Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Evolution créatrice

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 901-904).

ÉVOLUTION CRÉATRICE. —
I. Origine du système. — II. Le courant de la vie. — III. Matière et intelligence dans leur connexion avec la vie et l’esprit.

L’évolution créatrice a pris naissance durant les premières années de ce siècle ; elle doit le jour à une réaction contre les systèmes qui, pour expliquer dans le monde la succession des êtres et leur développement, se contentent d’invoquer les lois de la mécanique, ou les rencontres du hasard, voulant que le temps se borne à dérouler ce qui était implicitement contenu dans les premières données. A cette doctrine du « tout donné », la i)iiilosophie que nous esquissons dans cet article, oi)i)ose une évolution qui progresse dans le nouveau, dans l’imprévisible, l’irréductible aux éléments antécédents, et ainsi, d’une certaine manière, en créant : d’où son nom.

M. Henri Bergso.n. professeur au Collège de France, est le représentant le plus accrédité de cette philosophie, comme aussi le plus original. C’est son livre l’Evolution créatrice (Paris, Alcan. 1907) qui dirigera la rapide exposition que nous ferons du système, puis nos critiques.

l. Pourquoi un nouveau système ?—

En biologie, nous dit-on, il y a lieu de s’écarter des sentiers jusque là suivis, parce que les diverses écoles ont abordé la question sans donner à la durée qui s’écoule son véritable rôle, tel que ce rôle se révèle 1787

EVOLUTION CREATRICE

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à l’intuition. L’intuition immédiate de la vie — donc de la durée qui est l'étoffe même de la vie, — véritable leitmotiv' des théories nouvelles, apparaît à nos réformateurs comme le seul fondement capable de soutenir la véritable et définitive philosophie. Pour l’avoir négligée, mécanicistes et tinalistes se sont trouvés impuissants en face du problème de l'être vivant. Il nous faut l’expliquer.

Tandis que le temps passe sur la matière brute sans y imprimer sa dent, l'être vivant dure, d’une durée vraie qui rappelle celle de la conscience, progresse comme elle, coule dans un flux dont le cours ne saurait être remonté, mûrit, vieillit, en un mot a une histoire, dont son présent dépend à tout instant. De même que votre état d'âme en ce moment se sépare de ceux qui l’ont précédé, parce qu’il est peint de toutes les nuances qui, jusqu'à ce jour, cette heure, cette minute ont coloré votre existence, de même, à tout instant, aux divers degrés de l'échelle Aitale, l’existence de chaque être, l’existence de cliaque espèce est fonction de tout le passé. Donc à chaque moment, jaillissement d’une forme al)solument nouvelle, incommensurable avec ses antécédents, le long d’une durée qui croît en inventant. C’est là l'évolution créatrice. (Cf. Ev. créât., pp. ii, l’j, 22, 29.)

A cette exigence de création que l’analyse découvre dans la durée, mécanicistes et linalistes opposent le système du « tout donné ».

A. — La chose est évidente s’il s’agit des mécanicistes. Le temps, introduit dans les calculs de la mécanique sous la forme d’une variable t, ne représente qu’un nombre d’unités, et demeure indifférent à la valeur de l’unité choisie, ou intervalle qui la constitue. Cet intervalle-unité peut donc varier de zéro à l’infini ou de l’infmi à zéro, par une vitesse indéGniment croissante ou indéfiniment ralentie, sans modifier en rien la justesse des équations. C’est dire que la durée n’a pas sa place dans l’explication mécanistique ; et cependant le monde dure ; donc la mécanique n’explique pas le monde.

