Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Dieu (I. Enseignement de l'Eglise)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 480-486).

Ire Partie

Enseignement de l’Eglise sur l’existence et la nature DE Dieu, et sur la connaissance que nous en pouvons avoir par la lumière naturelle de la RAISON humaine.

i"" Définition du Concile du Vatican sur 1 existence et la nature de Dieu. —

La sainte Eglise calliolique, apostolique, romaine, nous dit le Concile du Vatican (Const. Bei Filius, cap. i), croit et confesse qu’il y a un seul Dieu Arai et vivant, Créateur et Seigneur du ciel et de la terre, tout-puissant, éternel, immense, incompréhensible, inlini en intelligence, en volonté et en toute perfection ; qui, étant une substance spirituelle unique par nature, absolument simple et immuable, doit être déclaré distinct du monde en réalité et par son essence, bienheureux en lui-même et par lui-même et élevé au-dessus de tout ce qui est et peut se concevoir en dehors de lui. » (Traduction de Vacant.)

Pour préciser ce qui, dans ce paragraphe, est de foi catholique, nous résumerons les conclusions établies sur ce point par Vacant dans ses a Etudes théologiques sur les Constitutions du Concile du Vatican, d’après les Actes du Concile ». — Après avoir affirmé notre foi en Dieu, en le désignant par les principaux noms que l’Ecriture lui donne, le Concile déclare quelle est la nature de Dieu, quels sont les attributs constitutifs de l’essence divine. L’éternité, l’immensité et l’incompréhensibilité nous montrent que l’essence divine est au-dessus du temps, de l’espace, et de toute conception des créatures. L’éternité signifie qu’il n’y a et ne peut y avoir en Dieu ni commencement, ni fin, ni changement ; l’absence de toute succession, admise par l’unanimité des théologiens comme élément du concept d’éternité, est une vérité certaine qui approche de la foi, mais ne semble point encore un dogme de foi catholique. — L’immensité divine définie signifie que la substance de Dieu est et

doit être tout entière présente à toute créature qu’elle conserve dans l’être, et à tout lieu existant. — L’incompréhensibilité divine signifie que Dieu ne peut être pleinement compris par aucun autre que lui-même, la vision intuitiAC de Dieu accordée aux bienheureux ne peut elle-même aller jusqu’à cette plénitude. — En définissant que Dieu est infini en toute perfection, le Concile précise en quel sens il faut entendre ici le terme infini. Les anciens philosophes ont souvent appelé infini ce qui n’est pas achevé, ce qui n’est pas complètement déterminé. Lorsque l’Eglise dit que Dieu est infini, elle veut dire au contraire qu’il possède toutes les perfections possibles, que sa perfection est sans limite aucune, sans borne, sans mélange d’imperfection, de telle sorte qu’on ne peut rien concevoir qui le puisse rendre meilleiu". Le Concile écartait par làTeri-eur hégélienne, d’après laquelle l’être infini formé de toutes les perfections possibles est un idéal qui tend à se réaliser, mais qui ne pourra jamais l’être. En ajoutant en intelligence et en volonté, le Concile condamne le panthéisme matérialiste suivant lequel la divinité n’est qu’une nécessité aveugle et impersonnelle, une loi fatale sans intelligence ni volonté. — Quant aux autres perfections qui peuvent être attribuées à Dieu, et dont le Concile ne parle pas, ce sont seulement celles dont la notion n’implique aucune imperfection ; et toutes ces perfections absolues (simpliciter simplices ) s’identifient dans une éminence absolument simple, dont elles constituent comme les aspects virtuels et qui est à proprement parler la Déité.

2° Sens et portée de la définition sur la distinction de Dieu et du monde. — Le Concile aborde ensuite la question de la distinction de Dieu et du monde. Dès 1215, le IV’Concile de Latran avait condamné le panthéisme d’AMAURV de Chartres, comme une folie plutôt que comme une hérésie. La réapparition et les progrès de cette erreur exigeaient une définition plus explicite et motivée. Le Concile définit donc la distinction de Dieu et du monde, et indique les principales preuves de cette doctrine. Ces preuves sont réduites à trois : « Deus qui cum sit una singularis, simplex oninino et incommutabilis substantia spiritualis, prædicandus est re et essentia a mundo distinctus. » — l’J Dieu est unique par nature ; c’est-à-dire que la nature divine ne peut se multiplier en plusieurs êtres, elle ne peut être réalisée qu’en un seul Dieu ; l’être de Dieu est donc réellement et essentiellement distinct du monde où l’on trouve la multiplicité des genres, des espèces, des individus. — 2’^ Dieu est absolument simple ; l’être de Dieu est donc réellement et essentiellement distinct du monde, où l’on constate soit la composition physique (parties physiquement distinctes les unes des autres dans les corps), soit la composition métaplnsique (essence susceptible d’exister et existence), soit la composition logique (genre et différence spéciflque). — 3° Dieu est immuable, l’être de Dieu est donc réellement et essentiellement distinct du monde, 0Il l’on constate partout le changement ou la possibilité du changement. — Le Concile précise la distinction : « re et essentia a mundo distinclus ». Ce n’est pas une distinctioa de raison, ni une distinction virtuelle comme celle qui existe entre deux attributs divins, c’est une distinction réelle, en vertu de laquelle Dieu et le monde ne sont pas une chose, mais deux choses. Cette distinction n’est pas seulement réelle, comme celle qui existe entre deux individus de même espèce, elle est encore essentielle. Dieu est distinct du monde par essence. Le canon 3° précise encore, en écartant le panthéisme en général, qui conçoit Dieu comme une substance immanente au monde et les choses finies comme les accidents de cette substance. « Anathème 945

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à cpii dirait que la substance ou l’essence de Dieu et de toutes choses est une et la même. » — Enfin cette distinction est infinie : Dieu se suffit à lui-même : ft Ijienheureuxen lui-même et par lui-même, et élevé indiciblement au-dessus de tout ce (]ui est et peut se concevoir en dehors de lui ».

