Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Dieu (III. Preuves de l'existence)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 516-546).

III° Partie

Exposé des preuves de l’existence de Dieu

Pour saisir le sens profond et la portée métaphysique des preuves traditionnelles, on ne peut mieux faire que de les étudier dans l’art. 3 de la question 2 de la I’^ pars delà Somme Thêologique, où S. Thomas les a ramenées à leurs principes essentiels. Voir aussi Contra Gentes, 1. I, c. 13, 15, 16, 4^ ; 1 H, c. 15 ; 1. III, c. 44- — De Veritate, (. 5, a. 2, de Potentia, q. 3, a. 5. — Compendium Theologiae, c.3 ; — Phy&ique, 1. VII, leç. 2 ; 1. VIII, leç. 9 et suivantes ; — Métaphysique, 1. XII, leç. 5 et suivantes.

Nous ne ferons pas ici œuvre historique, nous chercherons seulement à montrer la solidarité de ces preuves avec les premiers principes rationnels, particulièrement avec le principe de non-contradiction ou d’identité et avec notre toute première idée, l’idée d’être.

Pour montrer que S. Thomas, quoi qu’on en ait dit, n’ignorait pas les difficultés du problème, il importe de mentionner les deux objections qu’il se fait au début de son article. Ce sont les deux objections fondamentales auxquelles on ramènerait aisément toutes les autres : la première est celle des pessimistes, la seconde celle des panthéistes.

1° Le mal existe, c’est donc qu’un Dieu infiniment bon n’existe pas. Comment laisserait-il subsister tous ces défauts, toutes ces souffrances, tous ces désordres dans son œuvre ? C’est l’objection longuement développée par Schopexiiauer. Se contenter, avec Voltaire (3" lettre à Mejumius), Sruvnr Mii, i. (Essais sur la Religion, p. 163), M. Schiller (cf. Revue de Philosophie, 1906, p. 653) et plusieurs de nos contemporains, d’un Dieu fini, très sage et très puissant, mais non pas / «  « /-puissant, c’est ne pas même conserve ! de Dieu la définition nominale qui détermine l’objet de la preuve (voir le déAcloppement de cette objection dans Le Divin. Expérience et Hypothèses, par Marcel Hébert, Paris, 1907, p. 148-164).

La solution de cette difficulté appartient au traité de la Providence I", q. 22, a. 2, ad 2" » " (cf. dans ce Dictionnaire, art. Providence). Mais pour n’aA’oir pas à revenir sur le problème du mal, nous résumerons ici la réponse de la théologie catholique. S. Augustin l’a condensée dans un mot que cite ici S. Thomas :

« Si le mal existe, ce n’est point que Dieu

manque de puissance ou de bonté, mais, au contraire. Il ne permet le mal que parce qu’il est assez puissant et assez bon pour tirer le bien du mal même, nullo modo sineret aliquid mali esse in operibus suis, nisi esset adeo omnipotens et bonus ut bene faceret etiam de malo. » Enchiridion, c. 1 1. C’est le triomphe de la puissance et de la bonté infinie de Dieu. Il fait servir la mort de la gazelle à la vie du lion, les persécutions et les pires souffrances à la gloire de ses martyrs. Non seulement Il donne aux âmes de triompher de la douleur, mais II les fait grandir par la douleur, leur donne de devenir toujours plus profondes et de ne s attacher qu’aux biens éternels, Il les trempe dans l’adversité, et, par les humiliations qu’il leur envoie, les prémunit contre l’orgueil ou les en guérit.

— Le mal physique d’ailleurs n’est rien en comparaison du mal moral ou du péché, et celui-ci comment s’opposerait-il à l’existence du Souverain Bien puisqu’il la suppose ? Il n est en fin de compte qu’une offense à Dieu. Comme le mal physique. Dieu ne l’a permis qu’en A’ue d’un plus grand bien. Pour exercer 1017

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sa miséricorde, Il a eu besoin de notre misère, comme pour exercer sa puissance créatrice il fallait le néant absolu (I^, q. 21, a. 3). L’Incarnation rédemptrice nous a permis de dire « felix culpa ». Quant au mal moral qui se refuse à coopérer au bien, il y coopère malg-rc lui par le châtiment qu’il appeÙe, par la manifestation de la Justice, manifestation des droits imprescriptibles du Bien, et il permettra à Dieu de se montrer dans toute sa splendeur de Juge (I, q. 25, a. 5, ad’i'"^^). Les petits catéchismes disent simplement : <( Il y aura un jugement général afin que par la vue de toutes les bonnes œuvres et de tous les pécliés des hommes on reconnaisse la justice dans la récompense des bons et dans le châtiment des /néchanls. »

Telle sera la ré[)onse catholique au problème du mal. Au moment d’établir l’existence de Dieu, le théologien n’ignore aucune des dillicultés sur lesquelles insistent à plaisir les pesshnistes, il en prévoit même bien d’autres. Loin de se laisser arrêter comme Voltaire par des désastres tels que le tremblement de terre de Lisbonne, il prévoit quil aura à expliquer par les exigences mêmes du Souverain Bien l’éternelle réprobation. Seul le théologien peut ainsi poser le problème du mal en ses dernières profondeurs, et au problème ainsi posé, quelque effort de pensée qu’on se donne, on ne trouvera jamais d’autre réponse que celle de S. Paul, expliquée par S. Thomas au traité de la Prédestination. Il faut lire et méditer cette page où S. Thomas montre dans la manifestation même du Souverain Bien la raison, non seulement de la Miséricorde à l’égard des élus, mais encore de la Justice vengeresse à l’égard des réprouvés. Le Souverain Bien a deux aspects qui demandent à être manifestés : 1° il est essentiellement diffusif de soi, c’est le principe de la Miséricorde ; 2" il a un droit absolu à être aimé par-dessus tout, c’est le principe de la Justice vengeresse qui proclame contre ceux qui le nient ce droit suprême et indéfectible, principe de tout devoir. « C’est la bonté divine elle-même, dit Thomas d’Aquin, I », q. 25, a. 5, ad 3"™, qui rend compte de la prédestination des uns et de la réprobation des autres. C’est afin que cette divine bonté soit reproduite en tout ce qui existe que Dieu a tout créé. Mais il est nécessaire que cet attribut divin, qui est un et simple en lui-même, soit représenté de manières différentes dans les créatures, parce que ce qui est créé ne peut s’élever à la simplicité divine. Aussi la perfection de l’univers requiert-elle divers degrés, une hiérarchie, certaines créatures doivent être au rang le plus élevé et d’autres au rang le plus inférieur. Pour conserver dans le monde cette diversité et cette gradation. Dieu a permis certains maux, atin de fournir à un grand nombre de choses excellentes l’occasion de se produire, comme nous l’avons déjà dit (q. 22, a. 2). — Et si maintenant on compare le genre humain tout entier à l’ensemble de l’univers, on est amené à dire que Dieu a voulu qu’il y eût parmi les hommes des prédestinés pour représenter sa bonté qui éclate alors par la miséricorde de son pardon, et aussi des réprouvés pour manifester sa justice par le châtiment qu’il leur inflige. Voilà le motif pour leijuel il élit les uns et réprouve les autres. Cette raison est donnée par S. Paul, quand il dit que « Dieu, voulant montrer sa colère, c’est-à-dire sa justice vengeresse, et faire reconnaître sa puissance, a souffert, c’est-à-dire pci-mis, dans sa patience extrême qu’il y eût des vases de colères préparés pour la perdition, afin de faire paraître avec plus d’éclat les r.’chesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu’il a préparés pour la glorification ))(/ ?0Ht., IX. 22, 23).

Telle est l’ultime réponse de la théologie au pro blème du mal ; bien loin de s’opposer à l’existence de Dieu, elle la suppose, mais il faut avouer qu’elle n’est accessible qu’aux parfaits : « Sapientiani autem loquimur inter perfectos… Animalis autem homo non perripit ea quæ sunt spiritus Dei, stultitia enim est un et non potest intelligere. i> I Cor., ir, i-i^. De grands contemplatifs comme Angèle de Foligno nous font toucher, si l’on peut dire, la divine réalité de cette réponse, par la manière vivante et vécue dont ils l’expriment. Elevée à un état d’oraison supérieur à tous ceux qu’elle avait connus, la sainte arriva à une telle connaissance de la justice de Dieu et de la rectitude de ses jugements, qu’elle écrivit : « J’aime tous les biens et les nuuix, les bienfaits et les forfaits. Rien ne rompt pour moi Vharmonie. Je suis dans une grande paix, dans une grande vénération des jugements divins… Je ne vois pas mieux la bonté de Dieu dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les damnés. Mais cet abîme ne me fut montré qu’une fois : le souvenir et la joie qu’il m’a laissés sont éternels… L’àme qui, descendue dans l’abîme, a jeté un coup d’œil sur les justices de Dieu, regai’dera désormais toutes créatures comme les servantes de sa gloire. » Le livre des visions et des instructions de la £" Angèle de Foligno. I « p., c. 24. S. Thomas dit de même :

« Pour les saints, la vue de la misère des damnés ne

sera pas sans contribuer à la gloire, ils se réjouiront non point de ces châtiments en eux-mêmes, mais l)arce qu’ils y verront l’ordre de la justice divine et penseront à leur projji’e délivrance. C’est en ce sens qu’il est dit Ps. lvii, 2 : Lætabitur justus cum viderit vindictam. « Quodl. VIII, q. 7, a. i, a. i et Suppl. Summ. TheoL, q. 94. a. 3. — Qu’on médite cette doctrine, et, comme dit Pascal, à propos de la Passion, K on la trouvera si grande, qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas. Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles ; et d’autres qui n’admirent que les spirituelles, comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes dans la sagesse. » Pensées.

2" La seconde objection, contre l’existence de Dieu, mentionnée par S. Thomas au début de son article, est celle des panthéistes. Il suffit d’admettre deux principes : la nature et l’esprit ; on ne voit pas la nécessité d’admettre un principe extrinsèque.

« Quod potest conipleri per pauciora principia, non

fit^per plura. » — On ne peut donc prétendre avec M. HÉBERT (La dernière idole, Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1902) que S. Thomas a ignoré le panthéisme ou n’en a pas tenu compte. Il est certain que S. Thomas a connu les deux formes les plus générales du panthéisme : celle qui fait rentrer le multiple dans l’un, le devenir dans l’être, et qui doit en venir à nier le monde (acosmisme), elle procède de Pakménidk (.l/e<., i, leç. 9 de S. Thomas ; Phys., 1. I, leç. 3, 4, 5 et 14), — et celle qui au contraire ramène tout au devenir et doit en venir à nier Dieu ; c est l’évolutionnisme athée qui procède des principes i)osés par Hkuaclitk (.Vt’/., 1. I, leç. 4). S. Thomas n’a pas été sans voir que le panthéisme, en un sens, n’a januiis existé, tellement il est aljsurde : ou le monde est absorbé par Dieu, et il n’y a plus que Dieu (acosmisme), ou Dieu est absorbé par le monde et n’existe plus (athéisme).

— Voir aussi, contre le panthéisme matérialiste de DAvm DK DixANT : II Sent., dist. 17, (p i, a. i, et Summa TheoL, I « , q. 3, a. 8 : >( Vtrum Deus veniat m compositionem aliorum. » — Contre l’averroisme, qui n’admettait (pi’une seule intelligence pour tous les hommes : P, q. 76, a. 2 (Cajet.) et q. 79, a. 5, ainsi que l’opuscule « De unitate intellectus ».

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Cette objection panthéiste va se solutionner par les preuves qui suivent.

1" Les cinq preuves types. — Leur universalité. Leur ordre. Ce qu’elles entendent prouver.

— Avant d’aborder chacune des preuves classiques, il n’est pas inutile de déterminer leur degré d’universalité, de donner la raison de l’ordre dans lequel les présente S. Thomas, et de préciser ce qu’elles entendent prouver.

Ces cinq arguments sont les arguments types, les plus universels ; tous les autres se peuvent ramener à eux. Les cinq méritent en effet le nom d’arguments métaphysiques ; « ex siimmis inetaphysicæ fontihus sumuiitur », en ce sens que tous peuvent prendre pour point de départ n’importe quel être créé, depuis la pierre jusqu’à l’ange, pour aboutir à cinq prédicats qui ne peuvent appartenir qu’à l’Etre même, Ipsum esse suhsistens, d’où se déduisent tous les attributs de Dieu. Ces cinq preuves sont prises des lois du créé, non pas en tant que sensible, ou en tant que spirituel, mais du créé en tant que créé : tout être créé est mobile, causé, contingent, composé, imparfait et relatif. S. Thomas va choisir de préférence ses exemples dans les effets sensibles, mais il applique les mêmes preuves aux effets spirituels, à l’àme et à ses mouvements intellectuels et volontaires, il le fait ici même, dans la réponse ad 2>"" etl », q. jg, a. 4 ; I* ^i^^, q. 9, a. 4. Suivant l’exemple d’Aristote, tous les traités de métaphysique générale ou d’ontologie consacrés à l’être en tant qu’être, étudient l’opposition de l’être mobile à l’être immobile, de 1 être causé à l’être non causé, de l’être contingent à l’être nécessaire, de l’être composé et imparfait à l’être simple et parfait, de l’être relatif à l’être absolu. Ici S. Thomas considère tout être créé comme i » mobile, 2° causé, 3° contingent, 4" composé et imparfait, 5° multiplicité ordonnée ; par là, il s’élève à l’être, 1° immobile, 2° non causé, 3* nécessaire, /J" simple et parfait, 5" ordonnateur de toutes choses, lequel ne peut être que l’Ipsum esse suhsistens (1^, q. 3, a. 4).

Il importe de remarquer l’ordre dans lequel sont disposés ces arguments et pour leur point de départ et pour leur point d’arrivée.

Comme Dieu est connu « per ea quæ facta sunt », S. Thomas présente d’abord les signes de contingence les plus manifestes dans le monde : ce qui n’était pas et qui tout d’un coup apparaît est évidemment contingent. L’exemple le plus frappant est celui d’un^^)s qui était à l’état de repos et qui est mis en mofevement ; il est évident qu’il n’est pas en mouvement par lui-même. Du mouvement local, on peut passer aiij^nouvement qualitatif (progrès intensif d’une quaBJ|^ : comme la chaleur, la lumière), au mouvement dWcroissement, bien plus à tout fieri quel qu’il soit, même à celui qui existe dans l’intelligence et la volonté et qui se trouve dans tout esprit fini ; une pensée, une volition surgit dans une conscience, auparavant elle n’existait pas, c’est donc qu’elle n’existe pas par soi, et que l’àme ne la possède pas par elle-même. On a prétendu que la première preuve de S. Thomas n’était prise que des mouvements d’ordre physique et particulièrement du mouvement local (tel est le sentiment de M. Cuossat, Dict. de Théologie cathoL, art. Dieu, col. gS/ à 934). En réalité, le mouvement local est seulement donné comme l’exemple le plus frappant dans l’ordre sensible ; il sullit pour s’en convaincre de lire la même preuve, renversée, dans la I « , q. io5, a. 5 : l’trum Dcus opereiur in omni opérante. « Primum agens mo’et secundum ad agendum. Et secundum hoc omnia agunt in virtute ipsius Dei… IJeus mo’et quasi applicando formas et virtutes rerum ad operationem. » Voir aussi

les trois références que nous venons de signaler I^, q. 2, a. 3, ad 2""’ ; I », q. ^9, a. 4 ; I’^ H^*^, q. 9. a. 4, où la preuve par le mouvement est expressément appliquée aux mouvements de l’intelligence et de la A olonté. — Ce premier argument prétend établir l’existence d’une source du devenir, d’un premier moteur immobile, en ce sens qu’il est son activité même et n’a pas besoin d’être prému. — De là se déduira l’actualité pure du premier moteur (la, q. 3, a. 1 et 2), son aséité (ibid., a. 4) » son immutabilité absolue (I*, q. 9, a. I et 2), son éternité (I « , q. 10, a. 2), etc.

S. Thomas pourrait établir a priori que le premier moteur doit être cause etriciente première, source, non plus seulement du des’enir, mais de l’être. Il l’établit a posteriori. Et la seconde voie a pour point de départ, non plus la dépendance du devenir à l’égard de son moteur, mais celle de l’être (qui est au terme du devenir et subsiste après lui) à l’égard des causes efficientes qui non seulement le produisent, mais le conservent. Si l’on veut savoir le véritable sens de cette preuve, il faut lire les deux articles où S. Thomas la reprend en sens inverse, I^, c{.io4, a. i : L’trum creaturae indigeant ut a Deo conserventur in esse (où l’on trouvera la distinction très nette du fieri et de l’esse) et art. 2 : Utrum Deus immédiate omnem creaturam conservet. — Cette preme prétend conclure à une cause première, source de l’être, qui n’ait pas besoin d’être causée ni conservée par une cause supérieure. — De là se déduira l’aséité (1= », q. 3, a. 4), la toute-puissance créatrice (I", q. l’j, a. 3 ; q. 44> a. 1 et 2 ; q. 45, a. 2 et 5), l’immensité, l’ubiquité ( ! =", c[. 8, a. 2), etc.

S. Thomas pourrait établir a priori que le premier moteur et la cause première sont l’être nécessaire, mais il établit a posteriori l’existence de ce dernier par une troisième voie. Cette troisième voie a pour point de départ, non plus la dépendance du devenir ou de l’être à l’égard de leurs causes, mais la possibilité pour l’être causé de ne pas être, en d’autres termes sa contingence. Par là cette preuve est plus générale que les précédentes, elle peut s’appliquer non seulement au devenir, non seulement à l’être cavisé par des êtres créés supérieurs à lui, mais à tout ce qui n’a pas en soi sa raison d’être, à l’être créé le plus élevé. S. Thomas insiste particulièrement sur la contingence sensiblement évidente des êtres corruptibles, mais le point de départ est plus universel :

« quod possihile est non esse pendet a necessario ».

Cette troisième preuve très générale, que toutes les autres précisent, prétend conclure simplement à l’existence d’un être nécessaire, qui existe par soi, a se. De cette aséité on déduira qu’il est l’Etre même (I", q. 3, a. 4). et de là se déduiront toutes les perfections absolues.

La quatrième voie va chercher un signe de contingence dans les dernières profondeurs de l’être créé. Nous nous plaçons ici, dans l’ordre statique, devant des êtres qu’il n’est pas nécessaire d’avoir vus arriver à l’existence, qu’il n’est pas nécessaire non plus de voir se corrompre ; pour déceler leur contingence, nous avons recours à quelque chose de moins révélateur au premier abord, mais de plus profond et de plus universel que le mouvement, la génération ou la corruption, savoir la multiplicité, la composition, l’imperfection. Le multiple, le composé, l’imparfait demandent une cause comme le devenir, et une cause non plus seulement immobile, mais unique, absolument simple et absolument parfaite. — De là on déduira que Dieu n’est pas un corps (1^, q. 3, a. 1), qu’il n’est pas composé d’essence et d’existence, mais qu’il est l’Etre même (I », q. 3, a. 4), qu’il n’est pas dans un genre (I-’, q. 3, a. 5), qu’il est la souveraine bonté (q. 6, a. 2), qu’il est inhni (q. 7, a. 1), qu’il est la suprême vérité (I », q. 16, a. 5), qu’il est invisible 1021

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et incompréhensible (I^ q. 12, a. 4 et 8). — Nous verrons qu’à cette quatrième voie se ramènent la preuve par les vérités éternelles qui conclut à l’existence d’une Vérité suprême, et aussi celles par le désir du bien absolu et par le caractère oblii, ^atoire du bien honnête, qui concluent au Souverain Bien, source de tout bonheur et fondement de tout devoir.

La cinquième preuve précise la précédente, elle a pour point de départ vme multiplicité non pas quelconque, mais une multiplicité ordonnée, l’ordre du monde. Elle prétend conclure à une unité non pas quelconque, mais à une unité de conception, à une intelligence ordonnatrice. Elle peut partir de tout être dans lequel on trouvera une partie ordonnée à une autre, ne fût-ce que l’essence ordonnée à l’existence, l’intelligence ordonnée à son acte (potentia dicitur ad actum). — Par cette cinquième preuve, la cause première dont l’existence est déjà prouvée apparaîtra comme une intelligence suprême. — De cette intelligence considérée comme attribut de l’Etre même (la, q. 14) a- 0’se déduira la Sagesse et la Prescience (I », q. 14 en entier), la Volonté ((j. 19), la Providence ([’, q, 22). — Cette dernière voie, qui est un argument populaire, peut paraître plus simple que la précédente, en réalité elle la suppose, et de toutes c’est peut-être celle qui, en rigueur métaphysique, se ramène le plus difficilement à nos premiers principes rationnels, à cause de sa complexité. C’est probablement pour cette raison que S. Thomas la présente en dernier lieu.

Ainsi donc, d’une façon générale, le contingent (ce qui, par définition, peut exister ou ne pas exister) exige un être nécessaire (3"^ preuve) ; le mouvement, qui est l’incarnation la plus sensible de la contingence, exige un moteur immobile (1" preuve) ; l’être causé exige l’être non causé {"i" preuve) ; le multiple suppose l’un, le composé suppose le simple et l’imparfait le parfait (4^ preuve) ; une multiplicité ordonnée exige une intelligence ordonnatrice (5<^ preuve). — Or l’être nécessaire, premier moteur, première cause, absolument un, simple, parfait, intelligent, est l’être qui répond à l’idée qu’éveille en nous le mot Dieu (définition nominale) ; donc Dieu est.