A la mécanique, les anciens transformistes (Darvvix, Lamarck), pour expliquer le monde, ajoutaient les rencontres du hasard. La nouvelle école les défie d’expliquer par là, dans les organismes, la similitude de structure sur des lignes depuis longtemps séparées. Par exemple, chez l’homme et chez le peigne, des processus évolutifs tout différents aboutissent au développement d’une même rétine. Ici et là, mêmes parties essentielles, même ordre dans la disposition, mêmes particularités. Il n’y aurait pourtant dans ce double phénomène qu’une accumulation de variations accidentelles, par le concours de causes infinitésimales, que le hasard aurait amenées à se superposer, pour ranger leurs effets dans le même ordre. Prodige, que le hasard aurait dû renouveler nombre de fois, les causes à faire converger étant infiniment nombreuses, et leur résultat infiniment compliqué… Impossibilité !

B. — Aux finalistes, Véi créatrice adresse un double reproche.

i'^ reproche. — En arrêtant la forme de l’avenir dans un plan dessiné d’avance, les finalistes rendent cette forme indépendante de la durée ; elle resterait la même quand nous supposerions la marche du temps infiniment rapide. La durée n’aurait donc pas sa place nécessaire dans l’explication du monde. Et cependant le monde dure. Le finalisme est donc impuissant à expliquer le monde.

Réponse. — L’argument est sans valeur. La durée successive — le temps sur la terre — n’est possible que par sa coexistence avec une durée tota simul, où l’ayant et V après, sans se confondre, s’unissent dans un immuable présent. Pour le regard éternel — et le

temps suppose l'éternité — V imprévisible est un nonsens. Donc, de fait, les portes de l’avenir sont fermées, et sa forme dessinée.

2" rep/ot7/e adressé aux finalistes : ils assimilenlle travail de la nature au travail de l’ouvrier qui, copiant un modèle, découpe les pièces une à une, les assemble et les monte. Or tout autre est l’opération de la nature : elle ne fabrique pas, elle organise ; tout sort d’une cellule qui se dédouble…

Réponse. — Quel que soit le mode de formation, dans le travail réalisé les divers éléments obéissent à une même idée qui commande à l’ensemble : c’est là l’essentiel de la théorie finaliste, que nul sophisme ne pourra renverser.

C. — L'évolution, ou le passage du moins au plus, n’est possible qu'à une douljle condition : celle d'être complétée par une force et par une idée. Il lui faut une force qui, par une addition extrinsèque, ajoute à l'élan, et comble le déficit entre le point de départ et le terme d’arrivée. Il lui faut aussi une idée qui mesure, dirige, adapte l'élan, ainsi fortifié, à ce que doit être la forme finale. La raison de cette double condition, la voici : on ne se donne pas ce qu’on n’a pas. Le plus ne peut être au bout du progrès que s’il est d’une certaine manière au début ; la forme du terme ne peut procéder que d’un principe qui lapossède. L'évolution ne saurait donc être admise que sous l’influence active de la première cause, et réglée par la fin à réaliser, présente dès l’origine à l’intelligence du premier auteur. L’avenir est ainsi fermé I)ar le prévu, d’où est sorti l'évolué.

II. Le courant delà vie. — La nouvelle école ne renverse que pour construire ; voyons-la à l'œuvre. L’idée maîtresse est l’unicité de la vie, qui rayonnant d’un centre s’insinue dans la matière, la compénètre, s’accorde avec elle par une sorte de compromis ou modus vivendi qui est précisément l’organisation, et voici végétaux et animaux. En vertu de son élan, et jalouse d’actuer les virtualités, dont elle est riche, la vie ralentit le mouvement descendant de la matière, l’entraîne vers des formes plus hautes, des espèces à l’activité moins déterminées, jusqu'à ce qu’elle retrouve en l’homme son entière liberté. Ce courant-vie peut-il être admis ?

A. — Reportons-nous à la description qu’on nous en trace : « A un certain moment, en certains points

« de l’espace, un courant bien visible a pris nais « sance : ce courant de vie traversant les corps qu’il
« a organisés tour à tour, passant de génération en
« génération, s’est divisé entre les espèces et éparV pillé entre les individus sans rien perdre de sa
« force, s’intensifîant plutôt à mesure qu’il avan « çait… » (Ev. créât., p. 28.)

