Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Dieu (II. Démonstrastion de l'existence)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 486-516).

II" Partie

La Démonstrabilité de l’existence de Dieu

Pour justifier rationnellement la foi de l’Eglise au sujet de la connaissance naturelle de Dieu, nous établirons : 1° la démonstrabilité de l’existence de Dieu ; 2° les preuves de l’existence de Dieu ; 3° les preuves des principaux attributs de Dieu. — Nous nous efforcerons de montrer surtout que la théodicée traditionnelle, tout entière conçue du point de Aiie de la philosophie de l’être (explicitation et justification du sens commun), conserve aujourd’hui toute sa valeur, et n’est pas atteinte par les objections faites au nom de la philosophie du phénomène ou de celle du des-enir, les deux seules conceptions générales possibles en dehors de la philosophie de l’être.

La démonstrabilité de l’existence de Dieu fera l’objet de trois chapitres : 1° De quel genre et de quelle espèce de démonstration s’agit-il ? — 2° Objections contre cette démonstrabilité. — 3° Preuve de cette démonstrabilité.

Ch. I. De quel genre et de quelle espèce de démonstration s’agit-il ? — i » Ji s’agit dune démonstration philosophique ou métaphysique. Sa rigueur doit être supérieure en soi à celle des démonstrations dites aujourd’hui scientifiques. — Il ne devrait pas être nécessaire de le faire remarquer, nous ne prétendons pas donner une démonstration scientifique de l’existence de Dieu, si par démonstration scientifique on entend, comme on le fait souvent aujoiu-d’hui, une opération qui ne dépasse pas le champ de l’observation et de l’expérience. Mais si notre raison nous montre que les êtres et les phénomènes, objets d’expérience, ne s’expliquent pas par eux-mêmes, si elle perçoit qu’ils ont nécessairement besoin d’une cause qui les rende réels et intelligibles, si elle établit que cette cause ne peut se trouver qu’en dehors du champ de l’observation et de l’expérience, nous aurons une 957

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démonstration non pas scientifique au sens moderne du mot, mais philosophique ou métaphysique. (Cf. ZiGLiARA, Suiiitna Philosopliica, t. I, p. 107.) Et si l’on remarque avec Aristote que la science ne se distingue vraiment de la connaissance vulgaire et n’est vraiment science que lorsqu’elle assigne le pourquoi ou la raison d’être nécessaire de ce qu’elle aflirme, on verra que la métaphysique mérite bien plus le nom de science que les sciences positives. « Scire simpîiciter est cognoscere causant propter quant res est et non potest aliter se habere. » (Post. Analyt., 1. 1, Comment, de S. Thomas, leç. 40 Les sciences positives ne parviennent pas à donner ce propter quid, cette raison d’être qui rendrait intelligibles les lois, qui ne sont après tout cjue des faits généraux. Pour employer une expression d’Aristote, elles restent des sciences du quia, c’est-à-dire qu’elles constatent que le fait est, sans pouvoir l’expliquer, sans pouvoir dire pourquoi le fait se passe ainsi et non pas autrement. Les procédés d’induction, qui reposent tous sur le principe de causalité, permettent de déterminer avec une certitude physique que la dilatation du fer a pour cause la chaleur, mais nous ne voyons pas pourquoi cet effet fait appel à cette cause plutôt qu’à une autre, nous ne dégageons le phénomène antécédent que par des procédés empiriques et extrinsèques, et cela parce que nous ignorons la raison d’être spécifique et de la chaleur et du fer. Dès que la science positive veut dépasser les faits généraux ou les lois, pour atteindre les raisons des lois, elle ne peut fournir que des hypothèses provisoires, qui sont bien moins des explications que des représentations commodes pour classer les faits. (Cf. travaux de MM.H. Poing are et Duhem.) On constate que tous les corps tombent en parcourant des espaces proportionnels aux carrés des temps, voilà le fait général ou la loi, mais quelle est la force qui fait ainsi tomber les corps, sont-ils poussés les uns vers les autres où s’attirent-ils mutuellement ? Comment concevoir celle attraction ? Mystère. On formule les lois de la propagation de la lumière, mais qu’est-ce que la lumière ? Est-elle une ondulation d’un milieu impondérable, l’éther, ou un courant extrêmement rapide de matière impalpable ? Aucune des deux hypothèses ne prétend être la vraie et exclure l’autre comme fausse, il importe seulement de classer plus ou moins commodément les phénomènes. — La part d’intelligibilité qui se trouve dans les sciences positives leur vient de l’application qu’elles font des principes métaphysiques de raison d’être, de causalité, d’induction, de Ônalité. Leur objet, parce qu’il est essenliellement matériel et instable, disait Aristote, est avix frontières de l’être, et par conséquent de l’intelligibilité (Phys., 1. 11, c. 1, et 1. VI, c. i). Les choses accessibles à nos sens sont peu intelligibles en soi. C’est le domaine de l’hypothèse, de l’opinion, Sd^y., disait Platon ; le monde intelligible est seul objet de la science véritable, irt^zc/xr,. — En effet la certitude proprement scienlilique grandit dans la mesure où ce qu’on adirme se rapproche davantage des premiers principes qui sont comme la structure même de la raison, principe d’identité impliqué dans l’idée, de toutes la plus simple et la i)lus universelle, l’idée d’être, principes de contradiction, de raison d’être, de causalité, de finalité. Si le principe d’identité et de non-contradiction n’est pas seulement loi de la pensée mais aussi loi de l’être, si les autres principes se rattachent nécessairement à lui (sous peine de tomber dans l’absurde), toute aflirmalion qui leur sera elle-même néccssairemenl rattachée sera inétuphrsiquement ou absolument certaine, sa négation impliquera contradiction. Toute atlirmation, au contraire, qui ne peut s’appuyer que sur le témoignage des sens, n’a d’autre certitude que la certitude physique, et toute allirmation

qui ne s’appuie cjue sur le témoignage humain n’a qu’une certitude morale. C’est pourquoi, selon la philosopliie traditionnelle, la métaphysique, ou science de l’être en tant qu’être et des premiers principes de l’être, mérite le nom de science suprême, elle est plus science que les autres sciences. La démonstration de l’existence de Dieu doit donc être plus rigoureuse en soi que ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui une démonstration scientifique. Elle ne doit pas seulement établir par des procédés extrinsèques que le monde a besoin d’une cause infiniment parfaite, elle doit dire pourquoi il a besoin de cette cause et non pas d’une autre. De plus cette raison ne doit pas être provisoire mais définitive ; elle doit se rattacher nécessairement au principe suprême de notre intelligence et à notre toute première idée, l’idée d’être.

Cette démonstration, plus rigoureuse et plus certaine en f : oi que les démonstrations empiriques, sera cependant moins facilement saisissable quoad nos, au moins sous sa forme savante. Selon la remarque d’AuisTOTE (Met., 1. I, Comm. de S. Thomas, leç. 2 ; Met., l. 11, leç. 5, — 1. Yl, leç. i), les réalités sensibles sont plus diflicilement connaissables en soi parce qu’elles sont matérielles et instables (la matière répugne à l’intelligibilité qui demande à en faire abstraction), mais elles sont plus facilement connaissables pour nous, parce qu’elles sont objet d’intuition sensible et parce que nos idées viennent des sens. Les vérités métaphysiques et les réalités purement intelligibles, tout en étant plus connaissables en soi, sont plus difliciles à connaître pour nous, parce que l’intuition sensible ne les atteint pas, l’image qui accompagne l’idée est ici extrêmement déficiente, et l’idée elle-même qui vient des sens ne peut exprimer la réalité purement intelligible que par analogie.

— Entre les sciences physiques (qui abstraient seulement de la matière individuelle et considèrent la matière commune, ex. : les qualités sensibles, non pas de telle molécule deau, mais de l’eau) et la métaphysique (qui abstrait de toute matière), il est une science, la mathématiqtie (qui abstrait des qualités sensibles et considère la quantité continue ou discrète), elle participe à la rigueur absolue de la métaphysique et à la facilité des sciences phjsiques, parce que son objet propre, la quantité, d’une part peut en soi se définir intellectuellement et immuablement, et d autre part peut s’exprimer adéquatement par nos idées venues des sens, et se traduire par des images proportionnées. Ce n’est encore qu’un aspect superficiel de l’être, bien différent évidemment de l’être en tant qu’être, objet de la métaphjsique. On ne peut prétendre donner une démonstration mathématique de lexislence de Dieu ; la définition nominale de Dieu nous ajiprend que s’il existe. Il n’est pas de Tordre de la quanlilé, qu’il est cause première el fin dernière, deux aspects de la causalité que la mathématique néglige pour ne considérer que la cause formelle dans l’ordre du quantum. — Notre ilémonstrationsera donc plus rigoureuse en soi qu’une démonstration empirique, mais elle ne sera pas si facilement saisissable qu’une démonstration mathématique ; pour en saisir la vraie valeur, il faudra une certaine culture philosophique, et des dispositions morales contraires pourront empêcher d’en percevoir l’ellicacité. — Quidam non recipiunt quod eis dicitur, nisi eis dicaiur per modum mathematicum. Alii l’C/o sunt qui nihil solunt recipere nisi proponatur eis aliquod sensibile : illud enim quod est consuetum est nobis magis notum quia consuetudo vertitur in naturam. Et ostendit Aristoteles quod non eadem certitudo quæri débet in phvsicis, in mathcmaticis et in metaphysicis. S. Tho-M. vs, // ; // Met., leç. 5.

Cette dilTiculté relative à nous n’existe d’ailleurs 959

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que pour la forme savante de la démonstration, La raison spontanée s élève à la connaissance certaine de l’existence de Dieu par une inférence causale très simple. Le sens commun n"a pas à s’embarrasser des difficultés soulevées au sujet de l’objectivité, de la valeur transcendante et analogique du principe de causalité ; et c’est tout naturellement qu il sélève à la connaissance de la cause première une et immuable des êtres multiples et changeants ; l’ordre du monde et l’existence des êtres intelligents lui montre que la cause première est intelligente ; l’obligation morale manifestée par la conscience requiert nécessairement aussi un législateur ; enfin le principe de finalité exige qu’il y ait une fin suprême, souverainement bonne, pour laquelle nous sommes faits, et par conséquent supérieure à nous. La manière dont nous allons présenter les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, du point de vue de la philosophie de l’être, qui n’est en réalité qu’une explicitation et une justification du sens commun, nous permet de ne pas traiter e.r professa les problèmes qui concernent la connaissance spontanée. On trouvera l’enseignement de la théologie catholique sru’ce point dans le Dictionnaire de Theol. catlioL, art. Dieu, col. 8^4923.

2° Cette démonstration ne sera pas a priori. Insuffisance de la preuve ontologique. — Quel sera le point de départ de la démonstration philosophique de l’existence de Dieu ? Le concile du Vatican nous l’indique. Ce sont les choses créées « e rébus creatis certo cognosci potest «. Ce n’est donc pas, comme l’ont prétendu les ontologistes, une intuition immédiate de l’être de Dieu qui nous manifeste son existence et ses attributs. Cette vision est le couronnement de l’ordre surnaturel. Lue intelligence créée, par ses seules forces naturelles, ne peut en aucune façon s’élever à une pareille connaissance ; créée et finie, cette intelligence a pour objet proportionné l’être créé et fini, elle ne connaît directement que les créatures (S. Thomas, Summ. TlieoL, I", q. 12, a. l^), par les créatures elle peut arriver à connaître Dieu, non pas tel qu’il est en lui-même, dans ce qui le constitue en propre (quidditati^e, cf. infr., II, iii, 1 ^o), dans l’éminente simplicité de saDéité, commesi elle en avait l’intuition, mais seulement dans la mesure où Il a une similitude analogique avec ses effets. La pluralité des concepts analogiques empruntés aux créatures, auxquels nous sommes obligés d’avoir recours pour nous représenter Dieu, nous est une preuve suffisante que nous ne possédons pas l’intuition immédiate dont parlent les ontologistes.

L’existence de Dieu ne serait-elle pas une vérité évidente par elle-même {^’eritas per se nota), qui n’ait pas besoin d’être démontrée, comme par exemple, le principe d’identité : « Ce qui est est », ou le principe de contradiction : « Ce qui est ne peut pas à la fois être et n’être pas, sous le même rapport. » Tout au moins l’existence de Dieu ne pourrait-elle se démontrer a priori, abstraction faite des réalités contingentes ? S. Anselme et les partisans de l’argument ontologique l’ont pensé. S. Anselme remarque que l’existence est impliquée dans la notion qu’éveille en l’esprit de tout homme le mot Dieu. Lorsqu’on comprend ce que signifie le mot Dieu, on entend un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand. Mais s’il n’existait pas, on pourrait concevoir un être qui a tout ce qu’a le premier plus l’existence, et qui serait ainsi plus grand que l’être le plus grand qui se puisse concevoir. Donc si nous Aoulons conserver son sens à la notion qu’éveille en nous le mot Dieu, il faut affirmer que Dieu existe.

La proposition : « Dieu existe » ou : « l’être le plus parfait qui se puisse concevoir existe réellement »

est, selon S. Anselme, évidente de soi et aussi pour nousQjer se nota quoad nos), comme cette autre : « ce qui est > ou : « ce qui est ne peut pas à la fois et sous le même rapport être et ne pas être >.

S. Thomas et un très grand nombre de théologiens se séparent sur ce point de S. Anselme. Sans doute, disent-ils, en soi (quoad se) l’essence de Dieu implique l’existence. Dieu est l’êli-e nécessaire et ne peut pas ne pas exister ; mais la proposition « Dieu existe » n’est pas évidente par elle-même pour nous (quoad nos). En effet, nous ne connaissons pas l’essence divine telle quelle est en elle-même, dans ce qui la constitueenpropre(^H/d/f/77rt//c), nousne l’atteignons que par des concepts négatifs ou par des concepts positifs analogiques qui nous la font connaître dans ce qu’elle a de commun avec les créatui-es. D’où il suit que nous connaissons la Déité comme toutes les autres essences d’une façon abstraite. Cette notion abstraite qu’éveille en nous le mot Dieu, bien qu’elle difi’ère de toutes les autres parce qu’elle implicjue l’aséité ou l’existence essentielle, ressemble à toutes les autres notions en tant qu’elle fait abstraction de l’existence actuelle ou de fait. — A l’argument a priori de S. Anselme, on doit répondre en distinguant la mineure : Si l’être le plus parfait qui se puisse concevoir n’existait pas, dit S. Anselme, on pourrait concevoir un être qui aurait tout ce qu’a le premier plus l’existence, et qui serait ainsi plus parfait que l’être le plus parfait qui se puisse concevoir. — S’il n’existait pas et n’était pas conçu comme existant par soi, on pourrait en concevoir un plus parfait ; je le concède. S’il n’existait pas, tout en étant conçu comme existant par soi, on pourrait en concevoir un plus parfait, je le nie. — On ne peut donc pas conclure : Donc Dieu existe ; mais seulement : donc Dieu doit être conçu comme existant par soi, et en vérité existe par soi et non par un autre, s’il existe. (Cf. S. Thomas, Suniina Theol., 1^^ q. 2, a. i.)

Descartes (5’médit, et rép. aux ohjecf.) et Leibniz (Médit, sur les idées, éd. Janet, p. 5 16, et Monadologie, § l) ont Aainement essayé de donner à cet argument, dit argument ontologique, la rigueur qui lui manquait. Pour que cette preuve, telle qu’elle se trouve chez Leibniz, fût concluante, il faudrait pouvoir établir a priori : i" » que Dieu est possible, et 2° que, s’il est possible^ il existe. Or. quoi qu’on pense de la seconde de ces propositions (légitimité du passage de lvpossibitité logique (pensable) à la. possibilité réelle intrinsèque, en vertu du principe de la A-aleur objective de l’intelligence, et du passage de cette possibilité réelle à l’existence actuelle), la première proposition leibnizienne n’est pas de soi évidente yjo « /- nous, ni démontrable a priori. Leibniz, comme Descartes, ne peut tout au plus démontrer qu’une chose, c’est que nous ne voyons pas d’impossibilité à ce que Dieu existe ; la possibilité positive nous échappe, et nous échappera tant que nous ne connaîtrons pas directement l’essence de Dieu. On doit reprendre ici le mot de S. Thomas contre S. Anselme, et dire : quia nos non scinius de Deo quid est, non possumus scire an sit capax existendi. — Bien plus, certaines perfections absolues, exigées par l’idée de l’être le plus parfait qui se puisse concevoir, semblent difficilement compossibles : telles l’immutabilité et la liberté. (Spencer a longuement développé cette objection, d’ailleurs classique chez les théologiens. Nous verrons qu’elle ne saurait infirmer la preuve a posteriori. ) — Leibniz prétend établir que l’Infini est possible, parce que l’idée de l’infini, ne contenant aucune négation, ne peut envelopper de contradiction. On lui a ré[>ondu : l’idée du mouvement le plus rapide ne renferme aucune négation, et pourtant elle répugne. (Cf. Revue Thomiste, juillet 1904, Note sur )61

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962’a preuve de Dieu par les degrés des êtres, R. Garrigou-Lagrange. )

Nous ne pouvons affirmer a priori la possibilité de Dieu. Nous ne saui-ons que nos concepts d’être, de bonté, d’intelligence, de liberté, qui nous viennent des choses finies, peuvent s’appliquer analog-iquement à une réalité d’un autre ordre, que si une réalité d’unautre ordre est requise comme cause des être finis qui nous ont donné ces concepts : la cause jdoit avoir nécessairement une similitude au moins analogique avec ses effets (S. ïnoiiAS, Su/iini. Theol., I », q. 4, a. 3, q. 88, a. 3). Cf. plus loin, col. loio.

Le Père Lepidi (Revue de Philosupliie, i" déc. 1909) vient de présenter l’argiunent ontologique sous une forme nouvelle que nous regrettons de ne pouvoir exposer ici. Si adroite et si iirofonde que

{soit cette reprise, elle ne peut répondre, selon nous, aux objections faites à Leibniz qu’en transformant l’argument ontologique au point de le ramener à la preuve par la contingence. Cette dernière preuve, nous le verrons (col. gSS et io45), pour un métaphysicien exercé, peut se ramasser pour ainsi dire en une intuition : l’intelligence qui comprendrait tout le sens et toute la portée du principe d’identité, ’loi suprême de la pensée et du réel immédiatement I impliquée dans l’idée d’être, verrait quasi a siinultaneo que la réalité fondamentale, l’Absolu, n’est pas cet univers composé et changeant, mais bien une réalité en tout et pour tout identique à elle-même, Ipsum esse subsistens, et par là essentiellef ment distincte de tout ce qui est composé et mobile.

3° La démonstration sera une démonstration a posteriori Condition de sa rigueur : elle doit remonter de l’effet propre à la cause propre (causa per se primo, cause nécessaire et immédiate). — Nous ne pouvons donc pas démontrer a priori que l’essence de Dieu est possilile, ni a fortiori qu’elle existe ; mais il est une autre espèce de démonstration dite a posteriori. Ces deux démonstrations, comme tout raisonnement, procèdent du plus connu au moins connu ; mais lorsqu’on démontre a priori, le plus connu est en même temps la raison d’être de ce qu’il nous fait connaître. Démontrer a priori, c’est assigner la raison nécessaire pour laquelle (propter quid) le prédicat de la conclusion convient au sujet et ne peut pas ne pas lui convenir. Celte démonstration suppose qu’on connaît l’essence même du sujet, qui est la raison d’être de la propriété démontrée. Ainsi démontre-t-on a priori que l homme est libre, parce qu’il est raisonnable et connaît, non pas seulement tel bien, mais le bien.

La démonstration a posteriori^ comme la précédente, est un syllogisme qui engendre une conclusion nécessaire ; mais ici le plus connu n’est i)as la raison d’être de ce qu’il nous fait connaître ; il en dépend dans l’ordre de la réalité, et c’est seulement dans l’ordre de notre connaissance qu’il est premier. La connaissance de l’effet nous conduit nécessairement à celle de l’existence de lacause. Cette démonstration a posteriori ne nous fait pas connaître pourquoi (propter quid) le prédicat de la conclusion appartient nécessaireuient au sujet ; elle établit seulement que (quia) le prédicat convient au sujet, que la cause existe. Elle ne fait pas connaître la raison d’être de la chose affirnu’-e par la conclusion, mais seulement la raison d’être de Vaffirmatiou de la chose. Sans connaître l’être de Dieu tel qu’il est en lui-même, comme l’exigerait l’argument ontologique, nous pourrons donc connaître que Dieu est. Essk dupliciter dicitur : uno modo si^nipcat actum esscndi ; alio modo significat coinpositiouem propositionis, quant anima adiiivcnit conjungens prædicatum subjecto. l’rimu igitur modo

accipiendo esse non possumus scire esse Dei, sictit nec ejus essentiam, sed solum secundo modo, Scimus eiiim quod hæc propositio, quam formamus de Deo, cum dicimus : Deus est, vera est, et hoc scimus exejus effectibus (S. Thomas, Summ. Theol., ^, q. 3, a. 4, ad 2"™). — Cette démonstration a posteriori établissant que Dieu est, n’en sera pas moins supérieure en soi à une démonstration empirique ; comme nous l’avons dit plus haut, elle devra montrer en effet pourquoi le monde a besoin d’une cause répondant à la définition nominale de Dieu, et non pas d’une autre (col. 958).

On ne l’a pas toujours suffisamment remarqué, cette démonstration a posteriori, ou par l’effet, n’est rigoureuse métaphysiquement que si elle remonte de Veff’et propre à la cause propre, c’est-à-dire à la cause dont l’effet dépend nécessairement et immédiatement. J^x quolibet effectu, dit S. Thomas (l^, q. 1, a. 2), potest demonstrari propriam causam ejus esse, quia cum effectus dependeat a causa, posito effectu iiecesse est causam præexistere. — Omnis effectus dependet a sua causa, secundum quod est causa ejus (la, q. loi, a. i).

La cause propre, en métaphysique, est celle que les scolastiques après Aristote appellent causa per se primo (cf. Aristote, II Phys., c. m ; IV Met., c.ii. — S. Thom., Summ. Theol., l^, q. 45, a. 5, comm. de Cajetan ; q. io4, a. i. — Jeax de S. Thomas, in /" » ", q. 44> de Creatione, disp. xviii, a. i et a. 4) Ces ai’ticles de S. Thomas, du traité de la Création et du gouvernement divin (conservation dans l’être et motion divine) sont le véritable et indispensable commentaire des preuves de l’existence de Dieu qui sont données I", q. 2, a. 2. La spéculation théologique suit en effet un ordre inverse de la spéculation philosophique ; elle part de Dieu pour aller aux créatures, et traite des grands problèmes métaphysiques des rapports de Dieu et du monde, non pas à propos de l’existence de Dieu, mais à propos de la création, de la conservation et de la motion divine. Le terme

« causa per se primo h dont il est ici parlé, a pour

traduction « cause nécessaire et immédiate » ou encore « cause toute suffisante » ; c’est la cause dont l’effet dépend nécessairement et immédiatement, de telle sorte qu’en l’absence de toute autre cause elle suffit à le produire. Ces deux termes demandent à être expliqués.

En tant que nécessaire, cette cause s’oppose à la cause accidentelle, qnin’a. qu’une relation accidentelle avec son effet, de telle sorte que son elTet peut exister sans qu’elle-même existe. Est accidentelle, parexemple, la relation de l’existence d’un fils à celle de son père. On peut en donner une preuve a posteriori, le fils peut continuer à exister lorsque le père n’existe plus. On le prouve aussi a priori : l’existence contingente du fils ne peut dépendre nécessairement de l’existence également contingente du père. Il n’y a aucune raison pour qu’une existence contingente exige une autre existence contingente, mais l’une et l’autre exigent nécessairement, et au même titre, une existence nécessaire, en vertu du principe de causalité formulé métaphjsiquemenl en fonction de l’être : « Ce qui existe, mais non pas par soi, existe par un autre qui existe par soi ». « Si le père, dit S. Thomas, pouvait rendre compte par solde l’cxistencedeson lils, ildevrait pouvoirrendrecomple de la sienne propre, sic esset causa sui ipsius ; or il se trouve que l’existence du père est de même nature contingente que celle du fils > (I « , q. 45, a. 5, — q. io4, a. 1, et comm. de Cajetan).

Le père, dit S. Thomas (1 », ([. io4, a. i), n’est que cause accidentelle de l’existence de son lils ; il est seulement cause nécessaire de la génération da

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fils, du fieii, de l’arrivée à l’existence. La génération passive suppose nécessairement une génération active et ne se produirait pas sans elle ; la réduction passive de l’indétermination à telle détermination, de la puissance àTacte, suppose laction d’unêtre qui réduit progressivement à l’acte. Si, pendant le fieri, cette action s’arrête, le fieri lui-même s’arrête ; si le maçon ne travaille plus, la maison ne se construit plus. — On peut assigner comme cause, non plus nécessaire mais accidentelle, de la génération passive du fils, le gi-andpère. Il n’agit nullement dans la production de ce )ieri, que son fils produit en tant qu’homme et non pas en tant que fils ; le grand-père peut ne plus exister quand son fils engendre ; on dit pourtant qu’il est cause per accidens, parce qu’il a été cause du de>enir de l’engendrant.

On voit par là que la cause nécessaire est toujours supérieure à ses elYets, éqiii’oque, disent les scolastiques et non pas unis’oque (de même espèce que ses efîets). S. TUomas cite souvent comme exemple de cause équivoque le soleil, source de la chaleur nécessaire à la génération des plantes, des animaux et à l’entretien de la vie (lioino et sol générant liomineiu). La chaleur solaire est encore, pour la science moderne, la source de toute énergie à la siu’face de la terre, elle transforme en vapeurs les eaux des mers et des fleuves, et contribue à la formation des nuages, elle produit dans les couches d’air les changements de densité d’où proviennent les Aents ; les végétaux lui empruntent l’énergie nécessaire à la foriuation des substances combustibles, lesquelles alimentent nos machines, ou servent de nourriture aux animaux et permettent leur activité. — Le soleil est ainsi un exemple de cause équivoque, supérieure à ses effets, non seulement productrice, mais conservatrice ; ce n’est cependant pas une cause nécessaire proprement dite, le soleil n’est pas chaud par lui-même, sa chaleur n’est encore qu’une chaleur d’emprunt et peut décroître. — Mais on trouve des exemples de cause nécessaire dans les grands agents physiques comme la chaleur elle-même, l’électricité, le magnétisme, ils produisent des effets qui n’ont pas avec eux une similitude spécifique et dont ils sont la cause propre supérieiu’e, non seulement productrice mais conservatrice ; ainsi la chaleur est la cause de la dilatation des corps, de la fusion des solides, de la vaporisation des liquides ; l’électricité a aussi ses effets propres, mécaniques, calorifiques, lumineux, qui sont comme ses propriétés ad extra.