A ce pai’agraphe de la Constitution Dei Filius, répondent quatre canons : le premier condamne l’athéisme : « Anathème à qui nierait le seul vrai Dieu, Créateur et Seigneur des choses visibles et des choses invisibles. » Le second condamne le matérialisjîie :

« Anathème à qui ne rougirait pas d’affirmer

qu’il n’existe rien en dehors de la matière. » Le troisième condamne le principe du panthéisme : « Anathème à qui dirait que la sulîstance ou l’essence de Dieu et de toutes choses est une et la même. » Le quatrième condamne trois formes principales du panthéisme : le panthéisme émanatiste, le panthéisme essentiel de Schelling, et le panthéisme essentiel de l’être universel : « Anathème à qui dirait que les choses finies, soit corporelles, soit spirituelles, ou que du moins les spirituelles sont émanées de la substance divine ; ou que l’essence divine, par la manifestation ou l’évolution d’elle-même, devient toutes choses ; ou enfin que Dieu est l’être universel et indéfini, qui en se déterminant constitue l’universalité des choses et leur distinction en genres, espèces et individus. » — Il faut rapprocher de ce dernier canon les théories rosminiennes condamnées par le décret du S. Otfice du ! déc. 1887, et les propositions ontologistes condamnées par la même congrégation le 18 sept. 1861. Voici deux de ces propositions :

« L’être que nous comprenons en toutes choses et sans

lequel nous ne comprenons rien, est l’être divin. » —

« Les universaux considérés du côté de l’objet ne se

distinguent pas réellement de Dieu. » Denzinger, n"’* 1660 (iSi^) ; 1661 (1518).

Voilà ce qu’enseigne 1 Eglise sur l’existence de Dieu, sa nature^ ses attributs essentiels, sa distinction d’avec le monde. A ces enseignements il faut ajouter ceux qui se rapportent à la Trinité, à la Création et à la Providence. On en trouvera le résumé dans les articles où ces points seront spécialement étudiés.

3" Détinition du Concile du Vatican sur le pouvoir qu a la raison de connaître Dieu avec certitude. — Les erreurs condamnées : positivisme, traditionalisme, fidéisme, criticisme kantien. — Le Concile du Vatican a aussi défini ce que peut la raison humaine laissée à ses seules forces pour connaître Dieu, il La même sainte Eglise, notre mère, tient et enseigne cjuepar la lumière naturelle de la raison humaine. Dieu, principe et lin de toutes choses, pt’Hi être connu a’ec certitude au moyen deschoscs créées ; car depuis la création du monde, ses invisibles perfections sont vues par l’intelligence des hommes, au moyen des êtres qu’il a faits (/^o/ ?i., 1, 20) ; que néanmoins il a plu à la sagesse et à la bonté de Dieu de se révéler lui-même et les éternels décrets de sa volonté, par une autre voie, voie surnaturelle.’— Canon 1 :

« Anathème à qui dirait que le Dieu unique et véritable, 

notre Créateur et Seigneur, lu- peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine, a moyen des êtres créés. »

Pour avoir le sens exact de cette définition et du canon correspondant, il importe de rappeler les erreurs visées par le Concile. — L’avertissement qui fut distribué aux Pères du Concile avec le schéma élaboré par la Dépulalion de la Foi, portait : « La détinition que Dieu peul être certainement connu à la lumière de la raison, i)ar le moyen des créatures, a paru nécessaire, aussi bien que le canon correspondant, non seulcnu-nt à cause du traditionalisme, mais

à cause de l’erreur fort répandue, d’après laquelle l’existence de Dieu n’est démontrée par aucune jireuve indubitable, ni par conséquent connue avec certitude par la raison. » (Cî.Y xcA.’sr, Etudes sur les Const. du Conc. du Vatic., i, p. 286, et Document vii, p. 609.) Ainsi il est hérétique de soutenir avec les athées et les positivistes cju’il n’est aucun mojen pour nous de connaître Dieu, ou avec les traditionalistes et les fidéistes les plus avancés, que nous n’avons d’autre mojen de connaître Dieu que la révélation ou un enseignement positif reçu par tradition. La condamnation du fidéisme permet de préciser la pensée de l’Eglise sur ce point. En 1840, la Congrégation de l’Index lit signer à l’abbé Bautaix, entre autres propositions, la suivante : « Le raisonnement peut prouver avec certitude l’existence de Dieu (Ratiocinatio Dei existentiuni cuin certitudine prohare i-alet). La foi, don céleste, suppose la révélation et ne peut donc être invoquée pour prouver contre un athée l’existence de Dieu. » Denzinger, n° 1622 (1^88). La même Congrégation de l’Index, le Il juin 1855, imposa quatre thèses à la signature de M. Bonxetty, également suspect de fidéisme ; la 2’porte : « La raison a la puissance de démontrer avec certitude (Ratiocinatio cum certitudine prohare potest) l’existence de Dieu, ainsi que la spiritualité et la liberté de l’àme. » La/|’ : « La méthode employée par S.Thomas, S. Bonaventure et d’autres scolastiques après eux, ne mène pas au rationalisme, et n’est pas non plus la cause qui a fait tomber la philosophie des écoles contemporaines dans le naturalisme et le panthéisme. C’est pourquoi on n’a pas le droit de faire un crime à ces docteurs et à ces maîtres de s’être servis de cette méthode, surtout a^ec l’approbation au moins tacite de l’Eglise. » Denzinger, n"* 1650-1652 (1506-1508). Il est incontestable que le fidéisme est condamné par notre définition et par le canon correspondant. La doctrine kantienne est-elle "sisée ? — Kaxt soutient que les preuves spéculatives de l’existence de Dieu sont insuffisantes, que la métaphysique est impossible, et qu’il y a d’autre preuve de Dieu qu’une preuve pratique, ou morale, qui produit la/b/ morale, dont la certitude est sul)jecti’ement suffisante bien quobjectii’ement insuffisante (Critique de la Raison pratique, 1, 1. II, c. 5). Nous examinerons plus loin cette preuve. Mais nous pouvons dire dès maintenant que le kantisme, non moins que le traditionalisme et le lidéisme. est Aisé par le Concile. Cela ressort nettement du rejet des six amendements proposés pour la suppression du mot certo. « Vous savez, Révérendissimes Pères, répondit Mgr Gasskr dans le rapport qu’il présentait au Concile au nom de la Députation de la Foi, vous savez quel sentiment ont fait prévaloir dans un grand nombie d’esprits les encyclopédistes de France et les premiers i)artisans de la philosophie critique d’Allemagne ; ce sentiment très réi)andu, c’est que l’existence de Dieu ne peut être prouvée avec une entière certitude, et ipie les arguments rjui ont été si estimés de tout temps ne sont pas au-dessus de toute discussion. Il en est résulté que la religion a été méprisée comme dépourviu’de fondement. Bien plus, dans ces derniers temps, on en est venu en différents lieux à Nouloir séparer la morale de toute religion ; on dit cette séparation nécessaire, de peur qu’arrivé à un certain âge et s’apercevant que rien dans la religion n’est certain, pas même l’existence de Dieu, l’homme ne tombe dans la perversion morale. Mais vous savez aussi, Uévérendissimes Pères, ce que vaut cette éducation morale qui n’a jxnnt son principe dans cette parole du psalmisle : « Le connuencement de la sagesse est la crainte du Seigneur. » (Cf. V.cant, op. cit., p. 301 et GÔ7. — t : f. Jeta et Décréta Sacrorum Concilioruiu recrntiorum. Collectio I.acensis, t. VII. 947

