Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Evolution (Doctrine morale de l')

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 904-914).

ÉVOLUTION (DOCTRINE MORALE DE L'). — Tout le monde sait qu’un certain évolutionnisme, imprégné de monisme et de matérialisme, a été partout répandu depuis une trentaine d’années ; ses principaux auteurs sont H. Spencer et E. Hæckel ; quant à ses tenants, surtout parmi les instituteurs et les gens adonnés à la culture des sciences expérimentales, ils ne se comptent pas. Les métaphysiciens 1793

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elles naturalistes l’ont souvent étudié, les moralistes beaucoup moins ; pourtant il vise au gouvernement de la conduite autant qu'à l’explication des choses. Cet article comprendra un exposé et une appréciation.

I. — Exposé

A) L’Univers selon les Evolutionnistes. — L’Univers est constitué par une Force immense et formidable ; à l’origine il était dans un état chaotique, sans ordre, ni vie, ni beauté, ne méritant les noms ni de Cosmos, ni de monde, ni d’univers, qui tous impliquent l’idée d’ornement et de coordination. Mais lentement il s’organise et se perfectionne. En quoi consiste ce progrès ? Dans une plus grande complication. Ainsi un chêne est plus parfait qu’un brin de trèlîe, un vertébré est supérieur à une huitre, et un cerveau humain, d’une si Une et si riche structure, vaut mieux qu’un cerveau de cheval ou de singe. Les êtres ne s'élèvent pas les uns au-dessus des autres par l’adjonction d'éléments nouveaux et d’une autre nature que les précédents, comme le principe vital dans les plantes, l'àme sensitive dans les animaux, et l'àme spirituelle dans les hommes. Non, progresser c’est simplement passer du simple au complexe, du moins organisé au plus organisé, c’est multiplier les éléments et accroître leur intrication : ce qui donne naissance à des êtres nouveaux et meilleurs. (Cf. Herbert Spencer, Les premiers principes, trad. E. Gazelles, principalement les chapitres xiv, XV et XVI.)

L’Ecole dirait que tout s’accomplit dans l’ordre de la quantité, et quand il arrive à Spencer ou à Hæckel de parler qualité, opposant homogène à hétérogène, distinguant des êtres variés et divers, sous peine de contresens on doit entendre que ces qualités ne viennent pas des natures diverses des éléments, mais de leurs arrangements particuliers.

D’abord la nébuleuse, principe fécond de tous les êtres, se débrouille et forme des globes à la fois distincts et, malgré leurs rapides mouvements, se retenant les uns les autres dans un équilibre harmonieux.

Ces globes, en particulier notre terre, se tassent, les parties molles se stratilient, les mers se séparent des continents sur lesquels ne coulent plus que les rivières et les tleu^ es comme des artères bienfaisantes.

A un certain moment de l’organisation de notre planète, après des milliers et des milliers d’essais infructueux, des combinaisons chimiques plus complexes Unissent par réussir (cf. sur cette « génération spontanée ; > déconcertante, entre autres passai ; es, les p. 2y-30 du Monisme d’E. Hæckel, traduction de G. Vacher de Lapougc), et oilà les premiers vivants, Mouèrcs d’IIæckel, Balhybius d’Huxley, ou protistes quclcon([ues dont les journaux annoncent de temps à autre, à grand fracas, qu’ils viennent enlin d'être refaits dans les laboratoires des chimistes. (Cf. Revue pratique d’Apolog., iQOÔ-igcô, tome I, p. 468et s(H(.siu' les radiobesde M. Burke — et même revue, njoG-iyo^, tome III, p. ! -- et sqq. sur les expériences de M. Sté])hane Leduc.)

Les vivants, très rudiuicnlaires, se multiplient, se diversilient, luttent les uns contre les autres, les plus forts triom[)lient, et insensiblement se perfectionnent. « ÏN’aluranon facit saltus », disaient les anciens, et dans un sens nouveau, beaucoup de modernes disent : « L'élan vital », parti de si bas, monte par degrés jusqu’aux vertébrés et jusqu'à l’homme et continuera indéliniment son ascension.

Les premiers hommes, issus des animaux supérieurs, furent très longtemps semblables aux bêtes par la figure et le sentiment. Egoïstes, « lubriques et

féroces », selon les expressions de Taine, n’ayant quasi aucune connaissance dans leurs cerveaux épais, ils vivaient misérablement et dans des luttes continuelles. Les sauvages, Fuégiens, Iroquois, ou Bantous seraient quelques tj-pes des hommes presque primitifs, restés en arrière et liges dans leur barbarie, pendant que leurs congénères en Asie et en Europe se sont élevés et civilisés. (Cf. Salomon ReiNACH, Cultes, mythes et religions, tome I, introduction — et Orpheus, p. 6, | 12.)

L’univers, malgré ces retards partiels et comme ces témoins de son trajet laissés sur la route, suit toujours la même loi du progrès. Nous sommes, nous, Européens du xx* siècle, le terme de letTort universel vers le mieux, mais nous n’en sommes que le terme actuel et provisoire, nullement le terme délinitif. Avec lenteur mais sûreté, nous nous acheminons, selon le mot de Nietzsche, vers des « surhommes » à qui pauvi-eté, ignorances, maladies, vices seront inconnus. Chacun mettra son propre bonheur dans le bonheur des autres ; l'égoïsme aura vécu ; on se disputera les occasions de se dévouer ; la plus pure morale sera passée dans le sang, devenue instinctive, et irrésistible. (Cf. H. Spencer, Les bases de la morale é'>'olutionniste, cliap. xiii.) « L'âge d’or », le « Paradis terrestre » ne sont pas derrière nous, mais devant nous. Descartes déjà (et. Discours de la méthode, 6^ partie), et à la tin du xaiii' siècle CoNDORCET (cf. toutc VL’sfjuisse des progrès de l’esprit humain), s'étaient bercés d’espérances semblables ; GuYAU mourant s’y raccrochait comme à une foi religieuse : « Je suis bien siir que ce que j’ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mes rêves peut-être ne sera perdu, d’autres les reprendront, les rêveront après moi, jusqu'à ce qu’ils s’achèvent un jour. C’est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève, à dessiner le lit immense où elle se meut. » (L’Lrréligion de ias’enir, p. 458. Les lignes citées sont une partie de l’inscription gravée sur la tombe d^ Guyau, à Menton.)

Tout cet avenir est assuré. (Cf. H. Spencer, Statique sociale, p. 80.) k Le progrès n’est point un accident, mais une nécessité. Loin d'être le produit de l’art, la civilisation est une phase de la nature, comme le développement de rembr30n ou l'éclosion d’une fleur… Il est sûr que ce que nous appelons le mal et l’immoralité doit disparaître. » Des lois inflexibles rythment le développement de la nature ; aussi sûrement qu’une barciue empoitée par le cours d’un ileuve glisse à la mer, aussi immanquablement, quoique non sans heurts ni cahots, l’humanilc est entraînée vers la perfection.

B) L’histoire évolutionniste de la morale. —La théorie évoiutionniste implique une histoire critique de nos idées morales et leur en substitue d’autres insi)irées par la nou^ elle conception du monde.

Tout honnne, arrivé à l'âge de raison, porte au ciel de son esprit des étoiles très pures, qui, voilées parfois, finissent toujours par vaincre les nuages ; ce sont les idées du bien et du mal, du devoir, de la responsabilité, des sanctions inévitai)les ; ce sont encore des appréciations comme celle-ci : se dévouer est beau ; il y a des biens, par exenqile, la patrie, la vérité. Dieu, qui sont plus précieux que la Aie, et, à l’occasion, plutôt que de les méconnaître, il faudrait savoir mourir. Ces idées ne demeurent point isolées et froides, elles sont vivantes, respectées, redoutées, vénérées ; tout un cortège de sentiments les plus varies, depuis la haine jus(iu'à l’enthousiasme, accompagne, dans chaque cœur d’homme, ces reines immortelles.

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D’où vient tout ce monde moral et que vaut-il ?

A l’origine le seul égoïsme inspirait les actes des premiers hommes ; dans l'état pré-social qui dura très longtemps, aucune règle, aucune morale, chacun suivait anarchiquement ses désirs.

A la longue on sentit vivement, à côté des délices de l’indépendance, les faiblesses, les périls, les insécurités perpétuelles de la vie purement individualiste. On s’avise de l’utilité de l’union : voilà les linéaments encore indécis de l’instinct social, il se crée lentement, avec toutes sortes d'à-coups, sous la pression du besoin. On linit par s’associer pour la guerre et la chasse. Cela nécessite un chef militaire, poigne dure, autorité rude. Son propre intérêt de chef le porte à veiller au bien commun : en lui, pour la première fois, égoïsme et altruisme, intérêt individuel et intérêt général coïncident ; car sa force et sa faiblesse sont attachées à la force et à la faiblesse de la communauté ; il est la collectivité abrégée, individualisée : de là, ses ordres et ses prohibitions visant à la fois et d’une manière inséparable son avantage personnel et l’avantage de tous.