De chacun des cinq prédicats divins auxquels on va aboutir, on pourra passer à l’être dont l’essence est identique à l’existence et qui pour cette raison est l’Etre même (I « , q. 3, a. 4)- Là s’achèvera vraiment la preuve de V existence de Dieu. Il restera à étudier la nature de Dieu, et Y Ipsum esse suhsistens deviendra le point de départ de la déduction des attributs divins. Nous verrons ainsi, comme l’a établi le Père del Prado, O. P., dans son traité de Verilate fundamentali philosophiæ christianæ (Fribourg-Suisse, 1899-1906), que la vérité suprême, non pas de l’ordre analytique ou d’invention, mais de l’ordre synthétique ou déductif, celle qui répond à nos derniers pourquoi sur Dieu et sur le monde, est : In solo Deo essentia et esse sunl idem, la définition même de Dieu : « Je suis celui qui est. w Ce sera la suprême réi)onse aux dernières questions métaphysiques : pourquoi y a-t-il un seul être incréé, immuable, infini, al)solument parfait, souverainement bon, omniscient, libre de créer, etc. ; pourquoi tous les autres cires ont-ils dû recevoir de Lui tout ce qu’ils sont et doivent-ils attendre de Lui tout ce qu’ils désirent et peuvent être ? Cette proposition

« fn solo Deo essentia et esse sunt idem » sera

ainsi la clef de voûte du traité de Dieu, le terme de la dialectique ascendante qui s’élève à Dieu, le i » oint de départ de la dialectique descendante qui part de Dieu.

2" Pi’euve générale qui englobe toutes les autres. Son principe : le plus ne peut sortir du

moins. Le supérieur seul explique l’inférieur.

— Avant d’exposer chacune de ces cinq preuves-types, nous donnerons une preuve générale qui les englobe toutes et qui, croyons-nous, représente le mieux la démarche essentielle du sens commun lorsqu’il s’élève à Dieu. Le principe de cette preuve générale : « le plus ne sort pas du moins », condense en effet en une seule formule les principes sur lesquels reposent nos cinq preuves-types : le devenir ne peut provenir que de lêtre déterminé, l’être causé que de l’être non causé, le contingent que du nécessaire, l’imparfait, le composé, le multiple que du parfait, du simple, de l’un, l’ordre que d’une intelligence. Les principes des trois premières preuves mettent surtout en relief la dépendance du monde à l’égard d’une cause, les principes des deux dernières insistent sui* la supériorité et la perfection de cette cause ; tous se résument donc en cette formule : « Le plus ne sort pas du moins, le supérieur seul explique l’inférieur. »

Cette preuve généx’ale demandera à être précisée scientifiquement par les cinq autres ; mais tout en restant en elle-même un peu confuse, elle est forte de la force de toutes les autres réunies. En elle nous voyons se réaliser ce que les théologiens enseignent de la connaissance naturelle de Dieu. « Quoique l’existence de Dieu ait besoin d’être démontrée, dit ScHEEBKX (Dogmatique, II, n" 29), il ne s’ensuit point que sa certitude ne soit que le résultat d’une preuve scientifique, réllexe et consciente, fondée sur nos propres recherches ou sur l’enseignement d’autrui, ou que sa certitude dépende de la perfection scientifique de la preuve. Au contraire, la preuve nécessaire à tout homme pour acquérir une pleine certitude est si facile et si claire, qu’on s’aperçoit à peine du procédé logique qu’elle implique, et que les preuves scientifiquement développées, bien loin de donner à l’homme la première certitude de l’existence de Dieu, ne font qu’éclairciret consolider celle qui existe déjà. Déplus, comme la preuve, dans sa forme originelle, se présente en quelque sorte comme une démonstration ad oculos et trouve de l’écho dans les plus profonds replis de la nature raisonnable de l’homme, elle fonde, à ce titre, une conviction plus forte et plus inébranlable que n’importe quelle conviction artificiellement obtenue, et ne peut être ébranlée par aucune objection scientifique. » Ainsi se vérifient les paroles de l’Ecriture, qui accuse les païens non pas d’avoir négligé les études nécessaires pour parvenir à la connaissance de Dieu, mais d’avoir violemment opprimé la vérité divine qui se découvi-e manifestement à l’homme. Itom., i, 18, 11, 14. La négation de Dieu est une offense à la nature, iJ.v-a.ioi ^Ù7ît. Sagesse, xiii, 1. et une offense à la raison : Ps. xiii, « Dixit insipiens in corde suo : non est Deus ».

Cette preuve générale peut être exposée comme il suit :

Nous constatons des êtres et des faits de différents ordres : ordre physique inanimé (les minéraux), ordre de la vie végétative (les plantes), ordre de la vie sensitive (les animaux), ordre de la vie intellecluclle et morale (l’homme). Tous ces êtres naissent et meurent, leur activité a un commencement et un terme ; ils n’existent donc pas par eux-mêmes. Quelle est leur cause ?

S’il y a aujourd’hui des êtres, il faut que dès toujours il y ait eu quelque chose ; « si un seul point du tenq)S rien n’est, éternellement rien ne sera » (e.r nihilo nihil fit, le néant ne peut être raison ou cause de l’être ; principe de causalité). — Et il importe assez peu que la série des êtres corrui)til)les ait eu ou n’ait pas eu de commencement ; si elle est éternelle, elle est éternellement insuffisante : les êtres corrup1023

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tibles du passé étaient aussi indigents que ceux d aujourd’hui et ne se sufllsaient pas plus. Comment l’un quelconque d’entre eux. ne s’expliqnant pas par luimême, pourrait-il explicjuer ceux qui le suivent ? ce serait l’aire sortir le plus du moins. Il l’aut donc un Premier Etre qui ne doive l’existence qu'à lui-même et puisse la donner aux autres (preuve générale par la contingence) (col. lo^i).

S’il y a aujourd’hui des êtres vivants et que la vie soit supérieure à la matière bi-ute, elle n’a pu provenir de cette matière, ce serait faire sortir le plus du moins, ou, ce qui revient au même, l'être du néant. De même que l'êti-e comme être ne peut provenir du néant, l'être vivant ne peut provenir de ce qui est non vivant et inférieur à la vie ; le Premier Etre doit donc avoir la vie (col. io83). Cette conclusion nécessaire acquiert une évidence quasi sensible, si l’on suppose établi par l.a science positive que la série des vivants a eu un commencement.

S’il y a aujourd’hui dans le monde de l’intelligence, de la science ; si l’intelligence est supérieure à la matièi-e brute, à la vie végétative et sensitive, si l’animal le mieux apprivoisé ne parviendra jamais à saisir le principe de raison d'être ou le premier principe de la morale, l’intelligence n’a pu provenir de ces degrés inférieurs de l'être ; il faut que de toute éternité il ait existé un être intelligent. Cet être ne peut avoir une nature intellectuelle contingente comme la nôtre ; ne s’expliquant pas lui-même, comnient pourrait-il expliquer les autres ; c’est dire que le Premier Etre est nécessairement intelligent. S’il n’y avait eu à l’origine que de la matière, qu’un peu de limon, comment la raison humaine, l’esprit de l’homme seraient-ils sortis de ce limon ? « Quelle plus grande absurdité qu’une fatalité matérielle et aveugle, qui aurait produit des êtres intelligents » (Montesquieu) (preuve a contingent ia metttis) (col. io53).

Si les principes rationnels hiérarchisés qui dominent toutes nos intelligences et toute réalité actuelle ou possible sont nécessaires, et par là supérieurs et antéi’iem’s aux intelligences et aux réalités contingentes qu’ils régissent, ils ne peuvent avoir en elles leur fondement ; il faut donc qu’il y ait eu dès toujours une nécessité intelligible ayant puissance dominatrice siu- tout le possible, tout le réel, toute intelligence ; il faut qu’il y ait eu dans l’Intelligence suprême une première et immuable vérité. En d’autres termes, si l’intelligible et ses lois nécessaires sont supérieurs à l’inintelligible et à la contingence, il faut tpie l’intelligible et ses lois aient existé de toute éternité, ils n’ont pu surgir de ce qui ne les contenait en rien (preuve par les vérités éternelles) (col. io55).

Si enfin il y a aujourd’hui dans le monde de la moralité, de la justice, de la charité, s’il y a eu de la sainteté dans le Christ et dans le christianisme, si cette moralité et cette sainteté sont supérieures à ce qui n’est ni moral, ni saint, il faut qu’il y ait eu de toute éternité un être moral, juste, bon et saint. Quelle plus grande absurdité que d’expliquer par une fatalité matérielle et aveugle, l'âme d’un S. Augustin ou d’un S. Vincent de Paul, la plus humble des âmes chrétiennes qui trouve un sens aux paroles du Pater ; le désir de Dieu, de la sainteté absolue peut-il s’expliquer autrement que par Dieu, le relatif autrement que par l’absolu ? (Preuve a contingentia mentis, appliquée à l’activité morale et religieuse.)

Si le premier principe de la morale « il faut faire le bien et éviter le mal ; fais ce que dois, advienne que pourra » s’impose avec non moins d’objectivité et de nécessité que les principes de la raison spéculative, si le bien honnête (bien en soi, supérieur au bien utile et délectable) a droit à être aimé et voulu indépendamment de la satisfaction et des avantages qu’on

en retire, si l'être capable de le vouloir doit le vouloir sous peine de perdre sa raison d'être, si notre conscience promulgue ce droit du bien et ensuite approuve ou condamne sans que nous soyons maîtres d'étoulFer le remords, si en un mot le droit du bien à être aimé et pratiqué domine notre activité morale et celle des sociétés actuelles et possibles, comme le principe d’identité domine tout le réel actuel et possible, il faut qu’il y ait eu de toute éternité de quoi fonder ces droits absolus du bien ; ces droits nécessaires et dominateurs ne peuvent avoir leur raison d'être dans une réalité contingente, et dominée par eux ; supérieurs à tout ce qui n’est pas le Bieii même. ils ne lîeuvent avoir qu’en lui leur fondement (preuve par la loi morale) (col. loGi).

Il faut donc qu’il y ait un Premier Etre qui est à la fois Vie, Intelligence, Vérité suprêmes, Justice et Sainteté parfaites, souverain Bien. — Cette conclusion dérive du principe >< le plus ne peut pas être produit par le moins «. et ce principe n’est autre cju’une formule du principe de causalité que nous avons étudié plus haut '< Quod est non per se, est ah alio quod est per se ». ce qui est sans avoir en soi sa raison d'être a sa raison dans un autre être qui lui est par soi (cf. plus haut, col. 963, la cause perse primo). — L’inférieur (la matière brute, la vie végétative et sensitive), loin de pouvoir expliquer le supérieur (l’intelligence), ne s’explique que par lui : l'élément matériel le plus simple, l’atome, le cristal, bien loin de j^ouvoir être le principe des choses, ne s’explique que par une idée de type ou de fin, il y a en lui une raison d'être, que seule une intelligence a pu concevoir et lui donner. Les sciences physiques, si elles ont une valeur objective, retrouvent cette raison d'être, mais ne la créent pas (preuve par les causes finales) (col. io63).

Cette preuve générale nous montre l’absurdité de lévolutionnisme matérialiste. Cette hypothèse est en efl’et antiscientifique et antiphilosophique. — Antiscientifique : elle suppose l’homogénéité de tous les phénomènes, depuis les phénomènes physico-chimiques jusqu’aux actes les plus éleAés de la contemplation philosophique et religieuse ; or rien dans la science ne témoigne en faveur decette homogénéité ; bien au contraire, comme le disait Dubois-Reymond, dans « Les Limites de lascience », il est pour la science positive sept énigmes : ila nature de la matièi-e et de la force, 2" l’origine du mouvement, 3° la première apparition de la vie, 4° lafinalité appai-ente de la nature, 5° l’apparition de la sensation et de la conscience, D° l’origine de la raison et du langage, ^"^ le libre arbitre. — L'évolutionnisme matérialiste est en outre antiphilosophique : la matière, sirichequ’on la fasse, de quelques qualités qu’on la dote, reste toujours, par définition, aveugle nécessité ou aveugle contingence (absence d’intelligence) ; comment l’intelligence, qui lui est supérieure, pourrait-elle en provenir ? les lois physico-chimiciues, bien loindepouvoir expliquer l’intelligence, ne sont explicables que par elle.

Cette preuve générale contient aussi une réfutation au moins virtuelle du panthéisme idéaliste. Le Premier Etre requis est indépendant de tout ce qui n’est pas lui ; il est aussi intelligence et Aolonté, or ces trois notes constituent la personnalité. Nous ne pouvons par ailleurs être conçus comme ses modes ou ses accidents, car si le plus ne peut sortir du moins, le principe des choses doit être dès toujours en acte de tout ce qu’il peut être, il doit posséder de toute éternité la plénitude d'être, d’intelligence, de vérité, de bonté qu’il peut avoir. Rien ne peut lui être ajouté, il ne peut y avoir en lui devenir, puisque le devenir suppose, à son origine, privation (col. 1028 et io52).

Quelques évolutionnistes, comme Stuart Mill (cf. plus haut, col. 971) ; ^^ reculent pas devant cette afllr1025

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mation que le plus sort du moins, Têtre tlu néant, l’esprit de la matière. Hegel ne fait pas non plus de iliiriculté pour l’admettre, puisque pour lui le principe de contradiction est sans portée objective, l’être et le non être sont identiques.

De nombreux positivistes, comme H.eckel, s’inclinent devant le principe que le plus ne sort pas du moins, mais ils nient la supériorité de la vie, de la sensation, de la pensée, qui ne sont pour eux que la résultante des forces physiques convenablement combinées. La matière primitive, en ellet, disent-ils, n’est pas seulement la matière pondérable inerte et passive, c’est aussi l’éther, matière impondcraJjle, éternellement en mouvement. L’atome, qui se porte vers un autre atome, n’est pas sans posséder un rudiment de sentiment et d’inclination, c’est-à-dire un conimencement d’àme. Il en faut dire autant des molécules, qui sont composées de deux ou plusieurs atomes, ainsi que des composés de plus en plus complexes de ces molécules. Le mode de ces combinaisons est purement mécanique ; mais en vertu du mécanisme même, l’élément psycliique des choses se complique et se diversilie avec leurs éléments matériels. Cf. iï.ECKEL, Les Enigmes de l’L’nn-ers, c. xii, et la critique de ce système par E. BouTuoux, Science l’t Religion, p. iSg. De ce point de vue la contemplation philosophique ou religieuse n’est pas d’ordre supérieur aux fonctions du foie ou des reins. Ces positivistes-matérialistes sont encore réduits à dire que l’harmonie des lois de la nature n’a aucune cause intelligente, qu’elle est l’elFet du hasard ou d’une nécessité aveugle. Ils ont allégué en faveur de leur thèse les principes de la physique moderne, particulièrement le principe de la conservation de la force, dont l’énoncé vulgaire est que « rien ne se perd, rien ne se crée)>. Si rien ne se perd ni ne se crée, l’être vivant, l’être pensant ne peuvent que dépenser et restituer strictement les énergies motrices reçues du dehors, non seulement sans rien ajouter en quantité, mais même sans en modifier, de leur spontanéité propre, les directions fatales, car pour changer la direction d’une force il faut une force, et il ne s’en crée point ; la somme de force universelle est donnée, soit de toute éternité, soit dès l’origine des choses. La vie intellectuelle et morale n’est qu’un reflet de la vie physique. Cf. art. Ame.

Dans sa thèse sur la Contingence des lois de la nature (iS-j^) » M. E. BouTRoux répondit à cette objection en montrant que la conservation de la force, bien loin de pouvoir être alléguée comme une nécessité primordiale et universelle qui expliquerait tout le reste, n’est elle-même qu’une loi contingente et partielle, qui a besoin d’une cause. Contingente : « Les lois physiques et chimiques les plus élémentaires et le^ plus générales énoncent des rapports entre des dioses tellement hétérogènes, qu’il est impossible de dire que le conséquent soit proi)ortionnel à l’antécédent et en résulte, à ce titre, comme l’elfet résulte de sa cause… Il n’y a là pour nous que des liaisons données dans l’expérience, et contingentes comme idle… La quantité d’action physirpie peut augmenter ou diminuer dans l’univers ou dans des portions de l’univers. » (S’édit., p. 74.) Cette loi de la conservation de la force n’est pas une vérité nécessaire, une loi suprême à laquelle la nature serait enchaînée ; conlingenle, elle a besoin d’une cause. Fàl-elle d’ailleurs une loi nécessaire comme le principe de contradiction, elle n’expliquerait pas l’existence même de la nature, l’existence des êtres dans lesquels elle se réalise et qui peuvent être conçus comme n’existant pas. — De plus, ce n’est qu’une loi partielle, l’homme la constate dans un ordre déterminé, dans le domaine de la piiysique et de la chimie, et même

dans ce monde inorganique la vérification n’est-elle qu’approximative. « Gomment prouver que nulle part les phénomènes physiques ne sont détournés du cours ([ui leur est propre par une intervention supérieure’.’» (BouTuoux, ibid., p. 85.) La loi n’est vraie que d’un système clos, soustrait à toute action extérieure, en lui la somme de l’énergie potentielle et do l’énergie actuelle demeure constante ; mais comment prouver que l’univers physique est un système clos ? (Col. io33 et art. Déteumi.xisme.) — Dans le domaine biologique, la vérification de cette loi est impassible,

« il faudrait pouvoir mesurer un nombre infiniment

grand d’infiniment petits » (Rabiek, Psychologie, p. b’i'à). — Quant à étendre cette loi au monde de l’esprit, c’est une hypothèse, non seulement invérifiable, mais absolument gratuite. « Non seulement il n’est pas nécessaire que le monde de l’esprit soit régi par les mêmes lois que le monde du corps, mais il serait bien extraordinaire qu’étant de nature dilTérente, il n’eût pas ses lois propres, s (Mgr d’Hulst, Confér. de Notre-Dame, ’891, p. 396.)

La même thèse sur la Contingence des lois établissait également qu’il n’est point de nécessité inhérente aux forces physico-chimiques, en vertu de laquelle elles doivent produire cette combinaison qui a pour résultat la vie, la sensation, l’intelligence. Contingente, la réalisation de ces formes supérieures ; elh^ exige donc une cause et une cause différente des lois physico-chimiques. L’univers se présente sous l’as[)ect d’une hiérarchie de natures, dont les degrés supérieurs ne peuvent être conçus comme une simple production ou promotion de l’inférieur. Ainsi se confirme la preuve générale traditionnelle qui n’a rien perdu de sa valeur.

Les cinq preuves types de S. Thomas vont maintenant préciser et défendre scientifiquement, c’est-à-dire ici métaphysiquement, cette preuve générale.

3^^ Pï’euve par le mouvement. — A. La preuve.

— B. Objections. — C. Conséquences de la preuve.

A. La Preuve. — Nous exposerons d’abord cette preuve dans toute sa généralité, en partant du mouvement comme mouvement ( « ), nous l’appliquerons ensuite au mouvement physique (b), puis au mouvement spirituel (t). (Sur cette preuve, voir Aristote, Physique, 1. VII ; Comm. de S. Thomas, leç. i, 2 ; l. VIU, leç. 9, 12, 13, 23. Jean de S. Thomas, Cursus philosophicus ; Philosophiæ naturulis, q. i ! , a. 3, et Cursus Théologiens in 1’"', q. 2, a. 3.)

u. — Prise dans toute son universalité, cette preuve prétend établir l’existence d’un être immobile à tout point de vue et par là même incréé, car pour tout être créé, il y a au moins le passage du non-être à l’être, qui s’oppose à l’immutabilité absolue.

Le point de départ est l’existence du mouvement ou de la mutation, sans préciser mutation substantielle ou accidentelle, mouvement spirituel ou sensible, mouvement local, ipialitatif ou d’accroissement. U n’est pas nécessaire non i)Ius de supposer contre le panthéisme une pluralité de substances distinctes. Il suffit d’admettre l’existence d’un mouvement quelconque cl de l’étudier comme mouvement. Cette existence s’impose à l’expérience externe et interne ; si ZÉNO.v a montré l’impossibilité du mouvement, c’est seulement dans l’hypothèse gratuite et fausse que le continu est composé d indivisibles. Cf. Arist., Phys., 1. "VI ; sur la réfutation de Zenon par Aristote, cf. Bau-DiN, >i L’acte et la puissance », Revue Thomiste, 1899, p. 287-293.

De ce point de départ, on s’élève à un être absoh : ment immobile, à l’aide de deux principes : i" Tout ce qui est mû est mû par un autre ; 2° on ne peut

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remonter à l’infini dans la série des moteurs actuellement et essentiellement subordonnés. Il faut donc s’arrêter à un premier moteiu" qvii ne soit mù lui-même d’aucun genre de mouvement.