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p. 130.) Les six amendements qui demandaient la suppression du mot certo furent repousses à une très grande majorité ; l’un d’eux portait : « J’approuve si l’on supprime le mot certo ; car encore que la proposition où il entre me semble vraie philosophiquement, néanmoins avec ce mot elle ne me paraît pas assez clairement révélée pour être définie comme un dogme. » Ces amendements ne pouvaient pas être acceptés : L’Ecriture (Sagesse, c. xiii, i-5, — Rom., c. I, 20) appelle cfl/V/s, ijisensés, inexcusables les hommes qui n’ont pu découvrir Dieu par la raison. Ensuite, comment prouver l’existence de la révélation aux incrédules, si la raison ne pouvait démontrer par elle-même l’existence de Dieu ? Voir aussi la condamnation d’HERMÈs (Denz., 1620) et de Frohscham-MER (n* 1670). Les scolastiques avaient d’ailleurs toujours regai’dé comme erronée l’opinion qui rejette la démonstrabilité proprement dite de l’existence de Dieu (opinion de Pierre d’AiLLY et de Nicolas d’Autrecourt). s. Thomas la qualifie d’erreur (C. Gentes, 1. I, c. 1 2), la déclare manifestement fausse (De Veritate, q.x, ai. 12). Denième Scot, In IV Sent., 1.1, dist.2, q. 3, n. 7, Ba>'nez, Molina, Suarez, etc.

Le Concile admet donc que la raison laissée à ses seules forces peut connaître Dieu avec une certitude absolue. Pourquoi n’a-t-il pas employé l’expression cei-fo demonstrari potest au lieu de certo cognosci potest ? Ce n’est pas une concession au fidéisme ou au criticisme : les propositions que durent signer les lidéistes portent « cum certitudine probare potest ». Comme le montre M. Vacant (op. cit., p. 297), le Concile a préféré le verbe cognosci au verbe demonstrari pour ne pas trancher les questions qui divisent les philosophes qui suivent les doctrines de Platox et de Descartes et ceux qui suivent les doctrines de saint Thomas d’Aquix. Pour les premiers, nous avons une idée innée de Dieu, les êtres contingents ne font qu’éveiller en nous cette notion, la rendre consciente et distincte. Pour S. Thomas au contraire, et pour presque tous les théologiens, la connaissance de Dieu est essentiellement acquise et médiate ; notre entendement ne connaît immédiatement que les êtres contingents et les premiers principes rationnels : et il ne s’élève à Dieu que par une démonstration dont les premiers principes fournissent la majeure et l’existence des créatures la mineure. Le Concile se montre favorable à la doctrine de S. Thomas par l’addition ae rébus creatis », mais ne prétend pas exclure la conception platonicienne ou cartésienne. Seul l’ontologisme a été condamné (tuto tradi non potest) par le S. Ollice (Denzinger, n°* 1 669-1 663 et 1891-1930) : il remplace l’idée innée que les Cartésiens nous attribuent par une vue immédiate de Dieu, et voit, dans cette connaissance de Dieu, essentielle à notre esprit, la source de toutes nos autres idées.

De même le Concile n’a pas employé le mot ratiocinatio, mais ratio : et il entend par raison notre faculté naturelle de connaître la vérité, il l’oppose à la foi, vertu surnaturelle. Au chapitre troisième de la Constitution I)ei Filius, il est dit que cette raison naturelle s’oppose à la foi en ce qu’elle nous fait adhérer à la vérité des choses à cause de cette vérité même dont elle nous donne la perception, propter intrinsecam rerum yeritatem nnturali rutionis lamine perceptam, et non pas à cause de l’autorité de Dieu.

Que pouvons-nous savoir de Dieu à la lumière de la raison ? Le Concile dit : « Dieu principe et fin de toutes choses » ; et dans le canon correspondant : « Le Dieu unique et véritable, notre Créateur et Seigneur. » Comme le montrent les explications données à ce sujet par le rapporteur de la Députation de la Foi, il est défini que l’homme, par sa seule raison, peut reconnaître que Dieu est sa fin, et par conséquent

quels sont nos principaux devoirs envers lui. Mais, par contre, en donnant à Dieu le titre de Créateur, le canon ne prétend pas définir que la raison peut démontrer par ses seules forces que Dieu est créateur, qu’il a tiré le monde du néant. Le Concile a ici simplement voulu retenir les termes dont l’Ecriture se sert pour désigner le vrai Dieu. Cependant on ne peut guère admettre que Dieu est principe et fin de toutes choses, sans être amené à lui reconnaître le le titre de Créateur et à déduire de là tous les attributs divins énumérés au chapitre i*""" de cette même Constitution.

Le Concile n’a pas défini que le pouvoir physique de connaître naturellement Dieu passe facilement à lacté, mais cette doctrine, communément admise par les thçologiens, est annioins proxima fîdei, et le texte conciliaire est favorable à cette interprétation (cf. plus loin, IPpart., ch.i, no i, distinction de la démonstration savante et de la connaissance du sens commun).