Il défendra, par exemple, de détourner le produit des chasses, de trahir au profit d’un clan adverse, proscrira la guerre et le meurtre entre les hommes qui lui sont soumis, commandera de fabriquer des outils, d’ensemencer des champs ; ceux qui obéissent sont loués par la communauté, qui trouve profit à leur obéissance et récompensés par le chef ; lestransgresseurs sont blâmés et punis.

Peu à peu il se forme, dans les consciences, une liaison entre actes socialement utiles, ordres, louanges, et récompenses — et un autre enchaînement analogue entre actes socialement nuisibles, défenses, mésestime, déshonneur et châtiment.

Ces associations, favorables à l’altruisme, se soudent fortement grâce à une longue et impitoyable contrainte et, transmises par hérédité, deviennent instinctives ; à mesure qu’elles règlent d’elles-mêmes et presqu* automatiquement les rapports mutuels des hommes, l’autorité sociale, devenue moins nécessaire, s’adoucit, s’efface, laisse de plus en plus de liberté : ce qui permet auxKant naïfs et ignorants de l’histoire de parler d' « autonomie ».

On oublie, par la suite, la véritable origine toute empirique des idées et des sentiments qui, d’un commun accord, guident la conduite. Chacun les trouve inscrits dans son cœur ; on les croit absolus, sacrés, nécessaires, indestructibles, exprimant non les conditions de la vie dans un état transitoire, mais l’ordre éternel du monde, connus de nous, mais non créés par nous. On ne voit que leur bienfaisance, et si dans certains cas ils semblent inutiles ou gênants, ce n’est qu’une fausse apparence, on leur suppose une utilité supérieure qui se révélera dans une autre vie. Alors un Cicéron célèbre la loi naturelle, un Kant s'écrie avec enthousiasme : « Deux choses me remplissent d’une admiration inépuisable : le ciel plein d'étoiles, au-dessus de ma tête, et la loi morale au fond de mon cœur ! » On invente, au-dessus de nous, un auteur et un gardien de la morale, législateur, juge, rémunérateur ou punisseur. — Pure illusion « du bon gorille ! » (Cf. Rexax, L’Avenir de la Science, préface, p. xvm : « A force de chimères, on avait réussi à obtenir du bon gorille un effort moral surprenant. « ) Un homme de conscience délicate n’est qu’un animal bien dressé, ayant perdu le souvenir des coups de bâton qui ont formé ses aïeux. « Si un chien d’arrêt, écrit Guyau, était assez intelligent pour comparer sa conduite à celle des chiens courants sescamarades, il pourrait s'étonner, sentir en lui l’action d’une puissance sui)érieure à sa pensée réfléchie, éprouver quehpie chose de

cette terreur religieuse qui est un des traits distinctifs du sentiment du devoir. » (Guyau revient à plusieurs reprises sur des exemples de ce genre dans son Esqiiissed une morale sans obligation ni sanction. Cf. par ex. p. 67, 122. Il les emprunte à Darwin : La descendance de l’homme, 1'* partie, chap. iv, traduct. Edmond Barbier.) La conscience riiorale est un cas d’atavisme, un héritage accumulé, un sj stème de freins et de propulseurs psychiques dont l’origine est oubliée. Quand M. Dufrène dans son « Cours de Pédagogie, allirme dans une formule d’apparence pai’adoxale que « la conscience est l’inconscience », il ne sort pas de l’orthodoxie évolutionniste.

Nous connaissons, désormais, la « généalogie de la morale ». (L’expression est de Frédéric Xietzscub qui a écrit sous ce titre le inoins obscur de ses déconcertants ouvrages. Il accable de sarcasmeslespsychologues anglais, et toutefois, comme eux, attribue à ce que les hommes d'à présent appellent la morale, une origine empirique ; elle serait un ensemble de liens perfides inventés parles faibles pour ligoter les forts. Cf. j" dissertation, p. 25 de la Généalogie.) Cette j déesse splendide et redoutable, nous avons découvert son humble extraction : l'égoïsme a par nécessité créé l’instinct social, celui-ci l’autorité, celle-ci la discipline, la discipline devenue automatique et consubstantielle à l’homme s’est muée en morale, voire même, avec l’aide de l’animisme, en métaphjsique et en religion. L’animal moral, métaphjsique et religieux est issu de l’animal social. (Cf. Georges MicheLET, Dieu et ragnosticisme contemporain, en particulier p. 1-24 où est exposée l’opinion de Durkheim.)

C) Abrégé de la morale évolutionniste. — On nous propose, en harmonie avec la théorie évolutionniste, une morale provisoire comme tout ce qui forme ce monde changeant. Elle n’est pas impérative, mais persuasive, faite non de préceptes mais de conseils, et se résume en ce mot : obéis à la loi du progrès ; gouttelette d’eau dans le grand fleuve, suis le courant ; I^as de réaction.

Tâchons de saisir le sens plénier de cette règle d’or. A quoi tend le progrès ? à l’accroissement de la vie en longueur et en intensité ; lui obéir ce sera rechercher la plus large mesure de vie, et le premier conseil, en se précisant, se convertit en celui-ci : Vis le plus possible. — Mais qu’est-ce qui donne du prix à la vie et peut déterminer à la Aouloir ? C’est le I plaisir qu’elle procure. Si la somme des peines l’emportait, comme le prétendent les pessimistes, la vraie morale serait : suicide-toi. Nous voici donc munis d’un conseil nouveau : Jouis. — Chacun comprend qu’il ne s’agit pas des seuls plaisirs grossiers. Il y a plus d’une forme d'épicurisme : « En somme, écrivait l’auteur du Voyage aux Pyrénées, le sens le plus sensible, le plus capable de plaisirs nouveaux et divers, c’est le cerveau… » — Mais vivre et jouir supposent que l’organisme n’est pas troublé, donc, observe les lois de riiygiène. Le médecin est le prêtre de la religion future et le nouveau directeur des consciences. — Enfin « toutes choses, comme dit Pascal, étant aidantes et aidées, causantes et causées » et toutes gens se tenant, le bonheur des autresnous est nécessaire ; au spectacle, ou même à la pensée de la souffrance, on souffre, et surtout, les commodités d’un chacun augmentent avec le progrès général, donc n’omets pas de te dévouer. Ton égoïsme même te le commande.

Voilà le « pentalogue » évolutionniste. exclusivement positif et sans superstition. Par lui, la grande force qui constitue l’univers et le pousse vers le mieux, 1797

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trouvera dans les hommes des collaborateurs conscients.

II

Appréciatiox

Ce n’est pas l’endroit de dégager les vérités partielles et les hypothèses plausibles qui entrent dans

! a synthèse évolutionniste. Bornons-nous à montrer

ijue bases, généalogie, code, aucun des points de la théorie morale des évolutionnistes n’est satisfaisant.

A) Les Postulats de l’Evolutionnisme. — L’armature du système est faite de i)ostulats sans preuve et même, en plus d’un cas, contraires à des faits constatés : ce qui, chez tout philosophe, est un péché mortel, et chez des positivistes doublement mortel.

Qui a démontré que toute la réalité est constituée par une seule force, et que le monde n’est pas l’œuvre d’un créateur personnel ? Premier postulat : le monisme.

Qui a démontré le passage graduel et naturel de la matière organique à la matière organisée et vivante ? Deuxième postulat : la génération spontanée.

Qui a démontré que l’homme, avec ses idées et ses sentiments, n’est qu’un dérivé de l’animal et qu’il n’y a d’autre difTércnce entre mon chien et moi que quelques degrés de complication ? Troisième postulat : identité d’origine et de nature en l’homme et l’animal.

En 18g5, Brunetière écrivait : « La descendance de L homme, de Darwin, ou IJ Histoire naturelle de la Création, àvi professeur Hæckel, ne sont de leur vrai nom que des romans scientiliques… Il n’est pas prouvé que Thomme descende de l’animal. « (Questions actuelles, p. 152. — Cf. le petit ouvrage du marquis de Xadaillac : L’Homme et le Singe, et deux articles de l’abbé Clodius Piat sur l’Intelligence du Saunage et de l’Enfant, dans lîevue pratique d’Apologétique, ib’]ù.. et i" août 1910.)