Ce courant n’est pas une « abstraction », une

« simple rubrique sous laquelle on inscrit tous les
« êtres vivants » (cf. ibid.) ; il a donc son existence

à lui. On nous le montre prenant naissance « en certains points de l’espace » : seule la matière occupe par elle-même l’espace ; il faut donc que ce courant soit matériel. D’ailleurs il est « bien visible » : il a donc des couleurs qiii s'étendent sur une surface : il peut être interrompu et renversé (cf. pp. 269, 278, 292 et passim) : autant de propriétés de la matière.

Cependant ce courant matériel, quand il prend naissance « bien visible », n’a pas encore rencontré la matière, et durant tout le cours de l'évolution ne se confondra pas avec la matière, parce que « le

« mouvement d’un courant est distinct de ce qu’il
« traverse » (p. 292). // est donc matériel sans être

matériel.

D’un autre côté, comment ce courant serait-il matériel, puisque dans ses virtualités il contient Fin1789

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tellifjence humaine, dont l’acte propre — et par suite l’existence — ne dépend pas de la jnatière ! ' Mais aussi comment serait-il spirituel, devant être la vie de l’amibe, du mollusque, du cliampig^non, etc., unanimement reconnus comme dépourvus d’esprit ?

C’est donc au point de départ de l'évolution créatrice que nous arrêtons le courant-vie, comme on arrête un voyageur qui n’a pas de quoi voyager. Nous sommes en face d’une chimère.

B. — Cette critique dispenserait de touteautre. Qu’on nous permette cependant de signaler encore un défaut grave. Dans l'élude de la vie, au lieu de remonter à ce qui est primitif et proprement caractéristique, l'école nouvelle se contente de vues superiicielles ou manifestations secondaires : « Le rôle de la vie est d’insérer de l’indétermination dans la matière… La vie est avant tout une tendance à agir sur la matière brute… un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute… » (Cf./. c., 13^, io5, 148, 130,

125.)

Hé bien non ! La vie est avant tout une tendance du vivant à agir sur soi, c’est-à-dire à être à la fois et l’agent et le patient. C’est à cette activité « immanente » que recourt le bon sens pour établir la séparation entre les deux règnes. Penchés sur un être dont nous ignorons la nature, pour le classer parmi les vivants, nous chercherons à le surprendre principe de son propre viou<,-ement : « est-ce qu’il se remue ? » L’herbe se nourrit, pour se grandir. La vision reste dans l’animal, perfection de l’animal, tandis que le corpsbrut exerce son action sur un autre.

Mais ces considérations, qui mettent en lumière l’individualité du A’ivant, seront obscurcies dans la nouvelle philosophie pour sauver l’unité du courant de vie ; l’individu sera présenté comme un lieu de passage où la vie prend son élan pour monter plus haut. Vaine prétention. Par sa manière d’agir, telle que la révèle l’observation, le vivant s’allirme comme l’ens indivisumiii seetdivisuin a quolibet alio, qui détaché de l’ancêtre agit pour soi. lutte pour se maintenir à son degré d'être et y être mieux, et non pour cesser d'être en s'évanouissant dans un être supérieur. Le Struggle for life tend à conserver l’espèce.

Dans la génération, nous ne voyons pas moins une tendance qui s’oppose à la mutation de l’espèce. On ne donne pas ce que l’on n’a pas. Le générant donne ce qu’il a, communique son degré d'être, amène un autre à vibrer dans sa note, mais n’a pas de quoi le faire monter plus haut.

C. — S’agit-il du monde minéral, la chimie nous montre un champ librement ouvert aux combinaisons, donnant le jour à des compoiiés spécifiquement différents des éléments fqui les composent. Le monde vivant exclut-il absolument toute combinaison analogue, ou union entre générateurs d’espèces différentes, pour engendrer un produit d’un degré nouveau ? La philosophie n’a pas d’argument pour ou contre ces alliances. L’expérience nous montre qu’aujourd’hui les choses ne se passent pas ainsi. Qu’en fut-il à l’origine ? Question d’histoire ou de préhistoire, non de philosophie.

