fuite et le reste ne sont pas historiques (Om K-p’jrnim Se, w ; tàv ~où lum. ny.pvji^ry, xv.’i ïuyï ; v, xv.’t - : ’vjly., ojèà/oiç f ^^ ovO 5/6) ; ] TTCf.psôé^Kvzd Tivi ; xK9’<3T5p<aa /fji^rdxt.) Et sans nommer Grégoire de Nazianze, il expose aussitôt l’interprétation citée ci-dessus, il en répète plusieurs lignes mot à mot : il s’agit donc très certainement de l’opinion de ce Père. Puis, pour chacun des points qui sont seulement éniimérés dans le texte de saint Grégoire, il présente en détail l’exégèse allégorique ; et l’on peut se demander s’il n’avait pas sous les yeux le développement plus complet annoncé par saint Grégoire. Jonas est 1557

JONAS

1558

agité par la Icmpèlc de ses pénibles pensées. II est absorbé par la baleine, pnis sauvé : eela signilie simplement qu’il pense à la chute d’Israël et au salut d’un reste élu. La conversion des nations est ensuite prédite en (ifçure ; le prophète n’est pas affligé de leur salut, mais de la réprobation d’Israël, eU-, « Jonas a arrii II i^’éyiix prophétie en disant tout eela d’une façon mystérieuse » (T « ùt « ttkvtc v.ùinôiiivo^’Iwyà^, ovtcj, G(£7-Afjy. ct Ti, i 7r « ç.> ; TS(c<v). Donc, composition libre du prophète, et non sens liguratif attaché à des événements historiques indé|)endants de l’auteur. Théophylacle n’a, pas plus que saint Grégoire, un mot de blâme pour cette inlerprétation { ! ’. G., t. CXXVI, col. 960 Ces témoignag-es sont très importants. Saint Grégoire le théologien, célèbre par son orthodoxie, n’aurait pu parler en ces termes si, de son temps, l’Eglise avait cru fermement à l’historicité du livre de Jonas. Théophylacle non plus.

Quehpics mots de saint Jiîuome, dans la préface de son commentaire, marquent aussi qu’on était loin de s’accorder sur le sens de ce livre, sans dire si c’est pour le fond ou seulement pour les détails : « Scio veteres ecclesiastieos tam græeos quam latinos super hoc libro multa dixisse. et tantis qu.iestionibus, non tam aperuisse quaui obseurassc senlenlias ; ut ipsa interprctalio eorum opus habeat interpretatione, et multo ineertior lector recédât, quam fuerat antequam legeret. » (l /.., t. XXV, col. i 1 17.)

Aussi, par une abstention très sage, en face de ces divergences, et faute de données sullisantes pour résoudre ce problème, « jusqu’à présent l’Eglise n’a pas déUni la question ; elle ne le fera probablement jamais. Jamais non plus elle n’a exclu de son sein les interprètes catholiques, comme Richard Simon et Jahn, qui ont combattu la véracité [la 1 eriVe] historique de Jonas ». (Conférencef ecclésiusliques de Versailles pour imO, XI. 15.) M. l’al)bé ïuochon, qui cite ces lignes, partisan résolu île l’exégèse historique, reconnaît la légitimité de l’autre. (Les Petits Prophètes, 1883, p. 2a 1.)

Preuves intrinsèques.

« Qu’il s’y trouve raconté des miracles, remarque

très justement Van Hoonacker. ce n’est point là, de soi, une raison pournier ou mettre en doute, a priori, le carfictère historique du récit, mais ce n’en est pas non plus une pour l’alTirrær. Certains semblent oublier parfois qu’il serait tout aussi irrévérencieux envers un écrivain inspiré d’en faire un historien malgré lui. ijue de traiter de parabole ce qu’il aui-ait écrit comme histoire. » (A. c., p. 32/i.)

Ou a donné parfois « la précision des détails » dans le livre de Jonas coumie indice de la vérité historique (Crampon, f.it Sainte Bilile. t. V, p. 807). Mais, si l’on y regarde de près, l’absence de certains détails qu’on attendrait dans un pareil récit, marque plutôt son caractère de composition libre du genre didactique, où l’auteur laisse dans l’ombre tout ce qui ne va pas à son but. On ne trouve ni le nom du pays où Jonas aborda, ni le nom du roi de Ninive ; rien de précis sur la « méchanceté » qui attire aux Ninivites un terrible châtiment.

On n’apprend pas davantage comment Jtinas s’aperçut, ou quand, que Jalivé retirait sa menace contre Ninive (m, 10). En fut-il averti par une j)aro ! c divine ? .lors, pourquoi altcnd-il de voir ce qui ari-iverait dans la ville (iv, 5t ? Ou si Jonas eut à reconnaître te jiardon divin accordé à Ninive, au fait qu’après les quarante jours révolus sa prédiction resta sans effet, alors qu’avait-il fait durant ces quarante jours ?.vait-il continué à prêche ! ’le cbâlîment di’in au milieu de la population repentie ? Jonas va s’asseoira à l’est de la ville » (iv, 5) ; n’y avait-il lii aucune maison, aucune hutte, aucun arbre où il pût se

mettre à l’ahri du soleil.’.^yant converti la ville par sa parole, il devait y avoir dans les environs des gens disposés, au moins par égard pour son caractère, à le l’ecueillir. Le texte parle dune tente qu’il se lit lui-même : si la notice appartient au récit primitif, ([u’était-il encore besoin du ricin pour protéger Jonas ?… etc. », (Dans le résumé des difficultés présenté par’an Hoonacker, Les douze Petits Propitites, I908, pp. 315-316.)