Qui a démontré que les peuples dits sauvages sont des primitifs, tout proches encore de l’animalité ? Voilà un quatrième postulat. Mgr Le Roy, avec l’autorité d’un missionnaire qui a vécu vingt ans au milieu des Bantous, écrit à l’adresse de Salomon Reinach :

« Ces primitifs ou ces sauvages qu’il vous

faut n’existent nulle part. » (La Religion des Primitifs ^ p. 430.)

Quia démontré que toutes choses s’enchaînent inflexiblement, qu’il n’y a de liberté ni à l’origine, ni dans le gouvernement du monde, ni dans les destinées individuelles ? Cinquième postulat : le déterminisme universel.

Qui a démontré, enlin, que le progrès sera indélini ? Si on se place au point de vue des commodités de l’homme, on ne songe point à contester la réalité du progrès dans la formation des mondes, dans l’aménagement de la terre, ni même dans les idées et les mœurs ; mais le mouvement commencé durerat-il ? Le lendemain est-il garanti ? Je l’entends bien, à défaut du ciel, la croyance au progrès est nécessaire, je n’agis pas si mes actes tombent dans le vide ; l’idée de progrès est l’âme même de la morale évolutionniste, mais est-elle exacte ? ni le panthéisme ni le matérialisme ni l’agnosticisme ne m’autorisent à le croire, seule m’en donnerait le droit la crojance à un Dieu sage, puissant, ami des hommes et veillant à leur bonheur.

Guyaii résiste comme Spencer, comme Hæckel, comme Renan, et se réfugie dans l’optimisme les yeux fermés : « Je suis l)ien sur ([ue ce que j’ai de meilleur en moi me survivi-a. » Voilà un acte de foi aveugle ; des perspectives très différentes restent ouvertes.

Peut-être l’humanité, privée des doctrines morales qui l’ont excitée et soutenue, retournera-t-elle à la barbarie ? Renan lui-même, à certaines heures, le redoutait :

« Ce qu’il y a de grave, c’est que nous n’entrevoyons

pas pour l’avenir, à moins d"un retour à la crédulité, le mojen de donner à l’humanité un catéchisme désormais acceptable. Il est donc possible… qu’un abaissement réel du moral de l’iiumanité date du jour où elle a vu la réalité des choses… Je le dis franchement, je ne me fig.re pas comment on rebâtira, sans les anciens rêves, les assises dune vie noble et heureuse. » (L’Avenir de la Science, p. 18 et 16 des Dialogues et fragments philosophiques. Il faut savoir entendre le langage de Renan : ce quil qualifie crédulité, rêves, est pour nous vérité.)

Mettons les choses au mieux. Les hommes continuent leurs progrès scientifiques et leur amélioration morale, il reste que notre fragile planète est dépendante de mille forces redoutables. Demain, peut-être, quelque dérangement imperceptible, sui-venu dans une partie de l’immense uni^ ers, troublera les mouvements de noire système. Que de catastrophes possibles ! dans un clin d’œil toute notre civilisation peut être mise à néant. Nos Louvres, nos musées, nos bibliothèques, nos savantes machines, et nous-mêmes, il suflirait d’un choc, somme toute bien minime eu égard aux énergies incalculables qui agissent dans le momie, pour tout pulvériser. « Adveniet dies dominiut fur : in quo cæli magno impetu transient, elementa vero calore solvenlur, terra autem et quae in ipsa sunt opéra exurentur. » (.S’. Pierre, WEp., iii, 10.) Je voudrais bien savoir au nom de quelles certitudes les plus déterminés partisans du progrès indéfini écartent de telles éventualités.

Il y a mieux encore. Supposons que l’univers suive son cours naturel, le progrès indéfini nen serait pas moins une chimère. Nos physiciens et nos astronomes prévoient une époque où manqueront les conditions nécessaires de la vie. « Nous devons envisager, non comme prochaine assurément, mais comme inévitable la mort du soleil en tant que soleil. La vie végétale et animale se resserrera de plus en plus vers l’équateur terrestre… Réduit désormais aux faibles radiations stellaires, notre globe sera envahi par le froid et les ténèbres de l’espace… » (Cf. H. Faye, Sur l’origine du monde. ie signale tout le chapitre xv, sur les conditions de la vie dans l’univers et la fin du monde actuel.)

Les individus meurent, la race elle-même mourra ; qu’elle soit broyée tout à coup ou lentement anémiée, peu importe, elle mourra ; et dans ces conditions prophétiser le progrès sans fin est une fantaisie poétique, un aveuglement ou une ironie. Si les évolutionnistes y croient sérieusement, comme il parait à les lire, ne font-ils pas preuve de plus de crédulité que d’esprit scientilic^ue ? Ils accordent, sans raison et contre la raison, leurs doctrines avec leurs désirs. Après cela, qu’ils se fassent gloire de leur agnosticisme et de leur prudence intellectuelle, et qu’ils raillent notre métaphysique ! (Le lecteur trouvera des vues intéressantes sur limpossibililc du progrès perpétuel dans Clodius Piat : L^hilosophies de l’intuition, p. 210-224, et : La Morale du bonheur, p. 18-24. Ce n’est pas non plus, sans profit qu’on liralespp. 34-48 deGuiBEHT, dans : Les Croyances religieuses et les Sciences de la nature. — Cf. aussi Albert ue Lai’Pahent : La Destinée de la Terre ferme. On y lit page 50 : « La seule action des forces actuellcmcnl à l’œux re, si elle pouvait se i » rolonger sans obstacles, sullirail pour entraîner, dans un intervalle de temps peu durèrent do 4 millions d’années, la disi)arition totale de la terre ferme. ») Oue toutes ces assises sont vacillantes ! Nous 1799

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n’avons point le roc, ! ’ « inconcussum quid », mais du sable mouvant et, suivant le conseil de Jésus, (S. Luc, VI, 47-49) » la sagesse nous défend d’établir là-dessus notre demeure définitive. Je ne parle évidemment que de la philosophie évolutionniste. Il y a une évolution — qu’on appelle plus communément transformisme — bornée aux plantes et aux organismes animaux. Quelles que soient les nombreuses et grosses questions qu’elle soulève, je ne l’estime pas philosophiquement insoutenable : Ni S. Augustin, ni le docteur angélique n’en eussent été embarrassés. Mais est-elle réelle ou non ? Question de fait, et c’est affaire aux naturalistes de répondre — quand ils le pourront.

B) Examen de l’histoire évolutionniste de la morale. — 1° L’origine. La genèse de nos idées morales est une histoire assez compliquée. A chacun de nous, en fait, elles ont été proposées par des éducateurs, pai-ents, maîtres, catéchistes, ou elles nous sont A’enues des conversations et des lectures, et, dans ce sens, leur origine est sociale. Mais notre raison individuelle, qui porte en soi-même un certain pouvoir de les découvrir, les a comprises, reconnues conformes à l’ordre des choses, fondées sur une métaphysique exacte ; suivant son degré de pénétration et le temps qu’elle leur a consacré, elle les a plus ou moins coordonnées et plus ou moins profondément enracinées dans le sous-sol métaphysique ; dans ce sens, nos idées morales ont une origine individuelle. Raison personnelle et raison collective, collaboratrices l’une de l’autre, Aoilà leur cause.

Gomment la société elle-même, qui conserve et transmet, a-t-elle été mise en possession des vérités morales ? De deux façons. La raison a cherché à comprendre l’univers et la nature humaine, et, de cette double science, elle a tiré des règles de conduite. Dieu « multifariam multisque modis » a parlé en père qui instruit et commande : révélation primitive, décalogue, révélation évangélique : voilà les instructions les plus marquantes données par le Maître divin.

Les évolutionnistes, eux, dérivent toute notre morale des injonctions des chefs et des pouvoirs publics. Or cela entraîne deux difïicultés insolubles.

L’autorité sociale se meut dans la sphère des actions sensiblement observables, « au for externe », pour parler la langue des canonistes. Or, ce qui caractérise les actions de l’ordre moral, c’est leur intériorité. Un acte dommageable, s’il est involontaire, n’est pas immoral ; un acte nuisible, fait abonne intention, est moral. L’ours de La Fontaine, cassant la tête de son ami, fait un acte d’amitié. Bien plus, certains mystiques, les gnostiques jadis et plus près de nous les quiétistes, resserraient toute la morale dans l’intériorité pure ; peu importaient les actes, pourvu que l’intention fût droite et le cœur pur. Il ne s’agit pas ici de juger ces extraA’agances, mais je constate qu’elles ont existé, ce sont des faits, et comme tels, étant partie du réel, ils doivent avoir leur explication dans une doctrine qui vise à rendre compte de toute la réalité. Visiblement, ils ne sont pas explicables dans la théorie de l’évolution. L’autorité est extérieure, objective, matérialiste ; la moralité est chose intérieure, jtrincipalement toujours, quelquefois exclusivement. Elle est une chose imma » térielle, qui consiste dans des intentions. Voilà deux réalités d’ordres divers, irréductibles ; l’une ne peut sortir de l’autre.