Les Théologiens nient même communément la possibilité de l’ignorance ou de l’erreur invincible au sujet de l’existence de Dieu auteur de l’ordre naturel :

« In’isibilia Dei per ea quæ facta sunt, intellecta

conspiciunlur. » (Rom., i, 20.) S’il ne peut y avoir ignorance ou erreur invincibleàl égard des premiers préceptes de la loi naturelle, il ne saurait y en avoir à l’égard de leur auteur. Aussi l’Eglise a-t-elle condamné la distinction « entre le péché philosophique, contraire à la seule raison, et le péché Ihéologique, qui seul serait une offense à Dieu et qui existerait seulement chez ceux qui arrivent à la connaissance de Dieu ou pensent à Dieu au moment où ils pèchent » (Denzinger, n’^ 1290). Cf. Billuart, Cursus Theol., t.l, p. 38, et, dans ce Dictionnaire, art. Athéisme.

L’idée de Dieu, premier être, première intelligence, souveraine bonté, ne peut pas plus s’effacer dans la conscience humaine que les premiers principes de la loi naturelle. C’est seulement tel ou tel attribut essentiel de Dieu qui peut être un certain temps méconnu ; ainsi les principes secondaires de la loi naturelle peuvent être abolis par suite de mauvaises habitudes, comme chez ceux qui ne regardent pas comme péchés le vol ou même les péchés contre nature. Cf. S. Thomas, I » IIe, q. 94, a. 6.

Cet enseignement commun des théologiens se trouve aujourd’hui de plus en plus confirmé par les travaux de Andrew Lang, The making of religion, 1’édit., Londres, 1900 ; du P. Sciimidt dans VAnthropos (années 1908 et 1909), de Mgr Le Roy, La religion des primitifs, Psivis, 1909. Selon Lang et le P. Schmidt, l’idée de Dieu ne dérive pas, comme on le dit communément depuis Tylor et Spexcer, de l’animisme, du culte des ancêtres et de celui de la nature, elle leur est antérieure et résulte du jeu naturel des principes fondamentaux de la raison en particulier du principe de causalité. Cette idée rationnelle de l’Etre suprême est souvent altérée par les mythes que l’imagination y ajoute. Ces deux éléments rationnel et imaginatif se font concurrence à travers tous les siècles. L’histoire des religions est en grande partie le récit de leur rivalité. Cf. Bugxicourt, art. Animisme, et Condamin, art. Babyloxe et la Bible.

Quelques modernistes ont prétendu établir l’impossibilité morale de jamais parvenir naturellement à la connaissance de Dieu, en s’appuyantsur ce qu’affirme le Concile au sujet de la nécessité morale de la révélation. Mais il suffit de lii’e attentivement ce dernier texte conciliaire pour voir qu’il ne s’oppose en rien à la thèse communément admise par les théologiens. Si la révélation est moralement nécessaire, ce n’est pas pour connaître seulement l’existence de Dieuetles principales obligations morales et religieuses, c’est pour que « les points qui dans les choses "1

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divines, in rébus divinis, ne sont pas par eux-mêmes inaccessibles à la raison humaine, puissent aussi, dans la présente condition du genre humain, être connus de tous, sans di/ficulté, a^’ec une ferme certitude et à l’exclusion de toute erreur ». L’objet de connaissance pour lequel on déclare la révélation moralement nécessaire est tout ce qui en Dieu est accessible de soi à la raison, c’est-à-dire l’ensemble des attributs qu’étudie la Théodicée : immutabilité, infinité, immensité, omniscience, absolue liberté, etc., etc., et il est clair que tous les hommes ne peuvent facilement s’élever par les seules forces de leur raison à une’pareille connaissance, de façon à exclure l’erreur et le doute. Au sujet de ce dernier texte sur la nécessité morale de la révélation, un amendement proposa de remplacer les mots « choses divines « , par ceux-ci :

« Dieu et la loi naturelle ». On répondit que la formule

à sens moins restreint avait été choisie intentionnellement, cf. Acta, col. 609, 122, emend. 19, et Chossat, art. Dieu, dans le Dictionnaire de Théol. CathoL, col. 827.

k" La condamnation de 1 agnosticisme moderniste par l’Encyclique « Pascendi ». — LEncyclique Pascendi, %Atque iiæc, Denzinger, n. 2081, reproduit contre les modernistes la condamnation que le Concile du Vatican avait portée contre le fidéisme et le subjectivisme kantien. Les modernistes repoussent

« tout réalisme ontologique comme absurde et ruineux.

.. un dehors, un au-delà de la pensée, est par définition chose absolument impensable. Jamais on ne sortira de cette objection, et il faut donc conclure, avec toute la philosophie moderne, qu’un certain idéalisme s’impose ». E. Le Roy, Comment se pose le problème de Dieu. Re’.'ue de Métaphysique et de Morale, mars et juillet 1907, pp. 49^ et 488. La critique kantienne et postkantienne aurait ruiné le fondement des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, l’objectivité des principes rationnels. — L’Encyclique condamne ce phénoménisme, en rappelant que ses conséquences agnostiques ont été frappées par le Concile du Vatican : « Et pour commencer par le philosophe, les modernistes posent pour base de leur philosophie religieuse, la doctrine appelée agnosticisme. La raison humaine enfermée rigoureusement dans le cercle des phénomènes, c’est-à-dire des choses qui apparaissent et telles précisément qu’elles apparaissent, n’a ni la faculté ni le droit d’en franchir les limites : elle n’est donc pas capable de s’élever jusqu’à Dieu, non pas même pour en connaître, par le moj’en des créatures, l’existence : telle est cette doctrine. D’où ils infèrent deux choses : que Dieu n’est point objet direct de science ; que Dieu n’est point un personnage historique. Qu’advient-il, après cela, de la théologie naturelhdes motifs de crédibilité, de la réi’élation extérieure i’ilest aisé de le comprendre. Ils les suppriment purement et simplement et les renvoient à l’infellectualisme, système, disent-ils, qui fait sourire de pitié, et dès longtemps périmé. Rien ne les arrête, pas même les condamnations dont l’Eglise a frappé ces erreurs monstrueuses. Car le Concile du Vatican a décrété… (suivent les canons du concile sur la connaissance naturelle de Dieu et sur la rcvélalion). » Denzinger. n. 2072. — L’Encyclique condamne également