Enfin, le caractère et les sentiments du prophète, les données sur l’étendue de Minive, le tableau de la conversion l’apide du |)euple et du roi, comme aussi la suite des aventures de Jonas au ch. iv, s’cxpli(pientmieux. semble-t-il, dans un récitliclif que selon la stricte réalité.

D’ailleurs, de ces deux interprétations, chacune com|iorte des explications variées, d’une part sur le caractère historique plus ou moins strict du récit, de l’autre sur les leçons morales visées par l’auteur. Il y aurait aussi une opinion intermédiaire, celle de Driver, par exemple, et de G. von Orelli, admettant un récit didactique librement construit sur un fond d’événements fourni par la tradition.

V. Conclusions. — 1. Il faut « se garder avec le plus grand aoin n de confondre l’exégèse traditionnelle avec la tradition dogmatique (Van HooNAC.KEn, /. c, p. 3201. ta Tradition dogmatique a pourobjet le dépôt de la révélation ; elle est intangible. l’exégèse traditionnelle devient interprétation dogmatique et obligatoire en matière de foi et de mœurs, quand il va consentement unanime des Pères de rEglise(Conciles de Trente et du Vatican). En dehors de ce cas, des interprétations longtemps communes et universelles peuvent être et, de fait, plusieurs fois ont été reconnues erronées, sur des points où le dogme n’était pas engagé (cf. article Exégkse dans ee Dictionnaire, m. Exégèse, Traditionet Eglise. co. iSSS-iSSg).

2. D’autre part, il ne faut pas abandonner sans de fortes raisons une interprétation commune dans l’Eglise catholique. Mais on peut considérer que dans les siècles passés les questions historiques et littéraires relatives aux Livres saints n’ont pas été étudiées comme de nos jours. On ne connaissait pas Ninive, les Assyriens, les rois d’Assj’rie, comme d’abondantes inscriptions nous les représentent. On n’avait donc pas les mêmes dillicultés, les mêmes problèmes à résoudre.

3. Que l’apologiste se décide en étudiant les meilleurs commentaires. S’il choisissait la seconde solution, il devrait montrer qu’il ne la prend pfis comme un expédient, pour se débarrasser vaille que vaille des dillicultés, mais comme le résultat d’une exégèse consciencieuse et légitime. Il s’ai)pliquerait à faire ressortir la haute valeur d’un écrit où tout converge à manifester la bonté, la miséricorde de Dieu y)our les hommes, sa volonté de les sauver tous. Dans l’hypothèse d’un écrit didactique, l’intention divine est marquée plus clairement, puisque le récit inspiré n’a point d’antre sens que cette leçon à inculquer.

4. En toute hypothèse, dans une matière si complexe et si controversée, éviter les alhrmations catégoriques, les jugements absolus, qui troubleraient la foi des lidèles, ou im[ioseraient à leur conscience des obli^^alions sans fondement suffisant.

VI. BiBMOGnvi’HrE. — On trouvera dans le commentaire de J. DôUer une longue liste chronologique des travaux dont le livre de Jonas a été l’objet. Il suffît de rappeler ici quelques ouvrages et articles mentionnés au cours de cet article :

DoM Cai.mkt, Commentaire littéral sur tons les livres de l’Ancien et du JS’ouveau Testament : Les XH Petits Prophètes, 17 19. — C. F. Kbu, , Bibliscker 1559

JUDITH

1560

Commentar iiber die Zivôlf Kleinen Prophcten, 3° édil., Leipzig, 1888. — I. Knabknbauer, Commeniarins in Prnphelas minores, Paris 1886. — Tro-CHON, les Petits Prophètes. Paris, 1883. — Jou. DoKi.i-EB, Das Biic/i Jona nach dem l’rle.rt iibersetzl und erkltirt, Wien, 1912. — Fr.E. Gigot, Spécial /tilrodiiclion to llie Stiidy of t ! ie OUI Testament, Part. II, New York, 1906. — A. Vax Hoo-NACKER, Les Douze Petits Prophètes, Paris, igo8. — H. Lesktre. Revue pratique d’Apo}ogétique, ibseiiV. igog, /, es récits de l’Histoire Sainte. Jonas. pp. 928928. — Ed.Koemg, article Jonah, clans J. Hastings’Diciionary of the ISihle(l. II, 1899). — Albert Bonus, article Jonah, dans J. Ilaslings’Diciionary of Christ and the Gospels (igo6).

Albert Condamin, S, J.