Il y a plus. On a dressé nos pères lointains, et ce dressage a tixé dans notre organisme des inhibitions et des impulsions ; parce que nous sommes capables

de connaître, elles fleurissent en idées, en jugements, en sentiments : toute notre morale théorique est faite de cet épanouissement d’épiphénomènes ; elle est dérivée du dressage organique et de la contrainte sociale ; c’est dire, en termes équivalents, que la législation est créatrice du bien et du mal et principe du juste et de l’injuste. — Mais quoi ! dans notre conscience se dresse un tribunal où sont cités les décrets, les lois, les institutions. Si nous examinons les sociétés très anciennes qui, selon les évolutionnistes, se rapprochent le plus des mères et formatrices de notre conscience, cette même conscience les juge grossières, immorales et barbares ; ne devrait-elle lias, tout au contraire, cadrer avec elles et les trouver parfaites ? — Direz-vous : on a progressé depuis, le perfectionnement du mécanisme de la société a perfectionné notre morale… Cela ne résout rien, car ce que nous faisons pour les sociétés préhistoriques, nous le faisons pour toutes. Y a-t-il une organisation sociale qui ne soit à nos yeux justiciable de la loi naturelle, et que nous ne soumettions au contrôle des lois immuables de la justice ? L’antiquité eut son Antigone (cf. Sophocle, Antig/tne) déclarant à Créon : a Je n’ai pas cru que tes ordres eussent assez de force, pour que les lois non écrites, mais impérissables, émanées des dieux dussent fléchir sous un mortel », comme le christianisme eut ses apôtres disant au Sanhédrin : « Obedire oportet Deo magis quani hominibus » (Actes des apôtres, v, 29), comme nous avons notre cardinal Andrieu (Mandement du 25 mars 190g et déclaration au juge d’instruction, 14juin, cf. L’L’nii-ers, 15 juin 1909) rappelant qu’au-dessus des lois humaines il y a la justice éternelle, comme nous avons M. Groussau (Journal Officiel, 2’séance du 10 mars 1910. pag. 1382-1383) affirmant avec force que la première condition à laquelle toute loi doit satisfaire, c’est le respect des droits naturels.

Ce que ceux-ci ont proclamé avec éclat, un très grand nombre le pense ; et, c’est dans ces invincibles jugements de la conscience que gît le principe du courage des martyrs passés et futurs. Ceux qui portent de tels jugements, humbles bonnes femmes ou brillants personnages, sont l’élite de l’humanité, ses plus beaux exemplaires, ceuxoù la raison est le plus lucide, la volonté le plus droite et le plus énergique, ceux par qui se conserve et s’accroît toute civilisation. Par eux l’idée triomphe de la force, se l’asservit ou la brave, et par là même lui marque des borne » infranchissables.

Comment notre conscience — si elle dérive tout entière des organisations sociales — peut-elle les louer, les blâmer, et de tant de manières s’attribuer sur elles la supériorité ? C’est un phénomène impossible, comparable à une eau qui s’élève d’elle-même beaucoup au-dessus de sa source.

2" La transntission. C’est un grand point que de naître, mais ce n’est presque rien à moins que l’on ne Aive et grandisse. La morale si incomplète des évolutionnistes, comment s’cst-elle maintenue et perfectionnée ? Par l’hérédité, répondent-ils. Elle est, dans son fond, un sjstcme de prédispositions inscrites dans les organes, accrues à chaque génération et indélinimcnt transmissibles.

Th. RiBOT a écrit un livre très documenté pour établir l’existence de l’hérédité psychologique. Pour lui, comme pour Spencer et toute leur école, la pensée et la conscience ne sont que des épiphénomènes, des résultantes des phénomènes physiologiques, qui, eux-mêmes, ne sont que des phénomènes mécaniques un peu plus compliqués, — et l’hérédité psychologique, dans ces conditions, devient un simple cas plus complexe d’hérédité organique. Cette dernière est1801

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elle réelle ? oui, senible-t-il, en dépit, toutefois, d’une foule de cas déconcertants ; car que d’enfants débiles issus deparents vio : oureux, que de parents et d’enfants, que de frères qui n’ont pas l’air de famille ! et quant aux qualités artificiellement acquisespar les parents, par exemple l’art de jouer du piano ou du iolon, l’art de nager ou d’écrire, elles ne se transmettent pas ; cliacun doit, pour son propre compte, recommencer l’apprentissage.

Selon les scolastiques, le psychique, quoique d’une qualité à part et originale, est très lié aux organes, et, telle une vanne d’écluse qui, baissée ou levée jusqu’à des liauleurs diverses, arrête ou permet et mesure l’écoulement des eaux, l’état des organes entrave ou facilite et diversifie la pensée. Dans la proportion très imprécise et très difficile à déterminer où riiérédité régit les organismes, elle influe par contre-coup sur l’esprit.

J’estime cette tliéorie très juste, mais, sans nous enfoncer davantage dans la métaphj’sique, tenonsnous-en aux faits constatés. Cliaque nature apporte avcc soi deux choses : des capacités de sentir et de comprendre, variables selon les individus, mais ayant ceci de commun chez tous : c’est qu’elles sont d’abord vides. (Les spécialistes reconnaîtront là du premier coup d’oeil, une thèse de l’Ecole. CÂ. Mgr Mercier : Psychologie, p. 33 1 et sqq. 5’édition.) C’est l’ambiance multiforme qui peu à peu les remplit. L’innéité hcréditariste n’est pas plus acceptable, pour celui qui s’en tient à l’expérience, que l’innéité leibnizienne ou kantiste. — En plus des capacités vides, chaque nature apporte certaines inclinations parfois très marquées, et qui, si elles sont un peu fortes, ne tardent guère à se dessiner et à orienter la vie ; un tel est né pour être soldat et tel autre pour écrire, celui-ci est voué par sa complexion même à la musique et celui-là à l’éloquence, mais ni les capacités ni les inclinations ne sont nécessairement celles de la lignée. Cela est diversifié, inclassable, chaque cas est original, unique. imprévisil>le. Peut-être l’hérédité est-elle la loi, mais les exceptions sont les plus nombreuses, et c’est une loi cachée sous de tels entrecroisements de lois opposées, comme une source sous des pierrailles et des herbages, qu’il est impossible de la dégager et de préciser ce qu’elle donne ; et puisque, dans la réalité des faits, chaque cas apporte du nouveau et du divers et que l’hérédité n’est pas une cause fixe, régulière, uniforme, mais, dirais-je, capricieuse et bondissante hors de toute règle, a-t-elle pu consolider, enraciner et immobiliser uniformément, chez tous, les notions morales ?

Ces capacitéset ces inclinations ne sont pas davantage fixées une fois i)our toutes, rigides et fatales. L’éducation les modifie, les atténuant, les agrandissant, les précisant ou les diversifiant. Chaque année, comme le dit Le Play (cf. en particulier : La Réforme sociale, tome I", c. 28), la société subit une nouvelle invasion de « i)etits barbares » : ce sont les nouveaunés, ceux qui avaient insi)iré à l’antiquité cette délinition du méchant : « Malus, puer robustus. » En dépit des airirmalions évolulionnistes, nous ne faisons pas le bien du premier coup et infailliblement, comme l’oiseau son nid et le castor sa cabane. Il faut, pour nous y aider, des enseignements, de bons exemples, assez souvent quelqties taloches ; et ce n’est que lentement, par notre réflexion, les efforts de notre volonté, les secours religieux, et mille aides extérieures, que se constitue notre personnalité morale. Que chacun de ceux qui me lisent ouvre les yeux et se considère lui-même : f|ue serait-il sans telle ou telle influence d’une mère, d’un père, d’un jirèlre, de tels camarades, de tels livres ? Meilleur ou pire, assurément il serait autre et plus pauvre. Et. plus radica lement encore, que serait-il sans cette atmosphère civilisée où, semblable aux plantes qui par leurs feuilles se nourrissent inconsciemment de la lumière et de l’air de leur milieu, il a puisé, sans presque s’en apercevoir, une foule d’idées et de sentiments ? Selon la remarque d’Aristote, nous ne naissons pas

« tout faits et achevés », mais capables, avec le

secours d’autrui, de nous faire et de nous achever.