Trois points sont certains : i" Une espèce n’a pas de quoi par elle-même être l’origine d’une espèce supérieure ; il faut qu’elle soit complétée par une cause qui comble le dclicit entre le point de départ et le point d’arrivée. Dans le moins il n’y a pas le plus. 2° Le passage de la matière brute à la vie, d’un degré de vie au degré supérieur n’est j)ossible iuc f/ « ns l’activité delacausepremière.3'^ L'ànie humaine qui pense sans organe, n'étant pas une virtualité de la matière, son devenir ne peut être le terme d’un perfectionnement quelconque de la matière ; esprit, elle est tirée du néant.

Le reste est abandonné aux disputes des savants. Les espèces inférieures, sorties les premières des mains de Dieu, sont-elles enstiite montées, sous son action transformatrice, par degrés, d’une manière continue, comme sur la grève monte le flot ; d’où la série plus ou moins continue des fossiles ? L'élément brut, au contraire, la poussière, fut-elle toujours à l’origine des nouvelles espèces le point de départ de l’action divine ? L’un et l’autre peuvent se défendre. Cependant, s’agit-il de l’homme, la deuxième opinion est la seule qui i)araisse s’accorder avec le récit divinement authentiqué de la Bible. Pour les autres vivants, liberté du choix.

D. — Qu’il suffise d’ajouter que cette unité, cette similitude de structure que les biologistes admirent dans les êtres vivants sur des lignes très divergentes, sans dépendre de la solution api)ortée à la question précise du mode d’organisation des espèces, est suflisamment expliquée, dans l’unité des forces de la nature et des éléments matériels, par l’unité de la cause première, l’unité tle lacause finale et l’unité du modèle. Toutes les vies sont sorties d’une même Vie dont elles sont l’image et comme le rayonnement. Par leur ressemblance, elles forcent l’homme à lever la tête, pour trouver au-dessus de lui et adorer cette Vie transcendante, premier principe et dernière raison de toute chose.

IIL Matière et intelligence dans leur connexion avec la vie et l’esprit. — La solution du problème de la vie, telle quelle nous est fournie par la philosophie nouvelle, paraît insullisante. « Ce n’est pas étonnant, répondront les maîtres, vous raisonnez avec votre intelligence. » On se défie de l’intelligence dans cette école, et voici pourquoi.

L'évolution l’a déposée en cours de route comme

« une annexe de la faculté d’agir », pour aider les

êtres vivants à s’adapter à leur milieu. (Cf. /.c., Introd.) M Agir et se savoir agir, entrer en contact avec la réalité et même la vivre, mais dans la mesure seulement où elle intéresse l'œuvre qui s’accomplit et le sillon qui se creuse, voilà la fonction de l’intelligence. » (P. 209.) L’intelligence est donc essentiellement ^rotique, « coulée dans le moule de l’action ». Notre tort est de l’oublier, quand nous demandons à nos concepts de nous livrer l’absolu. Au sage il appartiendra de dépasser le point de vue de l intelligence, en s’introduisunt par l’intuition — sorte de sympathie — dans le courant même de vie d’où est sortie l’intelligence, courant qui est esprit, conscience pure, progrès, création.

La vie dans sa tension — c’est l’esprit qui est aussi le vouloir.

La détente de la vie ou de l’esprit — c’est l’intelligence qui se disperse en concepts ; c’est la matière, qui, sous le regard de l’intelligence, « en vue des exigences de la vie pratique », se fractionne en objets.