La première proposition « Tout ce qui est mù est ma par un autre » est fondée sur la nature du mouvement ou du devenir. Comme nous l’avons montré plus haut (col. 986 et 996) le devenir est l’absence même d’identité, c’est une union successive du divers (ex. : ce qui est ici est ensuite là, ce qui est blanc devient gris, l’intelligence ignorante acquiert peu à peu des connaissances, devient plus ijerspicace, etc.). Cette union successiA’e du divers ne peut être inconditionnelle, le nier ce serait nier le principe d’identité et dire que des éléments de soi divers peuvent de soi être quelque chose d’un, que l’ignorance qui, de soi, n’est pas la science, ni unie à la science, ni suiA’ie de la science, peut, de soi, en être suivie. Dire que le dcvcnir est à lui-même sa raison, c’est mettre la contradiction au j)rincipe de tout (cf. col. 987).

Si nous étudions plus profondément le devenir, nous voyons non seulement qu’il n’est pas inconditionné, mais qu’il requiert une cause déterminée ou en SLCte. En effet, si l’on considère ce qui devient, on est obligé de dire qu’il n’est pas encore ce qu’il sera (ex ente non fit ens, quia jam est ens), et qu’il n’est pas non plus le néant absolu de ce qu’il sera (ex nihilo nihil fit), il faut au moins qu’il puisse être ce qu’il sera ; ex. : cela seul sera mû localement qui est suscei> tible de se mouvoir ; sera chauffé, éclairé, aimanté, qui est susceptible de l’être ; l’enfant qui ne sait encore rien peut savoir, et par là diffère réellement de l’animal ; cela seul enfin sera réalisé qui est capable d’exister et ne répugne pas dans les termes (en ce dernier cas une puissance réelle n’est pas requise, mais il faut une possibilité). Le devenir est donc le passage de la puissance à l’acte, de l’indétermination à la détermination. Mais ce passage, qui n’a pas en soi sa raison, qui n’est pas inconditionné (la puissance n’est pas par soi en acte, l’union inconditionnée du divers est impossible), a besoin d’une raison d’être extrinsèque et d’une raison d’êti-e extrinsèque actualisatrice ou réalisatrice. C’est ce que nous avons aiipelé la cause efficiente (cf. plus haut col. ggo), et nous avons montré la nécessité et la double valeur objective et transcendante du principe de causalité (cf. col. 993 et 1010). Cette raison d’être réalisatrice, pour réaliser doit être réelle, pour actualiser doit être actuelle, pour déterminer doit être déterminée, c’est-à-dire qu’elle doit avoir en acte ce que le devenir n a encore qu’en puissance ; le nier, c’est dire que le plus sort du moins, ou, ce ([ui revient au même, que l’être sort du néant. C’est ce que S. Thomas exprime par la formule « yihil movetur, nisi secundum quod est in potentia ad illud ad quod movetur ; mos’et autem aliqaid, secundum quod est actu ».

Si maintenant il est impossible qu’un même être soit en même temps en puissance (indéterminé) et en acte (déterminé) sous le même rapport ; il est également impossible qu’un même être soit sous le même rapport moteur et mù ; si donc il est en mouvement, il est mù pai’un autre être, à moins qu’il ne soit en mou’ement que sous un rapport, dans une de ses parties, et alors il peut être mù par une autre de ses parties ; c’est ce qui a lieu dans le vivant et à plus forte raison dans l’être sentant et dans l’être intelligent. Mais cette partie motrice, à son tour, étant sujet d’un mouvement d’un autre ordre, demande un moteur extrinsèque ; par où l’on voit que tout êire est mù par un autre.

La seconde proposition « On ne peut remontera l’infini dans la série des moteurs actuellement et essentiell &ment subordonnés » repose sur la notion même

de causalité et nullement sur l’impossibilité d’une multitude infinie et innombrable. Avec Auistote, S. Thomas, Leibniz, Kant, nous ne voyons pas qu’une série infinie de moteurs accidentellement subordonnés dans le passé soit contradictoire, on ne peut démontrer que la série des générations animales ou des transformations de l’énergie a eu un commencement au lieu d’exister ab aeterno (cf. I », q. 46, voir plus haut, col. 965). Ce qui répugne, c’est qu’un mouvement existant en fait puisse avoir sa raison suffisante, sa raison d’être actualisatrice dans une série de moteurs qui ne compterait que des moteurs mus ; si tous les moteurs reçoivent l’influx qu’ils transniettent, s’il n’y en a pas un premier qui donne sans recevoir, le mouvement n’aura jamais lieu, car il n’aura jamais de cause. « Multipliez les causes intermédiaires jusqu’à l’infini, ^ ous compliquez l’instrument, Aous ne fabriquez pas une cause ; vous allongez le canal, vous ne faites pas une source. Si la source n’existe pas, l’intermédiaire reste impuissant, et le résultat ne saua*ait se produire, ou plutôt il n’y aura ni intermédiaire, ni résultat, c’est-à-dire que tout disparait. » Sertillaxges, Les Sources de la croyance en Dieu, édit. in-8’^ p. 65. — Vouloir se passer de la source, c’est dire qu’une montre peut marcher sans ressort, pourvu qu’elle ait une infinité de roues, « qu’un pinceau peut peindre tout seul pourvu qu’il ait un très long manche ». C’est en venir à nier notre première proposition, c’est dire que le devenir est à lui-même sa raison, que l’union inconditionnelle du divers est possible, que le plus sort du moins, l’être du néant, que ce qui n’est pas par soi n’a pas besoin de se rattacher à ce qui est par soi.

Mais il ne saurait y avoir nécessité de s’arrêter dans la série des moteurs passés, puisqu’ils n’exercent pas d’influence sur le mouvement actuel qui est à expliquer ; ce sont des causes per accidens (cf. plus haut, col. 962). Le principe de raison sufiisante ne peut obliger à terminer cette série de causes accidentelles, mais seulement à en sortir, pour s’élever à un moteur d’un autre ordre, non prémù, et en ce sens immobile, non pas de cette immobilité delà puissance qui est antérieure au mouvement, mais de cette immobilité de l’acte qui n’a pas besoin de devenir parce qu’il est déjà. (Immotus se permanens.)

Par ces deux principes appliqués à un mouvement quelconque, on s’élève à un premier moteur qui n’est mû lui-même d’aucune espèce de mous’ement. Il faut bien remarquer que le mouvement physique, non pas en tant que mouvement, mais en tant que physique, n’exige qu’un moteur immobile au point de vue physique, par exemple une àme du monde ; mais cette àme elle-même est-elle sujet d’un mouvement spirituel, y a-t-il en elle un devenir ? Celte apparition de quelque chose de nouvcau, ce fieri suppose une puissance active qui n’était pas son actÏAité, qui même n’agissait pas, mais qui seulement pouvait agir ; il a donc fallu pour la réduire à l’acte un moteur supérieur. Si ce moteur lui-même est mù, la question se repose ; il faut en fin de conqjte, en s’élevant dans la série des moteurs essentiellement subordonnés, aboutir à un premier qui agisse jiar soi, qui puisse rendre compte de l’être même de son action. Mais celui-là seul peut rendre compte de l’être de son action qui de soi la possède non seulement en puissance mais en acte, qui par conséquent est son action même, son activité même. Un pareil moteur c : il absolument immobile, en ce sens qu il a déjà par soi ce que les autres acquièrent par le mouvement ; il est par conséquent essentiellement distinct de tous les êtres mobiles, corps ou esprits. C’est la première réfutation du panthéisme :

« Beus cum sit… gmxino ingommutabilis, 

prædicandus est re et essentia a mundo distinctus », 1029

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dit le Concile du Vatican, sess. ni, c. i. Le premier moteur étant essentiellement immobile, supérieur au mouvement, est nécessairement distinct du monde corporel ou spirituel cpii, lui, est essentiellement changeant.

Bien plus, un pareil moteur doit exister par soi : cela seul peut agir par soi qui est par soi, operari sequitur esse et modus operandi modum essendi ; en d’autres termes, poiu- rendre compte par soi-même de l’être de son action, il faut avoir l’être par soi (la, q. 3. a. 1 et 2 ; q. 54, a. i et 2). Et enfin ce cpii est par soi doit être à l’être comme A est A (I^, q. 3, a. 4). Jpsnm esse stibsistens, pur être, pur acte, identité pure, opposée à l’absence d’identité qui est dans tout lieri ; ce dernier point sera d’ailleurs établi expressément a posteriori par la quatrième preuve.

Le principe d’identité apparaît dès maintenant, non plus seulement comme la loi suprême de la pensée, mais comme la loi suprême du réel. L’identité ici établie est celle d’immutabilité, la quatrième preuve établira celle plus profonde de simplicité.

b. — Pour soutenir l’imagination, on peut présenter la preuve par le mouA einent en prenant l’exemple de causes subordonnées donné par M. Sertillanges (Sources de la croyance en Dieu, p. 65) : « Un matelot porte une ancre à bord, le navire porte le matelot, le flot le naWre, la terre le flot, le soleil la terre, un centre inconnu le soleil. Mais après ?… On ne peut aller ainsi à l’infini dans la série des causes actuellement subordonnées. » Il faut une cause efficiente première, existant actuellement, d’où découle l’efficacité des autres. Inutile de remonter dans le passé la série des transformations de l’énergie qui a précédé l’état actuel de notre système solaire et de l’univers entier ; ces formes antérieures de l’énergie ne sont plus causes, elles étaient d’ailleurs transitoires et aussi indigentes que les formes actuelles, elles ont autant besoin d’explication ; si leur série est éternelle, elle est éternellement insuflisante. Il faut nécessairement admettre l’existence d’une cause non transitoire, immola in se permanens, non pas au connuencement de cette série, mais au-dessus, sorte de foyer permanent d’où s’échappe la vie de l’univers, source de tout devenir. Cette cause toute suflisante ne saurait être la matière, même si, avec les dynamistes, on la suppose douée d’énergie, de forces primitives essentielles. Ici en effet se pose une question, non pas physique, mais métaphysique. La physique, science particulière, considère la cause du mouvement en fonction du mouvement, il reste à considérer cette cause du point de vue métaphysique, en fonction de l’être. La question qui subsiste alors est la suivante : cette matière douée ti énergie est-elle un agent qui puisse rendre compte par lui-même de l’être de son action, c’est-à-dire un agent dont la puissance d’agir soit son activité même, per se primo a^ens.’(^, q. 3, a. 2, 3=* ratio, et q. 54, a i.) Impossible, car, nous venons de le voir, un pareil agent ne peut être sujet d’aucun devenir, et la matière est ce sujet par excellence.

c. — On peut prendre un autre exemple dans les mouvements spirituels, comme le fait S. Thomas I* II’», q.9, a. 4 al). « l’irumvoluntas moveatur aliquo e.rteriori principio. m Notre volonté commence à vouloir certaines clioses qu’auparavant elle ne voulait pas ; à la vérité elle se meut elle-même, in quantum per hoc quod vult finem, reducit seipsam ad s’olendum ea quæ sunl ad jinem : nous voulons ^oir le médecin pour guérir (cause finale), et voulant guérir nous décidons a|)rès dclibcralion de voir le médecin (cause efficiente) ; nuiis la volonté n’a pas toujours été un acte de ce vouloir supérieur de la fin, elle a commencé à vouloir la guérison parce que c’est un bien, mais ce vouloir actuel du bien est encore un acte distinct de la faculté

volilive ; notre Aolonté n’est pas un acte éternel d’amour du bien, de soi elle ne contient son premier acte qu’en puissance, quand il apparaît il est en elle quelque chose de nouveau, un devenir. Pour trouver la raison d’être réalisatrice de ce devenir et de l’èti^e même de cet acte, il faut remonter à un moteur supérieur qui soit son activité même, qui agisse par soi, et par conséquent qui existepar soi, qui soit l’Etre même. Seul l’Etre même peut rendre compte de l’être d’un devenir cpii n’est pas par soi. « Inde necesse est punere, quod in primuni mot uni s’oluntatis voluntas prodeat ex instinctu alicujus exterioris mosentis, ut Aristoteles concludit in Eth. Eudem. VII, c. 14. » I* 11*^, q. 9, a. 4-De même S. Thomas se demande, dans la I », q. 82, a. 4>ad. 3 si tout acte intellectuel suppose un acte de volonté appliquant l’intelligence à considérer. Il répond : « -Vo/i oportet procedere in infinitum, sed staturin intellectu, sicut in primo. Omnemenim’oluntalis mofum necesse est quod præcedat apprehensio, sed nonomnem apprehensionem præcedit motus volantatis : sed principium considerandi et intelligendi est aliquod intellecti-um principium altius intellectu nostro, quod est Deus, ut etiam Arislot. dicit in VII Ethic. Eudem : c. 14. Et per hune modum ostendit quod non est procedere in infînitum. » Voir aussi I^. q. 2, a. 3, ad 2"™ ; q. ^9, a. 4 ; q- loS, a. 5.

B. Objections. — Cette preuve a soulevé de nombreuses objections. Nous verrons d’abord celles qui portent contre la première proposition « quidquid mo’etur ab alio moie/f/r », cesont les plus importantes (rt). Nous examinerons ensuite celles qui nient la nécessité de s’arrêter à un premier dans la série des moteurs actuellement subordonnés (/>), et celles enfin qui portent directement contre notre conclusion et prétendent établir la répugnance intrinsèque d’un moteur immobile, ou la non identification de ce moteur avec le vrai Dieu (c).

a. — Le principe quidquid moetur ab alio moetur est contesté, pour ce qui est du mouvement physique, par nombre de physiciens modernes, mécanistes ( « ) ou dynamistes (î) ; pour ce qui est du mouvement spirituel, par quelques scolastiques, comme Suarez (y). Aujourd’hui, selon certains partisans de la philosophie du devenir, tels que M. Le Roy, cet axiome tirerait sa lucidité apparente d’une image spatiale et reposerait sur le postulat Imaginatif de la distinction substantielle des corps (ô).

Dans l’ordre pliysique, ce principe a soulevé des objections très différentes chez les mécanistes (a), chez les dynamistes (î).

c. — Pour les mécanistes qui procèdent de Descartes, et dans l’^jntiquité de Démocrite, le mouvement (ils entendent le mouvement local, le seul qu’ils admettent ) est une réalité distincte de l’étentlue, et, qui, restant toujours la même, enveloppe la matière étendue et passe d’un corps dans un autre. — Pour Démocrite, c’est un absolu connue la matière ; pour Descartes, Dieu à l’origine a versé une quantité inaugmentable de mouvement dans les choses, et le conserve comme il conserve les choses. Celte conception de uuthémalicien, qui rejette la question des rapports du uioun cmcnt avec l’être, celle par conséquent de l’origine du mouvement, pour ne considérer que ses transformations, est passée dans la physique moderne. Descaries en a très explicitement déduit le principe d’inertie : « Si une partie de matière est en repos, elle ne couuuence point à se mouvoir de soi ; mais lorsqu’elle a commencé une fois de se nu)Uvoir, nous n’avons aussi aucune raison de penser qu’elle doive jamais cesser de se mouvoir de même force pendant qu’elle ne rencontre rien qui retarde ou arrête son mouvement. » Principes, 11, 5’^ ; le Monde, Yll, Descartes ajoute même : « Tout corps qui se meut 103 i

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tend à continuer son mouvement en ligne droite. » Principes, II, 89 ; Le Monde, U. Ce principe, admis a priori par Descarte ?, avait été donné par Galilée comme enseigné par l’expérience ; Newtox, Laplace, Poisson crurent à sa valeur absolue ; on le considère aujourd’hui comme une hypothèse suggérée par les faits mais qui ne saurait être vérifiée par eux (cf. H. PoiNCARÉ, La Science et l’Hypotlièse, p. 112, 161). De sa conception du mouvement, Descartes déduit aussi ce qu’on appelle aujourd’hui le principe de la conservation de l'énergie. « Il est impossible que le mouvcment cesse jamais, ou même qu’il change autrement que de sujet » ; s’il disparait sous une forme, il reparait sous une autre. Principes, II, 36 (cf. E. Naville, l.a Physique moderne, 2' édit.. iSyo, p. 86, 8^). Robert Mayer, le fondateur de la thermodynamique, dira : « L'énergie totale d’un système de corps soustrait à toute action extérieure (somme de son énergie actuelle et potentielle) demeure constante. >< De ce point de vue, un mobile n’a plus besoin d’un moteur actuel pendant qu’il se meut, il en a eu besoin seulement pour passer de l'état de repos à ce qu’on appelle depuis Descartes l'état de moin’enient. — Par le mouvement local, un corps n’acquerrait rien, il ne passerait pas de la puissance à l’acte, il changerait seulement de position.

Considérant comme acquise à la science cette notion nouvelle du mouvement local, le P. Bulliot, au Congrès catholique de Bruxelles, en 1894, a proposé de donner pour point de départ à la preuve par le mouvement, non plus le mouvement même, mais le passage du repos au mouvement (cf. Iie<, nie Tliomiste, 1894, p. 578).

On lui a justement répondu : ce n’est plus alors la preuve par le mouvement, mais celle par la contingence ; dans cette hypothèse, le mouvement a besoin seulement, comme les réalités stables et permanentes, d’une cause conservatrice et non plus d un premier moteur. — Il s’en faut de beaucoup d’ailleurs que la notion cartésienne du mouvement s’impose, soit au point de vue philosophique, soit au point de vue scientifique ; et s’imposàt-elle pour le mouvement local, notre preuve pourrait encore s’appuyer sur les mouvements qualitatifs ou d’accroissement.

— Au point de Aue philosophique, on ne peut admettre que le mouvement, restant numériquement le même, passe d’un sujet dans un autre, on ne peut admettre davantage que l'énergie soit une même réalité qui passe, en revêtant dilTérentes formes, d’un sujet dans un autre. C’est là une manière dont V imagination du savant peut se représenter les phénomènes dont iln’aqu'à déterminer lesrapports constants, ce ne peut être une conception prétendant exprimer la nature intrinsèque des réalités. Cette conception est alFaire de métaphysique et non plus de science positive ; et du point de vue métaphysique ou de Vétre, '< il est faux que le mouvement local ou la chaleur soient quelque chose en dehors du corps qu’ils affectent. Le mouvement et la chaleur sont des accidents inconcevables en dehors d’un sujet : c’est le sujetqui leur donne d'être quelque chose ; et ils sont ce mouvement et cette chaleur parce qu’ils sont le mouvement ou la chaleur de ce sujet. AfTirnier que le mouvement est quelque chose qui, restant ce qu^il est, peut passer d’un corps dans un autre corps, c’est alfirmer une contradiction. Le mouvement d’un corps ne passe pas, il ne se communique pas, il communi((ue un mouvement à un autre corps ; la chaleur ne circule pas, elle produit la chaleur dans un rayon donné ». P. Lacome, a Théories Physiques », Rcue Thomiste, 18g/5, p. 96. Voir ce même article sur les autres dilHcultés qui proviennent de cette notion cartésienne du mouvement local, et sur la distinction

de ce dernier et du mouvement qualitatif (ex. : intensité croissante de la chaleur).

Cette notion cartésienne du mouvement local se heurte à d’autres impossibilités métaphysiques. On ne peut parler d'état de mou’ement : le mouvement, étant essentiellement un changement, est le contraire d’un état, qui implique la stabilité. Il n’y a pas moins de changement dans le passage de telle position à lelleautreaucours du mouvement, que danslejjassage du repos au mouvement lui-même ; si donc ce premier changement demande une cause, les suivants en demandent une au même titre. Nier que le changement qui a lieu au cours du mouvement ait besoin d’une cause, c’est être amené à nier le principe d’identité ou de non-contradiction. En effet, ce changement de position est union successive du divers (des positions A. B. C…) ; or dire que l’union inconditionnelle du divers est possible, c’est dire que des éléræntsdesoi divers peuvent de soi ètrequelque chose d’un, que des éléments qui de soi ne sont pas unis peuvent de soi être unis et se suivre. Ce qui est la négation du principe de non-contradiction. Cette négation généralisée, érigée en principe suprême, est le panthéisme évolutionniste à forme héracliléenne, hégélienne, ou bergsonienne (col. gSo et 95 1) dans lequel le devenir est à lui-même sa raison. Toutes conceptions qui refusent comme Descartes d'étudier le devenir en fonction de l'être qui seul est intelligible par soi, et ne l'étudient qu’en fonction du repos. Le repos peut être inférieur au devenir, savoir le repos du terme a quo. point de départ du mouvement ; l'être est toujours supérieur au devenir, ce qui est est toujours plus que ce qui devient et n’est pas encore. L'être est cause elliciente et finale du devenir, tandis qu’il n’exige luimême ni cause elliciente, ni cause finale. — La mécanique, qui considère le mouvement comme local, peut bien l'étudier en fonction du repos ; la métaphysique C{ui considère le mouvement local, comme mouvement, comme devenir, doit l'étudier en fonction de l'être, son objet formel.

Autre impossibilité philosophique cjui dérive de la précédente : une impulsion finie et minima pourrait produire un effet infini, c’est-à-dire un mouvement perpétuel, dans lequel il y aurait toujours du nous-eau. une perpétuelle absence d’identité. Abistote voyait plus juste lorsqu’il exigeait une puissance infinie pour mouvoir pendant un temps infini. Cf. Physique, 1. "VIII, Comm. de S. Th., leç. 21, et opuscule de Cajetan, Z>e Dei gloriosi infinitate intensiva.