La loi d’hérédité psychologique ne nous paraît pas juste ; supposons-la vraie, de nouvelles dilîicultés se lèvent.

Tout à coup, à partir d’une date et d’un lieu déterminé, de nouveaux genres de vie apparaissent, par exemple, le Christianisme. Sous l’impulsion d’un homme, profondément difîérent de tous ceux qui avaient paru jusqu’alors, des milliers d’autres hommes, issus des races et des contrées les plus disparates, se plient à une discipline nouvelle et unifoi-me. Comment cette soudaineté et cette uniformité peuvent-elles s’accorder avec l’hérédité psychologique qui, dans le cas, aurait tendu à une permanence des divers états précédents ? La théorie héréditariste dit : le passé se continue, et la réalité répond : le passé se rompt, une nouveauté radicale s’inaugure, il n’y a pas suite, mais brisure et recommencement. Je cite le Christianisme, car il est de toutes les révolutions morales la i)lus étonnante, mais il n’est pas la seule, il y a eu le Bouddhisme, il y a eu le Mahométisme, il y a eu le Mormonisme, etc. (cf. H. Taine, Nouveaux essais de critique et d histoire, p. 182). Voilà des faits réels, que les évolulionnistes les expliquent !

Les phénomènes inverses se produisent, l’œuvre faite se défait. Ces décadences morales ne se peuventnier. Hélas ! sous nos yeux la France, par dépérissenient des vertus qui l’ont construite, est menacée de mourir, et, sans introduire en histoire à la place du fatalisme du progrès une autre espèce de fatalisme, j’ai le droit de constater que le déclin qui semble commencer chez nous s’est accompli dans toutes les nations de l’antiquité. Le climat restait le même, mêmes demeuraient les conditions, mais les cœurs changeaient, la discipline morale qui tenait droite et ferme la vie des citoyens volait en éclats, et, à Jérusalem, à Athènes, à Rome, à Byzance, c’était l’alTaiblissement, le marasme et la mort. Xe semblet-il pas que là encore l’hérédité est en défaut ? — surtout l’hérédité fatale, inévitable et infiexible des Spencer ? Comment les pères ont-ils engendré des fils aussi dissemblables, et comment les inutilesbavards de l’agora, au temps de saint Paul(.lc<. des Ap.. xvii, 21) peuvent-ils descendre des rudes vainqueurs de Xerxès ?

C) Examen de la morale évolutionniste. — La morale, dans ce système, est un luxe inutile. La nature, qui nous a acheminés sans nous au point où nous en sommes, suit son cours fatalement ; nous ne sommes que des pièces minimes inflexiblement engrenées dans le mouvement d’ensemble. Ce que je pense, je ne peux pas ne pas le penser, et de même je ne peux vouloir que ce que je veux, faire que ce que je fais ; tout système déterministe est la condamnation à mort de la morale ; et, celui des évolutionnistes plus encore que les autres, carie progrès est immanquable ; serais-je maitre de mes actes, je me désintéresserais du train de l’univers. Que la nature fasse seule ses afTaires, jiuisqu’ellc les fait si bien ! On ne porte pas de l’eau à la rivière ni du l)ois à la forêt, liien i)lus, mes interventions, nuiléclairées et fautives, ris(iueraient de contrarier les plans de la nature et de retarder sa marche. Dormons donc tranquilles et, si c’est possible, vivons heureux et sans souci !

L’on n’a que faire des préceptes et des conseils ; 1803

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les évolulionnistes en donnent, cependant. Examinons ce qu’ils valent.

Les deux premiers : servir le progrès et viser au maximum de vie, sont, dans leur généralité, susceptibles d’un excellent comme d’un détestable sens, et il n’y a rien à en dire !

a Observe l’hygiène » et, pour préciser à la manière de certains manuels scolaires, évite les foj^ers de microbes infectieux, prends soin de te nettoyer, sans omettre le dessous des ongles et les replis du pavillon de l’oreille… Voilà, sans conteste, un bon conseil et tout le monde doit applaudir aux heureuses applications qu’en tire H. Spexcer dans son livre de Education, mais, comme il est insullisant, surtout juxtaposé à cet autre : Jouis ! Sans que j’y insiste, tous comprennent combien de vices sont compatibles avec l’hygiène et ne causent à la santé aucun dommage appréciable. Nous sommes bien déchus de l’idéal clirétien, si délicat, si vigilant, interdisant même les désirs secrets : « Omnis qui viderit mulierem ad concupiscendam eam, jam moechatus est eam in corde suo. » (5. Mat., v, 28.),

Aucune société ne peut vivre, et à plus forte raison prospérer, sans un minimum de dévouement ; les chefs, à tout le moins, doivent penser au bien public ; et cela ne suffirait point, il est nécessaire, pour qu’une société subsiste au milieu des compétitions parfois féroces des autres sociétés, qu’un nombre assez considérable des citoyens se préoccupent des intérêts communs. Un pays où chacun s’enferme dans sa vie priAée, où le service des armes est livré à des mercenaires étrangers, où un grand nombre de citoyens préfèrent le célibat, où les mariages sont stérilisés par l’égoïste amour du bien-être et de la fortune, périclite et descend vers l’agonie. Ce spectacle s’est vu dans l’empire romain, et la plus grandiose, la plus forte, la plus savante organisation politique qui ait jamais été réalisée, n’a pu résister au dissolvant égoïsme ; plus qu’elle n’était ébranlée par les coups des barbares sur ses frontières, elle était intérieurement rongée et’désagrégée par manque de vertus civiques. Ce dépérissement d’un grand corps en évoque un autre, dont un Français de 1910, sentant son impuissance à y porter remède, se hâte de détourner ses regards. (Cf. l’ouvrage de George Deherme, Croître ou disparaître, Perrin, 1910.) — Je dirai plus, outre une certaine moyenne habituelle de dévouement, l’existence d’une société exige à l’occasion le dévouement héroïque, le sacrifice complet, de la part de quelques-uns de ses membres, des biens et de la vie. Pour’que nous puissions en sécurité vaquer aux douces relations de la famille et de l’amitié, pour que nous puissions étudier, prier, travailler, il faut qu’il existe des officiers et des soldats prêts à se faire tuer, des gendarmes et des agents qui parfois risquent leur vie, des mécaniciens et des marins, des mineurs enténébrés dans les entrailles de la terre : tout le vaste édifice sociales ! porté par ces humbles dévouements. Et à moins d’en revenir à l’institution de l’esclavage, la morale doit fournir à tous ceux-là des raisons de travailler, de souffrir, de s’exposer et de mourir.

Ces dévouements sont de nécessité continue, il en est d’autres plus intermittents et, soit à raison de leur rareté, soit parce qu’ils paraissent plus consciemment consentis, de plus cotés. Un médecin ou un prêtre, en temps d’épidémie, s’exposent à la contagion. Un chimiste manipule, pour l’avancement de la science et le progrès général, des corps dangereux. Pour le bien de tous, des initiateurs, Christophe Colomb et des explorateurs jadis, aujourd’hui des aviateurs, offrent, somme toute, leur vie, et l’ofïre n’est pas toujours un simple beau geste. — Plus haut

encore, des âmes fières et fortes bravent l’exil, la misère, la mort, pour maintenir, contre la tyrannie, des principes nécessaires. Tout cela, à certains jours, est un pain indispensable à la vie sociale.

Le spectacle lui-même des dévouements spontanément offerts, par delà la mesure de la nécessité stricte, est très utile au bien commun. Les petites sœurs des pauvres, les sœurs de Saint-Vincent de Paul, la société des Missions étrangères, outre leurs tâches définies et bienfaisantes, ont une influence générale. La vue de telles vies est un tonique spirituel, elle empêche, même chez les âmes grossières, l’oubli de l’idéal, c’est une invitation continuelle à monter ou. à tout le moins, à ne pas trop déchoir.

Pour tous ces motifs, la morale, en plus des vertus ordinaires, doit à propos promouvoir les dévouements grands et petits ; sous peine de n’être qu’un viatique insuffisant, il faut qu’elle porte en soimême un germe d’héroïsme. « Une morale doit contenir de l’héroïsme en la partie d’elle-même la plus élevée ; l’héroïsme doit y entrer, ressortir à elle, être indiqué par elle, non seulement comme ce qu’elle admet, mais, tout conqite fait, comme ce à quoi, en définitive, elle tend. » (Cf. E. Fagcet, La démission de la morale, p. 126, à propos de la Morale sans obligation ni sanction, de Guyau.)

Les évolutionnisles le savent, et ils disent :

« Dévoue-toi. » Certes, personne ne niera la beauté

de la maxime, mais franchement je doute de sa logique et de son elhcæité.