Cette causalité équivoque est particulièrement manifeste, cela va sans dire, lorsqu’on passe d’un ordre inférieur à un ordre supérieur, par exemple de la matière brute à la vie ; ainsi le vivant transforme des aliments minéraux en substances organiques. De même chez l’animal, le désir, qui a sa cause nécessaire dans le bien délectable perçu, est à son tour cause nécessaire et supérieure du mouvement de l’animal. Dans l’homme, la volonté applique à l’exercice les facultés inférieures et est attirée elle-même par le bien que lui présente l’intelligence ; dans l’activité intellectuelle, la connaissance des principes est cause nécessaire et supérieure de celle des conclusions ; dans l’activité volontaire, la fin ultime est la cause nécessaire et supérieure pour laquelle sont voulus les moyens et les fins intermédiaires. Autant d’exemples de causes équivoques. — Est-il besoin de le remarquer avec Cajf.tan, in I » "", q. 4, a. 3 et aussi q. ^5, a. 5, cette causalité du supérieur sur l’inférieur est la vraie causalité ; la cause univoquc.de même nature que son effet, aussi pauvre et contingente que lui, n’est cause que matériellement et per accidens ; une série de causes univoques n’est en réalité qu’une série d’effets d’une même cause supérieure. Au contraire, la cause

équivoque, qui produit et conserve, mérite le nom de principe, de fondement ; c’est ainsi qu’on parle de la vérité fondamentale de la philosophie, des principes fondamentaux des sciences, du fondement de la morale. S’il est une cause première, elle ne peut évidemment être cause qu’en ce sens profond. L’empii-isme qui ne voit que les causes univoques, matérielles et accidentelles, qui nie la valeur supérieure des principes rationnels, qui supprime tous les fondements (fondement de l’induction, fondement du syllogisme, fondement de la morale, fondement de la société) devra être amené à nier ou tout au moins à ne pas/^ affirmer Dieu. Pour l’empiriste, qui est nécessaire- ^ ment nominaliste, comme pour le simple grammairien, il n’y aura pfis grande dilFérence entre la proposition : >< Dieu est », et cette autre : « Pierre est », et, comme le monde peut se passer de Pierre, il pourra se passer de Dieu.

Allons-nous, tombant dans l’autre extrême, rêve-’nir aux Idées de Platon, aux types suprêmes, aux Mères (Timée). que le mysticisme naturaliste de Goethe ressuscite dans le second Faust ? Admettrons-nous

« l’Homme en soi »’? Nullement. Nous nous expliquerons

sur ce point à propos de la preuve de Dieu par les degrés des êtres ; qu’il suffise de dire pour l’instant : lorsqu’un caractère (comme l’humanité ou l’animalité) i° implique dans son concept des éléments matériels qui peuvent bien être pensés mais non point réalisés sans leurs conditions individuantes, ex. : de la chair et des os (I", q. 84, a.’]. Met., 1. I, leç. it, ib ; 1. VII, leç. 9, 10), 2° constitue un genre ou une espèce déterminés et ne comporte pas le plus et le moins, des degrés divers, il faut conclure qu’il est nécessairement causé en tous les êtres dans lesquels il est susceptible de se réaliser formellement. La cause supérieure qui doit en rendre raison ne peut le contenir que virtuellement ; s’il est formellement en elle, ce ne poun-a jamais être que sous forme d’idée (idée divine). — Lorsque au contraire un caractère (comme l’être, la bonté, l’intelligence…) i » n’implique aucun élément matériel, transcende la matière, l’espace, le temps, toutes les conditions individuantes, 2" est susceptible de se réaliser à des degrés divers, transcende les espèces et les genres, n’implique aucune imperfection, il faudra conclure qu’il n’est pas nécessairement causé en tous les êtres dans lesquels il est susceptible de se réaliser formellement, mais seulement en tous moins un. La cause siipérieure requise possédera ce caractère formellement et aussi à un degré éminent (formaliter eminenter). puisqvi’elle le possédera par elle-même (per se). Elle sera par exemple l’être même, la bonté même, la sagesse même.

C’est ce qui restera du Platonisme dans la théodicée traditionnelle. Cf. S. Thomas, I », q. 6, a. 4 ; q- 65, a. I (Cajetan) ; q. io4, a. i. — Platon n a pas su distinguer les notions transcendantales qui seules peuvent être réalisées à l’état pur et absolu (cf. plus loin, col. io50) et les notions qui ne transcendent ni la matière, ni les espèces et les genres et ne peuvent pas être réalisées à un degré éminent dans un ordre supérieur à la matière et aux individus.

Cette notion de la cause nécessaire se concrétisera et deviendra par là plus claire dans l’exposé de la preuve générale par la contingence, le i)lus ne sort pas du moins, le supérieur de l’inférieur (cf. col. 1 022).

4° On ne devra donc pas remonter dans le passé la série des causes accidentellement subordonnées, mais dans le présent la série des causes essentiellement subordonnées. — Ces quelques réflexions nous montrent que les preuves de l’existence de Dieu, si elles doivent se faire par 965

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régression de l’effet à sa cause nécessaire, ne doivent pas s’égarer dans la série des causes accidentelles. C’est la méprise fréquente de ceux qui remontent de la poule à l’œuf, de l’œuf à une autre poule, et ainsi de suite dans le passé ; dans cette série, dit S. Thomas, on ne voit pas de raison de s’ai-rêter, a per accidens in infinitum procedere in catisis agentibiis non repiitatur intpossibile » (I" », q. 46, a. 2, ad ^"™). C’est seulement, continue le saint docteiu", dans l’ordre des causes nécessairement et actuellement subordonnées qu’il faut de toute nécessité s’arrêter : si une horloge était composée d’une multitude infinie de roues, et que chacune dépendit d’une roue supérieure, aucune roue ne pourrait se mouvoir, il n’y aurait en effet aucun principe du mouvement. Mais peu importe que cette horloge ait été remontée cent fois, mille fois, une nuiltitvide innombrable de fois : celui qui la remonte n’est cause que per accidens de son mouvement. De même, pour prendre l’exemple de S.Thomas, du bruit de l’enclume, on remonte au mouvement du marteau, puis au mouvement delà main du forgeron, et, en fin de compte, à un principe premier de ce mouvement local ; mais il importe peu que le forgeron remplace indéfiniment son marteau : <( artifex agit multis niartellis PER ACCiDEXS, quiu iinus post unum frangitur. AcciniT ergo huic mavtello, quod agat post actionem alteriiis martelli. Et siniiliter accidit liitic liomini, inquantum générât, quod sit generatus ab aliu ; gênerai enim inquantum homo, et non inquantum est filius alterius hominis… Unde non est impossibile quod homo generetur ab Iiomine in infinitum » (I^, q. ^6, a. 2, ad 7"™). On ne voit pas d’impossibilité métaphjsique à ce que la terre tourne dès toujoiu-s :

« Quælibet circulatio præcedentium transiri potuit, 

quia finita fuit ; in omnibus autem simul, si mundus semper fuisset, non esset accipere primam, et ita nec transitum, qui semper exigit duo extrema » (C. GeuteSfl. II, c. 38). Aristote, qui admettait l’éternité du monde et du mouvement, y voyait une nécessité de plus d’admettre un moteur éternel et infini, seul capable de produire un mouvement perpétuel {Met., 1. XII, c. 6). Pour S. Tliomas, c’est seulement par la Révélation que nous sommes certains que le monde n’a pas été créé ab aeterno. Cela dépend uniquement, en effet, de la liberté divine (I, q. 46, a. 2). Ce n’est pas la considération de la causalité qui nous obligerait à nous arrêter, à un instant du passé, dans la série des causes accidentellement subordonnées, ce ne pourrait être que l’impossibilité d’une multitude actuellement infinie. Mais, comme le remarque S. Thomas (I^, q. 7, a. 3, ad 4’"" ; q- 46, a. 2, ad G » "’et ad 7"™), il n’y a nmltilude actuellement infinie que si toutes ses unités sont données simultanément, ce qui n’a pas lieu dans le cas d’une régression à l’inlini dans le passé, puisque les causes passées n’existent plus. — En outre, s’il est évident qu’un nombre infini répugne, il est fort dilficile d’établir la ré[)ugnance d’une multitude actuellement infinie et innombrable. S. Tijomas écrivait vers I26’| à la fin de l’opuscule 27" De aeternitate mundi. « Adliuc non est demonstratum quod Deus non possit facere ut sint infinita in actu. » Le Quodlibet 12, q. 2, rédigé vers la fin de sa vie, précise connue il suit ce qui est dit, I’, q. 7, a. 4 : « Facere aliquid infinitum in actu vel in/inita esse simul in actu, non répugnât potentiæ Dei absolutae, quia non implicat contradictionem ; sed si considerelur modus quo Deus agit, non est possibile. Deus enim agit per intelleclum et per verbum, quod est formalivum omnium, unde oportet quod omniu quæ agit sint formata (id est determinata). « — Parmi ceux qui admettent que la multitude actuellement infinie ne répugne pas, il faut compter Scot,

les nominalistes, V.^squez, Dkscartes, Spinoza, Leibniz. Les jésuites de Coimbre et Tolkï (in /^m^ q. 7) soutiennent, comme probable, que l’infini actuel ne répugne pas. Récemment, la thèse finitiste de Renouvier a été réfutée par M. Milhaud (Essai sur les conditions de la certitude logique, p. 177). Aujourd’hui les mathématiciens au courant de la théorie des ensembles transfinis sont de moins en moins disposés à accepter comme valable un seul des arguments par lesquels on prouve que la multitude infinie actuelle est contradictoire. — Il importe donc de se souvenir qu’aucune des preuves classiques de l’existence de Dieu n’est solidaire de cette question controversée. Le motif pour lequel on ne peut remonter à l’infini est qu’il faut une raison suffisante, une cause. Alors même qu’on pourrait remonter à l’infini dans le passé la série des causes accidentelles, celle par exemple des transformations de l’énergie, celle des vivants, celle des générations humaines, le mouvement, la vie, l’àræ humaine demanderaient encore à être expliqués. Ces causes accidentelles ne se suffisent pas à elles-mêmes, elles sont aussi indigentes les unes que les autres. Prolonger leur série, n’est pas changer leur nature. Comme le dit Aristote, si le monde est éternel, il est éternellement insufiisant et incomplet ; éternellement, il a besoin d’une raison suffisante qui le rende réel et intelligible (Met., 1. XII, c. 6). Cf. Sertillanges, « Les prem-es de l’existence de Dieu et l’éternité du monde », quatre articles, Revue Thomiste, 1897 ^^ 1898.

5’^ Dans cette série des causes essentiellement subordonnées, il faudra s arrêter à ce qui est requis comme cause propre, sans rien affirmer de plus. — La cause propre n’est pas seulement nécessaire (per se), elle est encore immédiate (pr/wo). Il y a en effet des causes nécessaires non immédiates (per se non primo). C’est, pour nous, plus facile à comprendre d’aliord dans l’ordre des raisons que dans l’ordre des causes proprement dites. Aristote dit que l’essence du triangle contient la raison nécessaire, mais non pas immédiate, des propriétés du triangle scalène. Ces propriétés supposent en effet nécessairement que le scalène est triangle, mais elles ne peuvent se déduire immédiatement du genre triangle ; sinon, elles conviendraient à toutes les espèces de triangle, et non pas au scalène per se primo : <y.O’y.’jxb za « ri v.xjxd. (I Post. Anal., contm. de S. Thomas, leç. 1 1). — Il en va de même pour ce qui est de la causalité métaphysique : l’effet propre d’une cause est comme une de ses propriétés ad extra, subjectée dans un autre être. Le rapport de l’effet propre à la cause propre correspond à celui de la propriété à l’essence dont elle dérive nécessairement et innnédiatement. Cette cause propre est celle dont parle Aristote, I Post. Anal. (Comm. de S. Thomas, leç. 10 : quartus modus dicendi per se : la nécessité immédiate dans l’ordre de la causalité). Il donne comme exemple : « le meurtre cause la mort » ; ailleurs : « le médecin soigne, le chanteur chante ». Dire au contraire : « l’homme chante », c’est donner un exemple de cause non immédiate. Dire :

« le médecin chante », c’est donner un exemple de

cause accidentelle, car c’est accidentellement que celui qui chante est médecin.

Il est facile de donner d’autres exemples plus précis de cause propre : le feu chauffe, rcpcle souvent S. Thomas, la lumière éclaire, la couleur est le principe propre déterminant (ol>jel formel) de la vue, le son celui de l’ouïe, l’être celui de l’intelligence, le bien celui de la volonté. Rien n’est visible en effet que par la couleur, perceptible à l’ouïe que par le I son, intelligible que par rapport à l’être, désirable 9Ô7

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que sous la raison de bien. — Ainsi nous dirons VEns realissiinitrn réalise, comme le feu chauffe, comme la lumière éclaire, en ce sens que l’Etre par soi est cause propre, non pas de telle modalité de l’être, mais de l’être en tant qu’être dans tous les êtres (I=>, q. liO, a. 5). De même l’Intelligence première est cause propre de nos intelligences et de ce qu’il y a d’intelligibilité dans les choses. Le souverain Bien est cause de tout bien, de tout attrait vers le bien, de toute obligation fondée sur le bien (cf. col. 1061).

Beaucoup d’auteurs, lorsqu’ils exposent la preuve de l’existence de Dieu, remontent à une cause non immédiate ; leur démonstration n’a pas de valeur. S’agit-il, par exemple, d’expliquer l’existence de l’ordre du monde ? Il ne faut pas encore aflirmer l’existence d’un être souverainement parfait, mais seulement l’existence d’une première intelligence ordonnatrice ou cause propre de cet ordre. S’agit-il d’expliquer l’existence du mouvement local ? Il n’est pas nécessaire d’arriver tout de suite à l’Acte pur ; il suffit d’un moteur qui lui-même ne soit pas mù localement, comme serait une âme du monde (cf. Caje-TAX, in /=>™, q. 2, a. 2) ; si cette àme, pour mouvoir, est mue elle-même d’un mouvement spirituel, il faudra, pour expliquer ce mouvement d’un autre ordre (ou le mouvement comme mouvement, et non plus comme local), un premier moteur supérieur qui n’ait pas besoin d’être réduit à l’acte ; mais on ne prouvera pas ainsi immédiatement l’existence d’un être infiniment parfait. S’agit-il d’expliquer l’existence d’un être contingent ? Il faudra remonter à un être nécessaire ; mais pas immédiatement à un Dieu personnel, intelligent et libre.

Les cinq preuves classiques exposées par S. Thomas (I^, q. 2, a. 3) remontent joe/’se primo, nécessairement et immédiatement, à cinq prédicats divins : ergo datur primiim movens immobile, — primum efficiens, — necessarium, non ex alio, — maxime ens, — primum flithernans intelligendo. — Reste ensuite à montrer que ces cinq prédicats ne peuvent avoir pour sujet un corps (q. 3, a. i), ni même un être composé d’essence et d’existence, comme l’est un esprit tini, mais qu’ils ne peuvent appartenir qu’à celui qui est l’Etre même, Ipsum esse subsistens (q. 3, a. 4) Les preuves de l’existence de Dieu ne s’achèvent qu’avec cet article 4 de la question 3, qui est la clef de voûte de tout le traité de Deo uno et de celui de la Création. De ce que Dieu est VIpsum esse subsistens, se déduiront tous les attributs divins : absolue simplicité, perfection et bonté infinie, immutabilité, éternité, unicité, omniscience, absolue liberté à l’égard du créé, toute-puissance, proA’idence universelle, béatitude infinie. De là aussi se déduiront les véritables rapports de Dieu et du monde : essentiellement simple, immuable et imperfectible. Dieu apparaîtra comme nécessairement distinct du monde qui, lui, est essentiellement composé, changeant et irapai’fait.

Telle est la causalité métaphysique (causalité nécessaire et immédiate), sur laquelle seule peuvent reposer les preuves a posteriori de l’existence de Dieu : « ex quolibet effectu potest demonstrari propriam causant ejus esse ». Le fondement de toutes ces preuves est donc le principe de causalité, qui se formule raétaphysiquement en fonction de l’être :

« ce qui est sans être par soi, est nécessairement par

un autre qui est par soi », « quod est non per se est ab alio quod est per se ».

Ch. II. Objections contre la démonstrabilité de l’existence de Dieu. — Avant d’établir la nécessité du principe de causalité par une démonstration par l’absurde, et aussi sa double valeur ontologique et transcendante, il nous paraît préférable d’exposer

les objections qu’on nous oppose sur ce point. La nécessité de ce principe et conséquemment sa valeur ontologique et transcendante est contestée par les empiristes ; les rationalistes subjectivistes ne lui reconnaissent qu’une nécessité subjective.

i" Objection des empiristes contre la nécessité et la valeur ontologique et transcendante du principe de causalité. Comment cette objection et l’agnosticisme qui en résulte dérivent du nominalisme sensualiste. — L’objection empiriste ou sensualiste n’a guère varié depuis Hume ; les positivistes anglais Stuaht Mill et H. Spen’cer, aujourd’hui William James, se contentent de la reproduire. Les positivistes français Aug. Comte, Littré et leurs disciples contemporains ne font que mieux accentuer ses origines matérialistes et ses conséquences antireligieuses. Les néo-positivistes actuels sont à Hume et à St. Mill ce que les scolastiques qui viennent après le xiii* siècle sont à S, Thomas. Nous nous arrêterons surtout aux maîtres, particulièrement à St. Mill, dont la logique nominaliste va nous permetti’e d’apprécier le Ar.ai sens et la portée de l’objection.

Les empiristes nient : i°que le principe de causalité soit une vérité nécessaire ; et 2* qu’il nous permette de sortir de l’ordre des phénomènes pour nous élever à une cause première.

Reproduisant l’enseignement des Epicuriens, du sceptique Sextls Empiricus, d’OcKAM. de Hobbes, de Berkeley, Hume en réalité nie l’intelligence, la raison, faculté de l’être, ou, ce qui revient au même, la réduit à aux sens facultés des phénomènes. L’idée, selon lui, n’exprime pas quelque chose de plus profond que ce que les sens et l’imagination nous montrent, elle est seulement une image accompagnée d’un nom commun. C’est là l’essence du nominalisme empirique.

« Toutes nos idées générales, dit Hume, sont

en réalité des idées particulières attachées à un terme général, qui rappelle occasionnellement d’autres idées particulières qui ressemblent en certains points à l’idée présente à l’espjùt » (Recherche sur l’entendement humain, sect. xii ; 2^ partie, note). Le terme général, grâce à l’habitude, a pour effet de faire passer l’esprit aisément d’images en images, ce qui permet de négliger les traits individuels de telle ou telle image. D’après ce principe sensualiste, l’idée de cause, si les sens ne perçoivent que des successions de phénomènes, va se réduire à l’image commune de succession phénoménale, accompagnée du nom commun de cause ; tout le reste sera déclaré entité-erbale. — Hume remarque en effet que les sens externes nous montrent seulement des phénomènes suivis d’autres phénomènes, et non pas causes d’autres phénomènes :

« Une bille en frappe une autre, celle-ci se

meut ; les sens ne nous apprennent rien de plus… Un seul cas, une seule expérience où nous avons observé la succession de deux événements, ne suffit pas pour nous autoriser à établir une règle générale et à prédire ce qui arrivera dans les cas semblables : ce serait en effet une inqualifiable témérité de juger du cours entier de la nature d’après une simple expérience, quelque exacte et certaine qu’elle fût. Mais lorsque nous avons vu dans tous lescas deux phénomènes se suivre, s’associer, nous n’avons plus aucun scrupule à prédire l’un, dès l’apparition de l’autre. Nous appelons l’un la cause et l’autre l’effet. Nous supposons qu’il existe entre eux quelque rapport ; nous attribuons au premier un pouvoir qui lui permet de produire infailliblement l’autre… Qu’est-ce donc qui a fait naître cette nouvelle idée de rapport ? Pas autre chose que le sentiment que nous avons de la liaison de ces faits dans notre imagination, et de 969

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la tendance qui nous pousse à prévoir l’exislence de l’un dès l’apparition de l’autre » (7° Essai sur l’entendeiwnt linmain). Mais d’où vient l’idée de cette /"orce. de ce pouvoir attribué à la cause pour prot/jt/ze l’effet".* Hume l’explique par une association qui s’établit entre les choses inanimées et le sentiment de résistance ou le sentiment de l’effort que nous expérimentons, lorsque notre corps donne naissance ou tout au contraire s’oppose au mouvement. « Un être vivant ne peut mettre en mouvement les corps extérieurs sans éprouver le sentimentd’un nisiis, d’un effort ; de même, tout animal reçoit une impression ou un sentiment de choc de tout ()l)jel extérieur qui se meut. Ces sensations, qui sont exclusivement aninuiles et dont nous ne pouvons « / ; /707/ tirer d’inlërence, nous sommes pourtant disposés à les transporter dans les objets inanimés et à supposer que ces objets éprouvent aussi quelques sentiments analogues, lorsqu’ils communiquent ou reçoivent le mouvement » (ibid.). Cette supposition, que la relation de cause à effet contient quelcjue chose de plus qu’une succession inyariahle, est-elle fondée ? Nullement, répond Hume, car même dans le seul domaine de l’expérience interne, nous n’avons pas le moindre mojen de savoir si l’effort volontaire que nous expérimentons est bien ce qui produit le mouvement coi-porel qui le suit ; ce mouvement corporel voulu n’est pas même la conséquence immédiate de la volition ; il en est séparé par une longue chaîne de causes que nous n’avons ni connues ni voulues (mouvement de certains muscles, de certains nerfs et des esprits animaux).

Selon Hume, la causalité se réduit donc à la succession de deux phénomènes, nous sommes portés à croire que cette succession est invariable ; mais ce n’est là que le résultat d’une habitude ; jusqu’ici les faits contingents ont été précédés d’autres faits, mais rien ne nous assure qu’il doit toujours en être ainsi. De plus, à supposer que la causalité s’applique et s’appliquera toujours à tous les phénomènes de l’univers, comment aurions-nous le droit de nous élever par elle à une cause première située en dehors du monde phénoménal ? Le même point de départ sensualiste conduit Hume, comme Berkeley, à nier la matière, il n’y a que des sensations, des phénomènes sans substance ; il est de même de notre esprit. — Par une étrange contradiction, Hume, au début de son Histoire naturelle de la Religion, estime et apprécie la preuve de l’existence de Dieu tirée de l’ordre de hi nature, a L’organisation de toute la nature nous parle d’un Auteur intelligent ; et il n’y a pas de penseur philosophe qui puisse, après mûre réflexion, suspendre un instant son jugement devant les premiers principes du déisme et de la religion naturelle » (sur cette contradiction de Hume, cf. Hume, sa i/> et .sa /^/iZ/oso/j/i/V.parTh. Huxley, trad.fr., Alcan, p. 207). Stl’ar r MiLL admet et développe la même doctrine. Même point de départ : les concepts ne sont rien que des images concrètes { » cconq)agnées d’un nom commun {Pltilos.de Hamilton, p. 371-880 ; Logique, l. l’"', p. I21). De là se déduit sa théorie de la causalité ; Mill prévient (Logique, 1. 111, c. 5, § 2) qu’il n’entend

« pas parler d’une cause qui ne serait pas elle-même

un phénomène. Je ne m’occupe pas, dit-il, de la cause première ou ontologique de quoi que ce soit. Adoptant une distinction familière à l’école écossaise, et particulièrement à Uiai), ce n’est pas aux causes efficientes que j’aurai affaire, mais aux causes p/nsifjues… Ce que sont ces causes (eflicientes) ou même s’il en est de telles, c’est une question sur lacjuelle je n’ai pas à me prononcer… La seule notion de causalité, dont la tiiéorie de l’induction ait besoin, est celle qui peut être acquise par l’expérience. La loi de causalité, qui I est le pilier de la science inductive, n’est que cette loi I

familière, trouvée par l’observation, de l’invariabilité de succession entre un fait naturel et quelque autre fait qui l’a précédé, indépendamment de toute considération relative au mode intime de production des phénomènes ». De ce point de vue tout empiriste, « la cause d’un phénomène est un phénomène antécédent invariable », mieux « la cause d’un phénomène est l’assemblage de ses conditions, car on n’a pas le droit, philosophiquement parlant, de donner le nom de cause à l’un des antécédents à l’exclusion des autres ». Enlîn il faut que la succession ne soit pas seulement invariable comme celle du jour et de la nuit, mais encore qu’elle soit inconditionnelle. — Stuart Mill est amené par là à cette conclusion : 1a distinction del’agenl et du patient est illusoire. Ce sera la principale ol)jeotion des modernistes contre les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu : « La distinction du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet, l’affirmation du primat de l’acte sur la puissance partent du même postulàtdela pensée commune, le postulat du morcelage » (Le Roy, « Comment se pose le problème de Dieu », Res’ue de Métaphysique et de Murale, mars 1907). Le passage de St. Mill demande à être cité, on y voit nettement comment l’empirisme conduit fatalement au nominalisme radical : tout ce qui n’est pas immédiatement saisi par les sens devient entité verbale. « Dans la plupart des cas de causalion, dit Mill, on fait communément une distinction entre quelque chose qui agit et une autre chose qui pàtit, entre un agent et un patient. Ces choses, on en convient universellement, sont toutes deux des conditions du phénomène ; mais on trouverait absurde d’appeler la seconde la cause, ce titre étant réservé à la première. Cette distinction, pourtant, s’évanouit à l’examen, ou plutôt se trouve être purement re/bale ; car ellerésulted’unesimple forme d’expression, à savoir, que l’objet qui est dit actionné et qui est considéré comme le théâtre où se passe l’effet, est ordinairement inclus dans la phrase par laquelle l’effet est énoncé, de sorte que, s’il était indiqué en même temps comme une partie de la cause, lien résulterait, ce semble, l’incongruité de le supposer se causant lui-même. .. Ceux qui admettent une distinction radicale entre l’agent et le patient, se représentent l’agent comme ce qui produit un certain état ou un certain changement dans l’état d’un autre objet qui est dit patient. Mais considérer les phénomènes connue des états des objets est une sorte de liction logique, bonne à employer quelquefois parmi d’autres modes d’expression, mais qu’on ne devrait jamais prendre pour renonciation d’une vérité scicntili(iuc » (Logique, 1. iii, c. 5, § 4).

Dans ses L’ssais sur la Religion (Le Théisme, i^c partie : argument de la cause première… argument tiré des signes du plan de la natiu’e) (écrit en 1868 et 1870), St. Mill lire les conclusions de ses principes sensualisles et nominalistes. Il commence par reconnaître qu’<( il n’y a rien dans l’expérience scientifique qui soit incompatible avec la croyance que les lois et les successions de faits soient elles-mêmes dues à une volition divine » (p. 127). Mais que vaut l’argument de la cause première ? « L’expérience correctement exprimée nous dit seulement que tout changement provient d’une cause, et la cause de tout changement est un changement antérievu"… Mais il y a aussi dans la nature un élément ondes éléments permanents (nuitière cl force), et nous ne savons pas si ces éléments ont commencé à exister. L’expérience ne nous apporte aucune preuve, pas même une analogie, qui nous autorise à étendre à ce qui nous parait immuable une généralisation fondée sur notre expérience des phénomènes variables… Bien plus, comme tout changement a sa cause dans un changement 971

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anlérieur, il semble que notre expérience, loin de fournir un argument en faveur d’une cause première, y répugne, et que l’essence même de la causalité, telle qu’elle existe dans les limites de notre connaissance, est incompatible avec une cause première «  (p. 133). St. Mill, en vertu de ses principes nominalistes, rejette de même l’argument qui, de l’existence des intelligences et consciences humaines, s’élève par voie de causalité à une intelligence et conscience première : « Si l’on admet que le seul fait de l’existence de l’esprit exige comme son antécédent nécessaire l’existence d’un autre Esprit plus grand et plus puissant, la difTiculté n’est point supprimée pour avoir été reculée d’un pas. L’esprit créateur a, autant que l’esprit créé, besoin d’un autre esprit qui soit la source de son existence » (sic) (p. i^o). Pour un nominaliste conséquent, la notion d’esprit n’est pas en effet une idée susceptible de se rattacher à Vétre, et qui permette d’identifier l’esprit par soi à l’être par soi, c’est seulement une image commune, accompagnée d’un nom, qui se réfère aux phénomènes et non pas à l’être. — L’empirisme de Mill a. plus loin encore ; cette dernière conséquence absolument rigoureuse le juge : « Où est la preuve que nul autre objet qu’un esprit ne peut être la cause d’un esprit ? Avons-nous un autre moyen que Vexpérience, de savoir quelle chose en produit une autre, quelles causes sont capables de produire tels effets ?… En dehors de l’expérience et en particulier pour ce qu’on appelle la raison, qui porte sur ce qui est évident de soi, il semble qu’aucune cause ne puisse donner naissance à des produits d’un ordre plus noble qu’elle-même. Mais cette conclusion est en désaccord avec tout ce que nous savons de la nature. Combien plus nobles et plus précieux ne sont pas les végétavix et les animaux supérieurs, par exemple, que le sol et les engrais aux dépens et par les propriétés desquels ils croissent ? Tous les travaux de la science moderne tendent à faire admettre que la nature a pour règle générale de faire passer par voie de déA’eloppement les êtres d’ordre inférieur dans un ordre supérieur et de substituer une élaboration plus grande et une organisation supérieure à une inférieure » (p. 142). Ce qui revient à dire : le plus sort du moins, l être du neanfjla Aie intellectuelle proA’ient d’une fatalité matérielle et aveugle, la pensée de l’homme de génie et la charité des saints tirent leur oi*igine d’un peu de boue. Mill cependant reconnaît une assez grande probabilité à la preuve tirée des signes du plan de la nature ; elle est en effet, selon lui, comme nous le verrons plus loin, un argument inductif qui correspond à la méthode des concordances, « argument léger dans bien des cas, mais quelquefois aussi d’une force considéi-able, surtout quand il s’agit des dispositions délicates et compliquées de la vie végétale et animale » (p. 162), c’est-à-dire que, d’après les lois de l’induction et l’état actuel de la science, la cause plus probable de l’organisation de l’œil ou de l’oreille n’est pas la « survivance des plus aptes », mais une intelligence ordonnatrice.