Il faut avouer que la notion aristotélicienne du mouvenient, qui s’applique sans difficulté au mouvement qualitatif ou d’accroissement, n’est pas facilement conciliable au premier abord avec le mouvement des projectiles qui continue après l’impulsion. Cf. Physique, 1. VII, leç. 3 ; 1. VIII, leç. 22, « An projectorum motus continui esse saleant ». Aristote n’a pas donné de ce fait une explication satisfaisante (l’air qui se replie derrière leprojectile), de nombreux scolastiques et des thomistes comme Goudix, Physica, I p., disp. 3, q. I, a. 6, ont admis que l’impulsion initiale peut engendrer dans le projectile un impetus capable de servir de moteur. Cette explication paraît sauegarder le principe universel « quidqu ; d movetur ah alio mos-etur » ; en effet, comme ledit Goudin, « le projectile qui a reçu l’impulsion n’est pas en même temps en puissance et en acte sous le même rapport, il a en acte cet impetus. mais il est en puissance par rapport à la position vers laquelle il tend ». Cette notion d’impetus, qui trouve en celle de force tife sa représentation mathématique, paraît être appelée à jouer un rôle essentiel dans la métaphysique du mouvement loccil, qui s’efforcera de concilier le principe 103. DIEU

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d’inertie avec le principe rationnel « pas de changement sans cause ».

Le principe d’inertie, en tant qu’il affirme qu’un mouvement communiqué continue sans cause, ne peut d’ailleurs être vérilié par l’expérience. Comme le montre M. H. Poincaké, La Science et l’IIvpotlièse, p. 112 a iig, ce principe n’est ni une vérité a priori (susceptible d’être déduite du principe de raison suffisante), ni une vérité démontrée expérimentalement, comme le croyait Newton. « A-t-on jamais expérimenté sur des corps soustraits à l’action de toute force, et si on l’a fait, comment a-t-on su que ces corps n’étaient soumis à aucune force ? » C’est une hypothèse suggérée par quelques faits iiarticuliers (projectiles) et « étendue sans crainte aux cas les plus généraux (en astronomie par exemple), parce que nous savons que dans ces cas généraux l’expérience ne peut plus ni la confirmer, ni la contredire » (ihicl., p. 119). — On a fait la même remarque au sujet du principe de la conservation de l’énergie :

« Dans un système de corps soustrait à toute action

extérieure, l’énergie totale de ce sj’stème demeure constante. » On n’a jamais pu soustraire un système de corps à des actions invisibles, comme le serait celle de Dieu et de la liberté. Cf. Boctroux, « I)e la contingence des lois de la nature i>, 3’éd., p.’j4. 85 ; De Muxnynck, « La Conservation de l’énergie et la liberté morale » ; lies’. Tlwmiste, 1897, p. 1 1 5, et ici, art.DKTKRMixisMK ; et surtout on n’a pas montré et l’on ne montrera jamais que l’univers entier est un système clos. Cf. E. Naville, La Physique moderne, 2" éd., p. 35-42.

Nous maintenons donc que la définition aristotélicienne du devenir, passage de la puissance à l’acte, s’applique au mouvement local, comme aux autres mouvements physiques (qualitatifs ou d’accroissement ) ; en d’autres termes : le mouvement local n’est pas plus un état que les autres mouvcments, c’est un deenir. Dès lors la preuve de l’existence de Dieu peut le prendre pour point de départ.

Contre ceux qui refuseraient de voir dans le mou^ement local un devenir, on pourrait, il est vrai, argumenter, comme le veut le P. Bulliot, en prenant Ijour point de départ le passage du repos au mouvement, et dire avec Paul Jaxet (Le Matérialisme contemporain, p. 51) : si les corps sont inditTérents au repos comme au mouvement, il faut une raison pour expliquer comment ils son t plutôt en mouvement qu’en repos, et il faut une cause autre que les corps. Bien plus, on peut tirer de là une preuve de la contingence des corps : si les corps sont indifférents au repos et au mouvement, comme ils ne peuvent exister qu’à l’un des deux étals, il faut conclure qu’ils n’ont pas en soi la raison de leur existence et demandent une cause extrinsèque.

Si l’on prétend expliquer le mouvement local par une autre forme de l’énergie, comme la chaleur, ce ne sera que rectiler la question, cette forme antérieure de l’énergie n’est pas numériquement la même réalité qui subsiste dans le mouvenu ; nt local, c’est une réalité du même genre, transitoire elle aussi, et qui a autant besoin d’explication que le mouvement local lui-même, de même la forme qui précède et ainsi de suite… peu importe que la série des transformations soit éternelle, elle serait éternellement insullisante ; nous revenons toujours à notre preuve : il faut, pour rendre coMq)te de ces transformations, un moteur qui lui ne soit pas transitoire, qui non seulement jmisse agir, mais qui agisse par soi, qui soit son activité ; un pareil moteur ne peut être la miitière, car à l’opposé de la matière il ne iicul être sujet d’aucun devenir, mais possède d’emblée et par essence tout ce que le devenir acquiert progressivement. Le

principe de la conservation de l’énergie ne s’oppose donc pas plus à la preuve par le mouvement que le principe antique « corruptio unius est generatio alterius ». L’énergie demeure la même, mais non pas numériquement ; il y a en elle une transformation qui s’oppose précisément à la permanence et qui, comme toute absence d’identité, demande une cause.

On sait du reste que le principe de la conservation de l’énergie a pour correctif celui de la dégradation de l’énergie : l’énergie mécanique transformée en énergie thermique ne peut être restituée en quantité équivalente, la chaleur pour se former absorbe plus d’énergie mécanique qu’elle n’en peut rendre. Quelques-uns ont pensé qu’on pouvait tirer de ce principe une preuve de Dieu : si le monde se rapproche ainsi d’un état d’équilibre et de repos final, si le mouvement doit finir, c’est qu’il n’est pas nécessaire, donc il lui faut une raison d’être extrinsèque, une cause. Cf. HoxTHEiM, rheologia naturalis, n. 336. — C’est là, comme le remarque M. Chossat, Dict. de Théol. cath., art. (I Dieu », col. 938, un argument ad hominem, qui vaut ce que vaut le principe de la dégradation. Sui-Aant l’avertissement de M. Duhem au Congrès de Bruxelles, « n’employons pas des théories physiques controversées à l’établissement de la métaphjsique «. Cf. Iieue Thomiste, 1894, p. 579. Il n’est pas besoin en effet du principe de la dégradation de l’énergie pour maintenir le vrai sens de la preuve du premier moteur contre les mécanistes, qui voudraient se contenter comme Descartes d’une chiquenaude à l’origine des choses dans le passé. Il y a dans tout devenir quelque chose de nouveau qui exige non pas une évolution créatrice, mais l’intervention du Premier Etre,

fi — Certains dynaniistes font une objection tout opposée au principe « quidquid movetur ab alio movetur ». Avec nous, contre Descartes, ils admettent que le mouvement n’est pas communirpié tout fait du dehors, mais précisément à cause de cela ils ne voient plus la nécessité d’un moteur extérieur, et conçoivent l’activité des corps d’une façon analogue à celle des vivants : selon M. Schiller. « les preuves exmot u et ex causis ne sont possibles que dans une hypothèse mécaniste du monde ; dans une philosophie dynamiste elles n’ont ]>lus aucune valeur ». Cf. lievue de Philosophie, 1906, p. 653. — Aristote et S. Thomas étaient-ils donc mécanistes ?

Cette objection n’atteint pas notre principe, qui est vrai des vivants eux-mêmes. Le vivant ne peut, sans contradiction, être moteur et mobile sous le même rapport ; mobile par une de ses parties (les membres), il est moteur par une autre (le cœur, les centres nerveux), mais cette aiiti’e partie à son tour, étant sujet d’un mouvement, demande un moteur extérieur et, en fiji décompte, un moteur qui ne soit sujet d’aucvm dcA cuir.

/ — Les dynamisles croient échapper à cette argumentation en admettant une force qui serait comme un intermédiaire entre la puissance et l’acte et qui agirait par soi. C’est Xsv virtualité de Leibniz, et antérieurement à Leibniz, c’est Vacte virtuel par lequel SiAREZ (Disp. XXIX. sect. i, n. 7) croyait pouvoir exi)liquer que la Aolonté peut passer à l’acte sans une motion divine. C’est la dernière instance du dynamisme. Cf. Jean de Saint-Thoaias, in I'>'", q.2, disp.3, a. 2, n" 6 ; — Leibniz, Monadologie, édit. Boulroux, p. 89-41 ; — Kleutgen, /.a Philosophie scolastique, t. III, p. 329 ; — DuiiEM, L’Evolution de la mécanique, p. 36.

Il est facile de répondre : l’acte virtuel reste distinct de l’action qui dérive de lui. Y a-t-il, oui ou non, devenir en lui’.' Son action est-elle éternelle, ou au contraire est-elle apparue dans le temps ? Cette appari1035

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tion de quelque chose de nouveau, ce fievi suppose une puissance active qui n’était pas son activité, qui même n’agissait pas, mais qui seulement pouvait agir. Et alors, comment l’acte virtuel s’est-il réduit à l’acte second qu’il n’avait pas ? Dire que c’est par lui-même, c’est poser un commencement absolu, ce qui répugne : le plus ne sort pas du moins, l’être ne sort pas du néant. L’acte virtuel a donc été réduit à l’acte par un moteur exti-insèque, qui en fin de compte doit être son activité même, et ne peut être sujet d’aucun de-Acnir. Cf. P. Gardeil, « L’E^-olutionnisine et les principes de S. Thomas », Bev. Thomiste, 18g3, p. 323. Voir aussi, ibid, , 1899, p. 293.

5 — On voit donc combien il est faux de dire avec M. Hkbert (Revue de Métaphysique et de Morale, 1902, p. 398) que « le principe quidquid movetur ab alto movetur tire sa lucidité apparente d’une image spatiale introduite d’une façon illégitime dans un problème métaphysique », ou, avec M. Le Roy (Rev. de Met. et de Morale, mars 190^ ;), qu’il repose sur un postulat de l’imagination pratique, d’après leqviel il y aurait des nioteurs et des mobiles substantiellement distincts. On se rappelle le fameux postulat du morcelage :

« La distinction du moteur et du mobile, du

mouvement et de son sujet, l’aflirmation du primat de l’acte sur la puissance partent du même postulat de la pensée commune… Or la critique montre que la matière ainsi morcelée n’est que le produit d’une élaboration mentale opérée en vue de l’utilité pratique et du discours… Si le monde est une immense continuité de transformations incessantes, on n’a plus à imaginer cette cascade échelonnée et dénombrable qui appellerait nécessairement une source première… Allirmer le primat de l’acte, c’est encore sous-entendre les mêmes postulats. Si la causalité n’est que le déversement d’un plein dans un vide, communication à un terme récepteur de ce que possède un autre terme, en un mot œuvre anthropomorphique d’un agent, alors soit ! Mais que valent ces idoles de l’imagination pratique ? Pourquoi ne pas identifier tout simplement l’être au devenir… Les choses étant mouvement, il n’y a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci. » Le Roy, ibid. Bien loin de demander une explication, le mouvement est ce ({iii explique tout le reste. Le sensualisme noniinalisle ne peut guère s’exprimer autrement.

On peut se refuser à dépasser cet empirisme, et en rester au 7 : « vt « isr avec Heraclite et M. Bergson, mais si l’on A’cut trouver au réel un sens intelligible, si l’on veut, sans nier le devenir (comme Parménide), concevoir ce devenir en fonction de l’être qui seul est intelligible par soi, quelle autre explication que celle d’Aristote : Ex ente non fit ens, quia jani est ens ; ex nihilo nihil fit ; et tamen fit ens. Ex quo fît ? Ex quodam medio inter nihilum et ens, quod vocatur potentia. Ens autem in potentia non potest determinari nisi per aliquod ens inactu. Le principe <( quidquid movetur ab alio movetur », loin de reposer sur une image spatiale, repose sur la nature même du devenir, rendu intelligible en fonction, non pas de l’être corporel, mais de Vétre, objet formel de l’intelligence. Aussi cette notion et ce principe peuvent-ils s’appliquer à un devenir qui n’a rien de spatial, comme celui de la volonté. La division de l’être en puissance et acte, nécessaire pour rendre ainsi intelligible le devenir, peut bien être appelée im morcelage, mais ce n’est pas un morcelage utilitaire du continu sensible^ c’est un morcelage de l’être intelligible, qui s’impose, nous l’avons vu (col. 986), sous peine de tomber dans l’absurde et de faire de l’absiu-dité la loi suprême du réel, avec Heraclite et Hegel. — « Pourquoi ne pas identifier tout simplement l’être au devenir ? » demande M. Le

Roy (ibid.). — Pour cette bonne raison que le devenir n’est pas comme l’être intelligible par soi. Le devenir est union successive du divers, cette union ne peut être inconditionnelle, car le divers, de soi et comme tel, ne peut être un ; le devenir est passage de l’indétermination à la détermination, il suppose donc une cause déterminée, le nier, c’est dire que le néant peut produire l’être, c’est nier le principe d’identité et poser le principe même du panthéisme.

Notre preuve ne suppose donc nullement la distinction numérique de substances, comme le soutiennent M. Hébert et M. Le Roy ; le monde ne fùt-il qu’une seule subslance, s’il y a devenir en lui, exige un moteur qui ne soit sujet d’aucun devenir et qui par conséquent soit distinct de lui. Le divers suppose l’identique, le changeant le permanent, l’indéterminé le déterminé. Il n’y a là aucune imagination spatiale, aucun anthropomorphisme (col. 991). Ne cherchons pas la permanence exigée dans la matière ou la force, il est trop évident qu’elle n’y est pas, puisqvie cette matière et cette force se transforment, cette transformation qui s’ajoute à leur permanence demande une cause qui, elle, ne soit plus sujet de transformations. — Le principe quidquid movetur ab alio movetur consei’ve toute sa valeur.

b. — Passons maintenant à l’objection qu’on asoule-A’ée contre le principe « v « y> ; / ; ’7ty ; >c.i, il est nécessaire de s’arrêter à un premier dans la série des moteurs essentiellement etactuellement subordonnés. — Nous avons assez dit qu’il n’est pas question de la série des motevu’S accidentellement subordonnes dans le passé ; on ne peut démontrer la nécessité de s’arrêter dans cette série, mais seulement la nécessité d’en sortir (I^, q. 46). L’objection qu’on peut faire est celle même que se faisait Aristote : ne peut-il y avoir cercle dans les causes, de telle sorte que le premier moteur serait mobile dans un genre de mouvement difïérent de celui dans lequel il est moteur ? Ainsi l’intelligence meut la volonté dans l’ordre de spécification en lui présentant le bien, et elle est mue dans l’ordre d’exercice par la volonté qui l’applique à considérer.

« Causæ ad inviceni sunt causæ in diverso génère. » 

Pour répondre à cette difficulté, il suffît de montrer qu’il ne peut y avoir cercle dans un même genre de causalité. Ce dont quelque chose dépend à un point de vue ne peixt à ce même point de vue être dépendant de cette chose ; la cause aurait et n’aurait pas ce qu’il faut pour causer, elle supposerait et ne supposerait pas son effet. Si la chaleur delà terre dépend du rayonnement de la chaleur solaire, celle-ci ne peut être dépendante de celle-là. Si l’intelligence est appliquée à son acte par la volonté, celle-ci ne peut à ce même point de Aue dépendre de l’intelligence. Or le premier moteur requis dans l’ordre de causalité efficiente, aussi bien >ov les mouvements spirituels que pour les mouvements physiques, doit en tant que premier moteur exister par soi : cela seul agit par soi qui est par soi, car l’agir suppose l’être, et le mode d’agir le mode d’être. Il ne peut donc dépendre dans son être et dans son action d’aucune des causes subordonnées, puisque toutes ces causes pour agir présupposent et son être et son action. Il suffit qu’il n’y ait pas cercle dans l’ordre de causalité efliciente pour arriver à un premier moteur incréé, qui à ce titre ne peut êti-e dépendant dans aucun autre ordre de causalité (objective ou finale).

c. — Restent enfin les objections qui portent directement contre notre conclusion : « Il y a un premier moteur qui n"est nui d’aucune espèce de mouvement, qvii est son action même, par conséquent son être même, et n’est autre que le Arai Dieu. » Certains prétendent qu’un moteur immobile est une contradiction, et d’auti’es qu’il n’est pas nécessairement 1037

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transcendant, distinct du monde, qu’il ne s’identifie pas avec le Dieu personnel.

Un moteur immobile serait contradictoire, car qui dit motour dit commencement, et le commencement s’oppose à l’immobilité (Kaxt, 4* antinomie). Cette objection se trouve présentée dans toute sa force par M. Pi ; xjoN dans son Précis de philosophie ; p. 112 et p. liji. après avoir établi a^ec Spir que l’union inconditionnelle du divers est impossible et qu’à ce titre tout changement (union successive du divers) demande une cause, il conclut : « Il ne peut y avoir aucun rapport entre un être identique à soi-même et un changement qui n’exige une cause que parce qu’il est précisément étranger à la natiu-e absolue et invariable des choses. De cela seul qu’un changement se produit, un autre changement a dîi se produire, qui le rend jjossible, et ainsi de suite dans une régression indéfinie. » (P. 1 1 2.) « Loin d’autoriser l’atïîrmation d’un premier moteur et d’une cause première ou absolue, le principe de causalité l’exclut nécessairement. » (P. 471.)

Cette objection n’a pas échappé à Aristote. Et même comme il ne s’est pas élevé à l’idée de créalion (à la production de tout l’être ou de l’être en tant qu’être des choses), il a admis lui aussi que la série des changements est infinie a parte an te, que le monde et ses transformations existent ah aeterno {Physique, 1. VIII, >'. Thoin., leç. i et 2). Mais il n’a pas nié pour cela le premier moteur. Il répondrait à l’objection : Tous ces changements passés ne sont pas cause du changement actuel, ils n’influent pas, bien plus, aucun d’eux n’ayant en soi sa raison d’être ne peut être la raison de ceux qui le suivent ; prolonger une série n’est pas en changer la nature, dix mille idiots ne font pas un homme intelligent. L’union du divers, n’ayant pas en soi sa raison d’être, demande une raison autre qu’elle-même, le divers ne pouvant expliquer l’union qui est en lui suppose, une unité supérieure, le multiple se ramène à l’un qui seul est intelligible par soi. De ce que nous allons Irouvcr un mystère dans la manière selon laquelle l’un produit le multiple et l’immuable le mouvement, il ne faut pas nier ce principe supérieur. Il est nécessairement exigé par les principes de notre raison et par les êtres inférieurs mobiles et multiples que nous connaissons directement et certainement ; il est nécessaire par ailleurs que le principe supérieur, que nous ne connaissons qu’indirectement et inadéquatement par ses effets, reste obscur pour nous, que son mode propre nous échappe. L’obscurité à laquelle nous al)outissons ne doit pas nous faire douter des certitiules qui nous conduisent à elle, surtout si ces certitudes nous avertissent d’avance qu’elles ne peuvent nous mener qu’à l’obscur, et qu’il faut nécessairement ({ue pour nous le mystère soit.

Aristote ne se croyait pas d’ailleurs dispensé de montrer qu’un moteiw immobile ne réjjugnc pas. Il le fait dans /.es Physiques, 1. III, Comin. de S. Tli., leç. l, <l 1. VIII, Coinm. de S. Th., leç. 9. Il va menu : jusqu’à prouver que tout moteur en tant que moteur (per se) est immoiiile et n’est mobile que / ; er « cc/c/cni, comme c’est^fVrtttvWe/Js que l’architecte est musicien. Pour entendre son raisonnement, il sullit de s’élever au-dessus de l’imagination, et définir en fonction doVèlre ci nondu repos l’action du moteur. Mouvoir, c’est déterminer, actualiser, réaliser ; il est accidentel à ce qui détermine d’avoir clé lui-même déterminé (à ce qui chaulfe d’avoir eu besoin d’être chauffé) ; comment même ce qui est en train de devenir, et n’est pas encore en acte, pourrait-il mouvoir ?Lcschangements antérieurs dont parle l’objection ne sont donc cause que per accidens du diangenu’iil actuel. Ce qui est nécessuiremeiil rcipiis pour un moteur c’est d’être

en acte, pour chauffer il faut déjà être chaud, pour enseigner il faut avoir la science en acte. Si donc un être par essence est déterminé, en acte, si non seulement il peut agir, mais s’il est son action même, il agira sans avoir besoin d’être mû. En ce sens très supérieur, il sera immobile, non pas de l’immobilité de l’inertie, mais de Vinimobilité de Vactivité suprême, qui n’a rien à acquérir parce qu’elle a de soi et d’euiblée tout ce qu’elle peut avoir, et peut surabonder au dehors. De même que le divers suppose l’identique, que le multiple suppose l’un, de même l’indéterminé suppose le déterminé, le passage de la puissance à l’acte suppose le pur acte. Si le changement est de l’être qui devient, il doit nécessairement avoir sa raison dans l’être qui est et qui n’a pas eu besoin de devenir. Comment un être en train de devenir pourrait-il être cause du devenir d’un autre ? M. Penjon a confondu l’immobilité de la puissance et celle de l’acte ; la première ne peut rendre compte du mouvement, puisqu’elle lui est inférieure, la seconde au contraire lui est supérieure et pour cette raison peut l’expliquer.