« l’immanentisme, côté positif de la doctrine

des modernistes, comme l’agnosticisme en est le côté négatif. La théologie naturelle une fois répudiée… toute révélation extérieure abolie, l’explication du fait religieux doit être cherchée dans l’homme lui-même, dans l’immanence vitale et la subconscience ». Denz., n. 2074. Enfin l’Encyclique déclare insuffisante la preuve de l’existence de Dieu fondée sur cet immanentisine :

« Si maintenant, passant au croyant, 

nous voulons savoir en quoi, chez ce même moder niste, il se distingue du philosophe, une chosç est premièrement à noter : c’est que le philosophe adinet bien la réalité divine comme objet de la foi, mais cette réalité, pour lui, n’existe pas ailleurs que dans l’âme même du croyant, c’est-à-dire comme objet de son sentiment et de ses affirmations : ce qui ne sort pas, après tout, du monde des phénomènes. Si Dieu existe en soi, hors du sentiment et de ses afiirmations, c’est de quoi il n’a cure : il en fait totalement abstraction. Pour le croyant, au contraire. Dieu existe en soi, indépendamment de lui, croyant ; il en a la certitude, et c’est par là qu’il se distingue du philosophe. Si maintenant vous demandez sur quoi, en fin de compte, cette certitude repose, les modernistes répondent : sur l’expérience indii’iduelle. Ils se séparent ainsi des rationalistes, mais pour verser dans la doctrine des protestants et des pseudo-mystiques (cf. Erreurs de Molixos, Denz., 1278). Voici, au surplus, comme ils expliquent la chose. Si l’on pénètre le sentiment religieux, on y découvrira facilement une certaine intuition du cœur, grâce à laquelle, et sans nul intermédiaire, l’homme atteint la réalité même de Dieu : d’où une certitude de son existence, qui passe très fort toute certitude scientifique. Et cela est une véritable expérience, et supérieure à toutes les expériences rationnelles. Beaucoup, sans doute, la méconnaissent et la nient, tels les rationalistes : mais c’est tout simplement qu’ils refusent de se placer dans les conditions morales qu’elle requiert. Voilà donc, dans cette expérience, ce qui, d’après les modernistes, constitue Araiment et proprement le croyant. Combien tout cela est contraire à la foi catholique, nous l’avons déjà lu dans un décret du Concile du Vatican : nous verrons plus loin comment la voie s’entrouve ouverte à l’athéisme. » Denz., 2081. Il n’y a eu pour s’étonner de cette condamnation du modernisme, que ceux qui ignoraient les définitions du Concile du Vatican contre le fidéisme.

Nous avons vu se vérifier les pai’oles de l’Encyclique au sujet des conséquences panthéistiques de l’immanentisme. On les retrouve avec des nuances différentes chez le philosophe et chez le croyant. — C’est ainsi que M. Beugson, parti du principe idéaliste (un au-delà de la pensée est impensable) et substituant au réalisme ontologique, qui admet la valeur ontologique des principes rationnels, k l’intuition primive de la vie profonde, l’écoulement de la durée consciente d’elle-même », est amené à conclure :

« Tout est obscur dans l’idée de création, si l’on pense

à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut s’empêcher de le faire. Cette illusion est naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faite pour nous représenter des choses et des états plutôt que des changements et des actes. Mais choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions… De ce point de vue, Dieu doit être conçu comme un centre d’où les mondes jailliraient comme les fusées d’un immense bouqiu’t, pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. Dieu ainsi délini n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. La création, ainsi conçue, n’est pas un mystère : nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement. Quedes choses nouvelles puissent s’ajouferauxchoses (pii existent, cela est absurde, sans aucun doute, puisque la chose résulte d’une solidification opérée par noire entendement, cl qu’il n’y a jamais d’autres choses (pu* celles que rentcndeiucnt a constituées… Mais que l’action grossisse en avançant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, c’est ce que chacun 951

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de nous constate quand il se regarde agir. » L’Eyohitioii créatrice, 2’"édit., 1907. p. 270. Comment appelai" le principe de tonte réalité et de toute vie ? « Faute d’un meilleur mot. dit M. Bergson, nous l’avons appelé conscience. Mais il ne s’agit pas de cette conscience diminuée qui fonctionne en chacun de nous » (p. 208). « Conscience ou supra-conscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même, traversant les débris et les illuminant en organismes. Mais cette conscience, qui est une exigence de création, ne se manifeste à elle-même que là où la création est possible. Elle s’endort quand la vie est condamnée à lautomatisme. Elle se réveille dès que renaît la possibilité d’un choix » (ibid., p. 288). Elle est immanente à tout ce qui est vie et liberté.

Il est clair que cette philosophie immanentiste du devenir est en opposition absolue avec la déOnition du Concile du Vatican sur la distinction de Dieu et du monde. Dieu n’est plus iina singularis siibstantia, il n’y a plus de substances ou de choses. Dieu n’est plus siniple.r omnino et iiicommiitabilis, il est « une réalité qui se fait à travers celle qui se fait » (Evol. créatr., p. 269). Il n’est plus re et essentia a miindo distinctus, il est « une continuité de jaillissement », qui ne peut exister ni se concevoir sans le monde qui jaillit de lui. Il est cet élan vital antérieur à l’intelligence qui se retrouve en tout devenir, plus particulièrement dans celui qu’expérimente notre conscience. Cet élan a ital est appelé liberté, mais cette liberté sans intelligence et sans loi est une sorte de spontanéité aveugle qui rappelle bien plutôt l’inconscient de Schopenhauer.

La même doctrine se retrouve légèrement transposée chez le modei-niste croyant. Nous employons, faute de mieux, ce nom, (pxi évidemment ne convient plus à un chétien respectueux de l’Encyclique Pascendi.

« Notre vie, écrivait M. Le Roy, en juillet

1907, est incessante création. El il en est de même pour le monde. C’est pourquoi immanence et transcendance ne sont plus contradictoires ; elles répondent à deux moments distincts de la durée : l’immanence au devenu, la transcendance au devenir. Si nous déclarons Dieu immanent, c’est que nous connaissons de Lui ce qui est devenu en nous et dans le monde ; mais pour le monde et pour nous il reste toujours un inlini à devenir, un iniini qui sera création proprement dite, non simple développement, et de ce point de vue Dieu apparaît comme transcendant ; et c’est comme transcendant que nous devons surtout le traiter dans nos rapports avec lui, selon ce que nous avons reconnu à pro])os de la personnalité divine. » (Revue de MétapJiysique et de Morale, juillet 1907, p. 012.)