St. Mill est ainsi logiquement conduit par les principes de l’empirisme à n’admettre en fait de convictions prouvées ni le théisme ni l’athéisme. Il s’applique même à montrer que les attributs du Dieu des chrétiens, en particulier la toute-puissance et la sagesse, ne peuvent se concilier ; ici encore évidemment tous les arguments relèvent du point de vue empiriste. — Selon lui, notre imagination nous fait néanmoins entrevoir l’existence d’un Dieu juste et bon comme possible ; or le penseur ne fait rien de déraisonnable, en se laissant aller à l’espérance que ce Dieu existe, pourvu qu’il reconnaisse qvie, s’il y a des motifs de l’çspéxer, il n’y a pas de preuves pour l’admettre (p. 227…).

Toutes ces conclusions dérivent de la thèse nominaliste de St. Mill sur la causalité. Cette même thèse a été reprise et quelque peu modifiée par Spencer. Mill, qui est idéaliste à la manière de Berkeley, n’admet pas l’existence du monde extérieur ; d’après lui le principe de causalité, comme les autres principes, est donc formé par la répétition des mêmes phénomènes psychiques dans chaque conscience individuelle. H. Spencer, cpii admet au contraire l’existence du monde extérieur, regarde le principe de causalité comme le produit de l’habitude que nous avons prise de voir la succession constante des mêmes phénomènes. Il invoque, en outre, l’hérédité pour expliquer la tendance, que nous éprouvons, dès notre entrée dans la vie, à régler notre conduite et nos raisonnements d’après ce principe. Selon lui (Psychologie, partie IV, ch.’)), ’( les successions psychologiques habituelles établissent une tendance héréditaire à de pareilles successions, qui, si les conditions restent les mêmes, croît de génération en génération, et nous explique ce que l’on appelle les formes de la pensée ». Ainsi Le vaste édifice de nos jugements serait le résultat de perceptions expérimentales soudées et accumulées de siècles en siècles, comme nos continents se sont formés par l’entassement régulier de zoonites presque imperceptibles. Entre la sensation de l’animal et les actes d’intelligence du savant, il n’y a, selon Spencer, qu’une différence de degré. « Il est certain qu’entre les actes automatiques des êtres les plus bas et les plus hautes actions conscientes de la race humaine, on peut disposer toute une série d’actions manifestées par les divers tribus du règne animal, de telle façon qu’il soit impossible de dire à un certain moment de la série : Ici commence l’intelligence » (cité par Th. Ribot, La Psychologie anglaise contemp., 3 « éd., p. 199). Tel est bien le point de départ de l’objection positiviste contre la possibilité de démontrer Dieu : le renversement des fondements de la raison (cf. solution, col. 996 et 1007).

L’agnosticisme de Spencer n’est qu’une conséquence de ce nominalisme : « On ne peut esquiver la nécessité de faire quelque part l’hypothèse de l’existence par soi, mais soit qu’on la j^ose toute nue (théisme), soit qu’on la dissimule sous mille déguisements (panthéisme et athéisme), elle est toujours vicieuse, incogitable. .. Nous nous trouvons d’une part obligés de faire certaines suppositions, et d’autre part nous trouvons que ces suppositions ne peuvent être représentées. Nous sommes obligés de conclure à l’existence d’une cause première, infinie, absolue ou indépendante ; cependant les éléments du raisonnement, de même tjue ses conclusions, ne sont que des conceptions symboliques de l’ordre illégitime » (Les premiers principes, p. 31…). C’est dire : nos idées ne sont que des images communes accompagnées d’un nom (nominalisme), qui se réfèrent immédiatement aux phénomènes sensibles et que nous appliquons de façon illégitime à l’absolu. — L’erreur de nos conclusions, continue Spencer reprenant les antinomies kantiennes, ressort de leurs contradictions mutuelles : l’absolu en tant qu’absolu ne peut être cause. Si vous dites qu’il existait d’abord par lui-même, et qu’ensuite il devient cause, on se heurte à une nouvelle dilïiculté : l’infini ne peut devenir ce qu’il n’était pas d’abord. Si l’on répond qu’il le peut parce qu’il est libre, on tombe dans une nouvelle contradiction : la liberté suppose la conscience, et la conscience, n’étant concevable que comme une relation, ne peut se trouver dans l’absolu. Les conceptions fondamentales de la théologietraditionnelle s’entre-détruisent. L’absolu ne peut être conçu ni comme conscient, ni comme inconscient, ni comme simple, ni comme complexe, ni comme identifié avec l’univers, ni comme distinct de

riinivers. — Même antagonisme entre la justice inûnie et la miséricorde, entre la saj>esse qui connaît tout Tavenir et la libertc, entre la puissance et la bonté infinie et l’existence du mal. — « L’athéisme, le panthéisme, le théisme sont tous absolument inconcevables » (p. 37). Mais ces trois systèmes et les religions diamétralement opposées, polythéistes et monothéistes, s’accordent à reconnaître que les faits de Texpérience sont à expliquer, et la « croyance à Voinniprésence de quelque chose qui passe l’intelligence, commune à toutes les religions, non seulement devient de plus en plus distincte à mesure que les religions se développent, et demeure après que les éléments divers se sont annulés mutuellement ; mais encore c’est cette croyance que la critique la plus impitoyable de toutes les religions laisse debout, ou plutôt qu’elle met plus vivement en lumière » (p. 89 et 96). — Nous montrerons plus loin (col. 1007 et 1054) que les prétendues contradictions que signale ici Spencer proviennent encore de son empirisme nominaliste, qui ne lui permet pas de concevoir analogiquement les attributs divins. La conception univoque. qu’il est nécessairement amené à s’en faire, engendre nécessairement en effet la contradiction.

Aujourd’hui W. James n’ajoiite rien de bien nouveau ; parlant des preuves traditionnelles, il écrit :

« Jene discute pas ces arguments. Il me suffit que tous

les philosophes depuis Kant les aient considérés comme négligeables. Ils ne peuvent plus servir de base à la religion. L’idée de cause est trop obscure pour qu’on puisse bâtir sur elle toute une théologie. Quant à la preuve par les causes finales, le darwinisme l’a bouleversée. Les adaptations que présente la nature, n’étant que des réussites hasardeuses parmi d’innombrables défaites, nous suggèrent l’idée d’une diA’inité bien diflerente du Dieu que démontrait le finalisme « (IJExpérience religieuse, trad. Abauzit, 1906, p. 369). Des attributs divins, les uns sont vides de sens, ce sont les attributs nu’-taphysiques (’< tout le sens que peut avoir la conception d’un objet se réduit à la représentation de ses conséquences pratiques », p. 3^5) : « l’aséité de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité, son individualité, son indétermination logiquc, son infinité, sa personnalité métaphysique, son lapport avec le mal qu’il permet sans le créer ; sa suffisance, son amour de lui-même et son absolue félicité : franchement qu^ importent tous ces attributs pour la f/e rt’e PAowwe.^ S’ils ne peuvent rien changer à notre conduite, qu’importe à la pensée religieuse qu’ils soient vrais ou faux ?… Le jargon de l’Ecole a remplacé l’intuition de la réalité ; au lieu de pain, on nous donne une pierre » (p. 876). W. James croit même >< qu’une philosophie de la religion devrait accorder plus d’attention qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent à l’iiypothèse pluraliste » ou polythéisle (p. 436). — Quant aux attributs moraux, leur valeur est solidaire du pragnuitisuic : l’arbre se reconnaît à ses fruits. Mais cette notion de fécondité pratique s’évanouit à son tour dans le flux universel de l’évolutionnisme empirique. Les idées morales et religieuses se transforment « à mesure que se modifient d’une part les connaissances relatives au monde extérieur, d’autre pai’l les formes sociales. Après (|nclques générations, l’atmosphère morale devient funeste à certaines conceptions de la divinité qui s’épanouissaient naguère… Autrefois les appétits féroces d’un dieu sanguinaire étaient aux yeux de ses fidèles des preuves de sa réalité, (fournie nous, ils jugeaient l’arbre à ses fruits » (p. 282). Que restet-il donc de l’édifice religieux ? Il ne reste que l’expérieiue i)crsonnelle et les affirmations inimédiales qu’eile permet. W. James arrive à cette conclusion voisine de celle de Spencer : « Ce que sont en elles-mêmes les réalités

spirituelles les plus hautes, je l’ignore… Mais tout ce que je sais et tout ce que je sens, tend à me persuader qu’en dehors du monde de notre pensée consciente, il en existe d’autres, où nous puisons des expériences capables d’enrichir et de transformer notre vie… » Ce monde transcendant, inconnaissable, n’est autre pour W. James que le moi subconscient ou subliminal, c’est cette subconscience qu’il appelle Dieu.

Les positivistes français, à la suite de Comte et de Littré, ont généralement regardé l’examen du problème de Dieu, non seulement comme inutile, mais encore comme dangereux. Pour A. Comte, ce problème est vain, cela va sans dire, puisque pour l’auteur du Cours de philosophie positive (5 édit., t. III, p. 628)

« il n’j^a aucune différence essentielle entre Ihomme

et l’animal)^, il faut admettre avec Gall que « la sensation, la mémoire, l’imagination et même le jugement constituent seulement les divers degrés d’un même phénomène propre à chacune des véritables fonctions phrénologiques élémentaires » (ibid., III, 627). Les phénomènes intellectuels et moraux se rattachent à la physiologie animale. Par là sont renversées toutes les théories métaphysiques « où des entités purement verbales se substituent sans cesse aux phénomènes réels » (ibid., III, 616). Pour être fidèle à ses principes. Comte ne devrait plus voir dans le réel que ce que l’animal y peut atteindre, et l’animal, comme le remarquait Rousseau après Aristote, se distingue précisément de l’homme « en ce qu’il ne peut pas donner de sens à ce petit mot : est ». Comte est naturellement amené à conclure : < les démonstrations traditionnelles de l’existence de Dieu ne peuvent résister à la discussion » (ibid., t. V, p. 690). — Il y a plus, cette croyance est inutile et dangereuse.

« Xe serait-ce pas désormais un cercle profondément

vicieux que d’ctayer d’abord, par de vains et laborieux artifices, les principes religieux, afin qu’ils puissent ensuite, ainsi destitués de tout pouvoir intrinsèque et direct, servir de point d’appui à l’ordre moral ?… Aucun office vraiment fondamental ne saurait donc appartenir à des crojances qui n’ont pu elles-mêmes résister au développement universel de la raison humaine, dont la virilité ne finira point sans doute par reconstruire les entraves oppressives que brisa à jamais son adolescence… La principale tendance pratique des croyances religieuses ne consiste-t-elle point, le plus souvent, dans la vie sociale actuelle, à inspirer surtout, à la plupart de ceux qui les conservent avec quelque énergie, une haine instinctive et insurmontable contre tous ceux qui s’en sont affranchis, sans qu’il en résulte d’ailleurs aucune émulation réelle utile à la société ? » (Cours de Phil. posit., t. IV. p. 106 et 107.) L’esprit moderne ne peut plus connaître d’autre culte que celui de l’humanité.

— Est-il nécessaire au théologien d’avoir reçu le charisme du discernement des esprits, pour jugei" si cette page d’Auguste Comte jirocède de l’amour de la vérité ou de l’orgueil ? — Littkk dit de même : « La science ne déclare point qu’il n’y a poinl de Dieu, elle déclare que toutes les choses se passent comme s’il n’y en avait pas. La philosojdiie jjositive recueille cette déclaralion. et refuse de plus discuter ce qui ne peut jdus être l’objet d’aucune (xpéricnce et d’aucune preuve » (Philosophie positive, l, 169). « Kant et les noniinalisles ont fait table rase des arguments mclaphysicpics » (ibid., i, p. 238). « puisque les entités métaphysiques sont purement imaginaires, puis(nu^ l’homme ne peut en aiu’une nuinière les constater, l’existence de Dieu, que l’on en déduit, ne peut avoir plus de réalité cpi’elles n’en ont elles-mêmes. » (ibid., X, 14). « Pour(pu)i donc, <lit encore Littré (liev. des Deux Mondes, i*- juin 1865, j). 686), vous obstinez-vous à vous cnquérir d’où vous venez et où 975

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vous allez ; s’il y a un créateur intelligent, libre et bon… Vous ne saurez jamais un mot de tout cela. Laissez-donc là ces chimères… La perfection de l’homme et de l’ordre social est de n’en tenir aucun compte. L’esprit s’éclaire d’autant plus qu’il laisse dans une obscurité plus grande vos prétendus problèmes. Ces problèmes sont une maladie ; le moyen d’en guérir est de n’y pas penser. » — On retrouve aujourd’hui les mêmes idées chez les néo-comtistes MM. Lévy-Bruul et Durkheim.

Récemment M. Le Roy vient de reproduire encore une fois les objections positivistes contre les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu ( « Comment se pose le prohlème de Dieu y. Revue de Métaphysique et de Morale, mars igo’j…). M. Le Roy part du sensualisme ou nominalisme bergsonien : « L’idée générale est due à la constitution de notre système nerveux : appareils de perception très divers, tous reliés par l’intermédiaire des centres aux mêmes phénomènes moteurs. L’abstraction est donc une mise en relief due à un phénomène moteur « (Matière et mémoire, p. 169-176), « l’idée n’est qu’une image moyenne » {Evolution créatrice, Y>. 827) ; ’(du devenir en général je n’ai qu’une connaissance verbale » (p. 822). — De ce point de vue, M. Le Roy est amené à répéter ce que nous avons lu chez St. Mill : «. Les previves de l’existence de Dieu reposent toutes sur le morcelage purement utilitaire qui distingue le moteur et le mobile, le mouvement et son sujet, la puissance et l’acte… substances et cJioses ne sont que des entités verbales par lesquelles nous « réifions » et immobilisons le flux universel, des arrangements et des simplifications commodes pour la parole et pour l’action… Si le monde est une immense continuité de transformations incessantes, on n’a plus à imaginer cette cascade échelonnée et dénombrable qui appellerait nécessairement une source première… Affirmer le primat de l’acte, c’est encore sous-entendre les mêmes postulats. Si causalité n’est que déversement d’un plein dans un vide, communication à un terme récepteur de ce que possède un autre terme, en un mot œuATe anthropomorphique d’un agent, alors soit ! Mais que valent ces idoles de l’imagination praticpie ? Pourquoi ne pas identifier tout simplement Vêtre au devenir : … » — A cette objection, M. Le Roy ajoute l’objection kantienne que nous examinerons plus loin ; les preuves traditionnelles ne concluent que par un recours inévitable à l’argument ontologique. — Dieu, selon M. Le Roy, est « une réalité ciui devient « , qui n’est pas encore et ne sera jamais, et qui ne conserve de la transcendance que le nom :

« immanence et transcendance répondent à deux

moments de la durée : l’immanence au devenu, la transcendance au devenir. Si nous déclarons Dieu immanent, c’est que nous considérons de Lui ce qui est devenu en nous ou dans le monde ; mais, pour le monde et pour nous, il reste toujours un infini à devenir, un infini qui sera création proprement dite, non simple développement, et de ce point de vue Dieu apparaît transcendant » (Rev. de Met. et Mor., juillet 1907, p. 512). L’auteur voyait-t-il toute la portée de ces paroles ? Cette conclusion, nous l’avons vu plus haut, est manifestement contraire à la définition du Concile du Vatican (cf. col. 9.51).

On voit à quoi se réduit l’objection des positivistes contre la possibilité de démontrer l’existence de Dieu. Cette objection n’a pas fait de progrès depuis que Hume a ramené toute idée à une image commune accompagnée d’un nom, et la causalité à l’image commune de succession phénoménale invariable accompagnée du nom de cause ; tout ce qui n’est pas immédiatement saisi par les sens ou la conscience est entité verbale ; la raison qui est la faculté de l’être

n’existe pas. Le principe de causalité ne vaut que pour l’ordre phénoménal, et même rien ne nous assure qu’il doit s’appliquer dans cet ordre partout et toujours.

2’Objection de Kant contre la valeur ontologique et transcendante du principe de causalité.— La théorie kantienne de la connaissance détruit, elle aussi, le fondement de nos preuves de l’existence de Dieu. Kant rejette l’empirisme parce que ce système supprime toute nécessité dans la connaissance et que Kant ne peut mettre en doute la nécessité de la physique de N’ewtox, ni la nécessité de la loi morale. Mais le rationalisme dogmatique a tort, selon lui, lorsqu’il prétend posséder une intuition de l’intelligible et s’élever scientifiquement à l’existence des causes et des substances, il s’engage en fait, lorsqu’il veut poser ces problèmes, dans des antinomies. Sur ce point l’empirisme a raison contre lui. La métaphysique n’est pas arrivée à se constituer et n’y arrivera pas, elle est impossible. Seule la science de l’ordre phénoménal existe, la physique newtonicnne s’impose conmie nécessaire. — Comment expliquer cette nécessité de la connaissance scientifique ? L’expérience donne bien les rapports qui existent entie les faits, mais ne nous apprend rien sur la nécessité de ces rapports, il reste que ce soit l’esprit qui établisse entre les phénomènes ces liaisons nécessaires, par l’application de ses catégories de substance, de causalité, d’action réciproque, etc. Ces catégories permettent de former des liaisons a priori entre phénomènes, ou de faire des jugements synthétiques a priori. — Le principe de causalité, par lequel les métaphysiciens prétendent s’élever à une cause première, n’est qu’un de ces principes synthétiques a priori. Il faut concéder à Hume que la proposition

« tout ce qui arrive a une cause w n’est pas analytique, 

le sujet ne contient pas d’avance le prédicat ; ce n’est pas un jugement purement explicatif qui consiste seulement à développer le concept du sujet pour y trouver celui du prédicat, comme lorsqu’on dit : « ce qui est en contradiction avec une chose ne lui convient pas «. ou « tous les corps sont étendus ». C’est un jugement extensif, qui élargit véritablement la connaissance, il est donc synthétique, comme cet autre jugement « tous les corps sont pesants » ; mais en même temps il s’impose a priori, il est nécessaire, comme la science l’exige. Il se formule : « Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison de cause à effet » ; il n’a de portée que sur le monde phénoménal et n’autorise nullement à relier tous les changements à une cause d’un autre ordre, qui ne soit pas elle-même un changement (Critique de la Raison Pure, Introduction, § iv ; — Analytique transcendantale, 1. II, c. 11, sect. 3, n^S — Trad. Barni., t. I, p. 55, 62 et p. 2^9 — Dialectique transcendantale, 1. II, c. II, sect. 9, n" 4. 4’antinomie). Le principe de causalité ainsi conçu postule toujours un phénomène antécédent, jamais une cause aljsolue. — Au point de vue nouménal, il se peut toutefois qu’il y ait une cause première, l’idée de Dieu est même un idéal nécessaire à l’achèvement de la connaissance, qui est irrésistiblement poussée à rattacher le conditionné à un inconditionné absolu. Le mouvement naturel de notre esprit nous entraîne même à concevoir Dieu comme le prototype de tous les êtres, réalité suprême absolument une, simple, entièrement déterminée, possédant toutes les perfections qui constituent la personnalité. — Mais cette démonstration métaphysique est absolument vaine, faute d’intuition intellectuelle à laquelle elle puisse s’appliquer, l’analytique des concepts et des principes l’a montré d’avance. Kant entreprend cependant d’établir que 977

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lillusion transcendantale qui se cache dans l’arj^funienl ontolojfique vicie la preuve par la continj, ’ence et celle par la linalité (Dialectique transcendantale, 1. II, c. m). Nous verrons à propos de ces preuves ces dillicultés spéciales. — Il n’en reste pas moins que, pour la raison pure, l’idée du Dieu personnel est ïliypothèse qui confère à nos idées la plus haute unité, elle est un « principe simplement régulateur) » qui stimule l’esprit dans l’unilication du savoir. — La raison pratique seule nous conduit à admettre l’existence de Dieu, non pas par une démonstration, mais par un acte de foi libre, de croyance purement rationnelle, dont « la certitude est subjectivement suffisante, bien qu’objectivement insuffisante ». L’existence de Dieu et la vie future sont deux suppositions inséparables de l’obligation morale : la loi morale se formule : « Fais ce qui peut te rendre digne d’être heureux » (le bonheur et la vertu sont nécessairement liés l’un à l’autre par un jugement synthétique a priori). Or Dieu seul peut réaliser l’harmonie de la vertu et du bonheur. Donc Dieu doit exister. Uincrédule moral est celui qui n’admet pas ce qu’il est, à la vérité, impossible de savoir, mais ce qu’il est moralement nécessaire de supposer. Cette sorte d’incrédulité a toujours son principe dans un défaut d’intérêt moral. Plus le sentiment moral d’un homme est grand, plus ferme et plus vive doit être sa foi en tout ce qu’il se sent obligé de supposer, sous un point de vue pratiquement nécessaire (Logique, Introd., ix.

— Critique de la liaison pratique, 1. JI, c. v).

Telle est l’objection de Kant contre la dcmonstrabilité de l’existence de Dieu. Elle ne nie pas, comme celle des empiristes, la nécessite du principe de causalité, mais elle en nie la double valeur ontologique et transcendante (cf. solution, col. 996 et 1007),

Ch. III. Preuve de la Démonstrabilité. — 1" Réponse générale à l’objection des empiristes et à celle de Kant. Elles reviennent à la négation de l’intuition de l’intelligible. Difficultés insolubles auxquelles aboutit cette négation. — Cette objection fondamentale contre la possibilité de démontrer l’existence de Dieu revient à la négation de l intuition de l’intelligible, ou de la valeur objective des concepts. Le concept est réduit par le nominalisle à une image composite accompagnée d’un nom commun ; il est réduit par Kant à n’être qu’une forme a priori de la pensée destinée à lier les phénomènes.

Rappelons brièvement dans quelles difficultés insolubles s’engagent les empiristes et Kant, pour avoir nié l’intuition abstractive de l’intelligible ; nous établirons en second lieu l’existence de cette intuition et sa valeur ontologique, conséquemment la valeur du principe de causalité comme loi de l’être ; nous démontrerons enfin la aleur transcendante et analogique de ce même |)rincipe.

L’empirisme s’est mis dans l’impossibilité d’exi)liquer la nécessité et runiversalité des ] » remiers principes rationnels, qui ne peuvent pourtant j)as être mises en doute. La conscience nous allesle que nous les pensons comme universels et nécessaires (nous sommes tous certains que partout et toujours ce qui est réel ne peut pas être non réel ; que tout ce qui commence a une cause) ; la science d’ailleurs exige cette nécessité et cette universalité. Or l’expérience, qui est toujours particulière et contingente, ne peut rendre compte de ces deux caractères. S’agit-il du jirincipe de causalité, nous pensons tous, sauf les positivistes lorsqu’ils se mettent à philosopher, que tout ce qui arrive a nécessairement une cause partout et toujours, que la cause n’est pas seulement suiie de son effet, mais le produit : alors même que

nous n’expérimenterions cette action productrice qu’en notre effort volontaire, nous l’affirmons de toutes les causes extérieures, du marteau qui brise la pierre, de la bille qui en pousse une autre. Manifestement ce principe universel et nécessaire ne peut provenir d’une expérience réitérée de successions phénoménales. — Bien plus, les phénomènes dont la plupart des honnues ciierchent en vain la cause ne sont pas moins nombreux que ceux dont ils croient la connaître : l’enfant demande le pourquoi d’une foule de choses sur lesquelles on ne peut lui répondre, cependant l’enfant, comme l’homme, reste convaincu qu’il y a une cause à ce phénomène qui demeure pour lui inexplicable. Le principe de causalité s’impose donc à la raison comme universellement vrai, bien que l’expérience ne parvienne pas à vérifier l’universelle causalité. Rien ne sert d’invoquer l’hérédité, car nos ancêtres ne percevaient pas mieux les causes que nous ne les percevons.

La théorie kantienne explique sans doute l’universalité et la nécessité des principes, mais en sacriLiant leur objectivité qu affirme naturellement noire, intelligence avec non moins de certitude que les deux caractères précédents. La réflexion philosophique doit en l’expliquant rejoindre /</ « fl/ « /e et non la contredire ; si l’on parvenait à montrer qu’il y a n illusion naturelle », que notre nature intellectuelle nous trompe, il resterait au moins à expliquer cette illusion. L’objectivité des principes s’explique au contraire, non moins que leur nécessité et leur universalité, si l’on admet l’intuition abstractive de l’intelligible, telle que l’a conçue Aristote et la philosophie traditionnelle. — La négation de cette intuition conduit Kant à admettre, sous le nom de jugement synthétique a priori, des jugements aveugles, sans motif objectif, des actes intellectuels sans raison suffisante : c’est poser l’irrationnel au sein même du rationnel, la non-connaissance au centre même de la connaissance. L’intelligence ne peut affirmer par le verbe être l’identité réelle d’un sujet et d’un prédicat (qu’une chose e.s/ telle), que si cette identité réelle lui paraît évidente, soit par la seule analyse des notions (a priori), soit par l’examen des choses existantes (rt posteriori) ; niais si l’une et l’autre de ces deux évidences font défaut, l’allirmation est irrationnelle, sans raison. Comment l’intelligence Imposerait-elle aveuglément aux phénomènes une prétendue intelligibilité qu’ils n’ont pas ? En réalité, nous allons voir que le principe de causalité et les autres principes dérivés du principe de raison d’être sont analyti ques, en ce sens que l’analyse des notions qu’ils inq)liquent nous montre, sous la diversité logique du sujet et du prédicat, une identité réelle, telle qu’on ne peut la nier sans se contredire. (Juant aux principes de la physique newlonienne, tout le monde reconnaît aujourd’hui qu’ils sont synthétiques a po.’iteriori. — Autre dilHculté ([uidérivede la précédente : l’application des catégories kantiennes aux phénomènes reste arbitraire : pourquoi tels phénomènes viennent-ils se ranger sous la catégorie substance, tels autres sous celle de la causalilé ?Pourquoi toute succession phénoménale, celle du jour et de la nuit par exemple, n’a|)i)arait-clle pas comme un cas de causalité ? Si, pour éviter l’arbitraire, on admet la reconnaissance des rapports de substance, de causalilé, etc., tlans les objets eux-mêmes, n’est-ce pas revenir à l’intuition de l’in(elligii)le et à quoi sert alors la catégorie ?(Cf. Radikh, Psychologie, 2* éd., p. 282.)