On fera une instance : un moteur immobile peut bien mouvoir ab aeterno, comme le disait Aristote, mais non pas commencer à mouvoir. Nous allons répondre à cette difficulté en montrant que le premier moteur par définition est éternel, et que son action ne j)eut avoir pour mesure le temps (col. io3g).

On voit enfin comment ce premier moteur, qui ne peut être sujet d’aucun devenir, est transcendant, essentiellement distinct du monde, qui, lui, est essentiellement changeant. Si l’on remarque en outre que cepi-emier moteur n’est pas seulement celui des corps mais encore celui des intelligences et des volontés, on a déjà le Dieu personnel, « in quo i’is’imus, mos-emur ci sumus ». Le Dieu auquel conduit la preuve par le mouvement n’est donc pas si loin du vrai Dieu dont parle S. Paul, et que chante la liturgie :

Rerum De us ienax vii(ar,

Iniriiotus in te permanens…

C. Conséquences de cette prends par le mouvement.

— Le premier moteur doit être 1" acte pur, 2" infini, 3° incorporel et immatériel, 4" intelligent, 5° présent partout, 6° éternel, "j" unique.

1° // est acte pur, c’est-à-dire qu’il n’y a en lui aucune potentialité. Nous avons déjà exclu la potentialité dans l’ordre de l’action : non seulement le premier moteur peut agir, mais il est son action. De même il ne peut y avoir potentialité dans son être, car le mode d’agir suit le mode d’être, operari sequitur esse et modus operandi modum essendi : ce qui agit par soi doit êti »e par soi. S’il y avait pour le premier moteur passage du non-être à l’être, ce ne pourrait être qu’en vertu d’une cause supérieure, il ne serait donc plus le premier moteur (1 », q. 3, a. i, 2, 4)- Nous verrons enfin par la qualriènu- preuve que l’être par soi doit être l’Etre même (col. 1002).

2° Ilesf infiniment parfait, parce que pur acte sans mélange de polcntialitc, aussi bien au point de vue de son essence qu’au point de vue de son action (1". ([. 4 » a- I el 2, et (j. 7, a 1). L’acte, c’est la détermination qui achève, ({ui perfectionne, le pur acte est donc pure perfection. Il est à la fois pur être, pure inlelleclion toujours actuelle du pur être toujours actuellement connu, piu’amour toujours actuel de la plénitude de l’être toujours actuellement aimée.

30 H est immatériel et incorporel. Immatériel, parce que la matière est toujours en puissance, toujours susceptible de transformation, elle est par excellence le sujet du devenir ; le premier moteur au contraire est acte pur, il ne peut y avoir en lui aucun devenir. — Il n’est pas corporel, puis(iu’il n’est pas 1039

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jualériel. Du reste un corps est composé de parties et dépendant de ses parties, l’acte pur exclut pareille composition et dépendance ; en lui il ne peut y avoir , quelque chose de plus parfait (le tout) et quelque chose de moins parfait (les parties), parce qu’il est pur acte, il est pure perfection (I », q. 3, a. i et 2. — Physique, 1. Yll, leç. 28).

li" H est intelligent, nous le savons non seulement a posteriori (parce qii’il meut les intelligences) (1", (j.’^g, a. 4)) mais a priori, parce qxie l’immatérialité est la raison d’où dérive l’intelligilnlité et l’intelligence (1= », q. 14, a- 1) ; ^^t attribut sera d’ailleurs expressément prouvé par la 5 preuve (col. 1078).

5° // est portait f présent, parce qu’il atteint pour les mouvoir tous les êtres, esprits ou corps, qui ne se meuvent que par lui. « Operatiir inomni opérante. » ([a, q. 8, a. I, et If, q. io5, a. 5.) « Oinnia opcra nosira operatus es in nobis, Domine. » Isaïe, xxvi.

C // est éternel, car il a par soi dès toujours Tètre (l l’action sans aucime nmtation. Son action n’a pas ]>our mesure le temps, puisqu’il n’a rien de successif, c’est seulement l’effet de cette action qui est peut-être dans le temps, parce que seul cet effet peut être successif. Il n’y a pas là de contradiction : supérieure au temps, cette action éternelle crée le temps comme une modalité de ses effets (col. 1008 et I », q. 10. a. 2).’y" Il est unique, parce que l’acte pur ne peut être multiplié, tout ce qui introduirait une différenciation dans l’acte i)ur pour faire deux ou plusieurs actes jmrs imposerait une limite à la perfection de l’acte ]iur et le détruirait. Au reste, un second acte pur ne pourrait rien de plus que le premier et serait superllu ; quoi de plus absurde qu’un Dieu superflu ? (l^.q- 1 1, a. 3.) Cet attribut sera dailleurs plus expressément établi, comme celui de l’inlinie perfection, jjar la 4e preuve. Sur cette déduction des attributs du Premier moteur, A’oir le XII des Métaphysiques, c. 6, 7, 9. 10.

40 Preuve par les causes efficientes. — Cette jireuve prend pour point de dépari, non plus le (’ci’enir, mais Vêlre qui est au terme du devenir et demeui’e après lui. La distinction très nette du fieri et de l’esse est donnée par S. Thomas, I », q. io4, a. i : i’truni rreaturæ indigeant ut a Deo cojtserventur in rssp. Voir aussi, I », q.io4, a. 2 : « Utrum Deus immédiate omnem creaturam conservet. » C’est le vrai commentaire de cette preuve.

Certains agents sont causes du devenir de leur effet, mais non pas directement de l’être de cet effet, ainsi le père est cause de la génération passive du fils, mais il peut mourir et le li ! s continuer à exister. D’autres agents sont causes à la fois du devenir et de l’être de leur effet et ne peuvent cesser leur action sans que cet effet cesse d’être. La génération d’un animal dépend, non seulement du père de l’animal, mais d’une foule de conditions et d’influences cosmiques qui sont nécessaires aussi à sa conservation. Il suflit de rappeler, par exemple, les effets de la ])rcssion atmosphérique siu* l’organisme. Il se produit une gêne extrême qiumd cette pression vient à diminuer ou à augmenter notablement, parce qu’il n’y a plus équilibre entre la force élastique des gaz intérieurs et la pression extéineure. Si l’on suppriiviait complètement cette pression, les parois de l’organisme céderaient sur l’action des gaz intérieurs. De même supprimez la chaleur solaire, l’animal le plus vigoiM’Cux ne vivra pas une seconde ; « supprimez l’activité chimique de l’air qu’il respire ou de l’aliment qu’il absorbe, il périt aussitôt ; de sorte que cette existence, qui semble au premier regard indépendante, dépend au contraire actuellement, dans chacun de ses instants, d’influences innombrables ». Sertil-LANGES, Les Sources de la croyance en Dieu, p. 70.

Tel est le point de départ de cette seconde preuve ; non plus’( Certum est et sensu constat aliqua moveri in hoc mundo », mais : « Insenimus in istis sensihilibus esse ordinem causarum efficientium.nE’s.. : toutes les influences cosmiques subordonnées nécessaires à la production et à la conservation d’un simple moucheron. Mais ces causes, dit S. Thomas, ne peuvent à lenr tour être causes d’elles-mêmes, car pour causer il faut être, non est possibile quod aliquid sit causa efficiens sui ipsius, quia sic esset prias seipso, quod est impossibile. Si donc les causes susdites n’existent pas par soi, leur existence dépend de causes supérieures, de même ces dernières. Mais on ne peut aller à l’infini, il faut une première cause non causée, cjui ait l’être par soi et jjiiisse le donner et le conserver aux autres, sans quoi aucune des existences que nous avons conslatées ne subsisterait. « Prenez à part chacune des influences cosmicjues nécessaires à la conservation d’un animal, vous trouverez qu’elle est elle-même le résultat d’une série de causes ordonnées connues ou inconnues, mais dont l’existence est certaine, et cette série vous jiermetlra de remonter d’anneau en anneau, non pas dans le passé, mais dans le présent même, jusqu’à une source ju-emière de toute activité, sans laquelle ni l’animal dont nous parlons, ni les opérations de sa vie, ni aucune des causes qui les conditionnent, ne sauraient subsister. » Sertillanges, ibid.

Quelle est la valeur de celle lueuve ? Le point de départ n’en est pas moins certain que celui de la précédente : il 3’a des existences permanentes et dépendantes, comme il y a du devenir. Les deux principes qui permettent de s’élever de ce fait à une cause première sont à jieu près les mêmes que ceux qui conduisent au premier moteur : i » « Tout ce qui esl causé est causé jiar un autre, rien ne peut être cause de soi, car pour causer il faut être. » 2° On ne peut remonter à l’infini dans la série des causes essentiellement et actuellement subordonnées. > Cette preuve, aussi bien que la précédente et les suivantes, fait abstraction de féternité ou de la non-éternité du monde. Les difficultés qu’on pourrait soulever ne diffèrent pas de celles examinées à propos du premier moteur. Si cette argumentation suppose un morcelage, ce n’est pas le morcelage utilitaire du continu sensible, mais le morcelage absolument nécessaire de l’être intelligible (col. ()86, 991, jo35).

Nous sommes ainsi conduits à la source de Vêlre, aune cause ef/iciente suprême qui n’a pasbesoind’ètre causée, ni conservée. Elle doit donc s’identilier avec le premier moteur, source du devenir ; comme lui et a fortiori, elle agit par soi, elle est son activité même, elle est par soi. En prenant un point de départ dans Tordre sensible, il a sufli de le considérer au point de vue universel de Vétre commun aux corps et aux esprits, pour s’élever à une cause qui va apparaître non seulement comme la cause première productrice et conservatrice des corps, mais aussi comme la cause de tout ce qui n’existe pas par soi, de tout ce qui n’est pas son activité, mais passe de la puissance à l’acte. En effet la cause non causée doit être : i" acte pur : aussi bien au point de vue de l’être que de l’opération, elle n’a jamais été réduite de la puissance à l’acte, elle est pur acte (I^, q. 3, a. 4)- De ce qu’ellc est être par soi, nous verrons par la 4* preuve qu’elle est l’Être même, car cela seul est être par soi qui esl à l’être comme A est A. — 2" Elle esl une, immatérielle, intelligente comme le premier moteur et pour les mêmes raisons, ce qui apparaîtra jjIus clairement d’ailleurs par les preuves suivantes. — 3" Elle est partout présente, puisqu’elle doit atteindre tous les êtres non seulement pour les mouvoir, mais pour les conserver dans Iclrc (1 », q. 8, a. 1 ; q. io4, a. 1). — 1041

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4° Elle a la ioule-piiissaiice créatrice : TEtre par soi, l’Être nièine, qui est cause propre, non pas de telle modalité de lètre (chaleur ou lumière), mais de l’être comme être, est cause de tout ce c]ui n’est pas être par soi, et peut être cause de tout ce qui est siisceptiltlc d’exister. L’être i)ar soi réalise, est cause propre de l’être, comme le feu^ cliaull’e. comme la lumière éclaire ; il peut réaliser tout ce qui n’implique pas contradiction, comme le feu peut cliaufl’er tout ce qui est susceptible de l’être (I », q. 20, et q. 4â, a. 5).

5^ Preuve par la contingence. — Nous venons de montrer que la source du devenir et de l’être doit exister par soi, mais on peut i>rouver a posteriori l’existence d’un être nécessaire, en prenant pour point de départ, non plus la dépendance du devenir ou de l’être à l’égard de ses causes, mais l’ctre considéré en lui-même comme contingent.

Nous Aoyons des êtres contingents, c’est-à-dire des êtres qui peuvent ne pas exister, nous avons un signe certain de leur contingence dans ce fait qu’ils n’existent pas toujours, mais au contraire naissent et meurent. Tels les minéraux qui se décomposent ou entrent en constitution d’un nouveau corps, tels les plantes, les animaux, les hommes. Voilà le fait.

De ce fait on s’élève à l’existence d’un être nécessaire, qui existe par soi dès toujours et ne peut pas cesser d’être. Des êtres pouvant exister et ne pas exister, n’existent en fait que i)ar un être Cqui existe par soi. Le principe de la ] » reuve est le principe métaphjsique de causalité, sous sa forme la plus générale : ce qui n’a pas en soi la raison suflisante de son existence, doit avoir cette raison dans un autre ; et cet autre, en fin de compte, doit exister par soi, car s’il était de même nature que les êtres contingents, l>ien loin de pouvoir les expliquer il ne s’expliquerait jias lui-même. Et peu importe, encore une fois, que la série des êtres contingents soit éternelle ou non, >i elle est éternelle, elle est éternellement insutlisanle, et dès toujours réclame un être nécessaire.

On objecte souvent : cette démonstration ne nous avance guère, elle n’établit pas que l’être nécessaire est distinct du monde et infiniment parfait, elle prouve seulement qu’il y a quelque chose de nécessaire. Ca-JETAN répond : à la rigueur cela sullit ; car les deux preuves précédentes ont établi que le premier moteur et la cause première sont distincts du monde (puisque le monde est sujet du devenir et que le ]iremier moteur et la cause première ne peuvent l’être), et la ]>rcuve suivante démontrera a posteriori l’unité, la simplicité et la perfection absoluede l’être nécessaire.

Il est j)ourtant facile d’établir a priori, dès maintenant, que l’être nécessaire, dont on Aient de prouver l’existence, n’est : r/ : ni la collection des êtres contingents ; b : ni leur loi ; c : ni un devenir sousjacent aux phénomènes ou une su])stance qui leur serait commune ; d : mais qu’il est l’Etre même, pur être, absolue perfection.

a : , L’ctre nécessaire n’est pas la collection des êtres contingents. Une série d’êtres contingents et relatifs fùt-clle sans commencement, étcriu-lle. ne constitue I>asplus un être nécessaire absolu, qu’une série innombrable d’idiotsne constitueraitnu hounne intelligent.

— « Mais, objecte-t-on, comment prouver qu’un être est vraiment contingent ? N’est-ce i)as une apparence, qui tient à ce que nous l’avons al)strait du tout continu ? » Lf. Rov, liev. de Met. et Mor., mars 1907, art. cit. — L’être dont on i)arle, la plante, l’animal, est au moins une partie de ce continu, ce n’est pas le tout ; de jjIus c’est une partie qui airive à l’existence

« l cesse d’être, donc une partie coutingente. Une collection, 

même infinie dans le tem])s et l’espace, de parties semblables ne peut faire un être nécessaire.

Il faudrait au moins y ajouter un principe dominateur, que ce soit leur loi ou le devenir qui les traverse (évolution créatrice) ou la substance commune à tous.

b : L’être nécessaire ne peut être la loi qui unit les éléments contingents et transitoires. Cette loi, pour être l’être nécessaire, devrait avoir en soi sa raison d’être et contenir la raison d’être de tous les phénomènes qu’elle a régis, qu’elle régit, qu’elle régira. Or une loi n’est qu’un rapport constant entre plusieurs phénomènes ou plusieurs êtres, et comme tout rapport suppose lesextrêmes qui le soutiennent, l’existence d’une loi suppose l’existence des phénomènes qu’elle unit, bien loin d’être supposée par eux. Elle n’existe que s’ils existent. La chaleur dilate le fer, s’il y a de la clialeur et du fer. L’énergie se conserve s’il j- a de l’énergie.

On objectera : assurément l’application d’une loi suppose l’existence des phénomènes qu’elle unit, mais l’existence d’une loi n’est-elle pas indépendante de son ai)]ilication ? — Ce qui est indépendant de cette ap|)lication. c’est l’existence idéale de la loi, existence dans un esprit à laquelle correspond une vérité o])jective hypothétique (ex. : s’il y a de la chaleur et du fer, la chaleur dilatera le fer). Mais on ne peut i>rctendre que l’existence actuelle d’une loi est indépendante de son application et de l’existence des phénomènes qu’elle régit ; or c’est de l’existence actuelle que parlent les panthéistes cjui prétendent que l’être nécessaire actuellement existant n’est autre que la loi des phénomènes. Supin-imcz l’existence contingente des phénomènes, cet être nécessaire qu’est la loi n’est plus qu’une vérité hypothétique, cpii demande à être fondée dans un Absolu existant en fait (preuve i)ar les vérités éternelles), mais qui ne peut être l’Absolu. Nous avons dit plus haut (col. 96^), pourquoi la chaleur en soi ne peut exister, à l’état séparé des individus ; elle implique dans son concept une matière commune cjui ne peut être réalisée sans être en même tenq)S individuée.

Mais, insistent les positivistes, il est une loi qui engendre les phénomènes par lesquels elle subsiste : la loi de la conservation de l’énergie est une nécessité primordiale et universelle cjui explique tout le reste. Si « rien ne se perd et si rien ne se crée ». comme l’afTirme cette loi, l’être nécessaire est le monde physique lui-même dominé par cette loi. — Nous avons cité plus haut (cf. col. 1026) la réponse faite à cette objection par M. BouTRoux dans sa thèse sur La contingence des lois de la nature, i" Cette loi, loin d’être une nécessité primordiale, est-elle même contingente ; elle n’a i)as en soi sa raison d’être, et à ce titre demande nue raison d’être extrinsèque, ou une cause. — Fùt-elle nécessaire comme le principe d’identité, elle n’existerait pas actuellement par soi, mais, comme toute loi, supposerait l’existence des êtres dans lesquels elle est réalisée, ici l’existence de l’énergie. — 2" Cette loi, loin d’être universelle, n’est même ])as susceptible de vérification rigoureuse dans le monde inorganicpie ; elle est inériliable en biologie et a fortiori en psychologie. — 3" D’elle ne se pcuvvni déduire les lois du vivant, du sujet sentant, de l’intelligence ; la combinaison d’éléuients d’où résultent la vie, la sensation, apparaît comme contingente et demande une raison d’être que la loi de la conscr ation de la force ne peut contenir.

c : L’être nécessaire ne peut être le de^-enir (l’évolution créatrice)qm traverse les éléments contingents, ni la substance qui leur serait commune. — On sait l’objection courante : « Supi)Osé que chaque être pris à part fût contingent, il faudrait montrer la contin1043

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gence du tout. Conclura-t-on la contingence réelle du monde par le fait de son imperfection, ou parce que sa non-existence ne répugne pas ? On revient alors à l’argument de S. Anselme, qui conclut l’existence réelle de Dieu, du simple fait que sa non-existence répugne.) Le Roy, Bev. de Métaphysique et de Morale. mars 1907, art. cit., et Schiller, cité dans Is. Res’ue de Philosophie, 1906, p. 653.

On conclura la contingence réelle du monde par le fait de son imperfection, dans la 4*^ preuAC. Mais dès maintenant on peut la conclure du fait que sa nonexistence ne répugne pas, et il n’y a là aucun passage illégitime de l’idéal au réel, comme dans l’argument de S. Anselme. Tout ce cpie S. Anselme, partant de la pure définition nominale de Dieu, pouvait dire, c’est que l’être le plus parfait qui se puisse concevoir implique l’existence dans sa définition comme prédicat essentiel, c’est-à-dire existe nécessairement par lui-même et non par un autre, est son existence, s’il existe. Cette proposition hypolliétiqiie est rigoureusement vraie, mais ce n’est qu’une hypothétique, l’erreur de S. Anselme est d’avoir voulu en faire une proposition absolue ou catégorique, et d’avoir conclu : Dieu existe de fait. — Par opposition, la définition d’un être fini quelconque (fùt-il infini au point de vue du temps et de l’espace, pourvu qu’il ne soit pas infini au point de vue de l’être, de la puissance, de l’intelligence, etc.), d’une plante, d’un animal, de la matière, d’un esprit, n’implique nullement l’existence <lans sa compréhension ; chacun de ces êtres se définit abstraction faite de l’existence, son essence est conçue comme susceptible d’exister, elle n’implique à aucun titre l’existence essentielle, l’aséité. Dès lors on formule légitimement l’hypothétique : si cet être est, ce n’est pas par lui-même qu’il existe. C’est une vérité de l’ordre idéal ou des essences, comme celle à laquelle S. Anselme aurait dû s’en tenir.

De plus il n’est pas besoin d’aller si profond, pour établir que l’être nécessaire ne peut être ni le devenir sous-jacent aux phénomènes, ni la substance qui leur serait commune. — En effet, comme nous l’avons longuement établi à propos de la preuve par le mouvement, le devenir ne peut avoir en soi sa raison d’être, 1° parce qu’il est union successive du divers, dire que l’union inconditionnelle du divers est possible, c’est dire que des éléments de soi divers et non unis peuvent de soi être unis ou se suivre, ce qui revient à nier non pas l’argument de S. Anselme, mais le principe d’identité ; 2" le devenir est passage de l’indéterminé au déterminé ; nier qu’il ait besoin d’une cause de soi déterminée, c’est dire que le plus sort du moins, ou l’être du néant. L’imagination seule peut réunir les deux mots é’olution créatrice, ce qui évolue n’a pas en soi sa raison d’être, et pour créer il faut l’avoir. I^. q. 2, a. 3, ad 2"™.