Comme on fait de l’eau avec de l’oxygène et de l’hydrogène, peut-on faire du dévouement par une composition de l’égoïsme et de la force ? Je le crois impossible, même au plus adroit chimiste en sentiments. La force n’a pu détourner un peu d’activité de l’individu vers le bien des autres que par les coups et les caresses, c’est-à-dire à l’aide de l’égoïsme lui-même, ami du plaisir et ennemi de la peine ; et, en somme, de cette apparence de dévouement, le moteur et l’ànie c’est l’intérêt propre. « L’amour -propre », comme dirait La Rochefoucauld, principe de nos actes sociaux, en dcAÏent par là même la mesure. On ne travaille pour les autres qu’autant qu’on y trouve profit. Qu’on cesse de nous accuser, nous chrétiens, de pratiquer une morale mercenaire. Le groupe le plus important de nos adversaires modernes est contraint, par la logique même de son système, de s’en tenir strictement au « do ut des ». Et que s’ensuit-il ? qu’une foule d’actes que la morale communément acceptée juge malhonnêtes, deviennent licites, et ont par derrière eux de solides raisons pour se justifier. On pourra mentir, être avare et dur, voler même, sans que la société en souffre beaucoup et que la répercussion sur le bien-être du menteur, de l’avare, ou du voleur soit appréciable. — Faisons un peu de casuistique, car il en est des principes comme des hommes, on les juge à l’usage. Voici un enfant malencontreux, qui m’empêche d’avoir un héritage considérable ; je puis (et le cas, hélas ! n’est pas chimérique ) le supprimer dans le plus absolu secret : aucun châtiment légal à redouter. Assurément ce sera nuire à la société, et indirectement me nuire à moi-même ; mais qu’est cette nuisance auprès de l’héritage que je vais posséder ? Profil notable, dommage quasi nul, logiquement l’égo-altruisme me susurre à l’oreille : Supprime-le. — Ainsi des parties essentielles de la morale sociale s’écroulent. Quant aux dévouements, ils perdent tout sens, car, par définition même, le gain personnel, à se dévouer, est très faible et ne peut être comparé à la peine. Je passe ma vie, qui parfois aurait pu être fortunée ou tout au moins heureuse dans un foyer modeste, à me dépenser, sous l’habit de petite sœur, au service des vieillards 1805

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et des inûraies : où est l’avantage personnel, et, pour des yeux égoïstes, n’est-ce pas absurde ? Quel profit retient au soldat à se faire trouer par une balle, à l’agent de police à se laisser assommer, au missionnaire, au prêtre, au médecin à remplir leur oilice jusqu’à la mort ? Certes, grâce à ces héros, la société est protégée et s’améliore. Oui, mais ils sont morts et leur gain est nul.

Les dévouements réels et, en particulier, les sacrifices complets sans lesquels, cependant, nulle société ne subsiste et ne prospère, sont à rajer du catalogue évolutionniste des actes Aertueux. Ils y ont été inscrits par erreur : dans une morale qui regarde la vie actuelle et ses jouissances comme le bien suprême, se priver sans compensation tangible est impraticable et, du reste, si l’on s’en réfère aux principes, une immoralité, une conduite déraisonnable, insensée : et, la mort est la faute capitale ; comme le déclarait, avec une iine élégance, ErnesJ Renan : « C’est la souveraine Ijalourdise. »

Avec le temps les doctrines se vannent, et l’on distingue le bon et le mauvais grain. Plusieurs évolutionnistes ont senti le danger dune morale sans dvouement effectif, et ont tenté de fournir des motifs de se sacrifier.

Faites-le poiu" le bien de l’espèce et enivrez-vous du bonheur de rhumanité future. « Dans la pyramide du bien, élevée par les cflbrts successifs des êtres, chaque pierre compte. L’Egyptien du temps de Céphrem existe encore par la pierre qu’il a posée… Même si la terre ne sert un jour que de moellon pour la construction d’un édifice futur, nous serons ce qu’est la coquille géologique dans le IjIoc destiné à bâtir un leuq)le. Ce pauvre trilobite dont la race est écrite dans l’épaisseur de nos murs y vit encore un peu ; il fait encore un peu partie de notre maison. »

Si quelque lecteur, égoïste de son naturel et presque à son insu, comme il s’en trouve, se récrie et traite cela de chimère, pardon, lui dirais-je, ce n’est pas d’une si fausse psychologie, il y a des âmes capables d’agir quasi pour le seul progrès futur ; et le vieillard qui dit : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage », est un être réel en chair et en os — mais, ceci accordé, il n’est que juste de remarquer que ces âmes d’élite sont rares, et que, même pour elles, le dévouement à un problématicpie avenir d’où elles seront, d’ailleurs, al)sentes n’irait pas jus(pi’au don complet de soi-même.

Guyau, qui se préoccupa beaucoup d’introduire le dé ouement dans la morale évolutionniste, a trouvé trois mobiles propres, selon lui, à mener au sacrifice de la vie. (Je rencontre ici un sujet depuis tpielques années très débattu : Cf. par exemple Mgr d’Hllst, Carême de l>t’Jl, ive conférence, et E. Fagukt, La démission de la morale, p. 126 et suiv.)

Celui qui se dévoue, s’exalte et vit d’une vie si pleine, si intense, si magnifique qu’il peut, pour se procurer ce moment-là, sacrifier toute la longueur du reste de sa vie. La mort n’est pas préférée à la vie, mais à une vie ordinaire sont[)référées quelques minutes dévie violenteset mortelles.

Puis, il y a le plaisir de la lutte. L’âme s’élève et s’agrandit dans le danger ; qui veut se sentir vivre avec plénitude, qu’il « vive dangereusement ». C’est la formule de Nietzsche, et elle exprime exactement la pensée de Guyau.

Enfin il est dans la nature de l’homme d’aimer les risques métaphysiques ; toujours, certains hommes concevront des théories où lesacrifice est glorilié et récompensé : inutile de se mettre en peine de susciter des dévouements : ce sont fruits spontanés de l’espèce humaine, comme les prunes des pruniers.

Par une curieuse ironie des choses, cette troisième raison est la condamnation même de la morale de Guyau, puisqu’elle est un aveu que ce sont des doctrines métaphysiques qui suscitent les dévouements, et que la sève d’où ils naissent est d’une autre espèce que le positivisme.

La seconde cause peut expliquer quelques actes réputés héroïques, mais elle a un contrepoids qui diminue son elDcacité. L’attrait du risque a pour compagne dans les cœurs des hommes la peur du danger ; pour quelques Don Quichotte, que de Sancho-Pança ; hélas ! chose plus misérable, souvent dans les Don Quichotte même, se débat un Sancho-Pança, qui n’est pas toujours le vaincu !

La première raison peut-elle entraîner beaucoup de cœurs ? J’en doute, car elle suppose le calcul et la réflexion. Or, à tête reposée, on ne peut que très difficilement s’aveugler sur la souffrance, les affres de la mort et le néant, dont la seule idée, quand elle est un peu nette, nous jette dans le désarroi.

En tout cas, les dévouements obscurs, durables, et sans récompense terrestre, comme d’une mère à des enfants malades, idiots, inguérissables, d’un conjoint à son conjoint atteint d’infirmité irrémédiable, des enfants à leurs parents vieux et inutiles, comme tant d’autres humbles devoirs qui exigent souvent un cœur plus haut et plus ferme que les brillantes aventures, n’ont plus de sol approprié. Tout cela devient irrationnel et non scientifique.

Les rares sacritices qui peuvent d’aventure trouver leur explication dans les causes indiquées par J. M. Guyau, sont-ils des dévouements authentiques, c’est-à-dire des sacrifices accomplis par amour d’autrui ou de Dieu ? Non, ce ne sont que des simulacres ; ils ont l’apparence du dévouement, mais ouvrez-les : à l’intérieur ne se cache qu’égoïsme et amour de soi. Si nous étions emprisonnés dans la morale de Guyau, en dépit de sa générosité et de sa poésie (cf d’Hllst, Carême de li’Jl, note i^), les plus beaux sentiments du cœur se flétriraient ; l’espèce s’en perdrait, ou plutôt elle n’eût jamais existé.