— Enlin, comme l’ont dit Fichti : , et à un point de vue opposé les empiristes, rien ne prouve que les phénomènes, s’ils ^ iennent du dehors, se rangeront toujours docilement sous les catégories : qu’est-ce qui garantit « pie le monde des sensations sera toujours 979

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susceptible de devenir objet de pensée, et ne pi-ésentera pas quelque jour l’image du désordre, du hasard et du chaos ? (Habier, op. cit., p. 887.) La négation de l’intuition de l’intelligible a ainsi conduit Kant à d’insolubles difficultés, elle n’a pas seulement enlevé aux principes métaphysiques toute portée au delà des phénomènes, mais dans l’ordre pliénoménal elle ne leur a laissé qu’une valeur sul)jective, une application arbitraire et précaire. « En détinitive, la théorie kantienne n’a en aucune façon procuré aux principes la certitude absolue et scientifique qu’elle promettait » (Rabier, ibid.). Cf. art. Criticisme kan 2° L’existence de l’intuition de l’intelligible prouvée par les trois opérations de 1 esprit. — Il nous reste à établir brièvement lexistence de cette intuition al)stractive de l’intelligible, et par là la nécessité du principe de causalité et sa valeur ontologique, en d’autres termes sa portée au delà du monde des phénomènes.

On s’étonnera iieut-être de la longueur des pages que nous allons consacrer à l’intuition abstractive de l’être et des premières lois de l’être. Il nous paraît impossible de répondre aux objections courantes contre les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, sans revenir à ces préliminaires de métaphysi([ue générale sur l’être, l’identité, le devenir, le multiple, la substance, la causalité, la finalité. S’il est (les idées qui aient une valeur apologétique profonde et durable, n’est-ce pas avant tout ces notions premières qui commandent toute pensée ? Par leur analyse, s’explique et se justitie le sens commun.

« Toute faculté, dit en substance S. Thomas (C. Génies, 

l. II, c. 83, §82), doit avoir un objet formel, auquel par nature elle est ordonnée, qu’elle atteint tout d’abord, et par lequel elle atteint tout le reste. C’est ainsi que la vue a pour objet formel la couleur, rien n’est visible que par la couleur ; l’ouïe a pour objet formel le son, laconscienceapour objet le fait interne, la volonté a pour objet formel le ùien, elle ne peut même vouloir le mal que sous la raison de bien ; de même l’intelligence a pour objet formel l’être, rien n’est intelligible dans chacune des trois opérations de l’esprit (conception, jugement, raisonnement) que par rapport à Vétre. » L’étude de ces trois opérations va nous montrer que l’intelligence surtout n’est intelligible à elle-même que comme une vivante relation à l’être, qui est le centre de toutes ses idées, « l’àme » de tous ses jugements et de tous ses raisonnements. Elle apparaîtra ainsi comme la faculté de l’être tandis que les sens externes et internes s’arrêtent à la superficie phénoménale du réel, « sicut visus naturaliter cognoscit colorem et auditus sonum, ita intellectus naturaliter cognoscit exs et ea qlæ sunt per SE EXTis in quantum liujusmodi, in qua cognitivne fundatur PRiMORUM prixcipiohum notitia, ut, non esse siniul af/irmare et negare, et alia hujusmodi. Hæc igitur sola prima intellectus naturaliter cog710scit, conclusiones autem per ipsa, sicut per colorem cognoscit yisus omnia sensibilia tam communia quam sensibilia per accidens >. (C. Gentes. loc. cit.).

Il est facile de s’en couvaincre par l’examen de la première opération de l’esprit : la conception.

L’idée, en effet, diffère de l’image parce qu’elle contient la raison d’être de ce qu’elle représente (quod qiiid est, seu ratio intima proprietatum), tandis que l’image commune des nominalistes, accompagnée d’un nom commun, contient seulement à létat de juxtaposition les notes qu’elle nous fait connaître, et ne rend pas ces notes intelligil)les. — On oppose souvent l’idée et l’image, en disant que l’idée est abstraite et universelle, tandis que l’image est concrète

et particulière. L’opposition est moins nette s’il s’agit de l’image composite accompagnée du nom commun. De plus le caractère d’abstraction n’est qu’une propriété de l’idée, et même une propriété de l’idée humaine en tant qu’humaine, tirée des données sensibles. L’universalité n’est aussi qu’une propriété de l’idée, propriété conséquente au caractère abstrait, elle n’en désigne pas l’essence. L’essence de l’idée en tant qu’idée, qu’il s’agisse de l’idée humaine, angélique ou divine, est de contenir l’objet formel de l’intelligence en tant qu’intelligence (humaine, angélique ou divine), c’est-à-dire l’être ou la raison d’être.

Un exemple cité par M, Vacant dans ses Etudes comparées sur la Philosophie de S. Thomas d’Aquiii et celle de Scot, t. I, p. 134, nous aidera à voir ce qu’est l’intuition de l’intelligible dans la connaissance intellectuelle la plus élémentaire. « Mettez un sauvage en présence d’une locomotive, faites-la marcher dcvant lui, laissez-lui le loisir de l’examiner et d’examiner d’autres machines semblables. Tant qu’il ne fera que les voir courir, tant qu’il se contentera d’en considérer les pièces diverses, il n’en aiu’a qu’une connaissance sensible et particulière (ou, si vous voulez, une image commune, accompagnée d un nom, comme celle que pourrait avoir un perroquet). Mais s’il est intelligent, un jour il comprendra qu’il faut qu’il y ait là une force motrice, que la locomotive produit ou qu’elle applique… ; s’il parvient à comprendre que c’est par la dilatation de la vapeur emprisonnée que cette force motrice est obtenue, il entendra ce que c’est qu’une locomotive (quod quid est), et il s’en formera un concept spécifique… Les sens ne voj’aient que des éléments matériels, une masse de fer noire, disposée de façon singulière. L’idée montre quelque chose d’immatériel : la raison d’être de cette disposition et de l’agencement de ces pièces variées. L’idée revêt (par suite) un caractère de nécessité, par elle on voit qu’il faut que toute locomotive marche, étant données les conditions dont précédemment on ne voyait pas la raison. L’idée enlin est universelle, par elle on comprend que toutes les machines ainsi fabriquées auront la même puissance et arriveront au même résultat. »

L’image commune de la locomotive contenait seulement à l’état de juxtaposition les éléments sensibles communs, elle n’en contenait pas la raison d’être et ne les rendait pas intelligibles.

Telle est l’intuition abstractive de l’intelligible ou de la raison d’être, dans la connaissance vulgaire. Prenons maintenant un exemple dans la psychologie rationnelle achevée, soit l’idée d’homme. Cette idée ne contient pas mécaniquement juxtaposés et associés les caractères communs à tous les hommes : raisonnable, libre, moral, religieux, sociable, doué de parole, etc. ; elle rend tous ces caractères intelligibles en montrant leur raison d’être dans le premier d’entre eux ; elle exprime ce qu’est l’homme (quod quid est). Ce qui fait que l’homme est honnne, ce n’est pas la liberté, la moralité, la religion, la sociabilité ou la pai’ole, c’est la raison ; car de la i-aison toutes les autres notes se déduisent. La rationabilité est rendue elle-même intelligible lorsqu’on établit que la raison d’être des trois opérations de l’esprit (conception, jugement, raisonnement) est dans la relation essentielle de l’intelligence à l’être, son objet formel.

A vrai dire, il faut concéder aux nominalistes qu’il est peu d’idées qui soient susceptibles de devenir pleinement intelligibles, ce sont seulement celles ([ui peuvent être rattachées à l’être, première lumière objective de nos connaissances intellectuelles. Ce sont surtout les idées qui appartiennent à ce qu’AuisTOTE (Met., 1. X, c. 3) appelait le 3 degré d’abstraction, ou abstraction de toute matière, c’est-à-dire celles de 981

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l’ordre métaphysique, spirituel et moral (idées d’être, d’unité, de vérité, de bonté ; idée d’intelligence définie par relation à l’être ; idée de volonté définie par relation au bien ; idées des premières divisions de l’être : puissance et acte et les quatre causes…). Dès le deuxième degré d’abstraction (al)straction mathématique qui néglige les qualités sensibles poiune considérer que la quantité continue ou discrète) l’intelligibilité est moindre, bien que l’étude de ces sciences soit plus facile à l’homme, parce que l’objet moins abstrait est plus près des sens. En (in au premier degré d’abstraction, celui des sciences naturelles qui étudient les qualités sensibles en abstrayant seulement des circonstances individuelles, nous n’avons plus que des définitions enq>iriques et descriptives, on ne parvient pas à rendre les propriétés intelligibles en trouvant leur raison dans une différence spécifique. On se contente le plus souvent de constater des faits généraux, et le peu d’intelligibilité qui se trouve dans ces sciences, comme tout à l’heure dans la notion de la locomotive, provient de l’application des principes métaphysiques de causalité et de finalité, que l’intelligence sjiontanée perçoit dans l’être.

Telle est, dans la première opération de l’esprit, l’intuition abstractive de l’intelligible, niée par les sensualistes et par l’idéalisme subjectiviste. La deuxième opération de l’esprit, le jugement, montre encore mieux la fausseté de ces deux systèmes et la vérité du conceptualisme-réaliste traditionnel. — Ce qui différencie radicalement le jugement de l’association dont veulent se contenter les empirisles, c’est que l’association n’est encore qu’une juxtaposition mécanique de deux images, tandis que le jugement, aflirme par le verbe être l’identité réelle du sujet et du prédicat, qui ne sont que logiquement distincts. L’ànie de tout jugement est le verbe être. Comme l’a dit Ahistotk (Met., 1. IV, c. ;), « Il n’y a aucune différence entre ces propositions : l’homme est bien pointant, et l’homme se i)orte lùen, ou entre celles-ci : l’homme est marchant, s’avançant, et l’homme marche, s’avance ; de même j)Our les autres cas. » Par la copule est, on affirme que l’être qui est liomme est ^est le même que) l’être qui est bien portant. Cette simple remarque sufiit à réfuter l’empirisme ; selon l’expression déjà citée de J.-J. Rousseau, « la faculté (listinctive de l’être intelligent est de pouvoir donner un sens à ce petit mot est » qu’il prononce chaque fois qu’il juge. — Du même coup on perçoit la fausseté du rationalisme subjectiviste de Kant, comme l’a montré M. l’abbé Sentuoul dans sa thèse : L’Objet de la nit’faphysifjiie selon Kant ei Aristote (Louvain, 1900 ; ouvrage couronné i)ar la Kantgesellschaft de Halle). « Kant, dit l’auteur de cette thèse (p. 228), au rebours d’Aristote n’a pas compris que toute connaissance s’exprime exactement par le verbe être, copule de tout jugement… que tous les jugements ont pour caractère fornud d’être l’union d’un prédicat et <l’un sujet au niojen du verbe être, employé comme signe de l’identité des termes… La connaissance d’une chose consiste précisément à la voir identique à elle-même sous deux aspects différents (Met., 1. IV, c.’]). Avoir du triangle une connaissance, c’est en dire qu’il est telh> figure, de la cause qu’elle est contenant l’effet, de l’homme qu’il est doué d’imagination. Et pour prendre un jugement tout à fait accidentel, dire de ce nmr qu’il est blanc, c’est dire : ce mur est ce mur blanc… Si le sujet et le i)rédicat se conviennent de façon à être reliés ])ar le verbe être, c’est que le prédicat connue le sujet exi » rimenl une (même) réalité (possible ou actuelle) » (p. 123). — Kant n’a reconnu l’identité que dans ce qu’il appelle les jugements analytiques, pures tautologies à ses

yeux, et non pas dans les jugements extensifs qui seuls font avancer la connaissance et qu’il appelle des synthèses a priori ou a posteriori, parce qu’ils sont formés, selon lui, par la juxtaposition de notions distinctes. Il a ainsi méconnu la loi fondamentale de tout jugement. M. Sentroul dit très justement (p. 224)’  « Un jugement formé par la juxtaposition ou la convergence de plusieurs notions serait un jugement faux, puisqu’il exprimerait comme identiques deux termes qui n’auraient pas entre eux de l’identité, mais simplement quelque autre rapport… Le principe de la division aristotélicienne des propositions n’est point l’identification ou la non-identification du prédicat et du sujet : Aristote les divise selon que la connaissance de cette identité (non pas logique, mais réelle) naît de la seule analyse des notions ou de l’examen des choses existantes. » Kant devrait soutenir comme les sophistes de l’antiquité qu’on n’a pas le droit d’attribuer à un sujet un prédicat différent de ce sujet, qu’on n’a pas le droit de dire : (> l’homme est bon », mais seulement « l’homme est l’homme, le bon est le bon » ; ce qui revient à nier la possibilité du jugement (cf. Platox, Le Sophiste, 261 B.

— Aristote, IV Met., e. 29). La raison de cette opposition entre Ivant et la philosophie traditionnelle, c’est que, Kant partant du sujet, les catégories sont pour lui purement logiques, tandis que poiu- la philosophie classique qui part de l’être, les catégories sont milogiques, mi-ontologiques. Le jugement affirmatif recompose et restitue au réel ce que l’abstraction a séparé. Toute la vie de l’intelligence s’explique ainsi par son ordre à l’être (cf. col. gg^) Quant à la nécessité de partir de l’être, elle s’impose, nous allons le voir (cf. col. 1 000), sous peine l’^ de ne pouvoir faire un acte de réflexion, 2° de détruire l’idée, 3° de ne pouvoir être certain de l’existence même de notre pensée, 4" de rendre l’intelligence inintelligible à elle-même.

La troisième opération de l’esprit, le raisonnement, ne peut être, comme les précédentes, que l’acte d’une faculté qui a pour objet formel l’être. Tandis que les consécutions empiriques régies par les lois de l’association ne sont encore que des juxtapositions d’images, le raisonnement montre la raison d’être (extrinsèque) du moins connu dans le plus connu. La démonstration a priori nous fait connaître la raison d’être extrinsèque de la chose affirmée par la conclusion ; la démonstration a posteriori nous fait connaître la raison d’être extrinsècpie de l’affirmation de la chose. — Les démonstrations directes ou ostensives sont fondées sur le principe d’identité immédiatement impliqué dans l’idée d’être (la conséquence syllogistique repose en effet sur le principe : (jaæ sunt eadem uni tertio (moyen terme) sunt eadeni inter se) : — les démonstrations indirectes ou par l’absurde reposent siu" le principe de contradiction, qui n’est tpi’une formule négative du principe d’identité. — Quant au raisonnement induclif, il repose sur le principe d’induction, qui est un dérivé du principe de/vir/.so/( d’être (^’i la même cause dans les mêmes circonstances ne i)roduisait pas le même effet, le changement de l’effet, sans changement préalable dans la cause ou les circonstances, serait sans raison d’être). Pour renq)irisle qui réduit le concept à l’image commune accompagnée d’un nom, le syllogisme ne peut être qu’une vaine tautologie, connue l’ont soutenu Sextus Empiricus, Stuarl Mill et Spencer. La majeure, n’exprimant i)as l’universel mais seulement une collection d’individus, suppose qu’on a vérifie tous les cas particuliers, y compris celui que vise la conclusion. De ce point de vue, toute preuve rationnelle de Dieu est évidemment impossiljle. Mais toute connaissance scientifique est aussi 983

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détruite, même celle du monde sensible, puisque l’induction ne peut être fondée.

Les principes premiers qui fondent tout raisonnement sont enfin immédiatement perçus dans l’être, objet premier de l’intuition-abstractive de l’intelligence.

« hitellectus iiatitraliter cognoscit exs et ea

QUAK suxT PKR SE KXTis, iii quantiiiH hujitsinodi, in qua cognitione fundatiir primorlm prixcipiorum notitia (S. Thomas, C. Geutes, 1. II, c. 83. § 62). — L’enfant n’a pas besoin qu’un maître lui apprenne les principes d’identité, de contradiction, de substance, de raison d’être, de causalité, de finalité. A propos de tout, il cherche la cause et nous fatijrue de ses pourquoi ; si même il ne possédait pas ces principes, comme le dit Aristote (Pos/. AnuL, 1. L c. 1). l’action du maître sur lui ne serait pas possible ; tout enseignement suppose dans le disciple une connaissance X)réalable.

3 « L’intuition des premiers principes. Ils sont perçus dans l’être, objet formel de l’intelligence. Le principe suprême (principe d’identité) fondement éloigné de toute preuve de l’existence de Dieu. — Affirmer la valeur objective de ce principe suprême, c’est être amené à admettre l’existence du Dieu transcendant, en tout et pour tout identique à lui-même. Tout panthéisme évolutionniste doit mettre la contradiction au principe de tout. — Ces principes, que l’intelligence spontanée perçoit dans ïctre, la raison philosophique les rattache analytiquement à Vétre. Il nous faut exposer ce rattachement, ce sera la réponse aux objections des empiristes et de Kant contre la nécessité et la valeur objective des principes de raison d’être et de causalité. L’examen des principes de substance et de linalité nous permettra de nous débarrasser aussi d’une foule de diflicultés qui compliquerait à l’excès l’exposé de chacune des preuves de l’existence de Dieu.

L’intelligence spontanée perçoit d’abord dans l’être la vérité du principe d’identité et du principe de non-contradicti n. « Illud quod primo cadit in apprehenaionem est ens, aujus intellectus incliiditur in omnibus qnæciimque quis apprehendit. Et ideo primum principium indemonstrabile est quod « non est simul uf/irmare et negure », quod fundatur supra rationem entis et non entis : et super hoc principio omnia alia fundantur, ut dicit Philosophus in IV Met. (lect. 6.) » (S. Thomas, Summa Theof., I » 1I=> « , q. 9^, a. 2). On ne l’a pas assez remarqué, établir nettement la nécessité et l’objectivité du principe d’identité, c’est établir le fondement éloigné de toute preuve de l’existence de Dieu, qui est l’Etre même subsistant, Ipsum esse subsistens. Montrer que la loi fondamentale de la pensée et du réel est le principe d’identité, c’est être amené à conclure que la réalité fondamentale, r.A.bsolu, est en tout et pour tout identique à lui-mèaie, Ipsum esse, acte pur, et par là nécessairement distinct du monde composé et changeant.

C’est le principe de réfutation de toutes les erreurs empiristes et subjectivistes. Il importe donc de traiter assez longuement du principe suprême.

Dans la leçon G* sur le IV’livre de la Métaphysique, S. Thomas prouve qu’il doit y avoir un principe suprême, en comparant les deux premières opérations de l’esprit, conception et jugement. On ne remonte pas à l’inûni dans la série des concepts, l’analyse des concepts les plus compréhensifs nous conduit par degrés à un premier concept, le plus simple et le plus universel de tous, le concept d’être, ce qui est ou peut être. Sans cette toute première idée, impliquée dans toutes les autres, l’intelligence ne peut rien concevoir. S’il y a un iiremier dans la

série des concepts, il doit en être de même dans la série des jugements ; et le premier jugement, le plus simple et le plus universel, doit dépendre de la première idée, il doit avoir pour sujet Vétre et pour prédicat ce qui convient premièrement à l’être. Quelle en sera la formule exacte ? Aristote dit : « Un même être ne peut pas être et ne pas être en même temps et sous le même rapport », plus simplement « Ce qui est n’est pas ce qui n’est pas ». Mais toute négation étant en soi fondée siu- une aflirmalion, le principe suprême doit aflirmer positivement ce qui convient premièrement à 1 être, modum generalifer consequentem omne ens. D’autre part, ce premier jugement ne peut être une pure tautologie ; si l’adjonction du prédicat ne manifeste à l’esprit rien de nouveau sur le sujet, elle est absolument vaine. Le principe suprême doit, comme tout jugement allirmatif, exprimer par le verbe être une identité réelle sous la diversité logique du sujet et du prédicat. Si donc le sujet de ce principe suprême est l’être, le prédicat doit désigner une modalité positif e, qui n’est pas exprimée par le nom même de l’être, mais qui convient premièrement à l’être et à tout être. « Ce mode positif qui peut être allirmé de tout être, dit S. Thomas, c’est qu’il est quelque chose de déterminé, d’une nature déterminée qui le constitue en propre ; il est une chose et non pas une autre. Le nom de chose (re.s) diffère de l’être, en ce que Vétre (ens) vise d’abord l’acte d’exister et par là ce qui existe, tandis que le nom de chose vise d’abord l’essence ou la quiddité de ce qui est » (We veritate, q. i, a. i). Le principe suprême a donc pour fornmle : « tout être est quelque chose de déterminé », ou « tout être a une nature déterminée qui le constitue en propre », ou « tout être est lui-même et non pas autre ». Cette identité ou convenance de l’être avec lui-même a pour conséquence un mode négatif, Vunité, « IS’egatio autem, quæ est consequens omne ens absolute, est indivisio ; et hanc crprimit hoc nomen uxum ; nihil enim est nliud unum quam ens indivisum » (S. Thomas, ibid.). Si en effet l’être était divisé, il n’aurait pas une nature déterminée le constituant en propre ; il serait eji même temps et sous le même rapport ce qu’il est et autre. S’il est simple, il est indivis et indivisible ; s’il est composé, il cesse d’être lorsqu’ilest divisé (S. Thomas. Summ. Theol., l^, q. 11, a. i). D’où la formule plus développée du principe suprême : « Tout être est un et le même. » C’est ce qu’on affirme plus spécialement lorsqu’on veut insister sur la distinction foncière de deux choses. Chacune reste ce qu’elle est : la chair est chair, l’esprit est esprit ; Dieu est Dieu, la créature est créature ; le bien est le bien ; le mal est le mal ; « e.s"^ est, non non », disait Notre-Seigneur. Tel est le principe d’identité. Le principe de non-contradiction en est la fornuile négative : « Ce qui est de telle nature ne peut pas ne pas être de telle nature », ou (( Un même être ne peut pas être ce qu’il est et ne pas l’être ». Le carré est une figure à quatre côtés égaux, c’est là sa nature propre, il ne peut pas ne pas l’être. L’homme est un animal raisonnable, il ne peut jjas ne pas l’être. Pierre est un individu humain, il ne peut, restant Pierre, cesser d’être un individu humain.

4 » L’objection anti-intellectualiste contre le principe de non-contradiction. — Solution par le concept de puissance, qui sera impliqué dans toutes les preuves de Dieu.— Ce premier principe, sous ses deux fornuiles atlirniative et négative, n’est pas une tautologie, il existe même une philosophie qvii en nie la vérité et conséquemment rejette toutes les preuves rationnelles de l’existence de Dieu. Cette philosophie est celle du devenir, elle nie qu’il y ait 985

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des choses, pour n’admettre qiie des actions, elle définit le réel, non pas par ce qui est (de telle nature déterminée), mais par ce qui devient et change sans cesse. « Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions ; choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir », dit aujourd’hui M. Bergson, Evolution créatrice, p. 270. De ce point de vue. le même philosophe refuse de voir une distinction réelle entre « un Aerre d’eau, l’eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l’eau » {ibid., p. 10 et 36ô). Cela revient à dire : toute chose est ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas ; le carré est carré et aussi non carré, puisqu’il change sans cesse et n’a pas de nature propre ; l’homme est raisonnable et non raisonnable, n’aj’ant pas de nature propre, il a pu sortir un joiir de la pure animalité par évolution créatrice. Tout est dans tout. M. Le Roy ramène toutes ses objections contre les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu à celle-ci : elles reposent toutes sure postulat du morcelage : « La distinction du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet, l’airirmation du primat de l’acte sur la puissance, partent du même postulat de la pensée commune. .. Mais que valent ces idoles de l’imagination pratique ? Pourquoi ne pas identifier tout simplement l’être au devenir ?… Les clioses étant mouvement, il n’y a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci)> (^Comment se pose le prohiènie de Dieu, — Bévue de Métaphysique et de Morale, mars 1907). On en vient ainsi à soutenir que Dieu, loin d’être’< Celui qui est « , en tout et pour tout, identique à lui-même, est « une réalité qui se fait…, une continuité de jaillissement » (Evolution créatrice, p. 270), qu’il est « un infini à devenir » (Le Roy, Rev. de Met. et Mor., juillet 1907, p. 5 12). Dieu ne se conçoit plus dès lors sans le monde qui jaillit de lui. Dieu devient dans le monde, il deviendra toujours, il ne sera jamais. Les partisans de cette philosophie panthéistique n’ignorent pas que leur position est la conséquence de la négation de la valeur objective du principe d’identité ou de non-contradiction. Selon M. Le Roy, « le principe de non-contradiction n’est pas universel et nécessaire autant qu’on l’a cru, il a son domaine d’application ; il a sa signification restreinte et limitée. Loi suprême du discours et non de la pensée en général, il n’a prise que sur le statique, sur le morcelé, sur l’immobile, bref sur des choses douées d’une identité. Mais il y a de la contradiction dans le monde, comme il y a de l’identité. Telles ces mobilités fuj’antes, le devenir, la durée, la vie, qui par elles-mêuies ne sont pas discursives et que le discours transforme pour les saisir en sclièmes contradictoires ». Notre intelligence réipe le flux universel pour les besoins du discours et de la vie pratique, par là elle prétend soumettre tout le réel au principe d’identité ; cf. Revue de Métaphysique et Morale. 1906, p. 200, uo4.

Un bergsonien, M. Jean Weber, a déduit les conséquences morales de cette doctrine ; elle aboutit à l’amoralisme du fait, il n’y a pas plus de distinction entre le bien et le mal, qu’entre l’être et le non-être.

« La morale, en se plaçant sur le terrain où jaillit

sans cesse, immédiate et toute vive, l’invention, en se posant comme le plus insolent empiétement du monde de l’intelligence sur la spontanéité, était destinée à recevoir de continuels démentis de cette indéniable réalité de dynamisme et de création qu’est notre activité… En face de ces morales d’idées, nous esquissons la morale ou plutôt l’amoralisme du fait… Nous appelons « bien » ce qui a triomphé. Le succès, pourvu qu’il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout… L’homme de génie est pro fondément immoral, mais il n’appartient pas à n’importe qui d’être immoral… Le « devoir » n’est nulle part et il est partout, car toutes les actions se valent en absolu. Le pécheur qui se repent mérite les tourments de son àme contrite, car il n’était pas assez fort pour transgresser la loi. il était indigne de pécher. » Jean Weber, Rev. de Met. et Mor., 18g4, p. 549-560. Plus de différence entre Ravachol et le martyr chrétien.

Cette négation de la valeur objective du principe d’identité est d’origine sensualiste, elle a pour point de départ la perpétuelle mobilité des apparences sensibles et surtout des faits de conscience (cf. Bergson, Evol. créatr., p. 2 et suiv.). Ainsi Heraclite disait :

« On ne descend pas deux fois dans le même fleuve…

tout s’écoule, tout marche et rien ne s’arrête. » On ne peut jamais dire de ce qui change’< c’est telle chose », puisque à l’instant même c’est autre chose. En réalité, rien n’est, tout devient. — On donne une forme logique à l’argument : ex ente non fit ens. quia jam est ens, de l’être rien ne peut venir, puisque ce qui est est déjà, et que ce qui devient avant de devenir n’est pas ; d’autre part ex nihilo nihil fit, du néant rien ne peut venir ; si à un moment rien n’est, éternellement rien ne sera. De ces deux principes, Parménide concluait que le devenir est une illusion ; il ne voulait atlirmer qu’une chose : le principe d’identité : « l’être est, le non-être n’est pas. on ne sortira pas de cette pensée ». De ces deux mêmes principes, Heraclite concluait : l’être et le non-être ne sont que des abstractions, il n’y a en réalité que du devenir, identité mobile des contraires. De là l’universelle « contradiction qui est en toutes choses ». Cf. Aristote, Physique, 1. 1, c. 8 ; Comm. de S. Thomas, leç. 16, et Métaphysique, 1. IV (III), c. 3, 4 et 5.

Aristote consacre le IV*’1. de la Métaphysique, du c. 3 à la fin, à la défense du principe de contradiction.