L’être nécessaire ne peut enfin être une substance commune à tous les êtres ; cette substance serait sujet du devenir. Or le devenir, nous l’avons vu, demande une cause qui ne soit sujet d’aucun devenir. L’être nécessaire serait un moment privé de ce qu’il n’aurait pas encore, et il ne pourrait se le donner : le plus ne sort pas du moins. L’être nécessaire, qui doit être raison de tout ce qui est et sera, peut bien donner mais non pas recevoir, il peut déterminer mais non pas être déterminé. Il doit avoir de soi et d’endilée, non pas seulement en puissance mais en acte, tout ce qu’il doit et peut avoir. Ja, q. 3, a. 6 : « i’trum in Deo sit conipositio suh/’ecti et accidentis. »

d : L’être nécessaire est l’Etre même, pur être, absolue perfection. — Kaxt (Dialectique transcendantale, oh. III, 5’section) soutient qu’on ne peut passer de l’être nécessaire à l’être soua erainement parfait, eus realissimum, que par un recours inconscient à la

preuve ontologique. Il croit l’établir par une simple conversion de proposition. Convertissons, d’après les règles de la logique formelle, la proposition : « Tout être nécessaire est parfait. » Il vient : « quelque être parfait est nécessaire ». Mais il ne saurait y avoir aucune distinction entre des êtres parfaits, puisque chacun d’eux est l’ens realissimum. La proposition convertie est donc équivalcnte à l’universelle : « Tout être parfait est nécessaire », qui n’est autre que la thèse de l’argument ontologique. Comme on passe de la première proposition à la seconde par une opération purement logique et régulière, la A^érité ou la fausseté de l’une entraîne la a érité ou la fausseté de l’autre. — Telle est l’objection principale de Kant contre les preuA’es classiques, considérées non plus dans leur fondement (principe de causalité), mais dans la démarche par laquelle elles passent de la cause première à l’Etre parfait.

A cette objection il suffît de répondre encore une fois : S. Anselme avait tort de conclure : « l’être parfait existe nécessairement de fait », il aurait dû se contenter d’affirmer : « l’être parfait existe par soi, s’il existe ». Il aurait pu aussi bien établir a priori l’hypothétique contraire : « si un être par soi existe, il est souverainement parfait », et c’est précisément ce qui nous reste à faire, après aA^oir démontré par la preuve par la contingence qu’il existe en fait un être nécessaire. L’équivalence de deux concepts liés nécessairement par leur définition même (nécessaire et parfait) est légitime pour ceux qui, contre Kant, admettent qu’iuix nécessités de penser répondent des nécessités réelles, qu’à l’impensable répond l’impossible. Cf. plus haut sur la Aaleur objeclive du principe de non-contradiction (col. g88 et 1001).

Voici comment s’effectue a priori le passage de l’être nécessaire au parfait. Nous nous contenterons de résumer ici S. Thomas, puisque la 4*^ preuA’e doit nous conduire a posteriori à la même conclusion.

— i" L’être par soi reconnu existant en fait implique comme prédicat essentiel l’existence, c’est-à-dire doit non pas seulement avoir l’existence, mais être son existence même (I », q. 3,. a. 4)- — 2° Cet être, qui est son existence même, ne peut appartenir à aucune espèce, ni à aucun genre ; son genre en effet ne pourrait être moins universel que l’être même, puisque l’être est en lui prédicat essentiel ; or l’être, n’admettant pas de différence extrinsèque, n’est pas un genre (I », q. 3, a. 5). — 3° Cet être est sous’erainement parfait, parce que l’être qui est son existence même doit avoir toute la perfection de l’être, totam perfectionem essendi.

« Omnium aufeni perfectiones pertinent ad perfectionem

essendi : secundum hoc enim aliqua perfecta sunt, quod aliqiio modo esse habent. » (la, q. 4. a. 2.) Toute perfection (bonté, sagesse, justice) est une modalité de l’être susceptible d’exister, c’est quelque chose qui peut participer à l’existence, quid capax existendi. L’existence est donc l’acte ultime de tout ce qui peut être, maxime formule omnium, la dernière détermination qui pose tout ce qui est susceptible d’être en dehors du néant et de ses causes. Mais l’acte est supérieur et plus parfait que la puissance, puisqu’il est un absolu tandis qu’elle n’est qu’un relatif. Il faut donc conclure que l’être qui est son existence est actualité pure et absolue perfection. — 4° Cet être est infini en perfection (la, q.’j, a. i). En elTet si l’être par soi n’aA’ait qu’un être limité, il participerait à l’existence, il y aurait en lui composition d’essence qui limite et d’existence limitée. Son essence cesserait par là même d’être son existence, et poui*rait être conçue sans l’existence, qui ne lui conA’icndrait plus dès lors qu’à titre de prédicat accidentel. Si l’être par soi ne peut avoir aucune limite d’essence (comme celle qui s’impose à l’être, à l’intelligence, à 1045

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la puissance d’un esprit Gni), à plus forte raison ne peut-il avoir aucune limite matérielle et spatiale. Il est d’un ordre infiniment supérieur à l’espace et à la matière, dont l’inGnité, si elle était possible, ne serait jamais qu’une infinité quantitative et non qualitative comme celle dont nous parlons. Tout cela revient à dire que l’être par soi doit être à l’existence même comme A est A. C’est ce qui va être établi a posteriori pai- la 4’preuve.

6° Preuve par les degrés des êtres.— Cette quatrième preuve, avons nous dit plus haut, va chercher un signe de contingence dans les dernières profonUeuTs de l’être créé que le mouvement n’atteint pas. Nous nous plaçons ici dans Tordre statique, devant des cires qu’il n’est pas nécessaire d’avoir vus arrier à l’existence ou de voir mourir. Pour déceler leur contingence, nous avons recours à quelque chose de moins révélateur au premier abord, mais de plus profond et de plus universel que le mouvement, la génération ou la corruption, savoir à la multiplicité de ces êtres, à leur composition, à leur imperfection plus ou moins grande. Cet argiunenta reçu le nom d’argument hénologique (iv, ununi), parce qu’il s’élève du multiple à l’un, du composé au simple.

Kant s’est abstenu de le critiquer ; s’il l’avait étudié de près, il nous eût sans doute moins reproché un perpétuel recours inconscient ou dissimulé à l’argument de S. Anselme. Il ne s’est pas aperçu non plus que cette quatrième preuve prépare la cinqiùème (par la multiplicité ordonnée ou par l’ordre du monde) ; aussi ses objections contre cette dernière preuve restent-elles assez superûcielles.

Tout récemment on objectait contre l’argument par les degrés des êtres : i » « Pour prouver la contingence du monde, on ne peut alléguer son imperfection, ce serait faire appel à l’argument ontologique

« n liant l’idée d’existence nécessaire à l’idée de l’être

parfait. » Le Roy, Rev. de Met. et Mot-, art. cit., mars 1907. — 2" Le plus et le moins ne se disent à proprement parler que de la quantité, qui seule est plus ou moins grande. — 3" Cette preuve repose comme les précédentes sur le postulat du morcelage. — 4"^ Il est difficile de concevoir une essence typique pour chaque chose.

Nous allons voir que l’argument hénologique ne contient aucun recours dissimulé à l’argument de S. Anselme, qu’il s’appuie en réalité sur la loi fonda mentale de la pensée, le principe d’identité ; le morcelage supposé est encore une fois celui de l’être intelligible et non celui du continu sensible ; enfin une essence typique, séparée de la matière et supérieure aux individus qui représentent les espèces et les genres, ne pourra être requise que pour les transcendantaux (être, unité, vérité, bonté, intelligence, vivante relation à l’être, etc.), qui par définition abstraient de toute matière, dominent les espèces et les genres, n’impliquent dans leur raison formelle aucune imperfection, et se réalisent analogiquement à des degrés divers (col. 1007).

Nous étudierons d’abord : a) la preuve dans toute sa généralité, telle qu’elle est dans S. Thomas, et nous montrerons qu’elle conduit à un Premier Etre, absolument simple et parfait et ])ar là distinct du monde composé et im[)arfait ; li) nous préciserons ensuite cette jtreuve, en nous élevant de nos intelligences iiiiiiarfaites et susceptibles de progrès à une Première Intelligence, source de toutes les autres ; ()des intelligibles hiérarchisés, des vérités éternelles à une Vérité suprême, premier intelligible, source de toute vérité ; </) de l’aspiration de notre âme vers le bien absolu à un premier désirahle, source de tout bonheur ; e) des différents biens et devoirs qui s’im posent à notre activité avec un caractère obligatoire à un premier et somerain Bien, fondement de tous les devoirs.

On verra ainsi que la preuve par les degrés des êtres, ou par la réalisation hiérarchisée des transcendantaux (être, unité, vérité, bonté ; intelligence, pure relation à l’être ; volonté, pure relation au bien) implique nécessairement la preuve a contingentia mentis, tirée de l’imperfection de notre activité intellectuelle et volontaire, celle par les vérités éternelles, celle par le caractère obligatoire du Inen, celle par l’aspiration de notre àme vers le bien infini. — S. Thomas a exposé ces preuves de détail soit dans le traité de l’Homme (I^, q. 79, a. 4), soit au début de la morale, dans le traité du souverain Bien ou de la Béatitude (la Il^e, q. 2), soit au traité de la Loi divine et natm-elle (l » 11 » =, q. 91). — Ici, au début du traité de Dieu, il se contente cl’exposer la preuve dans toiite sa généralité, il lui suffît de conclure par les degrés de la bonté, de la vérité, de la perfection, « à quelque chose qui est le bien, le vrai, le noble, et pai- conséquent l’être par excellence «.

a. Im preuve dans toute sa généralité. — Il importe de bien préciser le j)oint de départ de l’argument : les divers degrés que l’on remarque dans les êtres.

« On remai’que dans la nature quelque chose de plus

ou moins bon, de plus ou moins Arai, de plus ou moins noble. »

Au sujet des choses susceptibles de plus et de moins, on consultera avec profit le long article de la la iiae^ q. 52. a. I, OÙ S. Thomas expose et discute l’opinion de Plotin, celle des stoïciens, et deux autres rapportées par Simplicius. C’est là qu’il explique comment le plus et le moins, qui se disent d’abord de la quantité continue ou discrète qui est plus ou moins grande, s’appliquent ensuite légitimement à des qualités, comme la chaleur ou la lumière, qui sont plus ou moins intenses, comme la science qui est susceptible de progresser en elle-même de façon extensive ou intensive suivant qu’elle devient plus étendue ou iilus profonde, qui est susceptible aussi de s’enraciner davantage dans le sujet qui la possède. Il en est de même des vertus. — On comprend aisément que des qualités relatives, qui tirent leur spécification d’un objet auquel elles se rapportent (ex. la science, la vertu), soient susceptibles de plus et de moins, non pas seulement par rappoi’t au sujet qui les participe, mais en elles-mêmes, elles s’approchent en effet plus ou moins du terme auquel elles se rapportent. — Quant aux qualités et aux caractères absolus, qui ont leur spécification en eux-mêmes, ex. : l’être l’unité, la substance, la corporéitc, l’animalité, la rationabilité, ils ne sont pas tous susceptibles de plus et de moins, même par rapport au sujet qui les participe. La différence spécifique d’une espècequclconque est en effet un indivisible : on a la rationabilité. différence spécifique de l’homme, ou on ne l’a pas, on jieul bien exercer et développer plus ou moins la faculté de raisonner, mais en chaque homme cette faculté a le même objet propre (l’essence des choses sensibles), le même objet adéquat (l’être), la même capacité spécifique. De même, un genre n’est pas, à proprement parler, réalisé à des degrés divers, car bien qu’il soit diversifié par des différences spécifiques j)lus ou moins parfaites les unes cpie les autres, ces diftércnccs lui leslcnl extrinsèques ; l’animalité (ou la vie sensitive) e()nient ])ar exenqde au même degré a l’homme et au lion, l’homme n’est pas plus animal que le lion, son aninuilitc, comme telle, n’est pas ])lus parfaite, l » ien qu’il soit un animal i>lus parfait. De même encore, l’or n’est pas plus corps ou plus substance (jne le cuivre ; une chose est substance, est corps, ou elle ne l’est pas, elle ne peut l’être plus 1047

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ou moins. — Mais lorsqu’on arri^c à ces caractères toul à fait généraux qu’on a appelés les tianscendantaux parce qu’ils dominent les espèces et les genres, on remarque qu’ils sont susceptibles de plus et de moins, et c’est eux qui constituent le point de départ de notre preuve. Ces caractères (l’être, l’unilé, latérite, la bonté) ne sont pas divcrsiliés comme les genres par une dilFérence spécifique extrinsèque, mais ils sont ind>il)és dans cela même qui diversifie les êtres, aussi les différents êtres les possèdent-ils chacun à leur manière à des degrés divers, anatugiquenient. Tandis que Vaninialilé (la vie sensitive) appartient au même titre à l’iiomme et au lion, l’être, l’unité, la J>onté conviennent aux différents êtres à dos titres et degrés dis ers : la différence propre à chacun de ces êtres est encore en effet de l’être, comme elle est une et bonne à sa manière. Une pierre est bonne d’une bonté à elle parce qu’elle ne s’effrite pas ; un fruit est bon d’une bonté à lui parce qu’il rafraîchit ; un cheval est bon parce qu’il peut fournir une longue course ; un professeur est bon parce qu’il sait et sait enseigner ce qui est de sa partie ; un homme vertueux est bon parce qu’il veut et fait le l » ien ; un saint est, meilleur encore parce qu’il a la passion ardente du l)ien. De même encore le l)ien honnête est supérieur à l’utile et au délectable, une fin en soi meilleure qu’un simple moyen. La bonté est donc réalisée à des degrés divers. Il en est de même de la perfection ou de la noblesse : le végétal est plus noble que le minéral, l’animal que le végétal, l’homme que l’animal. Il faut en dire autant de l’unité : l’esprit est plus un que le corps, il est non seulement indivis mais indivisible ; une société est plus une qu’une autre société, une science qu’une autre science. De même jjour la vérité : un premier principe évident de soi, nécessaire et éternel, comme le principe de non-contradiction, est plus vrai qu’une conclusion nécessaire qui dérive de lui, parce qu’il est conforme non pas seulement à une modalité de l’être mais à ce qu’il y a de plus profond et de plus universel dans le réel possible et actuel. Une conclusion nécessaire est à son tour plus vraie qu’une conclusion contingente, parce qu’elle est adéquate, non pas seulement à un fait passager (ex. : César est mort), mais à quelque chose d’éternel (ex. : l’homme est libre). Nous-mêmes dans notre vie nous sommes plus ou moins bons, plus ou moins Arais, plus ou moins nobles, suivant que notre existence répond plus ou moins à ce que nous devons être. — S’il y a làun morcelage, ce n’est pas éA^idemnient celui du continu sensil)le, et la dernière critique des sciences physiques ne peut certainement rien contre lui.

Tel est le point de départ de la preuve : la réalisation hiérarchisée des aspects transcendantaux de l’être. De là, la raison prétend s’élever à l’exislence d’un être unique absolument simple, absolument vrai, absolument bon, qui est l’Etre même, la Vérité même, la Bonté même, et par conséquent souverainement parfait. Sera-ce par un recours dissimulé à l’argument de S. Anselme ? Nullement.

Le principe qui permet de s’élever des degrés des êtres à Dieu, est le suivant : << Lorsqu’une perfection dont le concept nimplique pas d’imperfection se trouve à des degrés divers dans différents êtres, aucun de ceux qui la possèdent à un degré imparfait ne suffit à en rendre compte, il faut qu’elle ait sa cause dans unêtre supérieur qui est cette perfection même. >

« Nagis et minus dicuntur de dii’ersis secunditm quod

appropinquant dis-ersimode ad aliquid quod maxime est. »

Pour comprendre le sens, la valeur et la portée de ce principe dans lequel se condense toute la dialectique de Platon, c’est Platox lui-même qu’il faut

interroger. La précision que nous apporterons ensuite à son i)rineipc sera la raison qui nous empêchera de le suivre dans son réalisme exagéré. — La dialectique est la marche ])ar laquelle l’àme s’élève à ces réalités transcendantes, types éternels, que Platon appelle les Idées. Il y a la clialectique de l’intelligence qui repose sur le principe que nous venons d’énoncer, et la dialectique de l’amour, qui implique lai)récédenle sans demander autant de raisonnement, et est accessible à toute àme éprise du Bien, qu’aucun bien particulier ne peut satisfaire.

Cette dialectique de l’amour se trouve exposée à la fin du Banquet ; l’àme, y est-il dit, doit apprendre à aimer les belles couleurs, les belles formes, un beau corps, mais elle ne doit pas s’arrêter à un seul, car il ne possède qu’un reflet de la beauté, elle doit aimer tous les beaux corps, puis s’élever à l’amour de l’àme principe de la Aie et de la beauté du corps ; elle doit s’attacher aux belles âmes, belles par leurs actions, de là s’élever à la beauté des sciences qui engendrent les belles actions, jusqu’à ce que, de science en science, elle parvienne à la science par excellence, qui n’est autre que la science du beau lui-même, et qu’elle finisse par le connaître tel qu’il est en soi. La dialectique de l’amour s’achèAe par le désir naturel (conditionnel et inefficace, dira la théologie ) de Aoir Dieu intuitiA’cment, de contempler

« cette beauté exempte d’accroissement et de diminution, 

beauté qui n’est point belle en telle partie, laide en telle autre, belle seulement en tel temps et non en tel autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci et laide pour ceux-là… beauté qui ne réside pas dans un être différent d elle-même, dans un animal par exemple ou dans la terre, ou dans le ciel, ou dans toute autre chose, mais qui existe éternellement et absolument par elle-même et en elle-même : de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre diminution ou le moindre accroissement, ni la modifie en quoi que ce soit yy. (Banquet, 2 1 1 C.)

Cette dialectique de l’amour est celle reprise par S. Thoaias au délmt de la I^ Ilae, dans le Traité de la Béatitude : L’truni consistât bcatifudo hominis in divitiis, in honoribus, in fama sivc gloria, in potestate, in aliquo corporis bono, in valu pt aie, in aliquo bono animae, in aliquo bono creato ? Toujours, réponse négatiA’e, seul le Bien absolu peut satisfaire pleinement un appétit dirigé par une intelligencequi connaît non seulement tel bien particulier, mais le bien universel. Cette dialectique est rigoureuse et ])rouve apodictiquement, nous le Aerrons, l’existence du Bien absolu, pourA’u qu’on la considère comme une simple application de la preuAC de Dieu que nous étudions, qui suppose la Aaleur objectiAC et transcendante des premiers principes rationnels.

Si, au contraire, aACC les partisans de la méthode exclusive d immanence, on soutient cpie « les subtilités dialectiques (spéculât iA-es), quelque longues et ingénieuses qu’elles soient, ne portent pas plus qu’une pierre lancée par un enfant contre le soleil », 1 que i< de l’action et d’elle seule ressort l’indiscutable | présence et la preuA’e contraignante de l’être » 1 (Blondel, l’Action, p. 350), alors la dialectique de lamour, si saA^ante qu’elle soit, n’engendre plus (pi’une certitude i)ratique, subjectivcment suffisante, ! peut-être, mais objectivcment insuffisante. Cf. col. g52 à 956 et col. 1069. I

Mais s’il est Arai que la notion de bien suppose la’notion plus simple et plus absolue, plus univcrselle, d’être (Ens est prias quam honum, I^, q. 5, a. 2) ; si la ^Aolonté et l’amour supposent l’actiA’ité plus 1049

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simple et plus aljsolue de rintellig-cnce, qui n’atteint pas seulement le bien, mais la raison de bien (fnlellectus sinipliciter est altior quain’oluntas, I », q. 82, 3) ; si l’intelligence peut seule recevoii- en elle l’être, le capter, devenir lui, si elle est par excellence

« la faculté de totale intussusception » comme l’a

très bien expliqué M. P. Rousselot, l’Intetlectiialisiiie de S. Thomas, p. 20 ; si la volonté, au contraire, ne peut ainsi recevoir en elle l’être, le capter, devenir lui, mais seulement tend Aers lui lorsqu’il est absent, et jouit de lui lorsqu’il est présent par l’intelligence (I^^ 11^", q. 3, a. 4) ; alors la dialecti<pie de l’amour engendre une certitude objectivement sutlisante et absolue, de par la dialectique de l’intelligence qu’elle implique. Et le principe fondamental de cette dernière est précisément celui de notre preuve : « Lorsqu’il existe du plus et du moins, des degrés, le parfait aussi existe ; si donc il y a dans les êtres tel être meilleur que tel autre, il faut qu’il existe fpielque chose de parfait, qui ne peut être que le divin. » C’est ainsi qu’AntsTOTE exprimait avec une admirable précision le procédé fondamental du platonisme, dans son traité Sur la Pliilosopliie, où il résumait les leçons de son maître. Ce passage est rapporté par Simplicius, « De cælo » (Aid. 67, b). Cf. Fouillée « La Philosophie de Platon », t. I, p. 61. Voir aussi le texte d’Aristote cité ici par S. Thomas, Met., 1. II, c. k Ce principe de la dialectique, qui constitue la majeure de noire preuve, en comprend deux très intimement mêlés l’un à l’autre dans la pensée de Platon. Parler de degrés divers, c’est parler de multiplicité et aussi d’imperfection ou de perfection plus ou moins grande. De là deux principes : i" Si un même caractère se trouve en plusieurs êtres, il est impossible que chacun le possède par soi, et ce qu’on ne possède pas par soi, on le reçoit d’un autre, on y participe. Par ce principe on s’élève du multiple à l’un. — 2° Si un caractère, dont le concept n’implique pas imperfection, se trouve dans un être à un état imparfait, c’est-à-dire mélangé d’imperfection, cet être ne le possède pas par soi, mais le lient d’un autre qui le possède par soi. Par ce principe on s’élève non plus seulement du multiple à l’un, mais du composé au simple et par là de l’imparfait au parfait.