D’autres, enfin, comme des dormeurs couchés dans un bateau, se fient au courant, comptent sur le travail heureux de la bonne nature. Patience, murmurent-ils, les sentiments sympathiques ne sont pas encore assez développés, la moralité n’est qu’épidermique, mais une périodese lèvera, comme un radieux midi, où chacun vivra pour les autres. Le dévouement causera un tel plaisir qu’il sera l’objet de l’appétit le plus vif et le plus universel. La bonté seule limitera la bonté, parce qu’au moment de s’accorder le plaisir du dévouement on pensera que le prendre pour soi, c’est par égoïsme en priver un autre. Pour faire avancer la science bienfaitrice des hommes, des victimes se présenteront d’elles-mêmes, la têle couronnée de fleurs, aux scali)elsdes biologistes. (Cf. Renan, Dialogues philosophiques, p. 129.) Plusieurs, continuant le rêve et l’embellissant encore, ajoutent : La science, auprès de laipielle notre savoir présent sera devenu risible, supprimera la maladie, la vieillesse, quasi toute douleur, et qui sait, peut-être la mort elle-même. Les dévouements toujoui-s nécessaires, mais n’étant plus douloureux, seront très faciles.

Que voulez-vous répondre à des gens qui rêvent ? Ils peuvent avoir de bonnes oreilles, et les yeux bien ouverts, mais ils ne voient ni n’entendent. Ce n’est pas la réalité, ni même la possibilité qu’ils perçoivent, mais un certain monde fantastique, sorti de leur désirs.

Quelques mots, cependant, non pour eux, mais pour ceux qui peut-être les écoutent. Je ne crois pas à la suppression de la douleur physique, encore moins à la suppression de la douleur morale, non 1807

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pas que je Testime, suivant le paradoxal Scliopenhauer, le fond même des choses et l’unique résultat que puisse atteindre le « vouloir-vivre >< — mais avec Joseph de Maistre et tous les chrétiens, je la pense inhérente à notre monde actuel, conséquence, châtiment et chez les meilleurs, réparation du péché. L’événement central de l’iiistoire est une cruciflxion.

Sinous abaissons nos regards des hauteurs théoloiriques à l’examen de la réalité expérimentale, la condition de notre nature est d’être phj’siquement sensible et fragile, et d’être moralement génitrice de désirs indétinis ; l’irréalisatiou inévitable d’un grand nombre d’entre eux entraînera, plus tard comme depuis toujours, la peine intérieure.

Quant au règne du dévouement jiarfait, il suppose que « la camisole de force » de l’Etat a pu contrebalancer les appétits primitifs, les diminuer, les exténuer, et à la lin les détruire. La sève, égoïste aux racines de l’arbre, fleurit en altruisme au sommet. N’est-il pas diflicile de croire à une si radicale transformation d’un être par une force extérieure ? C’est, à la lettre, une dénaturation qui, commencée dès les temps préhistoriques, se poursuivrait sous nosyeux : est-il possible de dénaturer sans détruire ? Le fond même des êtres est-il matière neutre, mobile, indéfiniment plastique ? J’entends bien les évolutionnistes laflirmer — mais les paléontologues nous montrent une multitude d’espèces disparues parce que, rel>elles aux modlGcations essentielles, elles n’ont pu s’adapter à des conditions trop nouvelles ; et, rappelons-le à ces positivistes fanatiques de la seule expérience, tout ce que nous connaissons de faits avérés sur la nature humaine, nous la révèle beaucoup moins flexible, malgré des changements de surface, que fixe et invariable.

Ne sojons pas, cependant, des contradicteurs intraitables. — Soit ! dirons-nous aux évolutionnistes, et que votre avenir se réalise ! II y a tout de même une petite difficulté : nous sommes les hommes d’à présent ; nous ne serons plus sur nos pieds dans mille ans ni même dans cent ans. C’est aujourd’hui que nous incombe la charge de vivre. Le temps que vous prophétisez est loin ; en l’attendant, de quoi vivrons-nous ?


D) Conséquences de la morale évolutionnists.

— Indiquons, pour achever cette discussion, quelques conséquences logiques de l’Evolutionnisme.

Le but de la vie, et tout ce qui lui donne de la xaleur, c’est le plaisir sous ses mille formes : sensuelles, esthétiqvies, intellectuelles. Le plaisir est notre raison d’être ; qu’il vienne à manquer irréparal)lement, par une maladie incurable, une ruine définitive, une déception profonde, ou quelque autre de ces tragiques accidents phj’siques ou psychologiques auxquels tout homme est exposé, il n’y a qu’un parti à prendre : « s’en aller », « s’évader », « en finir », « se délivrer ». On a beaucoup de mots adoucis pour désigner cette lâcheté horrible ; mais tous ont le même sens : c’est le suicide ; voilà une première conséquence logicjue, et d’ailleurs avouée par nos adversaires.

« La vraie cause de l’existence personnelle

n’est pas un cadeau de Dieu… Si donc le malheureux. .. ne rencontre pas dans le cours de son existence le bonheur auquel il pouvait aspirer ; si celle-ci, au contraire, ne lui apporte que misère, maladie et soufi"rance, il est absolument incontestable et hors de doute qu’il a le droit d’y mettre fin par la mort volontaire, par le suicide… La mort volontaire, qui met fin aux soufl’rances, est un acte de libération. » (Cf. E. Hæckel, Les merveilles de la vie, p. loo-ioi.) Notre fécond Le Dantkc, qui ne perd jamais une

occasion d’aflirmer son évolutionnisme mécaniste, est du même avis que E. Hæckel. (Cf. par exemple L’Athéisme, p. loo.)

Le même Hæckel va nous étaler, dans toute la hideuse logique du système, une seconde conclusion énorme.

Le monde progresse sans cesse ; il est un « élan vital » ; et le précepte essentiel de la morale est : oliéis à la loi du progrès. Entendu 1 mais le monde est chargé de déchets qui alourdissent sa course : ce sont les infirmes, les idiots, les incurables, l’innombrable et lamentable légion des inutiles, des éclopés, des dégénérés, des malchanceux. Ils embarrassent l’espèce humaine, ternissent sa beauté, gaspillent des ressources, font souche de malingres, et entretiennent dans l’humanité le foyer contagieux du mal. Ils sont le lest qui empêche le ballon de bondir aux nues. Pour entrer dans les desseins éternels du monde, que faut-il en faire ? Les sacrifier. Quiconque les élève, les soigne et prolonge leur vie, contredit le précepte primordial ; sans exagération aucune, il est immoral ; les hôpitaux sont des institutions regrettai )les, les sœurs infirmières, fomme les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et tant d’autres, se A-ouenl à une œuvre absurde et msuvaise. La vraie moraij se pratiquait sur le rocher des Apothètef, et l’on nous représente comme xin idéal la sélection Spartiate. (Cf. Maurice Barri" lui-même. Voyage de Sparte, ). 281.

« Dans leur ensemble, ces grandes vues rationnelles

m’enchantent. Voici l’un des points du globe où l’on essaya de construire une humanité supérieure… ») (f Des centaines de milliersdemaladesinguérissables, des aliénés, des lépreux, des cancéreux sont conservés artificiellement en Aie, leurs soufl’rances sont prolongées sans aucune utilité pour eux ni pour la bociété… Quelle somme efl’royable de douleurs… pour les malades eux-mêmes, que de chagrins et de soucis pour leur famille, que de pe ; es pour les particuliers et de dépenses pour l’Etat ! Combien ces soufl’rances et ces dépenses pourraient être diminuées si on se décidait enfin à délivrer du fardeau de la vie les ir ! guérissal)les ! Les anciens Spartiates devaient leur force physique et leur énergie intellectuelle à l’ancienne coutume de tuer le ? enfants faibles et contrefaits. Celle-ci existe encore aujourd’hui chez beaucoup de jirimitifs et de barbares. Lorsqu’cn 1868 (dans le chap. vu de mon LListoire de la Création), je mis en évidence les avantages de cette sélection spartiale pour l’amélioration de la race, il s’éleva dans les feuilles pieuses une véritable tempête d’indignation, ce qui a Leu du reste chaque fois que la raison s’oppose aux préjugés régnants et aux croj’ances traditionnelles. Je le demande cependant : quel avantage l’humanité a-t-elle à conserver à la vie et à élever des milliers d’infirmes, de sourdsnuiets, de crétins ? Quelle utilité ces misérables tirent-ils eux-mêmes de lerr existence ? N’esl-il pas plus rationnel de trancher dès le dél>ut le mal qui les atteint, eux et’eurs familles ? » (E. Hæckel, Les meri-eilles de lavie, p. io5-io6.)