« H n’est pas possible, dit-il, que personne conçoive

jamais que la même chose existe et n’existe pas. Heraclite est d’un autre avis, selon quelques-uns, mais tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le pense. Ce serait poser une afTirmation qui se nierait elle-même… (c. 3). Ce serait détruire tout langage et admettre ensuite qu’on peut parler (c. 4) ; tous les mots seraient synonymes, et tous les êtres un seul être ; une galère, un mur, un homme devraient être la même chose (c. 4)- C’est détruire complètement toute substance, et on est forcé de prétendre que tout est accident (d’admettre un devenir sans rien qui devienne) (c. 4)- La cause de l’opinion de ces philosophes (de l’école d’Heraclite), c’est qu’ils n’ont admis comme être que les choses sensibles… et comme ils voyaient que toute la nature sensible est dans un perpétuel mouvement… certainscomme flratyle ont pensé qu’il ne faut plus rien dire. Il se contentait de remuer le doigt » (c. 5).

On ne peut donc nier avec Heraclite le principe de non-contradiction ; reste à réfuter l’objection prise de l’existencedumouvement. Aristote le fait [)ar la notion de puissance, milieu entre l’être déterminé et le pur néant. Cf. Phrsic, 1. I, c. 8, et Met., 1. IX en entier. Il faut concéder que ce qui devient ne vient pas de l’être déterminé (ex ente non fit ens) : il faut concéder aussi que rien ne vient de rien (ex nihilo nihil fit). Et cependant, quoi qu en dise Parméniile, le devenir existe. P"aul-il, pour l’admettre, siuvre Heraclite, nier l’être, principe de toute intelligibilité, et dire que le devenir est à lui-même sa raison ? Nullement, le devenir est le passage de i’étre indéterminé à l’être déterminé, ex. : de la capacité réelle de connaître à la science acquise, de l’embryon à l’être constitué, du germe à la plante, etc. L’être indéterminé susceptil )le de recevoir une détermination, nous l’appelons 987

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puissance. Celte puissance, par elle-même n’étant pas l’acte, ne peut par elle-même passer à l’acte, elle demandera à être réduite à l’acte par une puissance active, puissance active qui elle-même aura besoin d’être prémue, et prémue en dernière analyse par une puissance active suprême qui soit son activité même, en ce sens immobile, acte pur, toujours identique à lui-même. Par là le devenir est expliqué et le principe de contradiction maintenu. — Aristote va même jusqu’à prétendre que seule sa position permet d’allirmer le devenir, comme elle permet d’affirmer l’identité.

« Ce système (d’Heraclite), qui prétend que l’être

et le non-être existent simultanément, doit conduire à admettre l’éternel repos, plutôt que le mouvement éternel. Il n’y a rien, en effet, en quoi se puissent transformer les êtres puisque tout est dans tout)> (IV Met., c. 5). — Un devenir sans sujet restant le même sous le changement cesserait d’ailleurs d’être uii devenir, il y aurait à chaque instant annihilation et création. Un devenir sans cause et sans ///( n’est pas moins impossible, comme nous allons le voir (col. 996 et 998).

M. Bergson donne une forme nouvelle à l’argument d’Heraclite : « Il y a plus, dit-il, dans le mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile, plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour, plus dans l’évolution de la forme que dans les formes réalisées l’une après l’autre. La philosophie pourra donc, des termes du premier genre, tirer ceux du second, mais non pas du second le premier ; c’est du premier que la spéculation devrait partir. Mais l’intelligence renverse l’ordre des deux termes, et sur ce point la philosophie antique ijrocède comme fait l’intelligence. Elle s’installe dans l’imnmable, elle se donne des Idées et passe au devenir par voie d’atténuation et de diminution )) (Evolution créatrice, p. 34 1-342). « Une perpétuité de mobilité n’est possible que si elle est adossée à une éternité d’immutabilité, qu’elle déroule en une chaîne sans commencement ni fin. Tel est le dernier mot de la philosophie grecque. Elle se rattache par des fils invisibles à toutes les fibres de l’âme antique. C’est en vain qu’on voudrait la déduire d’un principe simple. Mais si Ion en élimine tout ce qui est venu de la poésie, de la religion, de la vie sociale, comme aussi d’une physique et d’une biologie encore rudimentaires, si l’on fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique, qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine » (ibid., p. 354) — M. Bergson adopte une philosophie dynamiste qui est exactement à l’antipode de cette métaphysique naturelle, pour cette raison qu’une pareille métaphysique n’est que la mise en système des dissociations, du morcelage effectués sur le flux universel par la pensée commune, c’est-à-dii-e par l’imagination pratique et le langage. L’intelligence, selon lui, n’est faite que pour penser « les objets inertes, plus spécialement les corps solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail ; nos concepts ont été formés à l’image des solides, notre logique est surtout une logique de solides », p. I, elle est incapable de représenter le réel, qui est essentiellement devenir et vie.

L’argument n’a pas fait grand progrès depuis Heraclite, nous voyons même de mieux en mieux son origine sensualiste. Si l’intelligence n’a pour objet que les corps solides, qu’on nous explique le verbe être, àme de tout jugement, et qu’on nous montre en quoi l’homme peut différer de l’animal. Si l’objet de l’intelligence n’est pas le corps solide, mais l’être et

tout ce qui a raison d’être, la proposition bergsonienne

« // y a plus dans le mouvement que dans

l’immobile » n’est vraieque des immobilités prises par les sens sur le devenir lui-même. Mais elle est fausse si on l’érigé en principe absolu, parce que alors elle veut dire « il y a plus dans ce qui devient et n’est pas encore que dans ce qui est ». L’immobile, pour les sens, c’est ce qui est en repos ; pour l’intelligence, c’est ce qui est, par opposition à ce qui devient, comme l’immuable est ce qui est et ne peut pas ne pas être.

— Le sensualisme bergsonien confond l’immutabilité qui est supérieure au mouvement avec celle qui lui est inférieure, celle du terme ad queni avec celle du terme a quo, la vie immobile de l’intelligence qui contemple les lois éternelles les plus hautes avec l’inertie de l’être inanimé. De ce point de vue, la vie végétative de l’estomac est supérieure à la vie sensitive des organes des sens, supérieure surtout à la vie immobile de l’intelligence ; le temps est supérieur à l’éternité, il est la vie, tandis que l’éternité est une mort. — M. BouTROux répondait de même à Spencer :

« L’éA’olutionnisme est la vérité au point de vue des

sens, mais au point de Aue de l intelligence il reste vrai que l’imparfait n’existe et ne se détermine qu’en vue du plus parfait… De plus l’intelligence persiste à dire avec Aristote : Tout a sa raison, et le premier principe doit être la raison suprême des choses. Or expliquer, c’est déterminer, et la raison suprême des choses ne peut être que l’être entièrement déterminé » {Etudes d’Histoire de la Philosophie, p. aoa). — « Tel est bien le dernier mot de la philosophie grecque », mais ce n est point, comme le dit M. Bergson, « par des fils invisibles que cette philosophie se rattache à toutes les fibres de l’àme antique » et à ce qui fait le fond de l’intelligence humaine. Il est faux qu’on ne puisse « la déduire d’un principe simple ». Elle se rattache à l’intelligence par la loi suprême de la pensée et du réel : le principe d’identité, impliqué dans la toute première idée, l’idée d’être. Elle s’y rattache, non pas par un morcelage utilitaire du continu sensible, imposé par les commodités de la vie pratique et le langage, niais par un morcelage de l’être intelligible, qui s’impose, nous allons le voir, sous peine de tomber dans l’absurde.

5° L’objection hégélienne (intellectualisme absolu) contre le principe d’identité. — A l’antipode de cet anti-intellectualisme d’Heraclite, repris aujourd’hui par M. Bergson, se trouve l’intellectualisme absolu de Hegel, qui ruine, lui aussi, la valeur objective du principe d’identité. Tandis que la philosophie sensualiste du devenir ramène le rationnel au réel vécu, au fait de conscience, ce qui doit être à ce qui est, le droit au fait accompli, la moralité au succès, la nécessité à une liberté sans intelligence et sans loi, sorte de spontanéité aveugle comme l’inconscient de Schopenhauer, la philosophie intellectualiste du devenir ramène au contraire le réel vécu au rationnel, ce qui est à ce qui doit être, le fait accompli au droit, le succès à la moralité, la liberté à la nécessité. Le bergsonisme n’est qu’un hégélianisme renversé.

— Hege) a nié le principe de non-contradiction, du point de vue intellectualiste, au nom même de l’idée d’être, et c’est l’origine de son panthéisme. Son argumentation, exposée dans sa Logique (trad. par A. Véra, 2e éd., § 85, t. I, p. 393-4 12), est justement résumée par l’historien Weber de la façon suivante :

« Etre est la notion la plus universelle, mais paicela

même aussi la plus pauvre et la plus nulle. Etre blanc, être noir, être étendu, être bon, c’est être quelque chose ; mais être sans détermination aucune, c’est n’être rien, c’est ne pas être. L’être pur et simple équivaut donc au non-être. Il est à la fois lui-même et 989

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sou contraire. S’il n’était que lui-même, il demeurerait immobile, stérile ; s’il n’était que le néant, il serait synonyme de zéro, et, dans ce cas encore, parfaitement impuissant et infécond. C’est parce qu’il est l’un et Vautre, qu’il de’ieiU quelcjue chose, autre chose, toutes choses. La contradiction même qu’il renferme se résout dans le devenir, le développement. Devenir, c’est à la fois être et n’être pas encore (ce qu’on sera). Les deux contraires qui l’engendrent, lètre et le non-être, se retrotivcnt en lui, fondus, réconciliés. Une nouvelle contradiction s’en dégagera, qui se résoudra en une nouvelle synthèse, et ainsi de suite, jusqu’à l’avènement de l’idée absolue » (cf. aussi G. XoEL, La Logique de ILégel, p. 23-52 et p. iSô-iSg. Paris, Alcan, 1897).

Pour se rendre compte du sophisme contenu dans cet argument, il sullit de le mettre en forme. On a : L’Etre pur est indétermination pure. Or Tindétermination pure est pur non-être. Donc l’être pur est pur non-cire. — Le moyen terme « indétermination pure » est pris en deux acceptions dilFérentes : dans la majeure il désigne la négation de toute détermination générique, spéciûque ou individuelle, mais non point la négationderentité(idéale ouréelle) qui transcende les déterminations génériques dont elle est susceptible. Dans la mineure au contraire, l’indétermination pure est non seulement la négation de toute détermination générique, spécilique et individuelle, mais encore la négation de l’entité ultérieurement déterininable. L’argument revient donc à dire : l’être pur est l’être indéterminé. Or l’être indéterminé est pur non-être. La mineure est visiblement fausse. Cf. Zi-GLiABA, Summa Philosopliica, t. l, Critica, p. 247-^02.

On ne voit pas d’ailleurs pourquoi le devenir devrait sortir de cette contradiction réalisée, de cette identilication des contradictoires. Il faut au contraire redire avec Aristote : « Prétendre que l’être et le nonêtre s’identilicnt, c’est admettre l’éternel repos, plutôt que le mouvement éternel. Il n’y a rien, en effet, en quoi se puissent transformer les êtres, puisque tout est dans tout. » IV Met., c. 5,

Enlin cet intellectualisme absolu de Hegel ne détruit pas moins toute science que l’anti-intellectualisme d’Heraclite et de M. Bergson. Tout raisonnement suppose que chacune des idées qu’il emploie représente une réalité qui reste la même ; or le ])rincipe d’identité n’est plus pour Hegel qu’une loi de la logique inférieure, de l’entendement qui travaille sur des abstractions, et non pas une loi de la logique supérieure, de la raison et de la réalité. « Il s’ensuit, comme le remarquait Aristote, IV Met., c. 41 qu’on peut allirmer ou nier également tout de toutes choses… que tout le monde dit la vérité et que tout le monde ment, et qu’on avoue soi-même son mensonge. » — - Du reste, Hegel hfî-même reconnaît « cque s’il est vrai de dire que l’être et le non-êlre ne font qu’un, il est tout aussi vrai dédire qu’ils dilTèrent et que l’un n’est pas l’autre ». Logique, t. I, p. 404. H s’ensuit qu’on ne peut plus rien dire. — Si ce n’est pas détruire toute science, c’est ne lui attribuer qu’une valeur toute relative, et ne plus conserver d’elle que le ncjui.

Si le principe d’identité et de non-contradiction est sans valeur objective, le panthéisme évolutionuisle a cause gagnée, la réalité fondamentale est de^’enir. Si, au contraire, l’universalité absolue et l’objectivité de ce principe s’inq)osent, la réalité fondamentale devra être identité pure. Lpsum esse siihsistens, pur être, ou pur acte, pure perfection, et par là même transcendante, e’esl-à-dire essentiellement distincte du monde qui, lui, est composé et changeant. — L’hégélianisme, l’héraclitéisme, le bergsonisme constituent ainsi, par l’aveu de la contradiction qu’ils ren ferment, une preuve par l’absurde du Dieu transcendant.

Il suffit pour l’instant d’avoir montré que le principe d’identité est la loi suprême de la pensée ; après lui avoir rattaché les autres principes, nous reviendrons sur la nécessité de l’admettre aussi comme loi fondamentale du réel. Cf. col. 1000.

6° Le principe de substance, détermination du principe d’identité. — Son rapport avec la démonstration de l’existence de Dieu. — Il est aisé de voir que le principe de substance, nié par la philosophie du devenir, n’est qu’une détermination du lirincipe d’identité. Il importe de le rappeler ici pour autant que les preuves de lexistence de Dieu supposent l’existence de substances et de substances distinctes. Dans un article de la Lie^’ue de Métaphysique et de Morale, juillet 1902, p. 898, « La dernière idole ». M. Hébert écrivait : « Le principe de causalité conduisant à une cause première extrinsè({ue, quidquid moiefur ah alio movetur, tire sa lucidité apparente d’une image spatiale, introduite de façon illégitinudans un problème de nature métaphysique ; on suppose que les moteurs et les mobiles sont des substances distinctes, ce que nie le panthéisme. » La même objection, nous venons de le voir, a été développée par M. Le Roy dans les pages qu’il a consacrées au postulat du morcelage. Pour lui, comme pour M. Bergson, la sul)stance est « une position dans l’espace ». résultat du morcelage utilitaire du continu sensible. Du point de vue empiriste ou des sens, il est difficile en effet de dire « lutre chose. Du point de vue de l’intelligence au contraire, la substance est conçue comme une réalité foncière, d’un autre ordre que la quantité et les qualités sensibles. Tout entière dans le tout et tout entière en chaque partie, elle assure l’unité du tout. Les sens ne la peuvent saisir, l’intelligence seule l’atteint (S. Thomas, III », q. 76, a. 7). On l’appelle cependant un sensible per accidens, parce que, tout enétant^e/’se d’ordre purement intelligible, elle est immédiatement saisie par l’intelligence à la simple présentation d’un objet sensible, sans rechei’che aucune. Sensibile per accidens est quod statiin ad occursum rei sensatæ appreltenditur intellectu {De anima, 1. II. Conini. de S. Th., leç. 13). Elle est saisie par l’intelligence dès que le premier des sens internes a réuni les données de chacun des sens externes. — Au regard de cette intelligence, la substance n’est qu’une détermination première de l’être, nécessaire pour rendre intelligible en fonction de l’être un groupe phénoménal qui se présente comme autonome. Lors de la première présentation d’un objet sensible quelconque, comme les langes dont l’enfant est enveloppé, tandis que la vue saisit la couleur de cet objet, le toucher sa forme et sa résistance, l’intelligence saisit confusément Vétre, « queWpu’chose qui est ». Ce premier objet connu par l’intelligence deviendra d’une façon précise sujet un et permanent (substance) lorsque rintelligence remarquera la multiplicité de ses phénomènes et leur changement. Le multiple, en ell’et, n’est intelligible qu en fonction de l’un, et le transitoire cpi’en fonction du permanent ou de l’identique ; parce que « l’être, de soi, est un et le même % c’est une des fornuiles du principe d’identité. Dire qu un être est substance, c’est dire qu’il est un et le même sous ses phénomènes multiples et changeants. Le i)rincipe de substance n’est donc qu’une détermination du principe d’identité, l’idée de sul>stance une détermination de l’idée d’être. Dans la genèse de ses connaissances, l’intelligence passe de l’idée d’ètro. qui contient déjà implicitement l’idée de substance, aux idées confuses de numière d’être, de multiplicité, de cliangement ; elle cherche à rendre intelligibles 991

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ces nouvelles idées à la lumière de l’idée d’être ; c’est alors qu’elle connaît le « quelque chose qui est » comme sujet un et permanent, comme être au sens plein du mot, comme ce qui existe ou subsiste (substance). De là elle est conduite à préciser l’idée de manière d’être, qui ne peut se définir qu’en fonction de ce qui est être par soi, ens eiitis. L’idée confuse de manière d’être précise ainsi l’idée de substance, et est ensuite précisée par elle (S. Thomas, Sumin. TheoL, I », q. 85, a. 5). — Le morcelage qui sépare l’être et la manière d’être n’est donc pas un morcelage utilitaire du continu sensible, c’est un morcelage de l’intelligible, qui s’impose métapliysiquement ou a priori, en vertu du principe d’identité.

De ce point de vue se solutionne facilement la seconde antinomie kantienne, qui porte sur la substance corporelle : le continu est divisible, mais non pas divisé à l’infini (Aristote, Pliysic, 1. YI) ; la substance corporelle et étendue n’est pas une collection contradictoire d’indivisibles inétendus, son unité est assurée par un principe supérieur à l’ordre spatial, la forme substantielle qui est toute dans le tout et toute en chaque partie et qui demande telle étendue minima comme condition de la subsistance du composé.

Quant à la distinction numérique des substances individuelles de l’ordre sensible (distinction présupposée par certaines preuves de l’existence de Dieu, mais non essentielle à ces preuves), nous n’en aurons souvent qu’une certitude physique, celle de l’expérience et des lois approchées que la science expérimentale découvre. Mais le critère de l’unité substantielle d’un être ne sera pas seulement, comme le croit M. Le Roy (Jicv. de Met. et Mor.. juill. 1899. p. 383), son unité quantitative dans l’espace, unité perceptible au toucher. Cette unité quantitative ne suppose souvent qu’une union accidentelle, celle d’un agrégat de molécules. Le vrai critère de l’unité substantielle d’un être sera l’activité, et « l’action qui révèle l’unité du tout doit être produite par une seule partie, et non par l’association des parties, mais il faut que dans cette action se révèle l’influence des autres parties ; — exemple souvent cité : une jument qui a l’os canon brisé produit un poulain qui présente à l’os canon une sovulure comme s’il avait été fracturé ». C’est à l’aide de ce principe qu’on établit l’individualité des animaux supérieurs (cf. P. de Muxxynck.

« L’individualité des animaux supérieurs)llevue Thomiste.

1901. p. 644)- Lorsque, dans le réel, nous distinguons deux animaux ou l’animal et son milieu, ce n’est pas seulement un « arrangement, une simplification commode pour la parole et pour l’action ». M. Bergson, dans l’Evolution créatrice, avoue que le corps vivant est isolé par la nature elle-même, bien que son individualité ne soit pas parfaite. — Pour ce qui est de la distinction substantielle des âmes humaines, elle est objet de certitude métaphysique et peut se démontrer rigoureusement. La raison qui fonde la liberté est intrinsèquement indépendante de l’organisme dans l’exercice de son acte qui atteint l’être universel, elle suppose donc un principe subsistant et simple, intrinsèquement indépendant de la matière, du monde des corps (operari sequitur esse, et mndus operandi modum essendi). Ce principe subsistant et simple, qui a conscience de soi et est maître de soi. doit être distinct des principes subsistants semblables. S. Thomas l’établit longuement, P. q. ^5. a. 2 : Intellectum esse unum otnnium hominum omnino est impossibile… Si unus intellectus esset omnium hominum, non posset diversificari actio intellectualis mea et tua respecta ejusdem intelligibilis ; esset tantum una intellectio. — Enfin il deviendra évident qiie les âmes humaines sont distinctes de l’absolu, si l’on démontre qu’il ne peut y avoir au sein de l’absolu ni

multiplicité ni devenir. — Le principe de raison d’être va nous montrer précisément que tout ce qui est nniltiple (composé) et changeant ne peut avoir en soi sa raison d’être, et doit en fin de compte avoir sa raison dans un être qui est pure identité, pur être, pur acte, pure perfection. — De ce point de vue, il importera peu que le monde dont nous partons pour prouver Dieu soit une seule substance ou plusieurs substances, il sullira qu’il y ait en lui multiplicité (au moins accidentel le) et devenir. Dieu ne pourra être conçu comme la snlistance du monde, ce serait dire qu’il est déterminé et par là même perfectionné par les phénomènes multiples et transitoires qui se surajouteraient à Lui. Il cesserait d’être à l’être comme A est A, pur être, ou pur acte.

7° Le principe de raison d’être, fondement plus prochain des preuves de l’existence de Dieu. Il se rattache au principe d’identité par une réduction à l’impossible, en ce sens il est analytique. — Le principe de raison d’être, sur lequel reposent immédiatement les preuves de l’existence de Dieu, n’est pas. comme le principe de substance, une simple détermination du principe d’identité, mais il s’y rattache par une réduction à l’impossible. — Le principe de raison d’être se formule :

« Tout ce qui est a sa raison d’être », ou « tout être

a une raison suffisante, conséquemment « tout est intelligible ». Ce principe est évident de soi, et ne saurait être l’objet d’une démonstration directe, mais il se démontre indirectement ou par l’absurde. Tandis que la démonstration directe donne l’évidence intrinsèque d’une proposition non immédiate ou non évidente de soi, par l’intermédiaire d’un mojen terme, la démonstration par l’absurde d’un principe immédiat ne peut prétendre en donner l’évidence intrinsèque, elle prouve seulement que celui qui nie ce principe est amené à nier le principe de contradiction, que celui qui en doute est amené à douter du principe de contradiction. C’est une doctrine unanimement reçue dans l’Ecole : la métaphysique explique et défend les premiers principes par réduction à rimpossil)le, en les rattachant au principe d’identité, immédiatement impliqué dans la toute première idée, l’idée d’être (cf. IV’Metaphys, , Comment, de S. Thomas, leç. 6. — Summ. TheoL, I^ II » ", q. 94, a. 2 ; — SuARKZ, S. J., Disp. Met., disp. m. sect. 3, no 9 ; — Jkan de s. Thomas. O. P., Cursus Phil., q. 25, a. 2 ; — GouDix. O. P., éd. 1860. t. IV, p. 205 ; — Klel’tgex, S. 3.. Phil. scol., n. 298, 294 ; — Zigliar.^. O. P., Ontol.. p. 235 ; De la lumière intellectuelle, t. III, p. 205 ; — Delmas, s. J., Ontol.. p. 642. — Nous avons longuement développé ce point, Revue Thomiste, sept. 1908.’. Comment le principe de raison d’être se rattache au principe d’identité ti après S. Thomas », article reproduit dans Le Sens Commun, la L^hilosophie de l’être et les formules dogmatiques, p. 208, Paris, Beauchesne, 1909).

Exposons cette réduction à l’impossible. Il faut préciser d’abord le sens de la formule du principe :

« Tout ce qui est a sa raison d’être. » La raison d’être

est double : intrinsèque ou extrinsèque. La raison d’être intrinsèque d’une chose est ce par quoi elle est de telle nature déterminée, avec telles propriétés et non pas autrement ; le carré doit avoir en soi ce par quoi il est carré, avec telles propriétés, plutôt que cercle avec telles autres propriétés. S’il était seulement question de raison d’être intrinsèque, ce principe ne serait qu’une simple détermination du principe d’identité ; de ce point de vue en etîet, il envisage la substance comme essence. Nier que tout être a en soi ce par quoi il est tel, lorsque par lui-même et parce qui le constitue en propre il est tel, c’est évidemment 993

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nier le principe d’identité, c’est nier que le rouge soit rouge i)ar soi, c’est nier que le carré ait en soi ce par quoi il est carré avec telles propriétés plutôt que cercle avec telles autres. — Mais la raison d’être peut être extrinsèfjite, ainsi disons-nous que les propriétés ont leur raison dètre dans la nature de laquelle elles dérivent, dans la dilierence spécilique d’où elles se peuvent déduire et qui les rend intelligibles (les propriétés du triangle dans la nature du triangle, la liberté dans la raison capable de délibérer). Nous disons encore qu’un être qui n’est pas par soi a la raison d’être de son existence dans un autre être qui est par soi (cette raison d’être extrinsèque de l’existence d’un être contingent est appelée sa cause efliciente, c’est la raison d’être réalisatrice ou actualisatrice, ce qui le réalise ou l’actualise). Nous disons entin qu’un moyen qui n’est pas voulu pour lui-même, mais en vue d’une liii, a sa raison d’être extrinsèque dans cette lin.

Si donc on veut préciser la formule du principe de raison d’être en mentionnant la raison d’être intrinsèque et la raison d’être extrinsèque, on dira : « Tout être a la raison d’être de ce qui lui convient, en soi ou dans un autre ; en soi, si cela lui convient par ce qui le constitue en propre ; dans un autre, si cela ne lui convient pas par ce qui le constitue en propre. '> Comme nous venons de le voir, la première partie de la formule, ([ui vise la raison d’être intrinsèque, n’est qu’une détermination du principe d’identité. C’est de la seconde partie qu’il est vz-ai de dire qu’elle se rattache au principe suprême par réduction à l’impossible. En d’autres termes, il n’est pas seulement inintelligible, comme le prétendent les Kantiens, mais contradictoire de dire qu’un être qui n’a pas en soi sa raison d’être n’a pas sa raison d’être dans un autre. — Il est facile de l’établir ; pour la mise en forme de cette réduction à l’impossible, nous utilisons ce qu’a écrit à ce sujet A. Spir dans son ouvrage :

« Pensée et Réalité > traduit de l’allemand

par M. Penjon. Paris. Alcan, 181j6 (p. 146, 203).

Soit le principe d’identité : « tout être est par lui-même d’une nature déterminée qui le constitue en propre s A est A, le rouge par lui-même est rouge, le carré par lui-même est carré. — D’où la formule négative qui est le principe de non-contradiction : » un même être ne peut être ce qu’il est et ne pas l’être », être rond et non rond. — D’où une troisième formule, qui peut s’appeler principe des contraires ou des disparates : « un même être ne peut à la fois et sous le même rapport être déterminé de deux manières différentes ». par ex. : être rond et carré, car le carré en tant que carré s’oppose au rond et est essentiellement non rond. — De là nous sommes conduits à une quatrième formule : s’il y a contradiction à dire « le carré est rond », il n’y en a plus à dire

« le carré est rouge », puis<[ue le rapport d’attribution

n’est plus le même : parler du carré c’est se placer au point de vue de la forme, parler du rouge c’est se placer au point de vue de la couleur ; le carré "peut ^tre rouge sans cesser d’être carré. Mais il y a encore contradiction à dire : < le carré par soi et comme tel, c’est-à-dire par ce qui le constitue en propre, est rouge », car ce qui fait que le carré est carré est autre que ce qui fait que le rouge est rouge. Le carré ne peut être rouge par soi. Nous arrivons ainsi à cette quatrième fornuile : « Tout ce qui convient à un être, mais non pas selon ce qui le constitue en propre, ne lui convient pas par lui-même et immédiatement », c’est l’équivalent de cette fornuile tirée de S. Thomas : Onine quod alicui comenit non secunduni quod ipsuni est, non convenit ci per se et immédiate. C. Gentes, 1. II, c. 15. § a (per se et immédiate est la traduction de za9’v.ùri xv.i  ?, yiizd des Post. Anal., 1. I,

c. 4)- — Cette formule immédiatement dérivée du principe d’identité peut encore s’écrire : « des éléments de soi divers ne sont pas de soi quelque chose d’un », i( quæ secundum se di’ersa sunt, non per se conveniunt in aliquod ununi » (ex D. Thoma. Summ. T/ieol., I », q. 3, a. 7). — Enlin le principe de raison d’être (extrinsèque) affirme davantage « ce qui est mais pas par soi est par iin autre », quod est non per se est ah alio quod est per se, ou « l’union inconditionnelle du divers est impossible », quæ secundum se dii-ersa sunt non con^’eniunt in aliquod unum nisi per aliquani causant adunanteni ipsa (I=>. q. 3, a. 7.) ; omne quod alicui convenit non secundum quod ipsum est, per aliquani causant ei conveiiit, nom quod causant non liabet primum et immediatum est. C. Gentes, 1. II, c. 15, § 2. Ce principe ajoute quelque chose de nouveau à la formule précédente, en tant qu’il affirme une relation de dépendance, ab alio ; on ne peut prétendre le déduire du principe d’identité par démonstration directe, mais il s’y rattache par réduction à l’impossible : nier cette relation de dépendance ab alio, c’est nier que l’être qui n’est pas par soi soit conditionné ou relatif, conséquemment c’est affirmer qu’il est non- -’^nditionné, non relatif, c’est-à-dire absolu, et c’est Ou-e amené à nier notre quatrième formule dérivée du principe d’identité, c’est soutenir que

« des éléments de soi divers, de soi sont unis », que
« ce qui convient à un être, mais non pas selon ce

qui le constitue en propre, lui convient par lui-même et immédiatement », c’est en fin de compte affirmer que a ce qui n’est pas par soi est par soi ».