A. — Conuucnçons par reviser brièvement le procès de l’iulelligcnce. On lui reproche son impuissance à spéculer, à j)crcevoir le continu, le mouvement, la vie. Nous réi)ondons à ces griefs : 1* Une diversité dans le but de l’acte n’entraîne pas semblable diversité dans la faculté qui exerce l’acte. Le vrai, guide de l’action, peut être perçu par l’intelligence qui contenq)lele vrai dans la spéculation. Connaissance pratique et connaissance spéculative procèdent de la même faculté. D’ailleurs la j>liilosophie iu)uvelle ne sait même pas distinguer clairement l’intelligence de sa sœur ou servante l’inuigination ; on la Aoit confondre la faculté <]ui dessine le singulier, et celle qui ne dessine pas, mais lit en dedans et parle, se rend conqjtc du dessin, et dans le singulier atteint l’universel. 2° Les choses continues sont celles dont les 1791

ÉVOLUTION (DOCTRINE MORALE DE L'

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extrémités ne font qu’un, /yz/orw/n extrema sunt luium. Je forme ce concept, sans recourir au discontinu. Il est donc faux que l’intelligence ne comprenne le continu que par le discontinu. 3° Il n’est pas moins faux que cette faculté ne perçoive clairement que l’immobile. Ma lectrice intérieure sait me parler, d’une manière très précise, d’un sujet apte à recevoir l’action d’un agent, et, sous cette action, à passer d’un lieu à un lieu, d’un élat à un état. Qu’est-ce autre chose, si ce n’est, d’une manière distincte, former le concept du mouvement. 4° Quant à la vie, nous avons AU plus haut comment la raison trouve dans l’acte immanent le caractère qui sépare nettement de la matière brute le règne des êtres vivants.

B. — On reproche encore à l’intelligence sa iierté en face du monde et de l’ordre qu’elle y aperçoit, comme si elle pouvait perceA’oir autre chose que de l’ordre. Il n’j- a en réalité dans le flux de vie qui retombe qu'âne universelle interaction : la matièreobjet est la division intellectuelle introduite dans le flux pour rendre possibles nos actions. D’où l’accord constant entre la matière et lintelligence, et l’ordre que celle-ci ne cessera d’observer dans celle-là : cet ordre est œuvre d’intelligence.

Nous répondrons : i° Intelligence et matière ne peuvent jaillir d’une même virtualité, puisque l’acte propre de l’intelligence n’a pas de dépendance matérielle. 2" La genèse de la matière par la simple détente de l’esprit ou de la conscience universelle est un caprice d’imagination. L’attention, en se relâchant, et par là en se dispersant, remarque des détails jusque-là négligés ; mais on ne peut admettre que le relâchement de cette attention fasse exister ce qui n’existait pas. 3° Il est faux que l’intelligence ne puisse percevoir le désordre. Soit un groupe de plusieurs objets a, b, c… ; certains rapports les unissent. Modifiez la combinaison, vous engendrez de nouveaux rapports ; à un ordre succède un ordre et il y aura toujom’s un ordre. Soit. Mais ordre peut dire plus que cela : savoir, filiation à l'égard d’un principe, dépendance d’un but à poursuivre, obéissance à une idée. En face de la combinaison a, b, c…, l’intelligence apercevra — quelquefois — la présence ou l’absence de cette dépendance, filiation ou obéissance. Amoncellement de pierres : cela peut être une cathédrale ou ce qui reste d’une démolition : là ordre ; ici désordre, c’est-à-dire pierres qui n’ont pas reçu d ordre, pierres qui n’obéissent pas. Un portrait, ce sont des couleurs qui obéissent ; un poème, ce sont des mots qui obéissent. Renversez ou déplacez les mots, mélangez les couleurs, vous n’aurez pas un autre poème ou un autre tableau mais le désordre, sous les yeux de l’intelligence qui a de quoi saisir l’opposition entre le premier état et le second, constater qu’il y a moins ici que là, l’absence d’un effet par l’absence d’une action, celle de la cause finale.