H. Spencer, quoique moins féroce et plus insinuant, dit la même chose : ’< Nourrir les incapables aux dépens des capables, c’est une grande cruauté. C’est une réserve de misère, amassée à dessein pour les générations futures. On ne peut faire un plus triste cadeau à la postérité que de l’encombrer d’un nombre toujours croissant d’imbéciles, de paresseux et de criminels. Aider les méchants à se multiplier, c’est au fond préparer malicieusement à nos descendants une foule d’ennemis. On a le droit de se demander si la sotte philanthropie qui ne pense qu’à adoucir les maux du moment et persiste à ne pas voir les maux indirects, ne produit pas au total 1809

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1810

une plus grande somme de misère que l’égoïsme extrême. .. « (Cf. Introduction ci la science sociale, p. 368 et suiv. du cliap. xiv, qui traite de la préparation à la science sociale par la biologie.)

Le même auteur, écrivant, dans L’individu contre l’Etat, le chapitre intitulé : Les péchés des législateurs, met au nombre de ces pécher Tassistance sociale accordée aux faibles, et il s’élève contre les gouvernements paternels qui introduisent la morale de la famille dans l’Etat. (Il n’est pas dans les habitudes de H. Spencer de condenser sa pensée en des formules brèves. Les lecteurs curieux, qui ne pourraient lire les textes dans les ouvrages mêmes, trouveront de longues et très topiques citations dans l’opuscule de G. Fonskgrive : Solidarité, Pitié, Charité. Science et religion, Bloud, igo/J.)

Ces conclusions sont dures, mais elles sont exigées par la logique de l’évolulionnisme ; et, tous les évolutionnistes, qu’ils soient crîiment mécanistes, ou qu’à l’exemple de Renan et de Nietzsche, ils se teintent d’un idéalisme nébuleux, les admettent et la plupart osent les énoncer.

Il est de la nature des graines, quand elles ont été mises en terre, de germer ; et de même les idées, introduites dans les esprits, tendent à leur réalisation. C’est ce qui arrive pour ces doctrines. Des législateurs et des médecins les défendent ; en jgo’i, en Saxe, « un projet de loi fut présenté qui avait pour objet d’autoriser les médecins à donner aux malades incurables qui le demanderaient une mort rapide et sans souffrance. » (E. Fraxox, Les fondements du dci’oir, p. I74-) Le docteur J. Regxailt, comliattant dans La Revue du 15 juin igoô le livre du docteur Guermonprez : L’assassinat médical et le respect de lu vie humaine, a écrit : « Il n’est peut-être pas très éloigne, le jour où l’euthanasie, qui est qualiliée d’assassinat par Guermonprez et qui, d’après les lois modernes, est, en effet, un crime, sera considérée, dans certaines conditions, comme un acte de solidarité et de suprême charité. » Un romancier, célè])re maintenant dans l’Europe entière, Robert Hugh Bkxsox a pu, sans invraisemblance, montrer ces doctrines, appliquées dans la future humanité positiviste. (Cf. Le Maître <^/ « 7H0/ ; c ?e.) Suivant les désirs d’E. Hæckel et du docteur Regnault, la légalité consacrera l’usage en le réglementant : « Xaturellement cet acte de compassion ne devrait pas être soumis à la volonté exclusive d’un seul médecin, mais devrait être décidé par une commission de médecins compétents et consciencieux. » (Les merveilles de la vie, p. io5-ioG.)

Enfin, j’indique une troisième conséquence, qui égale, en l>eauté, les précédentes.

Le monde progresse et se perfectionne par la « concurrence vitale ». Aucun évolutionniste, depuis Darwin, ne néglige le mot ni la chose. Tous les êtres luttent i)our vivre ; les herbes se disputent le terrain, les arbres l’air et la lumière ; les poules picorent les grains, les renards et les honmies mangent les poules. Pour arriver au maximum de vie, les forts meurtrissent les faibles. Le monde est un vaste champ de l)ataille ; des hécatombes y gisent dont s’engraissent les vainqueurs. C’est une loi belle et bonne ; car, les meilleurs triomphent et portent plus haut la perfection de la vie.

L’Humanité n’est pasun mondeà part, « un empire dans un enij)ire », elle est une espèce à travers les autres espèces, et ne grandit que par la même loi : le bien-être de l’Iiumanité existante et le progrès vers la perfection finale sont assurés l’un et l’autre par cette discipline bienfaisante et sévère, à laquelle toute la nature animée est assujettie : discipline impitoyable, loi inexorable, qui mènent au bonheur,

mais qui ne fléchissent jamais pour éviter d’infliger* des souffrances partielles et temporaires. La pauvreté des incapables, la détresse des impriulcnts, le dénùment des paresseux, cet écrasement des faibles par les forts, qui laisse un si grand nombre dans

« les bas-fonds de la misère » sont les décrets d’une

bienveillance immense et prévoyante. (H. Spenceu, L’individu contre l Etat, chap. m.)

L’important, « l’unique nécessaire », c’est d’être fort, et celui qui pousse plus loin que tous les autres la puissance et la domination, tel un Napoléon, tel un Bismarck, tels les « rois « industriels de lvmérique, Pierpont Morgan ou Rockfeller, est le meilleur ouvrier du progrès, il est un bienfaiteur qui fait avancer le plan universel, et travaille efficacement au « surhomme ». C’est le héros, c’est le saint selon la morale évolutionniste.

Nous retournons aux Aieilles formules de Hobbes et de Spinoza. La force est identifiée au droit ; l’esclavage est légitime (cf. F. Brunetière, Sur les chemins de la croyance, Y*- 269) ; les plus dures inégalités sont glorifiées. Le pouvoir n’est plus un service, une charge, un dévouement, mais une exploitation. Les chefs, maîtres, patrons ou rois ne sont pas des chênes vénéral)Ies et bienfaisants qui épandcnt autour d’eux l’ombre protectrice, ils s’engraissent de leurs inférieurs comme d’un fumier ; et, la multitude doit être assez récompensée de ses sacrifices parleur splendide vigueur : « Humanum paucisvivit genus. » Quelques-unes des plus Ijelles parmi les vertus chré tiennes, l’humilité, la patience, la douceur, la bonté sont mauvaises, et il faut effacer de nos cœurs le Sermon sur la Montagne.

Conclusion. — Il ne serait que trop facile de relever d’autres griefs à la charge de l’Evolutionnisme en morale, par exemple, l’insuffisance des sanctions et l’omission complète de tout ce qui a trait à l’obligation morale. C’est assez d’avoir montré que l’Evolutionnisme, entendu à la façon de Spencer ou d’Hæckel, n’engendre pas une morale, mais l’amoralisme i)ur ; quand il s’orne, comme dans le Cours de morale de Jules Payot, de beaux mots et de nobles préceptes, c’est par illogisme, grâce à la protestation instinctive du cœur et surtout à l’influence chrétienne encore persistante.

Toutefois on doit lui accorder pour éloge qu’aûn de se prouver lui-même il a exploré toute l’histoire et noté, avec un soin méticuleux, les particularités et les variations des mœurs, selon les temps et les pays ; jamais il ne remplacera la morale éternelle, mais il aura aidé au progrès de l’histoire des mœurs et de cette « plaisante justice » qui excitait la verve de Pascal. Cela est un gain.

Quant à conclure une alliance entre la morale évolutionniste et la morale catholique, sous prétexte que, partant l’une de l’animalité primitive et l’autre du péché originel, elles nous invitent toutes les deux à la lutte contre nous-mêmes et à la mortification pour le progrès, ce fut le dessein momentané de Brunetière (Questions actuelles, p. qq-iôS), mais l’opposition des doctrines est trop profonde, la similitude trop partielle et trop superficielle et ce dessein est aussi chimériqpie que périlleux.

Fo/r/ quelques indications bibliographiques. — f’n astérisque signale les volumes à l’Index ou qui exigent les plus fortes réserves.

H. Spencer, * Les bases de la morale évolutionniste. " L’individu contre l’Etat. — Ch. Darwin, * La Descendance de l homme. — E. Hæckel, * L.es Merveilles delà Vie. "Les Enigmes de l’Univers. — 1811

EXEGESE

1812

J. M. Guj’au, * Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. — A. Fouillée, * Critique des systèmes de mo’ale contemporains. Livre I". — Th. Ribot, * L Hérédité psychologique. — De Broglie, La morale sans Dieu. — Fr. Bouillier, Morale et progrès. — D’Hulst, Conférences, carême de 1891, 11' conf. — Halleux, L'£'olutionnisnie en morale. Institut supérieur de philosophie, Louvain. — L. Roure, Anarchie morale et crise sociale, chap. m. Hippolyte Taine, chap. i. — E. Bruneteau, La Doctrine morale de l’Evolution, Paris, Beauchesne, igio.

On a annoncé pour paraître prochainement un fascicule de La Revue de philosophie, consacré tout entier à I’Ea olutionnisnie dans les sciences morales.

E. Bruneteau.