Nous résumerons d un mot cette réduction à l’impossible : nier que V être qui est, sans être par soi. ait une raison d’être (ce qu’il faut pour être), c’est l’identifier avec ce qui n’est pas : nier qu’il ait une raison d’être extrinsèque, c’est l’identifier avec ce qui est par soi. Cette démonstration par l’absurde ne peut donner l’évidence intrinsèque du principe de raison d’être, et c’est pourquoi non totaliter quietat intellectum, mais elle montre que la négation du principe de raison d’être n’est pas seulement inintelligible et ruineuse, comme le soutient Kant, mais qu’elle est aussi contradictoire. Nier ce principe, c’est être amené à nier celui de non-contradiction ; en douter, c’est être amené à douter de celui de non-contradiction. En ce sens, nous disons que le principe de raison d’être est analytique. Pour qu’un jugement soit analytique, il n’est pas nécessaire qu’il y ait identité logique entre le sujet et le prédicat, un pareil jugement serait une pure tautologie et ne nous apprendrait rien ; dans tout jugement atlirmatif, - même dans le principe d’identité, il y a diversité logique du prédicat et du sujet et identité réelle ; un jugement est alors analytique et a priori, ou synthétique et a posteriori, suivant que cette identité réelle apparaît par la seule analyse des notions ou par l’examen des choses existantes (cf. Skntroll, op. cit.). — Ici l’analyse des ternu ^s nous montre que nous ne pouvons refuser d’admettre l’identité réelle sous la diversité logique, sans tomber dans l’absurde. Le principe de raison d’être n’est pourtant i)as analytique au même titre que le principe d’identité : dans ce dernier, c’est le prédicat qui est impliqué dans la raison du sujet ; pour le principe de raison d’être, c’est l’inverse. En effet, on peut bien affirmer le sujet (ce qui est sans être par soi) sans affirmer le prédicat (est dépendant d’un autre), mais on ne peut nier du sujet ce prédicat sans détruire le sujet lui-même et l’identifier soit à l’être par soi, soit au néant (cf. art. cit. I{e-. Tkoni., igo8).

S Le principe de causalité, fondement immédiat des preuves de l’existence de Dieu. L’idte de cause ; sa valeur ontologique : la causalité

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se définissant en fonction de l’être par la réalisation, dépasse l’ordre des phénomènes, c’est un sensible per accidens et per se un intelligible.

— Du principe général de raison d’être (extrinsèque) dérivent le principe de causalité proprement dit, le principe de Onalité, et le principe d’induction. — La raison d’être est plus générale que la cause ; la cause est la raison dètre de l’existence de son effet, elle est raison d être en ce sens qu’elle réalise ou mieux actualise, mais toute raison d’être n’est pas cause, ainsi la différence spéciilque est raison des propriétés sans en être la cause. — Nous ne chercherons pas, pour répondre aux empiristes, si cette idée de cause nous vient de l’expérience externe (résistance que nous opposent les corps) ou de l’expérience interne (sentiment de l’effort que nous exerçons sur ces corps extérieurs ; certains ont prétendu que ce n’est là qu’une sensation afférente et non pas efférente). Il est inutile aussi de rechercher si, pour la connaissance sensible seule (telle qu’elle est chez l’animal), l’effort est seulement suivi du déplacement du mobile extérieur, ou s’il produit, réalise ce déplacement. Hume et tous ses disciples affirment que les sens ne nous montrent pas des faits de causalité, mais seulement des faits de succession. Il est certain que la causalité ne peut être perçue par les sens comme la couleurou le son, ce n’est pas un sensible per se, c’est, comme la substance, une réalité d’ordre intelligible per se (noumène), mais qui mérite le nom de sensible per accidens « quia statiin percipitur ab intellectu ad occursum rei sensatæ » (De anima, 1. II, Comm. de S. Th., leç. 13). De même que seule l’intelligence perçoit l’être, de même que seule elle perçoit la substance sous les qualités sensibles, couleur, son, odeur qu’atteignent les sens ; de même elle seule peut percevoir la réalisation ou production.^ ou actualisation de ce qui arrive à l’existence. La réalisation n’a de sens qu’en fonction de l’être, et ne peut donc être saisie <{ue par la faculté qui a pour objet formel l’être et non pas la couleur ou le son ou le fait interne. Dès que les sens montrent un changement, la raison en cherche la raison d’être réalisatrice. Peu importe donc quelle expérience, quelle image sensible nous fournit l’idée de cause ; cette idée ne tire’pas sa valeur absolue, universelle et objective de son origine sensible, (elle pourrait être innée et avoir cette même valem*), mais de son rapport avec l’être, objet formel de l’intelligence. Nous sommes absolument certains que tout être qui peut ne pas être a besoin d’une cause, c’est-à-dire a besoin d’être réalisé (dans le temps ou ab aeterno, peu importe) parce que l’intelligence a cette intuition : l’existence ne convenant pas à cet être selon ce qui le constitue en propre per se primo, ne peut lui convenir que par un autre, ab alio ou per aluid. — Cette conception de la causalité n’est donc nullement anthropomorphique, la causalité universelle n’est pas la projection au dehors d’une expérience interne, d’un fait de la vie humaine. La causalité n’est pas, comme l’attraction universelle, une expérience généralisée, c’est une idée, bien plus c’est une idée qui appartient à l’intelligence humaine, non point en tant qu’humaine, mais en tant qu’intelligence. En tant qu’humaine, notre intelligence a pour objet l’essence des choses sensibles, en tant qu’intelligence, comme toutes les intelligences, elle a pomobjet formel et adéquat l’être (S. Thomas, Summ. Theol., la, q. 12, a. 4 c. et ad 3"°). Or nous venons de définir la causalité immédiatement en fonction de l’être. Par là nous a ons établi sa valeur ontologique, et nous avons posé le fondement de sa valeur transcendante et analogique, en d’autres termes de la possibilité de l’attribuer à Dieu. Nous verrons plus loin, col. 1007 et ion, que l’être pourra être attribué à

Dieu, pai’ce qu’il n’est pas une notion univoque comme un genre, mais parce qu’il transcende les genres, il faudra en dire autant de la causalité et des autres notions (intelligence et volonté) qui se définissent par un rapport iiuiuédiat à l’être, et non pas à telle ou telle modalité de l’être.

9’Tout devenir et tout composé demandent nécessairement une cause. — Le principe métaphysique de causalité, ainsi rattaché à l’être, va s’appliquer à tout ce qui n’existe pas par soi, c’est le cas de tout devenu-, et, à un point de vue plus universel et plus profond, de tout composé. — Le devenir demande d’abord une raison d’être extrinsèque, parce qu’il est union successive du divers (ex. : ce qui est violet devient rouge). Or l’union inconditionnelle du divers est impossible, car des éléments de soi divers ne peuvent de soi être unis (pr. d’identité). — Cette raison d’être extrinsèque est une cause efficiente : le devenir qui est réalisé peu à peu doit être réalisé par autre chose que par lui. En effet, comme le montre Aristote en réponse aux arguments de Parménide et d’HÉRACLiTE (Pltys., 1. I, c. 8, et jVet., l. IX en entier), le devenir suppose à son origine un milieu entre l’être déterminé et le pur néant, ce milieu c’est l’être indéterminé ou la puissance (ex ente jam determinato non fit ens, quia jam est ens : ex niliilo nihil fit ; et tamen fit ens). (Cf. col. 986.) Le devenir est ainsi le passage de la puissance à l’acte ; ce qui pouvait être chaud mais ne l’était pas, le devient ; ce qui pouvait être éclairé mais ne l’était pas, le devient ; le disciple qui avait la puissance réelle de devenir philosophe (puissance réelle que n’a pas le chien) mais ne l’était pas, le devient, La puissance qui de soi n’est pas l’acte ou n’est pas actualisée, ne peut être actualisée par soi (le nier serait nier le principe d’identité). Elle ne peut donc être actualisée que par quelque chose d’autre, et ce quelque chose qui actualise ou réalise, c’est précisément la cause elficiente. Ens in potentia non reducitur in actum nisi per aliquod ens in actu.

Le devenir est ainsi rendu intelligible, non pas en fonction du repos (comme le faisait Descartes qui se plaçait au point de vue mécanique et non pas métaphysique), mais en fonction de l’être, par la division de l’être en puissance et acte. Cette division s’impose, si l’on veut maintenir contre Parménide l’existence du devenir et contre Heraclite la valeur objective du principe d’identité. Ce sera le fondement des preuves par le mouvement, par les causes eflicientes et I^ar la contingence.

Ce n’est pas seulement le devenir qui est ainsi rendu intelligible, c’est encore, dans l’ordre statique et dans les dernières profondeiu-s de l’être que le devenir n’atteint pas, la nuiltiplicité ou diversité. D’abord toute multiplicité (1° pluralité d’êtres possédant un élément commun et ayant à ce titre une imité de similitude spécifique, générique ou seulement transcendantale, 2° pluralité de parties dans un seul et même être, ayant à ce titre une unité d’union) demande une raison d’être extrinsèque. En elfet une pareille multiplicité est union du divers. Or l’union inconditionnelle di divers est impossible. Des éléments de soi divers ne peuvent pas de soi et comme tels être unis, ni même être semblables (pr. d’identité ) ; multitudo non reddit rationem unitatis (cf. plus loin, preuve de Dieu par les degrés des êtres, col. io50). — Cette raison d’être extrinsècjue doit être une cause efficiente, c’est-à-dire un principe d’actualisation. En effet la multiplicité, comme le devenir, est toujours composition de puissance et acte, et non pas piu- acte, acte par elle-même. Aristote l’a montré encore contre Parménide. Ce dernier déclarait toute997

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multiplicité illusoire, comme tout mouvement, au nom du principe d’identité. « Tout ce qui est en dehors de l’être (autre que l’être) est non-être, disait le philosophe d’Elée, et le non-être n’est pas. Donc l’être est un, et il n’y a qu’un être, car on ne peut rien concevoir qui s’ajoute à l’être pour y introduire une différenciation ; cela même serait de l’être. Autrement dit, s’il y avait deux êtres, ils devraient se disting-uer l’un de l’autre par autre chose que par l’être, et ce qui est autre que l’être est non-être. Or l’être est, le non-être n’est pas, on ne sortira pas de cette pensée «  (cf. Aristote, I Met., c. 5, Connu, de S. Thomas, loç. g).

— C’était en réalité nier le monde, l’absorber en Dieu qui seul est absolument un et immuable, et il faut savoir gré à Pariuénide d’avoir si puissamment aflirmé la loi suprême de la pensée et du réel, le principe d’identité, fondement de toute preuve de Dieu. Mais enûn le monde existe, c’est un fait, et en lui nous voyons de la multiplicité ; la multiplicité est aussi dans les concepts. Il faut l’expliquer, sans cependant abandonner le premier principe de la raison. — Platon, dans le Sophiste (2^1 D, 267 A, 269 E), pour expliquer le multiple k au risque de passer pour parricide » ne craint pas « de porter la main sur la formule de Parménide, et d’afTirmer que le non-être est « , milieu entre l’être et le pur néant, limite de l’être. En vertu du principe même d’identité, les objets que nous connaissons, ayant 1 être comme élément commun, ne peuvent différer les uns des autres par cet élément commun. Force est donc de dire qu’ils diffèrent par autre chose que l’être ; et ce qui est autre que l’être est non-être. Il faut donc aflirmer que le nonêtre est, milieu entre l’être et le pur néant, limite de l’être. — Aristote précise : la distinction de plusieurs individus d’une même espèce ne s’explique que si l’on admet le non-être réel, ou la matière, comme sujet et limite de la forme commune à ces individus. Ainsi la matière (en tant qu’elle exige telle quantité et non pas telle autre) est principe d’individuation, et suflit à distinguer deux individus, qui à ne considérer que leur forme et leurs qualités seraient indiscernables, comme deux gouttes d’eau. — S. Thomas précise encore : la multiplicité ou la distinction des êtres en général ne s’explique que si l’on admet en chacun d’eux le non-être réel, comme sujet et limite de l’acte d’exister qui est commun à tous ces êtres, actus multiplicatur et limitatur per potentiam ( ! =>, q. 7, a. I. (’. Gentes, 1. II, c. 62). Les minéraux, les végétaux, les animaux, les hommes, les anges ont tous un élément comnuin, l’existence, et un principe qui les différencie, une essence susceptible d’exister et qui reçoit l’existence selon sa capacité plus ou moins restreinte, depuis la pierre à l’esprit pur. On voit que ce composé d’essence et existence, qui est union du divers, demande une raison d’être extrinsètiue, l’union inconditionnelle du divers est impossible ; cette raison d’être doit être actualisatrice, puisque ce composé n’est pas de soi actualisé, n’est pas existant de soi et comme tel. Omne compositum causam haŒt, quae enim secundum se di’.'crsa sunt, non comeniunt in aliqiiod unum nisi per aliquam causam adunanlem ipsa. », q. 3, a. 7.

La multiplicité est ainsi rendue intelligible en fonction de l’être, par la division de l’être en puissance et acte. Cette division s’impose, si l’on veut maintenir l’existence du multiple, sans nier la valeur objective du princijie d’identilé. C’est ce principe qui nqus oblige à distinguer en tout ce qui est et peut ne pas être, le non-être et l’être, l’essence et l’existence, et c’est ce même principe, uni au principe de raison d être, qui va nous obliger de rattacher tous les êtres à Y Ipsum esse subsislens, qtii seul est à lui-même sa raison, parce que seul il est identité pure. Le prin cipe suprême de la pensée apparaîtra alors comme principe suprême du réel (1=*, q. 3, a. 4 et 7).

10* Le principe de finalité, dérivé du principe de raison d’être. La connaissance de sa valeur absolue bien loin de supposer celle de l’existence de Dieu doit nous permettre de

I acquérir. — Tout devenir et tout composé demandent donc une cause efficiente. Il3 demandent aussi nécessairement une cause finale, ils exigent deux raisons d’être extrinsèques. Nous aurons à insister sur ce second point à propos de la preuve par l’ordre du monde, mais il convient dès maintenant de rattacher le principe de finalité au principe de raison d’être, pour compléter ces notions de métaphysique générale, préliminaire indispensable aux preuves de l’existence de Dieu. — L’idée de fin ou de but nous vient de notre activité d’êtres raisonnables, nous nous proposons des fins et agissons en xne de les réaliser. Quant aux sens, seuls ils n’atteignent pas plus la finalité que la causalité, que la substance, que l’être. L’animal, dit S. Thomas, veut par instinct les choses qui sont moyens, et celle qui est fin, sans percevoir la raison d’être du moyen dans la fin, ainsi l’oiseau ramasse la paille pour le nid (I II", q. 1, a. 2). L’homme au contraire, parce qu’il est doué d’intelligence, faculté de l’être, non seulement trouve l’idée de fin dans sa propre activité, mais lorsqu’il veut rendre intelligible en fonction de l’être l’action de n’importe quel agent intelligent ou non intelligent, animé ou inanimé, il s’aperçoit que cette action exige aussi nécessairement une fin qu’elle exige cause efliciente. Et il formule le principe de finalité : Omne agens agit propter finem (Aristotk, Phrs., II, c. 3. — S. Thomas, Summ. Theol., l^, q. 44 » a. 4. — la iiae^ q j, a. 2. — C. Gentes, 1. III, c. 2). Ce principe n’est nullement une extension anthropomorphiqvie de notre expérience interne, il est facile de le rattacher au principe de raison d’être. Si tout a sa raison d’être, comme nous l’avons établi plus haut, il faut qu’il y ait une raison, pour que la cause efficiente agisse au lieu de ne pas agir, et pour qu’elle produise ceci plutôt que cela ; il faut aussi que la puissance passive sur laquelle elle agit soit susceptible de recevoir la détermination qu’elle peut produire. Sans ces conditions, la cause efficiente produirait tout ou rien, et non pas tel effet déterminé. Si tout a sa raison d’être, l’effet doit être prédéterminé.

II faut donc que la puissance active de l’agent et la puissance passive du patient précontiennent la détermination de leur effet. Ainsi la puissance nutritive et l’aliment précontiennent la nutrition ; on ne se nourrit pas avec des pierres, on ne digère pas avec les yeux. Mais la puissance ne peut précontenir actuellement la détermination de son effet : elle ne la précontient qu’en tant qu’elle est ordonnée k tel acte et non pas à tel autre, comme à sa perfection et à son achèvement, qu’en tant qu’elle a en lui sa raison d’être {potentia dicitur ad actum). Qu’on ne dise pas que cet acte est pur tei*me, pur résultat, il ne serait pas prédéterminé. Et comment serait-il pur ferme ? Etant plus parfait que la puissance principe d’opération, il est nécessairement te pour quoi (id cujus gratia, to o’j kvi/.c/) la puissance est faite, comme l imparfait est nécessairement pour le parfait, cl le relatif pour l’absolu. Seul en eflet, l’absohi a en lui-même sa raison d’être. Cet acte, raison d’cln ; de la puissance, pour lequel elle est faite, en iv dutiuel l’agent agit, nous l’appelons ////. Ainsi la i)uissance de voir est / ; (H/r la vision, la puissance d’entendre pour l’audition… Omne agens agit propter finem ; atioquin e.r actione agentis non mugis sequeretur hoc quam illud nisi a casu (l", q. 44, a. 4), ou encore : Potentia dicitur au 999

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actiim. La puissance est pour l’acte, c’est la plus liante formule du principe de iinalité. Le mot pour a un sens non seulement lorsqu’il s’ajjit de l’activité humaine qui a une On connue et voulue, mais lorsqu’il s’agit de n’importe quelle activité. Tandis qvie la cause eiliciente est la raison d’être réalisatrice (pur exercice qui aboutit à la pure existence), la cause ûnale est la raison d’être spécilicatrice (qui détermine la puissance et le devenir à être tel ou tel). Les yeux sont faits pour voir et non pour entendre. Le principe de finalité est donc analytique (au sens aristotélicien), comme le principe de causalité.

La rencontre de deux agents peut être fortuite, mais l’action propre de chacun des deux agents a nécessairement une lin. Certains (par ex. P. Jaxet, Les causes finales) ont pensé que la connaissance de la valeur absolue du principe de Iinalité suppose celle de l’existence de Dieu, cause intelligente du monde ; ils retiennent l’argument de l’ordre du monde comme preuve populaire, mais rejettent toute preuve de l’existence de Dieu par la finalité interne (fondée sur le principe : un désir naturel ne peut être vain) comme impliquant une pétition de principe. — Nous venons de voir que le principe de Iinalité est au contraire un principe analytique (cf. sur ce point col. 1070 les citations du P. Garokil, O.P., de Hartmann, JouFFROY, Ravaisso.v et M. Lachelier). Non seulement il est évident de soi, antérieurement à toute connaissance de l’existence de Dieu, que tout agent agit pour une liii, mais on peut encore établir que cette lin doit être connue sub raiione finis par cet agent ou par un autre : un moyen ne peut en effet être ordonné à une lin que par une intelligence, car seule une intelligence peut saisir ce rapport, cette raison d’être (ohjecium intellectus est ensi, et ramener le moyen et la fin à l’unité d’une même conception. Et si l’intelligence, pure relation transcendantale à l’être, n’implique pas plus que l’être imperfection, on pourra et on devra l’attribuer analogiquement à la cause première. Ce sera le principe de la preuve par l’ordre du monde (cf. col. 1070).

Tels sont les principes métaphysiques des preuves de l’existence de Dieu : par delà l’objet de l’intuition sensible, l’intuition abstractive de l’intelligence atteint l’être et ses principes premiers, qu’elle rattache tous au principe d’identité qui énonce ce qui convient premièrement à l’être.

Il" Instance idéaliste : on ne peut partir de Vêtre, un au-delà de la pensée est impensable.

— Raisons pour lesquelles la nécessité de partir de l’être s’impose en fait et en droit, antérieurement à toute théorie de la connaissance. — L’idéalisme subjectiviste nous fait ici une dernière dilliculté : vous êtes toujours partis de l’être et non pas de la représentation de l’être, sans vous interroger sur la valeur de cette représentation. « Tout réalisme ontologique est absurde et ruineux, dit M. Le Roy ; un dehors, un au-delà de la pensée est par définition chose absolument impensable. Jamais on ne sortira de cette objection, et il faut conclure, avec toute la philosophie moderne, qu’un certain idéalisme s’impose » (Comment se pose le problème de Dieu, Rev. de Met. et Mor., iuillet iqot p. 488, 495).

A cette difïiculté il faut d’abord répondre qu’elle porte sur le mode selon lequel s’opère le fait de la connaissance, et qu’on ne peut nier un fait sous prétexte qu’on ne saisit pas comment il se produit. La question du quomodo restera toujours plus ou moins obscure, et si pour éviter cette obscurité on nie le fait, on se prépare des contradictions.

Antérieurement donc à toute théorie sur le mode

selon lequel s’opère la connaissance, la nécessité de partir de l’être s’impose en fait et en droit, pour quatre raisons : la i" prise de l’objet connu, la 2" prise de l’idée ou représentation par laquelle on connaît, la 3’prise de l’acte de connaître, la 4^- de l’intelligence qui connaît. — i* liaison prise de l’objet : L’intelligence, de fait, connaît l’être par un acte direct, avant de se connaître elle-même par réflexion, ou de connaître les idées qui rendent possible l’acte direct ; elle connaît la pierre avant de connaître l’idée de la pierre (S. Thomas,.Summ. Theol., I^. q. 85, a. 2). Il est même impossible en soi que l’intelligence se connaisse avant de connaître l’être, car elle devrait se connaître alors qu’elle n’est encore l’intelligence de rien, pure puissance indéterminée. Avant de dire « cogito », il faut nécessairement penser à quelque chose ; impossible de penser à rien. — 2° Raison prise de l’idée ou de la représentation. De fait, la représentation dans l’acte direct fait connaître le représenté, sans être elle-même connue. Et lorsque ensuite par un acte de réflexion nous essayons de connaître la représentation elle-même, il nous est impossible de la définir autrement que par une relation au représenté. Que serait une pensée qui ne serait pas pensée de quelque chose, une expression qui ne serait expression de rien ? Dire que la représentation ne se réfère à rien, c’est dire qu’elle est à la fois et sous le même rapport quelqvie chose de relatif et de non relatif, c’est détruire le concept même de représentation, d’expression, d’idée, comme ce serait détruire le concept d’intelligence que de nier sa relation essentielle à l’être. Une idée ne se réfère pas nécessairement à un être réel actuel, mais au moins à un être réel possible ; elle ne peut se référer au pur néant que si elle implique contradiction, comme le cercle-carré, mais alors ce n’est plus une idée. Kant l’admettait encore en 1763 (cf. col. io55).

— 3° Raison prise de l’acte de connaître. Si l’on refuse de partir de l’être, il est impossible de le rejoindre jamais, et même d’être jamais certain de l’existence de notre propre pensée : en efl"et, l’idéaliste, loin de pouvoir dire : « cogito ergo sum » ne peut même pas dire « cogito », car cogito = ego sum cogiians. Or l’idéaliste ne connaît pas la réalité de son action, mais seulement la représentation qu’il s’en fait ; et connût-il cette réalité par la conscience directe, il ne pourrait être absolument certain qu’elle est bien réelle, car s’il doute de l’objectivité du principe d’identité, de sa valeur comme loi de l’être, si le réel peut être contradictoire en son fond, rien ne l’assure que l’action qu’il tient pour réelle l’est réellement. Si l’être n’est pas l’objet premier et formel de l’intelligence, l’intelligence ne l’atteindra évidemment jamais ; les phénoménistes ont mille fois raison, c’est là une chose jugée. — On pourra encore moins dire « je » ; le « je », en son fond, est fatalement ontologique, il faudra se contenter d’affirmer avec je ne sais plus quel philosophe allemand :

« il pense, comme on dit : il pleut dans mon grenier

y> ; et encore n’est-ce pas certain, car il se pourrait peut-être que l’impersonnelle pensée fût identique en soi à la non-pensée. C’est ainsi que, au xvii « siècle, le Thomiste Goudin, Philosopliia, éd. 1860, t. IV, p. 254, réfutait le « cogito ergo sum » conçu comme premier principe plus certain que le principe objectif de contradiction. Cette argumentation se trouve impliquée dans la réponse qu’AnisTOTE fait aux Sophistes au IV*" (IIP) livre de la Meiaphys., c. l ei b (défense du principe de contradiction). Celui qui refuse de partir de l’être et du premier principe qu’il implique, s’interdit toute affirmation, en quoi diffère-t-il d’une plante, ô, aoio4 /y.p fcUTÔi, il est entièrement privé de connaissance, il ICOl

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doit imiter Ciatyle. qui, ne pouvant plus rien dire, se contentait de remuer le doij^’t, vj/y. ziv àv.x-wo-y èy.f^zt jj.dvov(ibid. I. — 4’Riiison prise de l’intelligence qui connaît. Refuser de partir de l’être, c’est enfin vouloir rendre l’intelligence incompréhensible à elle-même : ou bien on la niera, comme l’empirisme, ou bien on n’j^ verra, comme Kant, qu’une multitude de synthèses a priori, synthèses aveugles, qui s’imposeront encore comme nécessaires, mais de la nécessité desquelles on ne saisira plus le pourquoi. Les principes premiers, qui sont comme la structure de la raison, ne sont intelligibles, nous l’avons vu, qu’en fonction de l’être. Ces quatre assertions s’imposent comme des faits de raison, et comme des /lécessités de droit impliquées dans tout jugement ; elles sont logiquement antérieures à la théorie par laquelle on essaie d’expliquer comment l’intelligence entre en contact avec l’être, est déterminée, mesurée par lui. Les obscurités qu’on rencontrera dans cette théorie qui se propose d’expliquer le quomodo du fait (mode selon lequel s’opère l’actualisation de l’intelligible dans le sensible, mode selon lequel cet intelligible actualisé détermine l’intelligence), ne doivent pas nous amener à nier le fait lui-même, comme le font les subjeciivistes ; nous devons aller du plus certain au moins certain, et l’obscurité de celui-ci ne doit pas nous faire rejeter l’évidence de celui-là. Pas plus que la dilliculté de concilier l’immutabilité divine et la liberté divine ne doit nous faire douter de ces deux attributs, s’ils sont, chacun de leur côté, logiquement déduits. Si. en suivant rigoureusement les règles de la méthode, nous arrivons à des obscurités, nous devons penser qu’elles recouvrent en réalité un mystère et non pas une contradiction. — La théorie classique de la connaissance par assimilation réciproque de l’être par l’intelligence (au point de vue vital) et de l’intelligence par l’être (au point de vue objectif), malgré des obscurités inévitables, est d’ailleurs parfaitement conforme aux premiers principes rationnels.