Examinons de près ces deux principes, et montrons leur rapport avec le principe d’identité, loi suprême de la pensée.

1° Si un même caractère se trouve en plusieurs êtres, on ne peut dire « jue chacun possède par soi, et ce qu’on ne possède pas par soi, on le tient d’un autre, on y participe. Cf. Phédon, 10 1, a. Phédon est beau, mais la beauté n’est point chose propre à Phédon, Phèdre lui aussi est beau, « la beauté qui se trouve dans un corps quclconque est sœur de la beauté qui se trouve dans tous les autres ». Aucun n’es/ la beauté, mais seulement il y participe, il en a une partie, un reflet. La beauté de Phédon ne peut avoir en lui son principe, pas plus que celle de Phèdre, mais toutes les deux doivent ])rovcnir d’un j)rincipe su[)érieni’, <pii est beau par ce qui le constitue en [)ropf< ([ui est la beauté même. — C’est ce ([ue S. Thomas précise et met en formule : multitudo non reddit rationem unilalis, la multitude ne peut rendre conqjte de l’unité de similitude qui est en elle, mais suppose une unité su[)érieure. Et ilans le /Je Polentia, q. 3, a. 5, il nous nunitrc le rapport de ce princi[)c avec le principe d’identité, loi suprême de la pensée et du réel : « Oportet, si aliijuid lnum comniuniler in i’LUniBUs inx’enitur, quod ab aliqua una causa /// illis causetur ; non enim potest esse quod illud commune utrique EX SEiPso conveniat, cnm utrumque skcundim ouoD ii’suM EST ulj oltero distint’uatur : et di’ersitas

ciiusarum diersos effectus producit. » Phédon et Phèdre ne peuvent posséder la beauté par eux-mêmes, ne peuvent avoir dans ce qui les constitue en propre la raisonde leur beauté, car ce qui les constitue en propre 1 un et l’autre est ditïérent, tandis que la beauté leiu" est commune ; le di’ers ne peut être la raison de l’un. Dire que Phédon et Phèdre sont beaux par eux-mêmes, c est dire que le divers par soi est un d’une unité de similitude, que des éléments de so/ divers et non semblables par ce qui les constitue en propre, sont de soi semblables, ce qui est nier le principe d’identité ou de non-contradiction. Nul recours à l’argument de S. Anselme.

Par ce principe, Platon s’élevait du multiple à l’un, de la multiplicité des individus aux types éternels des choses, à l’idée de la Vérité éternelle, de la Beauté éternelle, de la Justice éternelle. Mais il trouvait là encore une certaine diversité, qu’il ramenait à une unité suprême, à l’Idée des Idées, soleil du monde intelligible, qui était pour lui, non pas l’Idée de l’Etre, mais l’Idée du Bien ou de la plénitude de l’être. « Aux dernières limites du inonde intelligible est l’idée du Bien, qu’on aperçoit à peine, mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause première de tout ce qu’il y a de beau et de bon dans l’univers… » (^République, VI, log, b.) S. Thomas conclut ici à peu près de même : « Il y a quelque chose qui est le Vrai, le Bien, le Noble, et par conséquent l’Etre par excellence, qui est cause de ce qu’il y a d’être, de bonté et de perfection dans tous les êtres, et c’est cette cause que nous appelons Dieu ».

On objecte la dilliculté de concevoir une essence typique pour chaque chose. Cette dilliculté a embarrassé Platon, parce qu’il n’a pas su distinguer nettement les transcendantaux des espèces et des genres. On discute encore la question de savoir s’il a réalise l’homme en soi en dehors de l’idée du Bien, ou s’il en a fait seulement une idée divine. Quoi qu’il en soit de sa pensée à lui, disons avec Aristote, Met.. 1. Lleç. 14 et 15 ; 1. VII, Icç. 9 et 10, et S. Thomas, I », q. 6, a. 4 ; q. 65, a. i (Cajetan) ; q. 84, a. 7 ; q. lo^, a. i, que seuls les caractères dont la raison formelle fl/>.s7/’rt ; 7 de toute matière peuvent e.iisler à l’état séparé de la matière et des indis’idus. Au contraire, ce dont le concept impliciue une matière commune (par exemple le concept d’homme impli(iue de la chair et des os), est irréalisable à l’état séparé de la matière et des individus ; il ne peut exister de la chair qui ne soit pas telle chair, car de la chair est nécessairement quehjue chose de matériel et d’étendu, qui a telles parties et telle étendue, non i)as telle autre ; la chair ])eut cire pensée séparément des conditions indiviiluantcs (separatim), mais ne peut pas exister séparée Çseparata ) (De Anim, , 1. III, Comni. de S. Thom., leç. 12). Les exemplaires des choses matérielles ne pourront donc jamais être que des idées et non des types réels. C’est cette précision, ajjportée au principe de Platon, qui nous empêche de le suivre

; dans son réalisme exagéré. — Mais il en est tout

autrement des caractères qui par leur raison formelle abstraient de toute matière, qui en outre dominent les espèces et les genres, et pour cette raison se réalisent analogi<[uement à des degrés dix-ers (comme l’être, l’unité, la vérité, la bonté, la beauté, l’intelligence. ..), ils pourront et ils devront exister à l’élut séparé de la ma t. ère et des indix’idus. dans un être supérieur qui les possédera au degré suprême.

C’est précisément |)our cela que notre preuve ne prend pas i)our point de départ un caractère réalise au même degré dans j)lusicurs êtres, comme l’humanité ; un pareil caractère est nécessaireuunl causé non pas en tous moins un, mais en tous (Cajelan in I^, <I. G5, a. i). L’un de ces êtres ne peut être cause des 1051

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autres, puisqu’il est de mcine nature qu’eux, aussi pauvre qu’eux. — La preuve par les degrés des êtres ne sélève du multiple à l’un qu’en s’élevant en mèine temps du composé au simple, de l’imparfait au parfait. Il ne sullit pas de poser en principe : « si un même caractère se trouve en plusieurs étres, l est impossible que chacun le possède par soi », il faut ajouter : « si un caractère, dont le concept n’implique pas imperfection, se trouve dans un être à un état imparfait, mélangé d’imperfection, cet être ne le possède pas par soi, mais le tient d’un autre qui le possède par soi ». 2° Ce deuxième principe, impliqué avec le précédent dans la niajeui’e de notre preuve, a été exposé par Platon dans le Philèbe, le Phédoii et autres dialogues. On ne peut dire, remarque-t-il, que Phédon soit beau sans restriction (Pkédvn, 102, b), que Socrate soit grand sans restriction, que la science des hommes soit la science sans restriction ; en eux ces qualités (la beauté, la grandeur, la science) ne sont pas pures, mais mélangées de leur contraire ; en effet Socrate est à la fois petit et grand, il est grand par rapport à Phédon, petit par rapport à Simmias, et donc il n’a pas la grandeur qui exclut la petitesse, mais seulement il en participe. La science humaine sait telle chose et ignore telle autre, elle est mêlée d’ignorance, elle n est pas la science sans restriction, mais participe de la science. — Comment passer de là à l’affirmation de l’existence de la beauté absolue, de la science absolue ? Souvent les cartésiens passent immédiatement de l’imparfait au parfait, ils négligent de résoudre ces notions en celles, plus simples et plus proches de l’être, de composition et de simplicité, de mélange et de pureté. C’est pourquoi les kantiens leur reprochent un recours inconscient à l’argument ontologique ; en réalité il y a recours au principe d’identité, mais encore faut-il l’établir.

Qui dit imperfection, dit composition ou mélange d’une perfection et de ce qui la limite. Cette limite peut être soit le contraire de la perfection (Socrate est grand et petit, il est dans la vérité et dans l’erreui-, à des points de vue divers), soit sa privation (la science humaine, qui sait certaines choses, est ignorante de certaines autres qu’elle est pourtant capable de savoir), soit sa négation (la science humaine sait certaines choses, et est ignorante de certaines autres qui lui sont inaccessibles). Peu importe que la limite qui constitue l’imperfection soit contraire, privative ou négative, nous cherchons pourquoi elle affecte ces perfections qui s’appellent la Ijcauté, la bonté, la science… ? Il est évident qu’aucune de ces perfections ne comporte de soi une limite et surtout telle limite ; la beauté n’est pas de soi mélangée de laideur, la science d’ignorance ou d’erreur, la bonté d’égoïsme ; l’alïirnier ce serait soutenir que l’union inconditionnelle du divers est possible, que le divers de soi est un au moins d’une unité d’union, que des éléments qui, par ce qui les constitue en propre, ne demandent pas à être unis, sont unis de soi ; ce serait nier le ])i’incipe d’identité. — Si l’une quelconque de ces perfections de soi ne couiporte pas de limite, encore moins comporte-t-elle de soi telle limiie, puisque cette limite varie ; la science progresse, notre bonté augmente ou diminue.

L’union d’une perfection et de sa limite, n’étant pas inconditionnelle, demande donc une raison d’être extrinsèque : « Quæ secundum se diversa sunt, non conveniunt in aliquod unum nisi per uliquam causant adunantem ipsa. » (I’», q. 3, a. 7.) Le nier, ce serait identifier ce qui n’a pas en soi sa raison d’être ou bien avec ce qui n’est pas (et n’a pas besoin de raison d’être), ou bien avec ce qui est par soi (et n’a pas besoin de raison d’être extrinsèque) ; en douter, ce serait douter de la distinction qui sépare ce qui

est sans être par soi ou de ce qui n’est pas ou de ce qui est par soi. k Tout composé, comme tout devenir, demande une cause. » Cf. plus haut, col. 996.

Cette raison d’être extrinsècjue, réalisatrice, autrement dit cette cause, où la trouver ? Serait-ce dans le sujet auquel conviennent la perfection donnée et sa limite ? Phédon peut-il rendre raison par lui-même de la beauté imparfaite qui est en lui ? Il est évident que Phédon ne possède pas cette perfection par ce qui le constitue en propre, pour deux raisons : 1° comme nous l’avons déjà dit, ce qui le constitue en propre n’est qu’en lui, la beauté au contraire se trouve en d’autres êtres ; 2° ce qui le constitue en propre est quelque chose d’indivisible, qui ne comporte pas le plus et le moins, tandis que la beauté même en Phédon a des degrés. « Quod alicui convenit ex sua natura et non ex aliqua causa, minoratum in eo et deficiens esse non potest. » (C. Gentes, 1. II, c. 15, § 2.) Dire que Phédon est beau par lui-même, alors que ce qui le constitue en propre est différent de la beauté, ce serait dire que des éléments de soi divers sont de soi quelque chose d’un, que l’union inconditionnelle du divers est possible, ce qui serait nier le principe d’identité. « Omne quod alicui convenit NON SECUXDUM QUOD IPSUM EST, per aliquum causant ei convenit, nam quod causant non hahet primum et i.MMEDiATfM est. » (C. Gciites, 1. II, c. 15, § 2.)

Ce qui se trouve dans un être sans lui appartenir selon ce qui le constitue en propre, est en lui quelque chose de causé, en effet, ne possédant pas ce caractère par soi et immédiatement (per se ei primo), Une peut le posséder queconditionnellement, parvin autre, et en fin de compte par un autre qui le possède par soi et immédiatement, selon ce qui le constitue en propre, secundum quod ipsum est. Partout où il y a diversité, composition, il y a conditionnement, jusqu’à ce qu’on soit arrivé à l’identité iJiu-e. Celui-là seul peut exister par soi, qui a l’existence par ce qui le constitue en propre, tpii est à l’être comme A est A, cpii est l’Etre même ou l’existence même, Ipsum esse subsistens. — Toute limite d’essence poserait en lui une dualité entre ce qui serait susceptible d’exister et l’existence même ; l’existence ne lui conviendrait plus, dès lors, qu’à titre de prédicat accidentel ou contingent, et il faudrait remonter plus haut pour trouver une cause, jusqu’à ce qu’on ait atteint la simplicité pure et par là même la pure perfection sans mélange d’imperfection. Toute limite imposée à la Bonté, à la Beauté, à la Science, à la Justice suprêmes, poserait en elles dualité et par là même contingence. — Le principe d’identité apparaît ainsi encore une fois, non pas seulement comme la loi suprême de la pensée, mais comme la loi suprême du réel. Nous arrivons par là à une seconde réfutation du panthéisme : Le premier être est essentiellement distinct du monde, non plus seulement parce qu’il est essentiellement immualîle tandis que le monde est essentiellement changeant, mais parce qu’il est essentiellement simple et pur tandis que le monde est essentiellement composé et mêlé. C’est, nous l’avons vu, la réfutation du pantliéisme donnée par le Concile du Vatican. « Beus cum sit una singularis simplex OMMXO et incommutabilis substantia spiritualis, prædicandus est re et essentia a mundo distinctus. » Sess.in, CI. — Dieu est l’Etre pur sans mélange de non-être. — S. Augustin, s’exprimait à peu près de même dans la Cité de Dieu, 1. VIII, c. vi, et deTrinitate, 1. VIII, c. IV, où il réunit la preuve par les degrés à celle par le mouvement, et la rend ainsi plus frappante. Si un être, reinarque-t-il, est plus ou moins beau suivant les moments où on le considère, si sa beauté est variable, il est évident qu’il ne possède pas la beauté par soi ; lorsqu’il passe du moins au 1053

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plus, il ne peut lui-aiême se donner ce qu’il n’a pas, aussi « doit-il y avoir un être où réside Vimmuable, incomparable et pure beauté ».

Cette preuve par les degrés se précise si l’on remarque avec Aristote que le non-être qui limite l’être est quelqvie chose d’intermédiaire entre l’être pur et le pur néant, la puissance. Une perfection qui de soi ne comporte pas de limite, ne peut être limitée ni par elle-même, ni par une autre perfection, ni par le pur néant, mais par quelque chose d’intermédiaire : la science n’est pas bornée par elle-même, ni par une autre perfection comme la sainteté, mais par la capacité restreinte selon laquelle l’homme la participe, par notre puissance de savoir, qui passe prog : ressivement à l’acte. — De même l’existence, à laquelle tous les êtres participent à des dei ; rés divers, n’est pas bornée par elle-même, mais par l’essence qui la reçoit, par l’essence qui est une possibilité d’exister, quid capax existendi, et d’autant plus parfaite qu’elle est une possibilité d’exister moins restreinte, qu’elle est susceptible de participer davantage à l’existence. Le minéral, la plante y participent dans les limites de la matière et de l’étendue ; l’animal, par la connaissance sensible, y participe d’une façon moins bornée ; l’homme, par son àme spirituelle douée d’une certaine inlinité dans l’ordre de la connaissance et du désir, dépasse les limites de la matière et de l’étendue, du temps et de l’espace ; l’esprit pur créé participe à l’existence dans les seules limites de la pure forme immatérielle qu’est sa nature, mais ce qui est en lui susceptiljle d’exister demeure iini ; son essence a raison de puissance, de limite à l’égard de l’existence, ultime actualité. Cette composition, cette dualité, d’essence qui limite et d’existence limitée, suppose une cause, et, en tin de compte, une cause au sein de laquelle il n’y ait plus aucune couipositif)n, aucun mélange de puissance et acte, une cause qui soit pur acte, souverainement déterminé de soi et dès toujours, pur être sans mélange de non-être et par conséquent infinie perfection. Cf. I », q. 7, a. i, Ulruni Deus sit in finit us.

On voit aisément comment S. Thomas pourra déduire que le Prinium ens n’est pas un corps, puis(pi’il est absolument siuq)le(Ia, q. 3, a. 1), qu’il n’est pas composé d’essence et d’existence, mais qu’il est l’Existence même (I », q. 3, a. 4)> qu’il n’est pas composé de genre et de ditrérence (la, q. 3, a. 5), qu’il est la souveraine bonté, plénitude absolue de l’être (la, q. G, a. 2), qu’il est inlini(la, q.’^, a. 1), qu’il est la suprême vérité (1 », q. 16, a. 5), qu’il est invisible (la, q. 12, a. 4). et incompréhensilde (I », q. 12, a. 8).

Passons maintenant aux dilTérentes applications et précisions de cette preuve générale, fqui conduisent non plus seulement au premier être, mais à la première intelligence, au [)rcmicr intelligible, au premier désira])le, source de tout boiilicur, au premier et souverain bien, fondement de tout devoir.

h. La Première intelligence. — S. Thonuis appli({ue à l’intelligence la preuve pai- les degrés. I », (j. ^ij, a. 4, et l’unit, comme S. Augustin, à celle par le uuiuvement.

« Considerandum est quod supra animant intellectivani

liumanamnecesse est ponere uliquem superiurem intetlectuni, a quo anima virtulcm intelligendi obtineat. Semper enini quod PAmicii’AT aliquid, et quod est mobih et quod est iMVEHVKC.Tuyi, præexigit ante se aliquid quod est i’i : a esskntiam slam tai.ic, et quod est immobile et i>i ; ui-kctu.m. Anima autem humaiia iutellectis’a dicitur, per participationem iiitellectualis virtntis : Cujus signum est quod non tota Ksr iNTiiLLKc.TivA, scd sccundum aliquam sui partent. Perlinfiit ctiam ad intelligentiam veritatis cum quodam discursu et motu urguendo. llabet etiam i.mi’KH FECTAM INTELLIGENTIAM, tUUt quiu HOU Omuia intclil git, tum quia in his quæ intelligit de potentia procedit ad aclum. Oportet ergo esse aliquem altiorent intellectunt, quo anima juvetur ad intelligendum. n Et cette intelligence suprême doit être l’Intelligence même, ï Ipsum intelligere, I », q. ll^, a. 4 Cette application de la preuve ne soufTre pas de dilliculté, si l’on se rappelle ce que nous avons dit plus haut, col. 1007, au sujet de l’intelligence. C’est une notion qui, par sa raison formelle, n’est pas dans un genre ; se délinissant par une relation à rt^’^r^, elle est analogue comme lui. C’est pourquoi elle i^eut se réaliser à des degrés divers, et à un degré suprême exister à l’état pur, sans aucun mélange de potentialité ou de limite.

Faut-il s’étonner que l’intelligence suprême s’identitieavec l’être même ? Nullement ; s’il y avait dualité, le principe de notre preuve nous obligerait à remonter plus haut, jusqu’à ce que nous ayons trouvé l’identité pure.

On ne manquera pas d’objecter avec Plotin, avec Spenceh : mais la connaissance implique nécessairement la dualité du sujet et de l’objet. Celte objection se trouve exposée sous plusieurs formes dans les quatre premiers articles de la q. 14^ de la /a Pars. Voici en substance comment S. Thomas répond, en partant de l’homme où la connaissance implique cette dualité. L’homme est intelligent dans la mesure où il est immatériel, dans la mesure où sa forme. dominant la matière, l’espace et le temps, lui permet de connaître, non pas seulement tel être particulier et contingent, mais l’être. Et comme l’homme n’est pas l’être, l’intelligence n’est en lui qu’une puissance relative à l’être, intentionnelle ; elle est un accident de la catégorie qualité, et l’intellection humaine n’est qu’un acte accidentel decette puissance. L’Ipsum esse sjf/’s/s/e/is doit être intelligent, lui aussi, dans la mesure où il est immatériel, et comme par déhnition il est indépendant non seulement de toute limite matérielle et spatiale, mais encore de toute limite d’essence, non seulement il est souverainement intelligent, mais son intelligence est l’intellection même, c’est-à-dire l’être même à l’état de suprême intelligibilité, toujours actuellement connu, un pur éclair intellectuel éternellemeiit subsistant. — Ne cherchons pas ici la dualité du sujet et de l’objet, elle ne proK’ient, dit S.Thomas, que de la potentialité (ou de l’inqjerfection), de l’un et de l’autre, « secunduni hoc tantum sensus s’el intellectus Ai.i : u est asensibilis-el intelligibili, quia ut ru nique est IN POTENTIA » (I », f[. 14, » 2). Déjà dans notre intellection actuelle s’identilient notre intelligence et son objet en tant que connu (comme le renuirque Cajetan après Averroes, in I^ » "’, ([. 79, a. 2, n" 19, l’intelligence ne reçoit pas l’objel comnu- la nuitière reçoit la forme et constitue avec elle un composé, l’intelligence (/ev’(e//< intentionnellement l’objet connu, « /(/ aliud in quantum aliud). Dans notre acte de réllexion, s’identihenl l’intelligence connaissante et l’intelligence connue : la dualité qui subsiste encore provient de ce que notre intelligence n’est pas de soi et toujours actuellement connaissante et actuellement connue. En Dieu s’identilient absolument la pure intellection et le pur être qu’elle pense.

