Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Droit divin des rois

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 601-603).

DROIT DIVIN DES ROIS. — L’Eglise a été fréquemment accusée de reconnaître au pouvoir des i-ois une origine non humaine, mais divine, et conséquemment d’enseigner que jamais, pom- aucun motif, un peuple n’a le droit de désobéir à son souverain ou de rejeter son joug, les actes et la personne du souverain n'étant justiciables que de Dieu. Pour avoir une idée nette des doctrines de l’Eglise en cette matière, il faut distinguer ce qui est communément admis par ses docteurs, ce qui est librement discuté entre les diverses écoles, ce qui, bien qu’enseigné pai- certains théologiens catholiques, est repoussé par la grande majorité d’entre eux.

Avant tout, mettons à part im certain nombre de laits miraculeux où quelque envoyé de Dieu, juo-e, prophète, dictateur, roi, tel que Moïse, Samuel, Saûl] David, reçoit immédiatement de Dieu un pouvoir politique dont le caractère est évidemment surnaturel dans son origine et son but. Observons toutefois qu’au témoignage de l’histoire sainte ce pouvoir n’est ni nécessairement infaillible, ni toujours inamissible : il a ses limites, ses restrictions, ses lois supérieures tiu’il est tenu de respecter, ses devoirs qu’il est tenu de remplir. Il suffit de se rappeler l’exemple de Saiil.

Mettons aussi à part le pouvoir sacerdotal, conféré miraculeusement ou non par Dieu à quelques personnages revêtus ou non d’un pouvoir politique ; car dans l’Ancien Testament, nous voyons des pontifesrois, tels que Melchisédech et probablement les premiers chefs de tribus, les premiers princes de la terre ; et nous voyons, dans le Nouveau, les Souverains Pontifes investis d’un pouvoir temporel, en vertu de leur charge pontificale et des faits historiques qui ont providentiellement amené la fondation du domaine territorial du Saint-Siège. — Nous ne parlerons donc que de la puissance civile, politique, qui fait les rois et les dynasties royales, les chefs tenqîorels des peuples et des principautés terrestres.

1° Si l’on entend que le pouvoir civil, quelque forme qu’il revête, dérive de Dieu, au moins médiatement et comme source première, le droit divin, non seulement des rois, mais de tous les gouvernenu’nfs légitimes est pour le chrétien une vérité de foi. « Par moi régnent les rois et commandent les princes > ; , dit le Seigneur. (Pro^ : , VIII, 15, 16.) — '< Pas de pouvoir qui ne soit de Dieu », dit S. Paul. Et il ajoute dans le même passage : a Désobéir au prince, c’est désobéir à l’ordre établi de Dieu même. » (Hom., xiii, i, 2.) Et cela, que le prince soit infidèle, hérétique ou orthodoxe, i)ourvu que son pouvoir soit légitime- les Pères de l’Eglise ont appliqué ces principes à l’autorité des empereurs ronuiins i)aiens. Léon XIII a rappelé cette doctrine dans son Encyclique sur rOrio-îne du Pouvoir civil, 29 juin 1881. (OKu^'res, t I, p. 144sq., édition de la Bonne Presse.) — Les textes principaux de l’Ecriture et des Pères sur la matière ont été rassenddés par Bixlakmix dans ses Controverses. (De laicis, I srj. Opéra, t. III, p. 5 sq., Paris, 1871.)

Il y a jdus : l’origine divine du. pouvoir humain, au sens exprimé i)lus haut, n’est j)as seulement allirmée jKir l’Ecriture et la Tradition ; elle se déduit iogiquenieul de vérités que la seule raison naturelle nous fait connaître ; elle s’impose à tout Iionime qui croit en Dieu. Les scolastiques ont insisté sur cette preuve de l’origine divine du pouvoir. Bellarniin, au seizième siècle, a donné à leur argumentation la forme qu’elle a gardée depuis. Le pouvoir civil est

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exigé par la nature humaine, comme l'état social luimême ; donc il dérive de l’Auteiu" de la nature humaine, de Dieu. Que l'état social soit exigé par la nature humaine, nous n’avons pas à en faire ici la preuve ; on connaît les arguments tirés des indigences comme des ressources de cette nature, et du langage humain (cf. l’article Société) : Bellarniin les résume avec une grande clarté. Que l'état social, pour subsister, exige le pouvoir civil, le cardinal le prouve en ces termes : « Il est impossible qu’une multitude d’hommes reste longtemps unie s’il n’y a une autorité qui la contienne, et qui prenne soin du bien commun, de même qu’en chacun de nous, si l'ànie n'était présente pour réunir et contenir dans l’unité toutes les parties du corps, les puissances et les éléments contraires dont il se compose, il aurait vite fait de se dissoudre. Une société est une multitude organisée ; une multitude confuse et dispersée ne saurait prétendre à ce nom ; or l’ordre ne dit pas autre chose qu’une hiérarchie d’inférieurs et de supérieurs. Si l’on veut donc que les sociétés existent, il faut leur reconnaître des chefs.)) (De laicis, 5, p. lo.)