C. — Dernière question : que penser de l’inluition de la vie, prônée par les réformateurs ? Autour du noyau condensé de l’intelligence a passé en contrebande une bordure, une frange, relique précieuse « du

« principe évoluant qui ne s’est pas rétrécie à la forme

<( spéciale de notre organisation » -.amener les philosophes à se ser^'ir de cette frange, pour dépasser par l’intuition les concepts prétendus immobiles de l’intelligence, et entrer dans le courant même de la vie, voilà le rêve caressé par l’auteur de l'évolution créatrice et l'àme de la réforme qu’il propose : « De la

« vie, écrit-il, l’intelligence nous apporte, et ne pré « tend, d’ailleurs, nous apporter qu’une traduction
« en termes d’inertie. Elle tourne tout autour, prea nant du dehors le plus grand nombre possible de
« vues svu* cet objet qu’elle attire chez elle, au lieu

<( d’entrer chez lui. Mais c’est à l’intérieur même de

« la vie que nous conduirait l’intuition, je veux dire
« l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui « même… » (Z. f., p. igi sqq.)
« Si notre conscience va bien dans la même direc « tion que son pi-incipe (courant de vie), elle est sans
« cesse tirée en sens inverse, obligée, quoiqu’elle
« marche en avant, de regarder en arrière… Pour

'( que notre conscience coïncidât avec quelque chose

« de son jirincipe, il faudrait qu’elle se détachât du
« tout fait et s’attachât au se faisant. Il faudrait que, 
« se retournant et se tordant sur elle-même, la faculté

a de l’OiV ne fit plus qu’un avec l’acte de vouloir.

« Effort douloureux, que nous pouvons donner brusce quement en Aiolentant la nature, mais non pas
« soutenir au delà de quelques instants… L’intuition, 
« si elle ijouvait se prolonger au delà de quelques
« instants, n’assurerait pas seulement l’accord du

'( philosophe avec sa propre pensée, mais encore h celle de tous les philosophes entre eux. » (Z. c, p. 258 sqq.)

Belles espérances ! Malheureusement cette intuition, supérieure à l’intelligence, qui, dans un vol pareil en audace à celui de Prométhée, devait ravir à l’absolu le dernier secret de la Aie. n’existe pas. Il n’y a pour l’homme ici-bas que deux sources de connaissance : la sensibilité et l’intelligence. Pour l’intelligence, une seule manière de comprendre : lire son objet dans le livre que lui présente l’imagination. C’est ce que nous constatons facilement dans l’analyse d’une pensée, quelle qu’elle soit. Cependant l’artiste ne peut-il pas endosser, par sympathie, la personnalité de son modèle pour se mieux représenter les sentiments à traduire ? Oui.mais c’est l’imagination qui réalise le prodige ; il n’y a de même qu’imagination dans la tentative d’intuition rêvée par l’auteur de Vé^'ohition créatrice. « L’effort douloureux » que H. Bergson propose à ses disciples leur donnera la conscience d’une certaine raidem- ou tension imprimée aux muscles de l’organisme ; aous A’ous imaginerez aous serA’ir d’un bout de frange spirituelle, échappé par bonheur au travail de condensation, AOUS AOUS imaginerez aous tourner en arrière et tordre Aotre faculté de connaître ; mais en réalité tout se bornera à susciter une image et dans cette image à a-ous sentir vivant de Aotre propre vie.

L’intuition directe de la i/e en général, le rêA-e caressé tout le long de Y Es-olution créatrice, l'àme de la réforme bergsonienne, n’est donc qu’une chimère, qui ne méi’itait pas de captiver le talent de nos philosophes ou l’atttention de levu’s disciples.

Bibliographie. — i' Les œuA’res d’H, Bergson, Paris, Alcan : Essai sur les données immédiates de la conscience ; Matière et mémoire ; L’Es’olution créatrice. — 2* René Gillouin, Henri Bergson, Paris, Michaud. 3° William James, ^ pluralistic universe, London, Longmans. ! i' Toutes les reA’ues de philosophie ont commenté l’Evolution créatrice.

J. Griæt.

ÉVOLUTION IDÉALISTE. — Voir Idéalis.aie. ÉVOLUTION PANTHÉISTIQUE. — Voir Mo-MS.AIE.