Dans ime pareille conception. Dieu ne peut exister sans le monde dans lequel il devient. Il est pourtant de foi que Dieu aurait pu ne pas créer et qu’il a créé non ab aeternu (Denz., 891, 501). On aflirme bien la personnalité divine au sens pragmatique (nous devons nous comporter à l’égard de Dieu comme à l’égard d’une personne) mais il est clair que la personnalité divine ainsi conçue n’implique nullement l’indépendance et la transcendance métaphysique définie par le (Concile du Vatican. — Nous avons montré comment ces conclusions pantliéistiques découlent nécessairement de l’immanentisme dans Le Sens commun, la Philostipli’e de l’être et les Formules dogmatiques, Paris, Beauchesne, 1909.

L’immanentisme conçu comme doctrine est donc absolument contraire à la foi de l’Eglise ; en est-il de même de l’immanentisme conçu seulement comme méthode ?

5’^ La méthode exclusive d’immanence nest

pas conciliable avec renseignement de l’Eglise.

— L’apologétique nouvelle préconisée par M. Bloxdel et M. LABKRTnoxxiKRE, toutenrépudiant l’immanence comme doctrine, l’admet comme méthode indispensable et en un sens e.i’clusive. Après beaucoup d’autres, M. CHOSSAT.dans le Dictionnaire de Théologie catholique, art. « Dieu » (col. 799-802 et 859-871), a longuement examiné cette tentative nouvelle au point tle vue de l’orthodoxie. Il paraît dillicile de ne pas se rendre à ses conclusions : cette apologétique par la méthode exclusive d’immanence semble absolument inconciliable avec la définition du Concile du Vatican, et revient inconsciemment à l’erreiu* de Jaxséxius. — En effet, dans la mesure où elle nie la valeur des preuves de Dieu telles que les a présentées l’Ecole et la théodicée traditionnelle dej)uis Platon jusqu’à Leibniz, elle concède la thèse kantienne et positiviste de l’impuissance de la raison spéculative à connaître Dieu avec certitude. M. Blondel expose nettement sa pensée stir ce point dans V Action, p. 341 : « Une preuve qui n’est qu’un argument logique demeure toujours abstraite et partielle ; elle ne conduit pas à l’être ; elle n’accule pas nécessairement la pensée à la nécessité réelle. Une preuve qui résulte du mouvement total de la vie, une preuve qui est l’action entière, aura, elle au contraire, cette vertu contraignante. Pour en égaler, par l’exposition dialectique, la force spontanée, il faut donc ne laisser à l’esprit aucune échappatoire. C’est en efiet le propre de l’action de former un tout ; c’est donc par elle que vont s’unir en une sjnthèse démonstrative tous les arguments partiels : dans leur isolement, ils demeurent stériles ; par leur unité, ils sont probants. C’est à cette condition seulement qu’ils imiteront et qu’ils stimuleront le mouvement de la vie. Sortis du dynamisme de l’action, ils en garderont l’ellicacité. » Un peu plus loin : « La notion d’une cause première ou d’un idéal moral, l’idée d’une perfection métaphysique ou d’un acte pur, toutes ces conceptions de la raison humaine, vaines, fausses et idolâtriques, si on les considère isolément comme d’abstraites représentations, sont vraies, vives et efficaces, dès que, solidaires, elles sont, non plus un jeu de l’entendement, mais une certitude pratique… C’est doncdans la pratique même que la certitude de « l’unique nécessaire » a son fondement. En ce qui touche à la complexité totale de la vie, seule l’action est nécessairement complète et totale, elle aussi. Elle porte sur le tout ; et c’est pourquoi d’elle et d’elle seule ressort l’indiscutable présence et la preuve contraignante de l’Etre. Les subtilités dialectiques, quelque longues et ingénieuses qu’elles soient, ne portent pas plus qu’une pierre lancée par un enfant contre le soleil ». (Ibid., p. 350.) « Croire qu’on peut aboutir à l’être et légitimement athmier quelque réalité que ce soit sans avoir atteint le terme même de la série qui va de la première intuition sensible à la nécessité de Dieu et de la pratique religieuse, c’est demeurer dans l’illusion. » (P. 428.) « Il n’est aucun objet dont il soit possible de concevoir et d’affirmer la réalité sans avoir embrassé par un acte de pensée la série totale, sans se soumettre en fait aux exigences de l’alternative qu’elle impose, bref sans passer par le point où brille la vérité de l’Etre qui illumine toute raison et en face de qui il faut que toute volonté se prononce. Nous avons l’idée d’une réalité objective, nous allirmons la réalité des objets ; mais pour le faire, il est nécessaire que nous posions implicitement le problème de notre destinée, et que nous subordonnions tout ce que nous sommes et tout ce qui est pour nous aune option. Nous n’arrivons à l’être et aux êtres qu’en passant par cette alternative : selon la façon même dont on la tranche, il est inévitable que le sens de l’être soit changé. La connais953

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sance de l’être implique la nécessité de l’option ; l’être dans la connaissance n’est pas avant, mais après la liberté du choix. » (P. 4^5-’^ 36.) C’est la même doctrine que Ion retrouve chez M. Laberthonnière ; l’exposé qu’il en fait laisse voir les points vulnérables :

« Il n’y a point de preuves abstraites ayant

par elles-mêmes une efficacité inéluctable pour faire croire en Dieu. Et vraiment c’est chose évidente. Et à ceux qui prétendraient le contraire, nous ferons constater que malgré toutes leurs preuves il existe des athées. » Laberthonnière, Essais de Philosophie religieuse, 2^ éd., Paris, 1908, p. 77, note. — Le fait qu’une démonstration n’est pas acceptée de tous serait-il donc une preuve de son inefficacité ?e confondons pas efficacité et efficience, la possibilité d’être connu et le fait d’être connu, le droit et le fait, l’essence et l’existence, une faculté et son exercice. Des arguments de réelle valeur, comme des personnalités très hautes, peuvent être méconnus. On ne voit pas ce que vient faire en pareille matière le suffrage universel. Une preuve peut n’être pas saisie par tous, parce qu’elle est difficile en soi (cf. Il" part., ch. II, n" i) ou pai"ce que des préjugés et des dispositions morales contraires nous empêchent de l’étudier comme il convient et d’en percevoir la vraie valeur. Bien plus, certains sophistes n’ont-ils pas nié le principe de contradiction comme loi du réel ? A quoi Aristote se contentait de répondre : « Tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le pense. » {Met., 1. IV, c. 3.) — M. Laberthonnière continue :