On le voit, c’est uniquement sur les exigences de la nature humaine que se fondent les grands docteurs catholiques pour affirmer l’origine divine du pouvoir ; ils ne tirent pas leur argument de la cérémonie du sacre ; leur raisonnement s’applique aussi bien au prince avant son sacre qu’après ; il s’applique aussi bien à un président de république qu'à un roi sacré par l’onction. Sans doute, les théologiens byzantins ont vu fréquemment dans les cérémonies du Sacre une sorte de Sacrement, qui conférait au prince un caractère sacré, et le mettait au-dessus des simples laïcs, de telle sorte qu’un attentat contre sa personne aui-ait été un sacrilège (cf. GAsqvv.T, L’Empire byzantin et ht monarchie franqiie, p. 23 sq. Paris, 1888 ; G. Kurtu, Les origines de la ciyiUsation moderne, t. I ; p. 233, Paris 1898). On retrouverait ces doctrines dans les écrits des évêques de cour qui favorisèrent les pires entreprises des empereurs allemands, dans ceux des légistes gallicans, et nous verrons le roi Jacques I^"" d’Angleterre les affirmer solennellement au seizième siècle. Mais elles ne furent jamais la doctrine commune de l’Eglise ; les rituels de la consécration des Souverains sont intéressants à consulter à ce point de vue. Au treizième siècle, l’archevêque de Reims, posant la coiu-onne sur la tête du roi, récitait cette oraison : « Recevez la couronne que nos mains, quoique indignes, vous imposent…, et sachez que par elle vous devenez participant de notre ministère ; de même que nous sommes à l’intérieur les pasteiu-s des âmes, de même vous devez être au dehors vrai serviteur de Dieu, vaillant défenseur de l’Eglise contre toutes les puissances adverses, administrateur diligent du royaume que Dieu vous donne et vous commet par la bénédiction que nous vous accordons au nom des Apôtres et de tous les Saints… ainsi vous mériterez de régner sans lin avec Jésus-Christ, dont nous croyons que vous portez le nom et tenez la place sur la terre, Dieu vivant et régnant. >. (Cf. Th. et D. Godefroy, Le Cérémonial françois, t. I, p. 21, Paris, 1649 ; ^^- Prou, article Couronnement dans la Grande Encyclopédie t. XIII, p. 128.)

Le Sacre, avec ses cérémonies et ses prières approuvées pai- l’Eglise, avec ses onctions d’huile sainte, obtenait sans doute au prince, en retour de l’acte de foi et de piété par lequel il consacrait à Dieu les pi'émices de son règne, de nombreuses grâces pour bien s’acquitter de ses devoirs ; il ne lui conférait aucun pouvoir spécial sur ses sujets. L’effet moral de la cérémonie était cependant immense ; et pour le peuple, le prince chrétien n’avait tout son prestige de repré sentant de Dieu qu’après le Sacre ; voilà pourquoi Jeanne d’Arc voulut malgré tous les obstacles, conduire Charles VII à Reims. (Cf. Imbart de la Tour, Les Origines de la lié forme, t. I, p. 13, Paris, 1906. FÉRET, Le pom-oir civil, p. 460 sq.)