— Sur cette théorie, cf. Abistote, De anima, 1. III, c. â ; S. Thomas, Sunima Theol., ! =, q. 79, 84, 85, 86, 87, 88, et commentaire de Cajktan ; Jean de S. Thomas, Cursus pkilosophicus, De anima, q. 4 et q. 10 : Sanseveri.no, Philosopitia christiann cum antiqua et noi-a comparata, t. VI et A’^Il ; Zigliara, De la lumière intellectuelle, II vol., p. 18-135 ; Go’SZAx.v.r., Philosophia elementaria, p. 500-54a ; Vacant, Etudes comparées sur la Pliil. de S. Thomas et sur celle de Scotj t. I, p. 88-107 ; D. de VoKGEs, La Perception et la psychologie thomiste ; Peillaube, Théorie des concepts ; P. Gahdeil, Ce qu’il y a de vrai dans le néo-scotisme, liev. Thomiste, 1900 et 1901 ; Sehtillanges, L’Idée générale de la connaissance dans S. Thomas d’Aquin, [iev. des Se. phil. et théoL, 1908, p. 449-465 ; MgrFARGES, Ta Crise de la certitude, 1907 ; H. Dehove, fissai critique sur le réalisme thomiste comparé à l’idéalisme kantien, Lille, 1907 ; P. Rousselot, /.’Intellectualisme de S. Thomas, Paris, 1908. Voir aussi, dans ce Diul., art. Criticisme Kantien.

1 2" Un au-delà de la pensée n’est rendu impen ! sable que par une conception toute matérielle I et quantitative de la représentation. C’est au contraire la négation de cet au-delà qui est absurde. — Pour répondre à l’objection idéaliste un deliors, un au-delà de la pensée est par définition absolument impensable », deux remarques sufliront ici :

1* L’idéalisme, qui reproche constamment à la philosophie traditionnelle de ne pas dépasser l’imagination spatiale, tombe ici précisément dans ce défaut, i)ar la façon dont il parle d’un dehors par rapport à la pensée. C’est là une conception toute <iuantilative et

matérielle de la représentation. La faculté de connaître (l’intelligence et même déjà le sens), comme la représentation par laquelle elle connaît, est essentiellement intentionnelle, elle est une qualité essentiellement ou transcendantalement relative à autre chose qu’elle ; c’est là son quid proprium : « Cognoscens secundum quod cognoscens difj’ert a non cognoscentibus prout kit aliud in quantum aliud ; et hoc immaterialitatem supponit », dit en substance S. Thomas (P, q. 14, a. 1). Pour lui, comme pour Aristote (De anima, 1. II, c. 12, I. III, c. 8), c’est un fait que l’animal, par la sensation, d’une certaine iaçon devient les autres êtres lorsqu’il les voit, les entend, tandis que la plante est enfermée en elle-même. Et loin de nier ce fait sous prétexte qu’un dehors, un audelà de la pensée est impossible, S. Thomas l’explicjue par l’immatérialité de la faculté de connaître. D’où vient que l’animal, par ses sens, est ouvert sur tout le monde sensible, et sort pour ainsi dire de lui-même, des limites qu’occupe son corps ? Cette sortie ne se comprendrait pas si elle était d’ordre spatial, elle suppose au contraire une certaine indépendance à l’égard de la matière étendue, c’est-à-dire une certaine spiritualité. La représentation qui est dans l’animal est déjà d’un ordre supérieur aux corps matériels qu’elle représente, mais parce qu’elle est l’acte d’un organe animé (et non pas de l’àme seule), elle peut naître de l’impression faite par ces corps. Elle est une qualité essentiellement relative à eux ; un peu comme l’image d’un objet qui se forme dans un miroir, avec cette différence que l’œil est un miroir qui voit. De par sa nature essentiellement relative ou intentionnelle, la représentation ne peut être connue d’abord, dans l’acte direct elle fait connaître sans être elle-même connue (non est quod cognoscitur, sed quo). Elle n est pas close, mais ouverte sur le terme auquel elle est essentiellement relative, elle nous conduit immédiatement à ce terme, et détermine la faculté de connaître à la manière d’un foyer virtuel qui se réfère essentiellement à l’objet lumineux ou à la source de chaleur qui le produit.

— On n’expliquera jamais autrement ce qui a lieu déjà dans la simple connaissance sensible chez l’animal : le passage spontané du moi au non-moi (même au non-moi illusoire). Dire que toute sensation a une tendance à s’objectiver, semblable à celle que nous remarquons dans l’hallucination, c’est expliquer un fait primitif par un fait dérivé (toute hallucination suppose des sensations antérieures, l’aveugle-né n’a jamais d’hallucinations visuelles).

« Autant vaudrait expliquer le son par l’écho. » De

plus, cette tendance à objectiver ne serait encore qu’un fait qu’il faudrait rendre intelligible. Pourquoi n’objectivons-nous pas nos émotions, mais seulement nos sensations, sinon parce que ces dernières seules sont essentiellement intentionnelles ou représentatives ? (S. Thomas, SHmm. Theol., L, q. 85, a. 2, ad i" et ad 2".) Enlin, comme le remarquent les néo-réalistes anglais contemporains : si l’idéalisme est la vérité, la percei)lion du cerveau est tout aussi subjective que celle du monde extérieur, le cerveau n’est donc plus un internu’diaire qui sépare la sensation des choses et qui l’empêche de les atteindre. Au moment de la perception du monde extérieur : ou le phénomène cérébral est réel sans être perçu, ce qui est contraire au principe de l’idéalisme, esse est percipi, once phénomène cérébral n’étant pas perçu n’est pas réel, et alors il n’empêche plus la perception extérieure immédiate. Ainsi disparaît un des principaux arguments sur lesquels s’appuie l’idéalisme (cf. Me. Gii.vary, The physiological argument against liealism, dans le.fou’rnal of Philosophy, Psychology and scient i/ic Methods, 14 octobre 1907).

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2° Avec la connaissance intellecluclle, le passage du moi au non-moi n’est plus seulement spontané, mais réfléchi, et moi et non-moi sont connus précisément comme tels. C’est en réalité le tout premier morcelage de l’être en objet et sujet, en être absolu (entitatit) et être intentionnel. Dans sa première appréhension, l’intelligence connaît l’être, le quelque chose qui est, avant de se connaître elle-même (comment se connaîtrait-elle à vide, alors qu’elle n’est encore l’intelligence de rien ?). Dès lors, dans cette première appréhension, l’intelligence connaît l’être sans le connaître précisément comme non-moi. Puis, par réflexion sur cet acte direct, elle se connaît elle-même comme relative à l’être, intentionnelle. Elle juge alors l’être comme distinct d’elle, comme nonmoi (S. Thomas, De Veritaie, q. i, a. i et g, et q. 2, a. 2). Ce morcelage de lêtre en être absolu et être intentionnel n’est pas le moins du monde utilitaire, il s’impose sous peine de rendre l’intelligence inintelligible à elle-même, dans chacune de ses trois opérations.

Ce n’est donc pas le réalisme ontologique qui est

« absurde et ruineux « , c’est l’idéalisme qui est absolument

impensable. Une représentation qui ne serait la représentation de rien, serait à la fois et sous le même rapport un relatif et un non-relatif. L’idéalisme n’est pas moins ruineux qu’il est absurde : il enferme l’homme en lui-même, lui interdit de connaître jusqu’à la réalité de sa propre action, il détruit ainsi toute connaissance et nous rend semblables à la plante, cuotî ; pi/TÔi (IV Met., c. ti). A moins qu’il ne prétende que la pensée humaine, comme la pensée divine, s’identifie avec l’être, mais alors dès toujours l’homme doit être omniscient, il ne peut y avoir pour lui aucun mystère (S. Thomas, Summa Theol., I », q. 7g, a. 2). Dieu ou plante, il faut choisir.

Entre la i)hilosophie antique et l’idéalisme, la question est donc de savoir si oui ou non nous sommes certains de l’objectivité du principe d’identité ou de non-contradiction (objectivité mise en doute par Descartes au début du Discours sur la méthode), s’il est évident pour nous que l’absurde n’est pas seulement impensable, mais qu’il est encore impossible (l’impossible est un au-delà par rapport à l’impensable). C’est là pour nous une évidence, la toute première, antérieure et supérieure à celle du « cogito » ; nous nous sentons dominés et mesurés par elle, c’est-à-dire par l’être évident ; et dans cette toute première adhésion, notre intelligence de créature s’apparaît comme potentielle et conditionnée (cf. Lepidi, Ontologia, p. 35).

Dans ses Dilemmes de la métaphysique pure, p. 2, Renouvier, après plusieurs autres, mettait encore une fois en doute l’objectivité du principe de noncontradiction. Il nous suflit de répondre avec M. Evel-LiN (Congrès de Métaphysique, Paris, igoo, p. 1^5) :

« Si la loi de non-contradiction s’imposait à la pensée

mais non pas au réel, l’être perdrait précisément ce qui le fait être, c’est-à-dire son identité avec lui-même, et par conséquent il ne serait plus. Tout disparaîtrait dans un insaisissable écoulement… Le principe d’identité n’est pas seulement l’exigence essentielle de la pensée, c’est lui-même qui constitue la nature en l’affranchissant en son fond du phénomène. >. Le principe de substance n’est en effet, nous l’avons vu, qu’une de ses déterminations. Les principes de raison d’être et de causalité, se rattachant à lui par une réduction à l’absurde, ont une valeur objective comme lui, sont lois de l’être comme lui.

A la vérité, nous n’avons pas prétendu donner une démonstration directe de l’objectivité de notre intelligence, ou de celle du principe d’identité. Cette démonstration directe impliquerait nécessairement

une pétition de principe, et par ailleurs ce qui est évident de soi comme un premier principe n’est pas susceptible de démonstration directe. Mais, comme la nécessité des principes, leur objectivité se démontre indirectement ou par l’absurde, c’est ce que nous avons fait en énumérant les quatre nécessités de droit et de fait qui nous obligent à partir de l’être. Cette démonstration par l’absurde ne satisfait pas pleinement l’intelligence, parce qu elle ne donne pas l’évidence intrinsèque de la chose, mais comment donner à une vérité cette évidence lorsqu’elle la possède déjà ? (Cf. col. g92 et 99/1)

130 Le principe de causalité a-t-il une valeur non seulement ontologique mais transcendante ? — La quatrième antinomie. — Nous n’avons jusqu’ici défendu que la nécessité et la valeur objective ou ontologique des principes métaphysiques d’identité, de raison d’être, de causalité, de ûnalité, qui servent de fondement éloigné, prochain et immédiat aux preuves de l’existence de Dieu. Nous voyons que ces principes ne sont pas seulement le résultat d’associations maintes fois répétées, ni de simples lois nécessaires de la pensée, ils portent non seulement sur les phénomènes (internes et externes) mais sur Vctre. L’empirisme et le conceptualisme subjectiviste de Kant, loin de rendre intelligibles les faits de raison que nous avons constatés, les suppriment. Seul le conceptualisme réaliste traditionnel, ou la philosophie de l’être, les maintient et les explique.

Ici surgit une difficulté nouvelle : le principe de causalité va-t-il nous permettre de nous élever des êtres finis à cet être infiniment parfait, distinct du monde, transcendant, auquel nous pensons quand on prononce le nom de Dieu ? Le principe de causalité va-t-il nous autoriser à mettre le petit nîot est devant, la définition nominale de Dieu : une cause première, distincte du monde, infiniment parfaite est ? — Kant ici encore prétend que non. Selon lui, le conceptualisme réaliste qui croit posséder une intuition de l’intelligible (substance, cause, fin) s’engage en fait, lorsqu’il veut poser les problèmes de l’ordre intelligible, dans des antinomies. — Nous n’aurons à nous occuper directement que de la quatrième antinomie kantienne, mais il n’est pas inutile de rappeler brièvement la solution des trois autres, dont on peut tirer autant d’objections contre les preuves de l’existence de Dieu.

Pour ce qui est de la première antinomie, le monde a-t-il commencé ou existe-t -il fl A aeterno ? nous avons dit lîlus haut avec S. Thomas (P, q. 46) qu’on ne peut démontrer ni la thèse ni l’antithèse, et que seule la révélation peut nous renseigner sur ce fait qui dépend uniquement de la liberté divine. — La seconde antinomie, sur la substance corporelle, se solutionne par la distinction de la puissance et de l’acte ; nous l’avons indiqué plus haut à propos du principe de substance. — La troisième antinomie, qui concerne la liberté humaine et par voie de conséquence la liberté divine, se solutionne aussi par la distinction de puissance et acte. Le motif qui détermine l’acte libre est une raison relativement sulfisante, mais non pas absolument sulTisante, parce qu’il n’y a pas de raison suflisante infailliblement déterminante pour passer du bien universel et sans limite, qui spécifie la volonté, à tel bien particulier plutôt qu’à tel autre. Deux biens partiels, si inégaux soient-ils, sont tous deux mélangés de puissance et acte, et par là également à l’infini tous les deux du bien total qui seul est pur acte (nous avons longuement développé ce point dans la Revue des sciences phil. et ihéol.,

« Intellectualisme et liberté chez S. Thomas n.oct. 1907 1005

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et janvier 1909), Si donc nous établissons que Dieu est par lui-même la plénitude de l’être, et par là en possession du l>ien absolu, il faudra conclure que la création n’ajoute rien à sa perfection ; il convient cependant (raison relativement et non absolument sullisante) que le Souverain Bien se communique avec la plus absolue liberté (S. Thomas, Summa TheoL.q. 19, a. 3, et comment, de Cajetan).

La quatrième antinomie kantienne pose ti-ès bien le problème de Dieu, et nous montre la nécessité, pour le résoudre, de distinguer très nettement l’ordre intelligible et Tordre sensible, la métapliysique et la science. Dans cette antinomie, comme d’ailleurs dans les précédentes, la thèse représente la doctrine communément admise par les métaphysiciens dogmatiques, et l’antithèse la solution généralement adoptée par l’empirisme. — Suivant la thèse, il existe soit dans le monde, soit par delà, nnêtre nécessaire, cause absolue de l’univers. La preuve en est qu’il y a dans le monde sensible une série de changements. Or, tout changement, pour se produire, suppose une série complète de causes ou conditions, jusqu’à l’inconditionné absolu qui seul est nécessaire. — Suivant l’antithèse, il n’y a d’être nécessaire ni dans l’univers, comme partie intégrante du cosmos, ni au delà, comme cause du monde. En effet, s’il y a dans le monde un être nécessaire qui en fasse partie, il ne peut se concevoir que sous deux formes : ou 1° il se trouve au commencement du monde, alors il serait un commencement absolu, sans cause, ce qui est contraire à la loi dynamique de la détermination de tout phénomène dans le temps ; ou 2° il coïncide avec la série totale des phénomènes, comme le disent les panthéistes, mais une somme d’êtres relatifs et contingents ne constitue pas plus un être nécessaire et absolu que cent mille idiots ne constituent un homme intelligent. Donc rien de nécessaire dans le monde. Ce ne peut être non plus au delà de l’univers qu’existe une cause nécessaire. Pour produire les changements qui commencent dans le monde, il faiulrait qu’elle-même commençât à agir, et sa causalité rentrerait dans le temps, et par conséquent dans l’ensemble des phénomènes ou dans le monde. — C’est dire que la cause première ne peut être conçue ni sous la forme de l’immanence, ni sous celle de la transcendance. Par où l’on voit, selon Kant, que la catégorie de causalité n’a de signilication et d’usage que vis-à-vis des phénomènes, et ne peut nous permettre de les dépasser. — Cette difliculté a été reprise, nous l’avons vu, col. 972, par les empiristes : « L’absolu en tant fju’absolu, dit Spexcer, ne peut être cause. Si vous dites qu’il existait d abord par bu-même et qu’ensuite il devient cause, on se heurte à une nouvelle diflicullé : l’infini ne peut devenir ce qu’il n’était pas d’abord. Si l’on répond qu’il le peut parce qu’il est libre, on tombe dans une nouvelle contradiction : la liberté suppose la conscience, et la conscience, n’étant concevable que comme une relation, ne peut se trouver <lans l’absolu. » C’est dire que nos idées de cause, d’intelligence, de liberté n’ont pas de valeur transcendante.

On sait comment Kant résout cette quatrième antinomie, ainsi que la i)réccdente, par la distinction du monde sensible ou phénoménal et du monde intelligible ou nouménal. En cela il se souvient de la niétaphysique traditionnelle. L’antithèse (enqjiriste) est vraie ilu monde sensible, il n’y a pas en lui d’être nécessaire, et le point de vue enqiirique ne permet pas de s’élever à une cause première, non causée. En cela notis sommes d’accord avec Kant. Quant à la thèse (métaphysique dogmatique) en tant qu’elle admet une cause nécessaire en deliors de la série des êtres sensibles, dans l’ordre intelligible ou nouménal, elle

n’a rien, dit-il, de contradictoire. La cause première peut donc être tenue pour possible. Est-elle réelle ? Selon Kant, cette existence ne peut être afhrmée que par un acte de foi morale. Dieu est postulé par la raison pratique comme garantie suprême de l’ordre moral et du triomphe définitif du bien, la théologie rationnelle est ainsi subordonnée à la morale indépendante. Pour ce qui est des preuves de la théologie rationnelle classique, Kant se réserve d’établir en détail leur insuflisance en montrant qu’elles sont viciées par l’illusion transcendantale qui se cache dans l’argument de S. Anselme. La raison (Vernunft) ne peut prétendre avec la causalité, qui n’est qu’une catégorie de l’entendement (Verstand), dépasser l’ordre des phénomènes.

Nous verrons, par l’exposé des preuves classiques, que notre concept de causalité, défini non pas en fonction des pliénomènes, comme le fait Kant, mais en fonction de l’c/re (causalité = réalisation de ce qui est sans être par soi), va nous permettre d’établir l’existence du premier être ou de la cause première, et de répondre aux objections formulées par Kant contre chacune des preuves traditionnelles. Il sutTit pour l’instant 1° de faire voir la fausseté de la distinction kantienne entre l’entendement et la raison, 2° d’établir le fondement de la valeur analogique des notions métaphysiques à l’égard de Dieu.

En montrant que dans chacune de ses trois opérations (conception, jugement, raisonnement) l’intelligence a pour objet formel l’être, nous avons suffisamment montré la fausseté de la distinction kantienne entre la raison (Vernunft) et Ventendement (Verstand). La seule distinction que nous puissions admettre dans l’intelligence par rapport au sensible et à l’intelligilde est celle des trois degrés d’al)straction (Aris-TOTR, Metaph., 1. X, c. 3 ; S. Thomas, Snp. Boetium de Trinitate, q. 5, a. i ; Jeax de S. Thomas, Cursus Phil., Logica, q. 27, a. i. De distinctione scientiaruni ; Z10LIARA, Summa Phil., t. I, p. 296-302). Le <"^ degré abstrait seulement de la matière individuelle ; c’est celui des sciences expérimentales, le chimiste n’étudie pas telle molécule d’eau, mais la molécule d’eau. Le 2’degré abstrait de toute matière sensible, c’est-à-dire des qualités sensibles, mais non pas de la quantité ; c’est celui desmathématiques.Le3’degré abstrait de toute matière (de l’espace et du temps) pour ne considérer que l’être en tant qu’être et ses lois ; c’est celui de la métaphysique. Ce 3* degré n’est pas sans rapports avec ce (p^ie Kant appelle la raison (qui s’efforce d’atteindre le pur intelligible) ; mais l’intuition abstractive du S’degré, pour être vide de tout contenu sensible, n’est pas vide de tout contenu réel, comme le prétend Kant. Elle atteint au contraire l’être qui domine, transcende toutes les catégories oti prédicaments ou genres suprêmes, elle atteint aussi tout ce qui se définit par un rapport immédiat à l’être et abstrait comme l’être de toute matière, de l’espace et du temps, c’est : 1° les divisions premières de l’être en puissance et acte, essence et existence ; 2" les propriétés transcendantales de l’être : l’unité, la vérité, la bonté, et par conséquent l’intelligence (relation vivante à rètre). la volonté libre (relation vivante au bien) ; 3" les quatre causes conçues en fonction de la division de l’être en puissance et acte.

— Kant ef Spencer n’ont pas su voir en quoi la raison formelle de causalité transcende le temps comme l’espace, et peut avoir pour mesure l’immobile éternité.

iV Le fondement négatif de la valeur transcendante de la notion de cause (et des autres notions appliquées à Dieu) : ces notions, au moins par leur raison formelle, ne sont pas dans un genre, mais sont transcendantales (à loo :

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100’tous les genres) et par conséquent analogiques.

— Les notions métaphysiques du 3 « degré dalislraction vont nous permettre de nous élever à Dieu, 1° parce qu’elles sont réelles et non pas seulement logiques ; 2° parce qu’elles sont transcendantales ; 3" parce qu’elles sont analogiques.

i" Elles sont réelles et non pas seulement logiques, elles expriment l’être réel et non l’être de raison (ce qui ne peut exister que dans l’esprit, comme le sujet logique et le prédicat d’une proposition), puisqu’elles sont l’objet non pas de la réflexion sur nos propres actes, mais de l’intuition-abstractive directe et de 1 intuition la plus simple impliquée dans toutes les autres, sans laquelle toutes les autres disparaîtraient. Sans les notions et les principes suprêmes, rien n’est intelligible dans aucune des sciences, l’être perd ce qui le fait être.

2° Elles sont transcendantales, non pas au sens kantien, mais au sens classique. Selon Kant, une recherche « transcendantale est celle qui ne porte point sur les objets, mais sur notre manière de les connaiU’e, en tant que celle-ci est possible a priori » {Critique de la raison pure, Introd., c. 7 début). Selon l’Ecole, une notion est transcendantale, sans cesser d’être objective, lorsqu’elle dépasse les limites, non seulement d’une espèce déterminée, mais même d’un genre suprême déterminé, et se retrouve proportionnellement dans tous les genres. Ainsi, comme l’a dit Aristote (Metapli., 1. X, c. i ; 1. IV, c. i ; 1. XII, c. 4 ; Post. Anal., 1. II, c. 13 et i^ ; Ethiq. à Nie, I. I, c. 6), l’être, l’unité, la vérité, la bonté se trouvent dans les différentes catégories ou genres suprêmes, on les attribue à des titres divers à la substance, à la quantité, à la qualité, à l’action, etc. ; on dit un bon fruit, un bon citoyen, une bonne taille, une bonne qualité, une bonne action, etc. — De même l’acte et la puissance qui divisent l’être se retrouvent aussi bien dans la catégorie substance que dans les accidents. A la vérité, il n’y a que six transcendantaux : eus, res, u ?iuni, aliquid, bonuni et verum (cf. S. Thomas, De Veritate, q. i, a. i ; />>e /’o<., q.9, a.7, ad 6™, 13™) ; les autres notions métaphysiques de cause, d’intelligence, de Aolonté, qui vont nous servir et que nous appliquerons formellement à Dieu, ne sont pas à proprement parler transcendantales, elles ne se retrouvent pas dans tous les genres, mais elles se définissent par une relation immédiate à l’un des transcendantaux, la causalité par rapport à Vètre dont elle est la réalisation, l’intelligence par rapport à l être dont elle est la connaissance, la Aolonté par rapport au bien dont elle est l’appétit. En ce sens, ces notions métaphysiques ne sont pas nécessairement dans un genre, et à ce titre méritent le nom de transcendantales. Sans doute, l’intelligence et la volonté humaines sont des accidents du genre suprême qualité, de l’espèce puissance, mais l’intelligence comme intelligence, dans sa raison formelle, est indépendante de ces éléments génériques et spécififjues, elle abstrait de ces limites, elle est essentiellement une relation à l’être, et comme l’être elle domine les genres et n’est emprisonnée en aucun d’eux, aussi peut-elle les connaître tous.

Une conséquence importante s’en dégage pour la démonstrabilité de Dieu. De même qu’on ne voit pas d’impossil)ilité à ce que la notion d’être, qui de soi ne comporte pas de limite, s’applique à des êtres de moins en moins limités, mélangés de potentialité, à la pierre, à la plante, à l’animal, à l’homme, à l’esprit pur et enfin à un être absolument pur de toute potentialité ; de même on ne voit pas d’impossibilité à ce que la notion d’intelligence s’applique à des intelligences de moins en moins restreintes et enfin à une intelligence adéquate à l’être, à tout le réel et

à tout le iiossible, et par là omnisciente. PoiU’quoi la dualité du sujet et de l’objet, sur laquelle insiste Spencer, ne proviendrait-elle pas précisément de la potentialité et du sujet et de l’objet (du mode créé de l’un et de l’autre) ; pourquoi une intelligence, de soi en acte de tout l’intelligible dès toujours, ne s’identifierait-elle pas avec l’être pur, de soi actuellement connu dès toujours ? (I^, q. i^, a. 2.) Il n’y a pas là d’évidente impossibilité. — Il faut en dire autant de la volonté libre spécifiée par le bien intellectuellement connu. Pourquoi un acte éternel d’amour ne s’identifierait-il pas avec le bien pur de soi et dès toujours actuellement aimé ? — Il en va de même aussi delà causalité ; l’action transitive d’une créature est dans un genre déterminé (comme son action immanente, ex. rintelleclion). elle est dans l’agent un accident, l’acte second d’une puissance opérative, et se termine dans le patient sur lequel elle s’exerce. Mais si l’on considère la causalité, dans sa pure raison formelle de « réalisation d’un être contingent », on voit qu’elle abstrait, comme l’intelligence ou la volonté, de tout élément générique, de toute limite potentielle ; et de même qu’elle peut s’étendre jusqu’à la « réalisation » de toutes les modalités de l’être contingent, à cjuelque genre qu’elles appartiennent, de même on ne voit pas d’impossibilité à l’attribuer à un être infiniment parfait, pur de toute potentialité. Pourquoi Vens realissinium ne pourrait-il pas réaliser ? Autan} dire que la lumière ne peut éclairer, que la chaleur ne peut chauffer. En Dieu la réalisation ou l’action transitive ne sera plus un accident, acte second d’une puissance, reçu du côté de son terme dans un patient extérieur ; mais pourquoi ne pourrait-elle pas s’identifier avec l’être même de Dieu, être éternelle comme lui ? (Ce sera même exigé par la preuve par le mouvement.) Pourquoi ne pourrait-elle pas mériter de ce point de vue le nom d’action formellement immanente, et a^oir néanmoins toute la perfection (et au delà) et toute l’efiicacité d’une action transitive, produire un efi"et extérieur, ce qui lui vaudrait le nom d’action virtuellement transitive ? Pourquoi cette action éternelle, qui n’ajouterait rien à l’être de Dieu, ne pourrait-elle avoir son effet dans le temps, à tel instant voulu d’avance, si elle domine infiniment ce temps et le crée comme tout le reste ? Nous-mêmes ne pouvons-nous pas vouloir d’avance ce que nous ne réalisons que plus tard ; si notre vouloir suffisait à réaliser, sans l’intermédiaire d’aucune action corporelle, et s’il subsistait le même dans un ordre supérieur au temps, pourquoi sans changer en rien ne pourrait-il produire son effet au moment fixé ? {(’. Ge/ites, 1. II, c. 35. n. I.) Bref, pourquoi le concept de causalité ne pourrait-il être purifié de toute potentialité ou imperfection et s’appliquer à l’Acte pur ? Ce sera le travail des traités de la Puissance divine, Sumnia Theol., I’», q. 26, a. i, a.di^ e.2>"^ (In Deo sah’Utur ratio potentiae, quantum ad hoc quod est principium effectus, non autem quantum ad hoc quod est principium actionis quae est essentia di’ina…). de la Création, I", q, ^b, a. 3, ad i » ™ ; de la motion divine, I, q. io5, a. i-5, cf. Zi-Gi. iA.RX, Summa Philosophica, i.U.]i. ! iS6… 497->- 540…

— Mais dès maintenant nous voyons et il sulUt divoir que cette purification n’est pas évidemment impossible, puisque la causalité, dans sa raison formelle, n’est pas enfermée dans les limites d’un genre. En ce sens elle est transcendantale.