« La certitude (de l’existence de Dieu) qu’on peut

avoir et qu’on doit avoir est une certitude qu’on acquiert par un effort de Tàme tout entière, et non seulement en raisonnant, mais en vivant et en agissant. Et quand on l’a, -<|uand par elle on a orienté sa vie vers la lumière, on peut aider les autres à l’acquérir et on le doit ; mais on ne peut la leur imposer : car elle ne s’impose pas du dehors, et elle ne vaut justement que parce qu’elle est personnelle et dans la mesure où l’on a concouru à se la donner à soimême. » (fbid., p. 78, note.) On voit que, selon M. Laberthonnière, l’effort de l’àme pour écarter les dispositions morales qui nous empéclient de considérer la preuve et d’en percevoir la vraie valeur, n’est pas seulement r-emovens pvohihens^ il ne consiste pas seulement non plus dans l’attention volontaire qui applique l’intelligence à la considération de la preuve, mais il joue un rôle spécificateur dans l’adhésion même, ajoute quelque chose aux procédés de démonstration qui objectivement sont insuffisants. En d’autres termes, la certitude dont parle ici M. Laberthonnière n’est plus celle de l’intelligence qui se sait en conformité avec la chose qu’elle a.llirnie(’e ri tas per confurniitatem ad rem), mais c’est celle de l’intelligence qui se sait en conformité avec la bonne volonté, veritas per conformitateni adappetitum /ec/ » / », disaient Akistote {Elhic, 1. VI, c. Il) et S. Thomas (Suninia Tkeol., la iiae^ q. 5^^ a. 5^ ad 3""’). Selon l’Ecole, cette espèce de certitude s’appelle c(’/7//H(/t’pralico-pralique, et n’a sa place ni dans la mélapli}’si((ue, ni dans aucune science spéculative, pas même dans la science morale, mais dans la prudence à l’égard des faits contingents dont il faut déterminer la mesure entre l’excès et le défaut, (k’tte certitude pralico-pratique suppose en effet la certitude spéculative des principes par rapports aux<piels la volonté est dite volonté droite, ou bonne volonté. De plus, cette vérité pratique, qui est la conformité avec la volonté droite, peut être en désaccord avec le réel. Tous les jours, des gens plus honnêtes qu’intelligents, avec la meilleure intention du monde et une parfaite bonne foi, soutiennent des ])ropositions spéculativement fausses. — Nous ne faisons pas de difficulté pour reconnaître que ce

genre de certitude expérimentale se retrouve aussi dans les dons du Saint-Esprit (don de sagesse, don d’intelligence), mais ces dons supposent la foi et la charité. S. Thomas, et toute la théologie avec lui, distingue la sagesse spéculative et la sagesse expérimentale ou le don de sagesse. « La sagesse, dit-il, implique une rectitude de jugement conforme aux raisons divines. Or la rectitude de jugement peut provenir de deux causes : 1° elle peut résulter de l’usage parfait de la raison ; 2*’elle peut être le fruit d’une certaine conformité de nature que l’on a avec les choses que l’on doit juger. Par exemple pour ce qui regarde la chasteté, celui qui a appris la morale en juge d’après les lumières de sa raison ; mais celui qui a l’habitude de cette vertu en juge sainement par suite de la conformité de nsiinve l connaturaiitas) qvCiX a avec elle. Par conséquent, à l’égard des choses divines, il appartient à la sagesse, qui est une vertu intellectuelle, d’en juger sainement par la recherche intellectuelle ; mais s’il s’agit d’en juger d’après une certaine conformité de nature avec elles, ceci appartient à la sagesse qui est un don du Saint-Esprit. C’est ce qui fait dire à Denys (De diw nom., c. 2) que Hiérothée était arrivé à la perfection dans les choses de Dieu, non seulement en les apprenant mais encore en les expérimentant. 710n soluni discens sed et patiens di-iiia. Cette sorte de passivité ou de conformité de nature avec les choses divines est l effet de la Charité qui nous unit à Dieu, suivant cette parole de l’Apôtre (I Cor., iv, 17) : Celui qui s’attache à Dieu ne fait qu’un esprit a-ec lui. Par conséquent la sagesse, qui est un don, a dans la volonté sa cause qui est la charité, mais elle a son essence dans l’intellect, dont l’acte propre est de juger sainement. » 11^ IP% q. 4-^, ^- 2. Tel est le véritable pragmatisme, qui se moque du pragmatisme. La nature de ce jugement per moduni inclinationis connaturalis a été longuement étudiée par Jean de Saint-Tiiomas, Cursus Théologiens in IP™ 11^-", disp. 18, a. 4> dans ses belles dissertations sur le don de sagesse. Dans cette connaissance expérimentale des choses de Dieu, non seulement la volonté applique l’intelligence à considérer les choses divines de préférence à toutes les autres (ordre d’exercice), mais du fait que cette volonté est foncièrement et divinement rectifiée par la foi et la charité, les choses divines apparaissent à l’intelligence comme conformes au sujet, bonnes pour lui, et d’autant meilleures que la charité est jilus intense, s-raies enfin puisqu’elles répondent pleinement aux désirs les plus foncièrement rectifiés par la lumière divine de la foi qui s’appuie sur l’autorité même de Dieu proposée par l’Eglise. « Sic amor transit in conditionem ohjecti », dit Jean de Saint-Thomas, la charité colore l’objet d’un reflet divin. — Mais, de grâce, ne confondons pas cette expérience religieuse des dons, cpii suppose la charité, avec la foi qui est supi)osée par la charité, et surtout avec la connaissance natiuelle de Dieu, qui est encore antérieure à la foi surualurelle. — S’il y a dans l’ordre naturel une certitude expérimentale analogue, elle supi)Ose la certitude du sens commun ou de la raison sjiontanée, <|ui, elle, n’est pas expérimentale et ne diffère de celle des preuves classiques que par ce qui sépare l’implicite de Texplicite. — On voit enfin que pour M. Lauehtiionnière l’aflirnuiliou de l’existence de Dieu est une affirmation libre. Selon une pareille conception, eonune le remarque M. Cuossat (col. 867), c’est encore librement qu’on adhère à l’existence du devoir. Est obligé qui le veut bien. — Il ne faut donc pas s’étonner que, wnv avoir cette certitude de l’existence de Dieu, un secours surnaturel soit indispensable (Laberthonnière, Essai de Plul. ri’lig., p. 317), ’( non pas, écrit M. Iîlonuel, que le 955

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surnaturel soit exigé par nous et nécessité par notre nature, mais il est nécessitant pour notre nature etexigeant ennouSii.CitépaT’M. Laberthonnière, ibid. Par là on reste fidèle à la méthode d’immanence : rien ne s’impose à nous du deliors.