2° Si l’on entend que le pouvoir est directement conféré par Dieu à tel ou tel prince, à tel ou tel chef d’Etat, lorsqvie le moment est venu pour lui d’entrer en fonctions, on se trouvera en compagnie de théologiens de mai’que, et cette opinion peut se défendre par des raisons fort probables. Mais l’opinion contraire a pour elle plus de grands noms, et les raisons t(ui l’appuient sont faites pour agréer à des hommes de noti-e époque. Esquissons brièvement ces deux systèmes, qui tous deux partent de la vérité établie plus haut ; Dieu même est l’auteur du pouvoir civil, et c’est en son nom que tout gouvernement légitime commande,

a) D’après les tenants de la première opinion, le pouvoir, c’est-à-dire le droit de commander à d’autres hommes, est conféré par Dieu directement et immédiatement à ^indi^idu que diverses circonstances d’ordre humain ont placé à la tête de ses concitoyens (hérédité, élection ou conquête légitimes). Ils assimilent cette collation du pouvoir civil à celle que fait Dieu du pouvoir ecclésiastique au Souverain Pontife que les Cardinaux viennent d'élire. Cette doctrine fut celle de presque tous les théologiens gallicans sous l’ancien régime ; et de nos jours, par réaction contre les théories révolutionnaires, elle est enseignée dans nombre d’Universités catholiques (cf. Cathreix, Moralphilosophie ; t.II.p. ! i’j sq.). Elle semble, sinon expressément enseignée, du moins favorisée, par ces paroles de Léon XIII, dans son Encyclique De ciyili principatu, 29 juin 1881 : « Delectu muUitudinis designatiir princeps. non conferuntur jura principatus ; neque mandatur imperium, sed statuifur a quo sit gerendum. » (Acta Leonis PP. XIII, t, I, p, 132,) HerGEXRŒTHER, KathoUscke Kirclie, II, 14, i » 3., donne la liste des principaux défenseurs de ces idées,

h) D’après les tenants de la seconde opinion, Dieu ne confère pas directement le pouvoir du prince au chef d’Etat qui doit entrer en fonctions ; il le lui confère par le moyen du peuple, lequel tient de Dieu seul le droit de faire cette collation. On connaît l’argument célèbre par lequel Bellarniin établit cette doctrine : « Le pouvoir civil est de droit divin. Or le droit divin ne donne à aucin homme en j)articulier ce pouvoir. Donc il le donne à la multitude… Si l’on fait abstraction du droit i^ositif, il n’y a pas de raison pour qu’entre des hommes égaux l’un plus que les autres exerce le commandement ; donc le pouvoir est dans la multitude tout entière. » Le cardinal reconnaît, du reste, que la multitude, incapable d’exercer par elle-même ce pouvoir, « est tenue de le transférer à un homme ou à plusieurs », suivant les cas ; et lorsque le pouvoir a été ainsi transmis par elle, elle ne peut plus le reijrendre par la rébellion, à moins de cas exceptionnels siu" lesquels nous reviendrons plus bas (De laicis, 6, op., t. III, j). 1 1). Cette doctrine est peut-être celle de S. Thomas d’Aquin, à coup sûr celle de presque tous ses disciples du moyen âge. Au xvie siècle, Bellarmin et SuAREZ, entre autres, l’ont formulée avec clarté et habilement défendue contre les régaliens.

La différence entre ces deux systèmes est plus théoi’ique que pratique ; le premier peut être dit, dans un sens plus strict, favorable au droit diviii des rois. (Cf. Quilliet, De civilis potestatis origine, p. 185 sq. Lille, iSgS.)

3° Enlin. d’assez nombreux partisans de la thèse du droit divin des rois l’ont exagérée au point de la rendre indéfendable. Selon eux, le sujet même au1189

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quel l’autorité royale est conférée par Dieu est choisi par Dieu lui-même, comme le furent Saiil et David ; et il est faux que des circonstances d’ordre humain suffisent à le désigner. De ce principe ils tirent des conséquences inadmissibles. Selon eux, le prince, tenant son pouvoir directement de Dieu seul, n’a de comptes à rendre qu'à lui ; si le peuple, sollicité par son gouvernement à des actes défendus par la loi de Dieu, peut opposer une résistance passive, en vertu de la sentence apostolique : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes » (Act., iv, 19), la résistance active, destinée à empêcher l’exécution d’une loi injuste, est toujours défendue ; surtout la rébellion, qui cherche à enlever à un prince coupable le pouvoir dont il abuse, est toujours un crime contre Dieu même, dont le prince est le représentant.

Personne n’a exprimé ces idées avec une plus brutale franchise que le roi Jacques I"^' d’Angleterre, dans ses divers ouvrages sur le pouvoir royal.