Il faut faire un pas de plus : il ne sufllt pas de savoir que l’application à Dieu des notions transcendantales n’est pas évidemment contradictoire, il faut encore se demander de quelle manière elle peut avoir lieu. Cette application a été niée par Ivant et Spencer. parce qu’ils l’ont conçue de façon univoque ; or, le simple 1009

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examen de ces notions nous permet d’étalilir que leur application à Dieu, si elle est exigée, ne pourra se faire que de façon analogique.

3^ Ces notions métaphysiques sont analogiques.

— On ne l’a pas assez remarqué dans les controverses récentes, ces notions sont analogiques précisément parce que ce ne sont pas des genres, mais des notions qui transcendent les genres. Tout genre, si élevé soit-il, reste univoque, c’est-à-dire qu’en chacun des êtres auquel il est attribué il désigne absolument la même chose, rutioneni sinipliciter eamdeui. C’est ainsi que le genre animal désigne dans l’homme et dans le chien la même chose : un être doué de vie végétative et sensitive : cette notion générique est un noyau commun auquel s’ajoutent les dilïérencescr//// ; seques qui constituent d’une part Ihomuie (la rationabilité ) et d’autre part le chien. De même, le genre suprême « qualité » désigne la même chose absolument dans ses différentes espèces (habitude, puissance, qualité sensible, figure). Il en est tout autrement de l’être (e/ ?.s et res), de l’unité, de la vérité, de la bonté.

« L’être et l’unité, dit Aristote.ne sont pas des genres, 

on ne peut leur ajouter des ditïérences extrinsi’ques (comme à l’animalité s’ajoute la rationabilité), il faut en effet, de toute nécessité, tpie la différence soit et qu’elle soit une. » (Métapli., 1. X, ci ; 1. IV, c. i ; 1. XII, c. 4-) L’être et l’unité sont donc imbibés dans cela même qui différencie les êti’es, et pour cette raison conviennent aux différents êtres za-’àvy./î/tav, secundum proportioneui (Post. Anal., 1. II, c. 13 et 14). C’est dire que chacun de ces êtres n’est pas être de la même manière (comme tous les animaux participent à l’animalité de la même manière), mais chacun participe l’être à sa manière (ratio eiitis in omnil/us non est sinipliciter eadem, sed eadem secundum quid, id estsecundum proportionem^.W en va de même du bien, du vrai, propriétés transcendantales de l’être qui l’accompagnent dans toutes les catégories (Ethiq. à Aie, 1. I. c. t’i). L’être n’est donc pas un noyau commun auquel s’ajouteraient la différence propre à la substance et celle propre à l’accident ; ces différences étant encore de l’être, le mot être, dans la substance et l’accident ne désigne pas absolument la même chose, mais des choses proportionnellement semblables : la substance est être à sa manière (in se), l’accident est être à sa manière (in alio). Telle est l’analogie de l’être et des transcendantaux dans les choses linies, et si l’être est analogue, toute notion qui se définit par un rapport immédiat à l’être ou à un autre transcendantal doit être analogue elle aussi, ex. : intelligence, volonté, causalité. — Que faut-il en conclure, au point de vue de la cognoscibilité de Dieu ? Nous venons de dire qu’en tant que ces notions sont transcendantales (supérieures à toute limite générifque) on ne i’oit pas d’impossibilité k ce qu’elles s’appliquent à l’être que nous appelons Dieu, s’il existe. Maintenant, en tant qu’elles sont analogiques nous prévoyoïus comment elles pourront s’appliquer à Dieu (proportionnellement), si vraiment elles doivent s’appliquer à Lui. Dieu sera être à sa manière, intelligent à sa manière, cause à sa numière. etc. On dit : ce fruit est bon à sa manière (physiquement, aui)ointdevu<Mlugoùl), cet homme vertueux est hon à sa manièi’c (moralement) ; pourquoi ne pourrait-on dire : Dieu est hon à sa iiuniière, c’est-à-diie al)solument ? — Mais ces notions s’appli<iuent-el ! cs à Dieu".’Qui nous autorise à en faire usage positivement pour connaître Dieu’.'.Vulre clioseest^e pas voir (rinq)ossibilité à leur usage et autre chose u>ir qu’il n a pas d’impossibilité à leur usage. Nous avons établi le fondement négatif de leur valeur transcendante. Il faut en établir le fondeuient positif.

15" Le fondement positif de la valeur transcendante de la notion de cause : les exigences positives des réalités contingentes formulées en fonction de l’être. — Rôle de l’idée d’être et de l’idée de cause dans le fondement de la valeur analogique des noms divins. — Le fondement positif de la portée analogique des notions transcendantales à l’égard de Dieu est le rapport de causalité qui unit à Dieu les créatures. Ce qui nous assure, dit saint Thomas (I=>, q. 4, a. 3), qu’il y a une similitude analogique entre les créatures et Dieu, c’est que Dieu est leur cause, et tout effet doit avoir quelque similitude avec sa cause, onine agens agit sihi sijnile : agir, c’est déterminer (actualiser, réaliser), et un agent ne peut déterminer que par la détermination qui est en lui. L’être qui n’est pas par soi doit donc avoir une similitude analogique avec l’être qui est par soi.

M. Marcel Hkbert (I{e-ue de métaphysique et de morale, « Anonyme et Polyonyme », igoS, p. 2^1) objecte : « Cette doctrine de l’analogie suppose que l’on admet préalablement le rapport de causalité entre Dieu et le monde, entre un Dieu substance parfaite créant un monde composé de substances imparfaites qui participent à des degrés divers à l’infinie perfection. Mais ce rapport de causalité est lui-même une analogie ; Dieu est « cause analogique )i du monde, disent les théologiens. Les analogies reposent donc toutes sur une analogie première, et les théologiens n’évitent ici la pétition de principe qu’en supposant déjà certain par ailleurs le fait de la création. Qu’il soit certain par la foi, cela n’importe pas à la question, puisqu’il ne s’agit en ce moment que de cevliliide rationnelle. Or, que dit la raison sur ce problème fondamental ? Nous l’avons vu : elle ne saurait se contenter des séries de phénomènes, elle réclame une raison d’être absolue, mais elle n’exige en aucune manière que l’on réalise cet absolu dans une « substance particulière » transcendante par rapport à l’essence des choses. » Selon M. Hébert en effet, comme selon M. Lk Roy, le principe de causalité conduisant à une cause extrinsèque (quidqitid movetur ab alio mo^’etur) c tire sa lucidité apparente d’une image spatiale introduite de façon illégitime dans un proJjlème de nature métaphysique, on suppose que les moteurs et les mobiles sont des substances distinctes (postulat du morcelage), ce que nie le panthéisme » (fter. de met. et nior., juillet 190 : 2, p. 898, « La dernière idole »). « On ne peut davantage, sans anthropomorphisme, introduire l’itlée de causalité au sens psychologique, laquelle d’ailleurs ne mènerait qu’à une àme du monde. »

Nous avons déjà répondu en partie à cette objection en montrant que la raison d’être de l’existence d’un être contingent, doit être une raison d’être actualisatrice ou réalisatrice. Tel est le concept de causalité, nullement anthropomorphique, quiva nous servir à prouver l’existence de Dieu. Il fait abstraction de toute image particulière euqiruntée à l’expérience externe (postulat du morcelage) ou à l’expérience interne (causalité psychologique), il est conçu en fonction de l’être, objet formel de l’intelligence huuuiine, non pas comme humaine, mais comme intelligence (l’objet propre de l’intelligence huuiaine comuie humaine est l’essence des clioscs sensibles, cl non l’être). Donc nul anthropoiiiorphisme. — De iilus, comme nous l’avons rcuiarquc. [)cu importe que le uu>nde dont nous partons pour prouver Dieu soit une seule substance ou plusieurs substances, s’il y a en lui multiplicité et devenir, au nom du principe d’identité et du principe de raison d’être, il faudra dire qu’iln’a pas en soi sa raison d’être, qu’il est contingent, et que la réalité qui peut en rendre raison 1011

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et se siinire à elle-même doit être en tout et pour tout identique à elle-même, qu’elle doit être à l’être comme A est à A, Ipsum esse, acte pur, par là distincte essentiellement du monde multiple et changeant. Le nier, sera nier que le principe d’identité est loi fondamentale du réel comme de la pensée, et dire avec Hec ; kl que la loi fondamentale est la contradiction ou l’absurdité. Une âme du monde, une comme substance et multiple dans les phénomènes qui la déterminent, apparaîtra contingente : du fait qu’elle peut recevoir des modes multiples et variables, c’est qu’elle n’est pas identité pure, pur être, pure perfection ; la composition, qui est en elle-même au nom du principe d’identité, demande une cause : des éléments de soi divers ne peuvent de soi être unis ; il n’y aura là aucun recours dissimulé à l’argument de saint Anselme, mais recours au principe suprême de la pensée.

Il n’en reste pas moins une difficulté plus profonde que celle signalée par M. Hébert : on ne peut positivement appliquer à Dieu le concept analogique d’rïre (et affirmer l’existence de Dieu) qu’en supposant la valeur analogique du concept de cause, mais cette supposition n’est pas seulement gratuite, elle est illégitime : la valeur analogique du concept de cause, loin de pouvoir fonder la Aaleur analogique du concept d’être, la suppose, puisque le concept d’être est de tous le plus universel et qu’il est impliqué en tous les autres. L’objection de M. Hébert reste confinée dans les limites de l’empirisme et de la science, elle ne devient sérieuse et pliilosophique que du point de vue conceptualiste-réaliste qui définit tout en fonction de l’être.

A cette dernière instance, il faut répondre : i" Uétic apparaît tout d’abord dans l’ordre infini comme un transcendantal, et par là même comme un analogue de proportionnalité. Dès lors, nous ne voyons pas qu’il soit impossible, tout porte même à penser qu’il est possible d’appliquer cette notion transcendantale analogique (qui ne comporte pas de limite) à un être infini, qui deviendra dès lors l’analogue supérieur de cette notion. — 2" Le concept de cause, défini métaphysiquement en fonction de l’être par la réalisation, apparaît du même coup comme dépassant les limites d’un genre, d’une catégorie déterminée, et donc comme analogique. Dès lors nous ne voyons pas qu’il soit impossible, tout porte même à penser qu’il est possible d’appliquer cette notion de cause à un analogue supérieur infini, si ce dernier est exigé. — 3" Toutes les réalités finies, de par la multiplicité et le devenir quelles impliquent, apparaissent contingentes et e.rii ; ent nécessairement une raison d’être actualisatrice, qui elle-même soit identité et immutabilité pure, pur être. — Ainsi donc nous ne déclarons le concept de cause analogue que parce que l’être est analogue, et il l’est parce que transcendantal ; affirmation nullement gratuite. Ce disant, nous ignorons encore si Dieu est im analogiu- supérieur de l’être ; nous ne l’affirmons qu’en vertu du concept de cause, et cela est pai’faitement légitime, car, à l’opposé du concept d’être, le concept de cause est essentiellement relatif. et ce qui oblige à affirmer la relation de causalité, ce sont toujours les exigences de l’effet, l’impuissance où il est de s’expliquer par lui-même. Si ces exigences sont nécessairement conçues en fonction de l’être (qui apparaît déjà comme transcendantal), il faut dire que c’est le concept d’être lui-même, par l’intermédiaire du concept de cause, qui postule V/psum esse subsistens et qui demande à s’appliquer analogiquement à lui comme à son analogue supérieur. Ensuite, partant non plus de l’être (analogue) mais de l’êti’e divin (analogue), on déterminera ce qu’est la causalité divine (analogue supérieur de la causalité), ce qui fera l’objet des traités de la puissance de

Dieu, de la création, de la motion divine. — Dès lors, le concept d’être conserve toujours sa primauté, l’être analogue fonde l’analogie du concept de cause, le concept analogique de cause permet d’affirmer l’analogue supérieur de l’être, lequel permet à son tour de déterminer l’analogue supérieur de la causalité ; c’est-à-dire la causalité divine. — De même nous avons vu plus haut que le concept confus d être est antérieur à celui de manière d’être, qui permet de préciser le premier analogue de l’être, la substance, lequel permet à son tour de préciser le deuxième analogue de l’être, l’accident (col. 990).

16° Le moyen terme de notre démonstration sera analogique. Ftigueur d’une pareille démonstration. — C’est donc à l’aide de concepts analogiques, et non pas univoques, que nous allons faire la démonstration de l’existence de Dieu. Lu terme analogue jouera le rôle de moyen terme. Toutes les preuves auront la forme syllogistique suivante : Le monde requiert nécessairement une cause première extrinsèque. Or nous appelons Dieu la cause première extrinsèque du momie. Donc Dieu est. — Nous ne supposons de Dieu que la définition nominale, l’idée qu’éveille dans l’esprit le mot Dieu : c’est le moyen terme de toutes les démonstrations qui vont suivre (I", q. 2, art. 2, ad 2). Ce moyen terme est analogique, et cela suffit. Il est suffisamment un, quoique analogique, pour que le syllogisme ne comporte pas quatre termes. Cajktax établit, en son traité De nominum analogia, c. 10, qu’un concept qui a une unité de proportionnalité peut être moyen terme dans un syllogisme, à condition que dans les deux cas où il est employé, c’est-à-dire dans la majeure et dans la mineure, il soit pris selon la même extension. Pour cela il doit être pris selon la similitude proportionnelle qui existe entre les analogues, et non pas selon ce qui constitue en propre tel analogue. Par exemple, le concept relatif de cause qui va nous servir de moyen terme dans toutes nos démonstrations, doit désigner, dans la majeure et dans la mineure, non pas précisément la causalité telle qu’elle est dans la créature, mais ce en quoi cette causalité de la créatui-e est proportionnellement semblable à une causalité d’un autre ordre. Tout ce qui convient au semblable en tant que tel, convient aussi à ce à cpioi il ressemble, quidquid convenit simili, in eo quod simile, convenit etiain illi cujus est simile (Cajetan, /i/J.). Le principe d’identité ou de contradiction, qui assure la validité formelle du raisonnement, ne doit pas se restreindre aux notions univoques. « La contradiction consiste dans l’affirmation et la négation du même attribut au même sujet, et non pas dans l’affirmation et la négation du même attribut univoqiie au même sujet univoque. L’identité des choses et des raisons objectives s’étend à l’identité proportionnelle. )j (Cajetan, ibid.)

Ce n’est pas là une thèse logique établie pour les besoins de la démonstration de l’existence de Dieu, on la trouve nettement exprimée par Aristote. le père de la théorie de la démonstration, au H Post. Anal., c. 13 et 14 (Conim. de S. Thomas, leç. 17 et i(j). Après avoir parlé du moyen terme univoque, il ajoute : « Ere 5’ « /, /0| tos’ttc ; hri xv.rx ri èocè.y’y/oj iy.Jc/îtv, alius modus est eli gère commune secundum analogiani, id est secundum proportionem. » S.Thomas explique : Ad hoc autem commune analogum, qnædam consequuntur propter unitatem proportionis. sicut si communicarent in iina natura getieris vel speciei. — Cette même unité de proportion fonde tous les raisonnements de la théodieée, elle nous permettra de dire après avoir démontré l’existence de Dieu et son indépendance à l’égard de la matière : de même que. 1013

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dans la créature, l’immatérialilé (concept négatif) est la raison de l’intelligence (concept positif analogique) qui a pour conséquence la volonté et la volonté libre (concepts positifs analogiques), de même proportionnellement en Dieu, l’immatérialité absolue est raison de l’intelligence omnisciente (I », q. 14. a. i), qui a pour conséquence la volonté absolument libre (I=>, q. 19, a. I, 2. 3). — Nous avons montré dans Ae Sens commun, la PhUosoph’te de lEtre et les formules dogmatiques, p. l4"--- qu’il n’y a pas deux inconnues dans chacune de ses proportions ; il y a deux termes créés connus directement, un terme incréé connu indirectement, d’où l’on infère le quatrième terme ([ui était jusque-là inconnu.

Jean de Saint-Thomas (Cursus Phil., Logica, q. 13, a. 5) exprime en une fornmle très nette cet enseignement d’Arislote, de S. Thomas, de Cajetan, et des thomistes en général, sur l’analogie : « L’analogue de proportionnalité qui convient intrinsèquement aux analogues s’exprime en un concept un, inadéquat et imparfait. En etfet ce concept n’abstrait pas des analogues en ce sens qu’il contiendrait seulement en puissance et non pas en acte ce qui différencie les analogues, mais en ce sens qu’il n’explicite pas ces différences, bien qu’il les contienne actuellement. » Ce qui revient à dire avec Aristote : l’être n’admet pas de différences qui lui soient extrinsècpies, aussi ne peut-on l’abstraire parfaitement de ses différences, comme un genre s’abstrait parfaitement de ses espèces (cf. col. joô^).

Parce qu’il a foncièrement distingué l’analogue d’un genre, S. Thomas tient une position intermédiaire entre l’agnosticisme de Maimonide et des nominalistes, repris par les modernistes, et le réalisme exagéré d’un Gilbert de la Force qui reparaîtra chez des ontologistcs comme Rosmini, cf. BiLLUART, t. I, p. 51-62. — Ces deux opinions extrêmes proA’iennent l’une et l’autre de ce f(ue l’analogue est conçu uni"oquemcnt ; dès lors, s’il est formellement en Dieu, il pose en lui une distinction réelle (Gilbert de la Porée), ou s’il ne pose pas en Dieu cette distinction, c’est qu’il n’est pas formellement en lui (Maimonide) (cf. Le Sens commun…, p. 308).

A la suite de Scot, Suarez (Disput. Metaph., Disp. 2, secl. I, n"^ 9, sect. ir, n » 13, 21, 36), paraît avoir méconnu la distinction profonde qui sépare l’analogue de l’nnivoque ; il sendde devoir en venir logiquement à dire que l’être est diversifié comme un genre par des différences extrinsèques ; on ne voit plus alors comment ces différences peuvent être encore de l’être, et les arguments de Paruiénide contre la multii)licité reviennent avec toute leur force : si les différenciations des êtres ne sont pas elles-mêmes de l’être, la multiplicité des êtres est illusoire, tout est un. Il n’j- a à cet argument qu’une réponse : l’être n’est pas un univoquc, uiaisun analogue qui contient implicitenu’nt ses différences (I Met., c. 5. Comm. de S. Thomas, leç. 9 et XIII Met., c. 2). Cette thèse logique est d’ailleurs en i-apport très intime avec la thèse de la distinction réelle entre essence et existence, qui résout le même argument de Parménide au point de vue métaphysique. Cf. plus haut, col. 997. — (Sur cette opposition entre Suarez et S. Thomas, cf. Suarez métaphysicien et théologien, par l’abbé A. Martin, Science catholique, juillet et sept. 1898.) Sur l’attribution à S. Thomas de la thèse de la distinction réelle, et sur l’importance de cette doctrine dans la synthèse thouuste, nous sommes obligés de nous séparer absolument de M. Ciiossat (/>/</. de Théol. cathol., art. Dieu, col. 889 et 890). Cf. la distinction réelle entre essence et existence et le principe d’identité, GKiKTMv.ov-hxcfwscK, Hevucdes Sciences phil. et théol., avril 1909.

17° Cette connaissance analogique va nous permettre d’atteindre l’existence de Dieu et quelque chose de l’essence, non pas d atteindre quidditativement l’essence, c’est-à-dire la Déité dans ce qui la constitue en propre.

— On prévoit que, par cette connaissance analogi ([ue. nous ne pourrons atteindre l’essence divine telle qu’elle est en soi (prout est in se) ; nous ne pourrons pas non plus la définir positivement par une définition proprement dite ; nous atteindrons cependant l’existence de Dieu et quelque chose de l’essence. — C’est l’enseignement commun dans l’Ecole, S.Thomas, Summ. Theol, /", q. J2, a. IQ ; q. 13, a. 1 ; q. 88, a. 3, et Cajet., loc. cit., Scot, in 1, dist. 3, q. 1, Capreolus, lute in I, d. 2, q. t, a. 1, a concl. 4 usque ad 8. — A la vérité, comme le remarque Cajetan, in ^>ra, q. 88, n. 3, § Ad-erte, les scotisles et les anciens thomistes s’exprimaient un peu difïéremment sur ce point, Scot et son école admettaient que nous pouvons acquérir naturellement une connaissance quidditative de Dieu, les thomistes le niaient et soutenaient que nous ne pouvons savoir naturellement ce qu^est Dieu (quid est), mais seulement qu’il est (quia est) et ce qu’il n’est pas (quid non est). Mais, dit Cajetan, ici même et in De Enle et Essentia, c. vr, quæst. i^, il n’y a là qu’une divergence dans la manière de parler. « Il faut, dit-il, distinguer : connaître une essence (cognoscere quidditatein) et la connaître quidditati^"ement (cognoscere quidditative). Pour connaître une essence, il suffit d’en saisir un des prédicats essentiels, par exemple un iirédicat générique ; — pour la connaître quidditativement. il faut en saisir tous les prédicats essentiels jusqu’à la différence ultime. Cette distinction admise, il faut allirmer que nous pouvons connaître naturellement la quiddité divine, et c’est ce que voulait dire Scot, mais que nous ne pouvons la connaître quidditativement, et c’est ce que voulaient dire les anciens thomistes ». Cognoscere Deum quidditative est l’équivalent de cognoscere Deum prout est in se, cette connaissance exige Vélés’ation à l’ordre surnaturel. La raison, par ses seules forces, ne peut savoir ce qu’est en soi la Déité, en laquelle s’identifient les perfections ahsolues ; elle ne peut atteindre que les prédicats analogiques communs à Dieu et aux créatures (être, acte, un, vrai, bon, etc.). Cette connaissance ex communihus était appelée par Aristote connaissance quia est (Post. Anal., 1. II, c. 8, Comm. de saint Thomas, leç. y) et c’est pourquoi les anciens thomistes disaient que nous pouvons seuleuient connaître de Dieu quia est, ce qui n’était évidemment pas restreindre la théodicée à la seule affirmation de l’existence de Dieu.

Cette conclusion formulée par Cajetan, admise par Slarez (Disput. Met., disp. xxx, sect. 12) et unaniuiemenl reçiu> chez les scolasti([ues(cf. Chossat, art. AciNosTicisME, col. 58 à 62), est facile à établir.

— Du fait que nous ne pouvons naturellement connaître Dieu que par des effets dont la perfection est nécessairement inadéquate à la perfection divine (I", q. 12, a. 12), nous ne pouvons affirmer que trois choses : i" que ces cfTets requièrent nécessairement l’existence d’une cause première <pii existe par soi ; 2" que tout ce (lu’il y a de perfection dans les effets doit préexister dans la cause ; 3" que les perfections dont la raison formelle n’inqilique pas d’imperfection, c’est-à-dire dont la raison formelle abstrait du mode créé lequel est essentiellement iin[)arfait, doivent exister en Dieu selon un mode divin. Nous dirons même que ces perfections absolues (être, vérité, bonté, intelligence, liberté, justice, miséricorde) ne sont a l’état pur qu’en Dieu ( « JS’emo honus nisi solus Deus », Luc. xviii, 19), partout ailleurs elles sont mêlées d’imperfection ; nous les attribuerons donc formaliter 1015

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à Dieu, selon une dénomination intrinsèque (cf. plus loin, col. io55 et 1082 à 1087). Mais nous ignorerons ce qu’est le mode divin selon lequel elles s’identilient dans la Déité, aussi dirons-nous qu’elles sont en Dieu formaliier eniinenter. « Modiis aittein siipereminentiae quo in Deo dictæ perfectiones inveniuii-Uir, per nomina a nohis imposita signifîcari non potest nisi sel per negationem, sicut cum dicimus Deitm aeternum vet infiniliiui, s’el etiam per relatlonem ipsius ad alia, ut cum dicitur prima causa vel summum bonum (C. Gentes, 1. I, c. 30, fin). Comme on l’a fort bien montré à l’art. Agnosticisme, col. 38-66, l’erreur de Maimomde et de plusieurs de nos contemporains a été de dire de la raison formelle des perfections absolues ce que S. Tliomas dit seulement du mode qu’elles revêtent en Dieu ; dans cette hypothèse, nous n’atteindrions Dieu que par des dénominations extrinsèques, négatives ou relativcs à nous. En réalité nous avons des perfections absolues une connaissance analogique positive, et nous les affirmons de Dieupe ; " viam causalitatis (non quod Deus sit bonus, in quantum causât bonitatem, sed potiuse cons’crso. quia est bonus, bonitatem rébus diffundit, l", q. 13, a. 2) ; ensuite nous n’atteignons le mode selon lequel elles existent en Dieu que per viam negationis, ainsi nous disons : bonté sans limite, ou per viam eminentiae {relative) lorsque nous parlons de souveraine bonté. Il reste que nous ignorons ce qu’est en lui-même le mode selon lequel ces perfections conviennent à Dieu, nous ne connaissons de ce mode que l’existence ; en ce sens il est vrai de dire : nous ne pouvons pas savoir ce qu’est Dieu (prout est in se, ou quidditative), nous n’atteignons pas la Déité dans ce qui la constitue en propre, mais seulement e.r communibus (cf. Gajetan, in 1 » ™, q. 3g, a. 1). De même la théodicée ne pourra jamais définir ce qu’est en soi l’intelligence divine, la volonté divine, la motion divine, elle déterminei’a seulement que l’intelligence, la volonté, la causalité sont en Dieu, mais elle ne fera connaître leur mode divin que négativement ou relativement à nous (cf. Zigliara, Sumin. Phil., I. II, p. 488).

Bien plus, dans les propositions que nous formulerons au sujet de Dieu, le mode créé et humain reparaîtra, de telle sorte que l’attribution des perfections absolues restera formelle (dénomination intrinsèque), mais non pas le mode de l’attribution. C’est ce que dit expressément S. Thomas, C. Gentes, 1. I, c. 30 : Possunt hujus modi nomina et affirmari de Deo et negari : affirmari quidem propter noininis rationem (raison formelle), negari vero propter signi/icandi modum (mode créé). En effet, ajoute saint Thomas, notre intelligence, dont les idées viennent des sens, ou bien conçoit et désigne à l’abstrait {bonitas), et alors ce qui est signifié est simple mais non subsistant, ou bien elle conçoit et désigne au concret (bonum), et alors ce qui est signifié est subsistant, mais n’est plus simple. C’est le mode des choses créées. Tandis que ce qui convient à Dieu est à la fois simple et subsistant. Ainsi donc il y a toujours une imperfection dans le mode selon lequel nous parlons de Dieu ; lorsque nous avons dit qu’il est bon, nous ajoutons qu’il est la bonté, mais non pas la bonté abstraite, la bonté subsistante ; de même lorsque nous avons dit qu’il existe, nous ajoutons qu’il n’fl pas l’existence, mais qu’il est l’existence, l’existence subsistante, Ipsum esse subsistens. Cf. C. Gentes, ibid.

Telle est la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu par les seules forces de notre raison, elle atteint Dieu lui-même (son existence et quelque chose de son essence) mais non pas Dieu tel qu’il est en lui-même (dans ce qui le constitue en propre). Ne

connaissons-nous pas nos amis eux-mêmes, sans cependant les atteindre tels qu’ils sont en eux-mêmes ? La démonstrabilité et la cognoscibilité ainsi établies, passons à la démonstration elle-même.