L’Encyclique Pascendi, au sujet de cette méthode, s’exprime en ces termes : « Nous ne pouvons nous empêcher de déplorer une fois encore et très vivement qu’il se rencontre des catholiques qui, répudiant l’immanence comme doctrine, l’emploient néanmoins comme méthode d’apologétique ; qui le font, disons-nous, avec si peu de retenue, qu’ils paraissent admettre dans la nature humaine, à l’égard de l’ordre surnaturel, non pas seulement une capacité et une convenance, choses que, de tout temps, les apologistes catholiques ont eu soin de mettre en relief, — mais une Araie et rigoureuse exigence. « (Denzinger, 2103.) Le procédé de démonstration de l’existence de Dieu, admis par les partisans de la seule méthode d’immanence, qui trouvent insuffisantes les démonstrations de l’Ecole, revient en effet à soutenir que, dans l’ordre où nous sommes, un secours surnaturel est en droit nécessaire à l’homme (à la raison humaine de soi impuissante) pour arriver à la connaissance certaine de l’existence de Dieu. Comme le montre M. Chossat (loc. cit.. col. 864-870), si quelques théologiens ont admis que, dans l’ordre où nous sommes, l’homme n’arrive pas à la certitude de l’existence de Dieu sans un secours surnaturel, ils visaient seulement le fait ou les conditions de Vexercice du pouvoir naturel qu’a l’homme de connaître Dieu, ils ne niaient pas ce pouvoir, ni n’atténuaient en rien sa spécification. La question d’essence et d’existence, de spécification et d’exercice, de droit et de fait, était soigneusement distinguée. Ces théologiens voulaient dire seulement que, dans l’état où nous sommes, un secours sm-naturel est nécessaire pour que la volonté applique (ordre d’exercice) l’intelligence à la considération de Dieu de préférence à un autre objet, et pour qu’elle écarte (reinoi’ens prohihens, action simplement négative) les dispositions morales qui empêchent de percevoir la vraie valeur des preuves, mais non point pour qu’elle ajoute dans l’ordre de spécification une coloration spéciale aux preuves de l’existence de Dieu. Ces preuves, pour eux, étaient de soi suffisantes. Cette distinction de la spécification et de l’exercice, du droit et du fait, ne peut plus être faite par les nouveaux apologistes, dans la mesure où ils trouvent inefficaces les preuves classiques, et dans la mesure où ils adoptent la thèse kantienne : la raison est de soi, de par sa constitution même, impuissante à se faire de l’existence de Dieu une certitude objectivcment suffisante. Dès lors le surnaturel, quoi qu’en dise M. Blondel, n’est pas seulement exigeant, mais il est encore exigé. La doctrine des nouveaux apologistes paraît donc inconciliable avec la définition du Concile du Vatican, comme l’était celle des traditionalistes de Louvain et celles des fidéistes à la manière de Baltain. On revient ainsi par une autre voie aux conclusions de tous ceux qui ont exagéré la déchéance originelle, à la doctrine de Luther, Calvin, Jansemus, Quesnel sur l’impuissance de la raison. On connaît la ^i" proposition de Quesnel : « Omnis cognitio Dei, etiam naturalis, etiam in philosophis ethnicis, non potest i-enire nisi a Deo ; et sine gratia non producit nisi præsumptionem, vanitatem, et oppositionem ad ipsum Deum, loco affectuum adorationis, gratitudinis et amoris. » (Denzinger, 1891.) M. Labertlionnière s’exprimeà peu près de même lorsque, en dehors de ce qu’il appelle

« la foi d’amour)), il admet chez certains de ceux qui

repoussent Dieu « une foi de crainte ». « Mais croire uniquement par crainte, c’est croire en niant. C’est

ainsi qu’un ennemi croit à l’existence de son ennemi en aspirant à le supprimer. La foi de crainte à elle toute seule n’est donc pas une foi sincère, puisqu’elle contient en elle le désir de ne pas croire. Avec elle et par elle, on s’enfonce dans les ténèbres. » Essai de Phil. relig., p. 80. — « On parle et on écrit, dit justement M. Chossat, comme si tout ce qu’ont imaginé sur ces questions les protestants, les jansénistes et même des théologiens, d’ailleurs orthodoxes, était soutenable aujourd’hui. Il faudrait pourtant se souvenir que, relativement à la notion du surnaturel et surtout relativement à celle du pouvoir de connaître Dieu avec certitude par les lumières de la raison naturelle, l’état des controverses n’est plus le même qu’il y a quarante ou quatre cents ans… On s’explique donc très bien la mise à l’Index des Essais de M. Laberthonnière. » (Ibid., col. 869 et 871.)

Si l’on veut faire usage de la méthode d’immanence, on ne doit pas la présenter comme méthode exclusii-e. C’est ce qu’ont fait les Pères et tous ceux qui ont défendu, comme nous le ferons plus loin, la preuve de l’existence de Dieu par l’aspiration de l’àme vers le bien absolu et sans limites (cf. Preuve par les degrés des êtres, appliquée au bien, le premier désirable, le souverain Bien, source de tout bonheur et fondement dernier de tout devoir). On verra que la dialectique de l’amour ou de l’action serait sans efficacité et objectivement insuffisante si elle n’impliquait celle de l’intelligence, qui suppose la valeur ontologique et transcendante des principes rationnels, valeur qui est niée précisément par les adversaires des preuves classiques.