« C’est à bon droit que Dieu lui-même nomme les rois

des dieux, j)uisqu’il leur donne le sceptre et le trône et ordonne au monde soumis d’attendre leurs ordres et de vénérer leur puissance… La dignité royale est à la fois civile et ecclésiastique ; le roi n’est pas un pur laïque, comme le rêvent à la fois catholiques et anal)aptistes… Le roi ne doit de comptes de son gouvernenu’ut qu'à Dieu seul ; aucune faute, quelle qu’elle soit, ne peut rendre un prince justiciable de ceux au jugement desquels Dieu l’a préposé. » Si un roi opprime son peuple, « celui-ci n’a de recours qu'à Dieu. s’efTorçant d’ol)tenir par sa patience, sa prière, ramendement de sa vie, seuls actes que le droit divin lui permette, que le Seigneur daigne, de sa main, retirer le fléau de son peuple ». Devant un ordre injuste, « le peuple ne peut que fuir sans résistance la fureur de son roi ; il ne doit lui répondre que par ses larmes et ses soupirs. Dieu seul étant api)elé au secours «. (Cf. J. de la Servikrk, DeJacoho 1 Angliae rege, p. '^4 sq.) On trouverait facilement, dans les écrits de parlementaires gallicans, voire d'évêques tro[) habitués aux cours, des déclarations analogues. (Cf. Fkret, Le pouvoir civil devant l enseignement catholique, III^ partie, p. 310 sq.)

Mais il faut le dire bien haut, jamais ces doctrines n’ont été communes dans l’Eglise. — Tout au contraire, l’immense majorité de ses docteurs, quelle que fût leur opinion sur l’origine du pouvoir civil, a admis qu’en certains cas graves la résistance, même active, à une loi injuste, est licite et louable, et que dans des cas ])lus graves encore, et partant fort rares, un pcujjle peut s’insurger contre l’autorité corruptrice ou tyrannique de son ])rince. Pour ceux qui admettent la collation directe du j)<)uvoir par Dieu au prince, cette collation n’est faite <pie dans certaines limites et pour un certain but, le bien du j)euple. Pour ceux qui atbiiettenl la coUatit)n divine du pouvoir ( ! u piince jtar le jteiqtle, » jamais le peuph ; ne délègiu' tellement sou pouoir qu’il ne le conserve en puissance et ne puisse, dans certains cas, le j’cprenth-e mênu' en acte «.(Bellarniin, /iVy>o//s(? au roi Jacques d Angleterre, 13 ; Oyv., t. XII, p. 184 sq.)Cf. l’article Tyh.vxmcioe. Enlin la <|iuisi unanimité des théologiens catlioliques atlmet aujourd’hui le pouvoir indirect du Pai)e en matière tenq)orelle, c’est-à-dire reconnaît <|u’en vertu de l’autorité sjjiritueUc que Dieu lui a donnée sur l’Eglise, le Pape peut acbnonester, frapper de censures, un prince dont l<-s actes de gouvernement nuisent gravement à cette Eglise, et si les censures nesulliscnt pas, délier ses peiqtles de leur serment <h- li<k’lité et (h’clarer le souverain déchu de ses droits. Cf. larlick- Paim : (Poi vont m).

On le voit, si l’Eglise reconnaît l’origine divine du

pouvoir, si un bon nombre — non la majorité — de ses théologiens admettent la collation directe du pouvoir par Dieu au souverain, il ne suit nullement de ces principes que le peuple n’ait jamais le droit de résister, même activement, aux injustes exigences de ses gouA^ernants, et que le pouvoir des princes soit inamissible, quehjue abus qu’ils ea fassent. La doctrine du droit divin, non seulement des rois, mais de tous les gouvernements légitimes, entendue comme l’entend l’Eglise, ne porte aucun préjudice aux libertés légitimes, également concédées par Dieu, des sujets, au « droit divin des peuples » Bibliographie. — Bourret (Cardinal), De V origine da pouvoir civil d après S. Thomas et Suarez, Paris, 1867 ; V. Cathrein, Moralphilosophie, t. II, j). 386 sq., Fribourg, 1891 ; Férel, Le pouvoir civil devant l’enseignement catholique, Paris, 1888 ; Hergenrôther, Katholische Kirche und Christliches Staat, 14, I, Fribourg, iS’jo ; Lacour-Gayet, L'éducation politique de L^ouis A'/T, Paris, 1898 ; id., La théorie du pouvoir royal (LList. gén. de Lavisse et Rambaud, t. VI, p. 152 sq) ; de la Servière, De Jacobo f Angliæ rege, cuni Card. Lioberto Bellarmino super potestate cum regia cum pontificia disputante. Paris, 1900.

J. DE LA Servière.