Nous allons voir tiue cette conclusion n’est pas moins évidente si nous parlons de ce qui est requis, non plus par la première inleiligeuce, mais par le premier intelligible. Pour être acte pur à tous points de vue, il doit être dès loujoiu-s intelligible, non seulement en ])uissance, mais en acte, et même intelligé en aclii (intellectunt inactu). Or l’intelligible toujours actuel n’est autre que rélernclle iutelleotion. Eirtv /i voVi^t ; vi/ ; ’7 : w ; vo’v^a-u. Met., XII, C. 9 Tout cela est autrement certain que les plus absolues certitudes des sciences positives, pour cette 1055

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excellente raison que notre intelligence le perçoit inimécliatenient dans Tétre, son objet formel. C’est de la pure lumière intellectuelle. Cette attribution analogique de l’intelligence à Dieu a la plus absolue rigueur : de même que la raison formelle d’existence est indépendante du mode créé (limite d’essence, mélange de potentialité), de même la raiso ?i formelle dintellection est indépendante du mode créé qui fait de l’intellection l’acte accidentel d’une puissance et la situe dans une catégorie, la catégorie « qualité », distincte de la catégorie « substance ». En Dieu, l’intellection est la nature même de Dieu, c’est-à-dire l’Etre même (la, q. 14, a. 2 et 4). Cette identification de l’être et de l’intellection n’est donc pas seulement requise par une preuve ex communihns (parce qu’il ne peut y avoir de dualité, de multiplicité dans l’Absolu), mais elle est requise e.r propriis, par la raison formelle de chacune de ces deux perfections : la pensée pure, de soi et dès toujours en acte, doit être l’être pur actuellement connu ; et l’être pur de soi et dès toujours en acte à tous points de vue, doit être intelligilde en acte et intellection en acte. A tel point que partout où il y a dualité du sujet et de l’objet, l’intellection est imparfaite et s’accompagne d’une certaine insatisfaction : lintelligencc créée voudrait toucher l’être directement, sans avoir à s’interroger sur la valeur de la représentation par l’intermédiaire de laquelle elle l’atteint. Cette insatisfaction, commune à toute intelligence créée, ne disparaîtra que dans la vision béatilique, où il n’y aura pas d’idée intermédiaire entre notre intelligence et l’essence divine (1^, q. 12, a. 2) ; elle n’a jamais existé pour Dieu, parce qu’en Lui seul l’intelligence est identique à l’être, et cela parce qu’en Lui seul l’intelligence est à l’état pur.

c. le Premier intelligible, la Vérité première, source de tonte vérité. — On s’étonne parfois de ne pas trouver dans S. Thomas la preuve par les vérités éternelles, si chère à S. Augustin (Co « </a Academicos, l. 111, c. XI, n° 25 ; de Trinitate, l. XV, c. xii, n. 21 ; de Vera lieligione, c. xxx fin à xxxu ; de Libéra arbitrio, 1. H, c. viii, n » 20 ; c. ix, n° 26 ; c. xii, n° 34 : c. XIII, n" 36, etc. Cf. PoRTALiÉ, art. « Augustin)>, Dict. de Tlieol. catli.), à S. Axselmb, à Desc.yrtes, à BossuET (Connaissance de Bien et de soi-même, ch. 4 ; Logique, I, c. 36), à Féxelox (Traité de VExist. de Dieu, II « partie, c. 4)>à Maledranciie, à LEiBMz(AoMf. Essais, l. IV, ch. ii). — Kant lui-même, en 1763, lorsqu’il écrivait son traité sur « l’Unique fondement possible de la preuve de l’existence de Dieu y^, voyait dans l’argument par les vérités éternelles la seule preuve rigoureuse. Le possible, disait-il, qui est donné avec la pensée même, suppose l’être, car « si rien n’existe, rien n’est donné qui soit objet de pensée ». Il établissait que l’Absolu, fondement des possibles, est unique et simple, et confirmait sa preuve en montrant l’unité et l’harmonie qui existent dans le monde infini des essences ou des possibles, par exemple en mathématiques ; les proportions, les connexions, l’unité que les sciences rationnelles découvrent, lui étaient une preuve que le fondement des possibles est unique et infini, bien plus, qu’il est une intelligence, puisque ces harmonies sont d’ordre intelligible. — L’argument par les vérités éternelles est soutenu aujourd’hui par beaucoup de scolastiques : Ki, EUTGE.v, « Philosophie scolastique », IV diss., ch. 2, a. 4 ; Lepidi, Elementa Philosophiæ christianae, Ontol., p. 35, Logic, p. 382 ; Schiki-i.ni, Princ. phil., i, n. 482 ; HoNTHEiM, Theologia naturalis, p. 133 ; de Mu.NNYNCK, Prælectiones de Dei existentia, p. 23. — M. Ser riLL.vNGEs a ad.nirablement exposé cette preuve dans un article delà /(’ef.T’/iom/Afe, sept. 1904 : « L’Idée de Dieu et la Vérité », reproduit dans son livre sur

« Les sources de notre croyance en Dieu ». Ce dernier

article a été très critiqué par la Bévue Xéo-Scolastique, il est pourtant absolument conforme, quoi qu’on en dise, à la doctrine de S. Thomas.

S. Thomas ne doute pas un instant que les vérités nécessaires demeureraient comme vérités objectives alors que toute réalité contingente disparaîtrait :

« liemotis omnibus singularibus haminibus adhuc remaneret

rationabilitas atlribuibilis humanæ naturae. » Quodlibet, viii, q. i, a. 1, ad i""^, « Si omnes creaturae deficerent, adhuc natura humana remaneret talis quod et competeret rationabilitas. » Ibid., ad 3 (lire cet article, qui distingue bien la nature humaine, 1" dans les individus, 2° en soi, et 3" dans lintelligence divine). — Sur ces vérités éternelles, indépendantes de toute existence contingente, cf. Albert le Grand, Tract, de prædicanientis, c. g ; Capreolus, I, dist. 8, q. ! , concl. i. — II, dist. i, q. 2, a. 3 ; Cajetan, in De ente et essentia, c. 4. < ! 6 (distinction du réel en réel possible et réel actuel, le possible n’est pas seulemente pensable ou l’être de raison) ; SoNciNA, in IX Met., c. 4 et 5, in V Met., q. 30 fin. — Ferrariensis, in C. Génies, 1. II, c. 52 et c. 84. — SoTO, Dialectica Aristotelis, q. i* à la fin. — Suarez, Disp. Met., t. 1, p. 230 ; t. II, p. 23 1, 294 à 298. — BaBez, in Ia>", q. 10, a. 3. — Jean dk Saint-Tho.mas, Logica, q. 3, a. 2 ; q. 26, a. 2. — Goudin, Logica, p. 265. — On comprend que Leibniz ait écrit dans ses ^Vof/c. Essais, 1. IV, c. 1 1, et Theodicée, § 1 84 : « les scolastiques ont fort discuté de constantia subjecti, comme ils l’appelaient, c’est-à-dire comment la proposition faite sur un sujet peut a^-oir une vérité réelle si ce sujet n’existe point ».

Baiiez in /am, q. 10, a. 3, a nettement formulé cette doctrine commune dans l’Ecole, il l’a réduite à trois propositions : « 1° Essentiæ rerum quæ signi/icantur per illa complexa enuntiabilia non sunt ab aeterno, quantum ad esse existentiæ 1 hoc est de /ide : , nec quantum ad esse essentiale, quia essentia sine existentia nihil est. — 2° Quod homo sit animal est ab aeterno, si est dicat esse essentiale et connexionem animalis cum hoinine. ^t’am animal est ab aeterno de essentia hominis. Nota tamen quod hoc esse non est esse simpliciter respecta creaturae, sed essk secundum quid, nam est esse in potentia. — 3° I/om.neni esse animal non est ab aeterno nisi in intellecta divino, si est dicat veritatem proposilionis, nam veruni est in intellectu, sed ab aeterno non est alius intellect us nisi divin us. » Les écrivains de la Revue yéo-Scolastique, qui refusent d’admettre la preuve par les vérités éternelles et la prétendent étrangère à S. Thomas, n’ont pas avi que c’est dans le sens de la 3 « proportion de Banez que parle S. Thomas dans le de Veritate. q. i, a. 4. 0, 6, et I », q. 16, a. 6, 7. 8, tandis qu’il parle dans le sens de la seconde proposition au Quodl., VIII, q. I, a. I, ad ! "" et ad 3"™. S. Thomas admet donc la dernière conclusion énoncée par Banez : « Ex his conclusionihus sequitur quod essentiæ rerum antequam existant sunt EyTixiEA.i.J ut ens reale distinguitur contra fictitium (être de raison ou pur pensable), non tamen ut distinguitur contra non existens in actu, secundum distinctionem Cajetani in l. De ente et essentia, c. 4> <I 6.

Suarez remarque très justement « Quidam moderni theologi concédant propositiones necessarias non esse perpetuæ veritatis, sed tune incipere verasesse cuni res fîunt, et veritatem amittere cum res pereunt. Sed hæc sententia non solum modernis philosophis sed etiani antiquis contraria est, imo et I^atribus Ecclesiae. .. suivent des citations de S, Augustin et de S. Anselme ». Disput. Met., t. II. p. 294. — Les propositions

« Tout être est d’une nature déterminée », 
« Tout a (est ayant) sa raison d’être », « L’homme est 1057

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libre ii, « Le bien honnête doit être pratiqué et le mal évité), n’ont pas counueneé à être vraies comme celle-ci « Tout Français a droit de voter), elles ont toujours été vraies, ab aeterno ; la copule est ne sil ^nilie pas en effet la conjonction réelle et actuelle des deux extrêmes dans une réalité existante, mais seulement que le prédicat convient au sujet, abstraction faite de l’existence ou de la non-existence de celui-ci.

Ces vérités sont conditionnelles au point de vue de l’existence, mais absolues dans Tordre de la possibilité et de l’intelligibilité, par là elles dominent les réalités contingentes et commandent l’avenir ; elles disent, comme le remarque Leibniz, « que si le sujet existe jamais, on le trouvera tel ». Noiiv. Essais sur l’Entend., 1. IV, cb. ii.

De ce point de départ, peut-on s’élever à Dieu ? Leibniz n’en doute pas plus que S. Augustin : « Ces vérités nécessaires étant antérieures aux existences des êtres contingents, il faut bien qu’elles soient fondées dans l’existence d’une substance nécessaire » (ibid.). et qu’elles y soient à titre de vérités intelligibles connues de toute éternité. Bossuet dit excellemment : « Quand il n’y aurait dans la nature aucun triangle, il demeure toujours vrai et indubitable que les trois angles d"un triangle sont égaux à deux droits. Ce que nous voyons de la nature du triangle est certainement indépendant de tout triangle existant. Bien plus, ce n’est pas l’entendement qui donne l’être à la Aérité, il s’ensuit que, quand l’entendement serait détruit, ces vérités subsisteraient immuablement. » Logique, I, 36. « Si je me demande maintenant où et en quel sujet ces règles subsistent éternelles et immuables, je suis oljligé d’avouer un être où la vérité est éternellement subsistante et où elle est toujours entendue ; et cet être doit être la Vérité même et doit être toute vérité. » Connaissance de Dieu et de soi-même, IV, ô. « C’est là ce monde intellectuel auquel Platon nous renvoie pour entendre la vérité. Que s’il a poussé trop avant son raisonnement, s’il a conçu de ces principes que les âmes naissent savantes, etc. S. Augustin nous a enseigné à retenir ces principes sans tomber dans ces excès insupportables… » Logique, l, 3’j.

Celte preuve est bien une preuve a posteriori (ab effectu intelligibili) et non pas a priori (comme l’argument de S. Anselme). Elle ne part pas de la notion dt Dieu, mais des vérités rationnelles multiples et hiérarchisées, et s’élève à la source de toute vérité. Cette preuve, quoi qu’on en ait dit, n’est pas étrangère à S. Thomas. Dans le C. Gentes, 1. 11, c. 84, il dit formellement : « Ex noc olod méritâtes intellectae sint AKTKHNAE quautuni ad id quod intelligitur, non potest concludi quod anima sit acterna, sed quud ceritates intellectæ iu.ndantur in alioco aeterno, sicut in causa universali contentiva omnis veritatis. » Cf. commentaire de Fekhahiensis sur cet article, et P. Leimdi, Examen Ontologismi, p. 120.

D’où vient donc que S. Thomas n’a pas exposé cet argument augustinien dans l’article qu’il a consacré aux preuves de Dieu ? — C’est que cette preuve rentre dans la 4^ via, qui s’élève aussi bien à la Première vérité (.Va j-///ie verum). qu’à la Première intelligence et au Premier être.

Dans les multiples vérités nécessaires que nous fait connaître noti-c raison, il y a un élément commun réalisé à des degrés divers, celui de vérité nécessaire et éternelle ; il se trouve à un degré plus parfait dans un premier principe que dans une conclusion. Qu’estce qui peut rendre compte de cet élément ? — Ce ne sont pas évidemment les réalités contingentes dominées par lui ; de même <pic Pliédon n’a pas en soi la raison dernière de sa beauté, de même il ne peut fonder le principe de contradiction qui se réalise en

lui comme dans tout autre être actuel ou possible. — Ce ne sont pas non plus nos intelligences multiples et contingentes qui peuvent rendre raison de cet élément unique et nécessaire, puisqu’il les domine toutes, au lieu d’être dominé par elles. — Dirons-nous que les vérités éternelles subsistent séparées les unes des autres, indépendamment des choses et des intelligences contingentes ? Ce serait revenir aux types éternels que semble avoir admis Platon, et nous avons dit la raison poiu- laquelle seuls les transcendantaux sont réalisables en dehors de la matière et des individus, et celle aussi pour laquelle ils s’identifient ex propriis dans l’être premier et la pensée première. Il sullit de remarquer ici que les vérités éternelles ne peuvent avoir chacune en soi leur raison dernière, puisqu’elles sont multiples et hiérarchisées ; elles supposent nécessairement une vérité suprême, premier intelligible, source de toute intelligibilité, c’est le Maxime verum dont parle ici S. Thomas.

Ce maxime verum ne peut être seulement intelligible en puissance, il doit être de soi et dès toujours intelligible et même inlelligé en acte ; par là, comme nous l’avons vu, il s’identifie avec la prendère intelligence, qui est pure intelleetion. — De là on conclut a posteriori que la première intelligence est infinie ; en eft’et les lois intelligibles sont sans fin, celles par exemple des figures géométriques ; bien plus, il y a des infiniment petits dans la moindre chose, nous ne saurons jamais le tout de rien. Ce fond qui nous échappe est pourtant intelligible en soi, cette intelligibilité dérivée a dû nécessairement venir d’une intelligence en acte. L’acte précède toujours la puissance. — La Révélation dit de même dans le prologue de S. Jean : « Omnia per ipsum (Verbum) facta sunt, et sine ipso factum nihil quod factum est. »

Impossible d’admettre avec les panthéistes que le principe de l’ordre idéal est immanent au monde et n’existerait pas sans les pensées humaines qui le conçoivent. On accorde que ce principe est nécessaire et universel, il faut donc reconnaître qu’il est indépendant de nos intelligences mesurées par lui. Le contingent, essentiellement dépendant du nécessaire, ne peut conditionner l’existence de ce dernier ; ce serait dire que le contingent, qui n’est même pas cause de lui-même, est cause du nécessaire, ce qui est absurde. De même que le devenir ne peut être cause de l’être, la multiplicité ne peut être raison de l’unité. Comment le premier intelligible, ri TTîcTjrsv vî/itsv (Met., XII, c ;), contient-il tous les intelligibles ? C’est ce qui est expliqué dans le traité de la Science divine, la, q. il[, art. i à 16. Ce i)remicr intelligible, c’est l’essence divine elle-même ; la connaître adéquatement autant f[u’elle peut être connue, c’est connaître tout ce qu’elle contient dans son éminente virtualité, et tout ce à quoi cette virtualité peut s’étendre, c’est-à-dire non pas seulement tout le réel actuel, mais tout le réel possible.

d. Le Premier et souverain Bien, premier désirable. — S. Thomas s’élève aussi par la i^via au Maxime bonum, au Souverain bien. Lfe Bien peut être considéré connue simplement désirable, ce qui est capable d’attirer notre appétit, de combler en nous un vide, de nous rendre Jieureux, et aussi comme ce qui a droit à être aimé, cequiexige impérieusement l’amour, et fonde le devoir. L’ai-gument qui conclut au premier et souverain bien contient donc iinplicitenu-nt celui par lequel on s’élève au premier désirable --> tts^tw i/jj/Tî/, source de tout bonheur ( ! - » II » *^, q. 2, a. 8. De beatitudine : an sit in bono creafo vet increalo). et celui par le([uel on s’élève au souverain bien, fondement de tout dey oir, ro ir/vOiv y.vX rà « ^ittsv (I » Il^e, q. 91, a. I. i’trum sit aliqua lex aeterna : a. 2. C’tr. sit aliqua lex naturulis ; q. fjS, a. 2. L’tr. lex aeterna sit abomnibus

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nota ; q. 9/1, a. a. Qiiæ sint præcepta legis naturalis). On peut s’élever au bien suprême, source d’un bonheur parfait et sans mélange, en partant soit des biens imparfaits et liiérarchisés, soit du désir natui’el que ces biens ne parviennent pas à satisfaire.

Si l’on parle des biens iinis : la santé, les plaisirs du corps, les richesses, les honneurs, le pouvoir, la gloire, la connaissance des sciences, les joies de l’esprit et de l’âme, il faudra insister sur leur multiplicité et plus encore sur leur imperfection, leur limite ; comme le multiple suppose l’un, le composé le simple, l’imparfait le parfait, on sera conduit à un Bien suprême qui est le Bien même, sans mélange de non-bien ou d’imperfection. C’est encore la dialectique de l’intelligence.

Si l’on pai’l du désir naturel que les biens finis ne parviennent pas à satisfaire, on insistera sur l’inquiétude que l’âme ressent tant qu’elle n’a pas trouvé un bien infini ou un bien pur sans mélange « Irrequietiim est cor nostrum donec requiescat in te (Domine) ». S. Augustin, Confess., I. L’âme insatisfaite essaiera de s’attacher à des biens de plus en plus élevés. C’est la dialectique de l’amour. — L’inquiétude que réveille en nous cette dialectique sulUt-elle à prouver l’existence d’un bien infini ? Oui et non. Elle peut engendrer en celui qui l’éprouve une certitude suhjectivement suffisante et ohjectiyement insuffisante, comme la foi morale de Kant. La méthode exclusive d’immanence, si savante qu’elle soit, ne peut conduire plus loin. On n’atteint la certitude objectis-ement suffisante que si l’on dépasse cette méthode, et si l’on reconnaît la valeur ontologique et transcendante des premiers principes rationnels d’identité, de raison d’être, de causalité efficiente et finale (col. 952-956 et io48).

Alors la preuve se présente comme il suit. Cf. S. Thomas, I » Ilae, q. 2, a. 7 et 8. — Notre volonté qui a pour objet le bien universel (non pas tel bien particulier connu par les sens ou la conscience, mais le bien, la raison de bien, connue par l’intelbgence) ne peut trouver sa béatitude dans aucun bien fini ; si parfait soit-il, ce bien est toujours à l’infini du bien pur, sans mélange de non-bien, tel que le conçoit l’intelligence. Une infinité de biens finis ne peut sufiîre, car ce ne sera jamais qu’une infinité successive et potentielle, et non pas une inlinité actuelle, qualitative et de perfection. Cette impossibilité où nous sommes de trouver la béatitude dans un bien fini, ainsi prouvée a priori par S.Thomas, s’établit aussi a posteriori, par l’expérience, comme il est montré par exemple dans les Co/i/e.ss/o «.ç de S. Augustin. — Notre volonté désire donc naturellement (par sa nature même) un bien pur sans mélange de non-bien, comme notre intelligence désire la vérité absolue sans mélange d’ignorance, de doute ou d’erreur. — Ce désir naturel peut-il être vain, comme un désir né de la fantaisie ? Certains théologiens, comme le P. de Muxnynck, Prælectiones de Existentia Dei, soutiennent que le principe « desiderium naturæ non potest esse incine » n’est certain pournous que lorsque nous avons démontré que notre nature est l’œuvre, non pas du hasard, mais d’un Dieu intelligent et bon. Aussi la preuve par l’aspiration de l’âme vers le bien absolu n’aurait-elle que la valeur d’un argument de naturaliste, fondé sur l’induction : Partout dans le règne végétal etanimal nous voyons qu’un objet, un aliment répond au désir, au besoin naturel qui l’appelle, il doit en être de même pour l’homme, son désir naturel ne peut pas être frustré.

Nous croyons, au contraire, que cette preuve de Dieu a une valeur absolue. S’il était nécessaire d’avoir démontré Dieu pour se fier à la tendance naturelle j de nos facultés, on pourrait douter de la valem* objec tive de notre intelligence, aussi bien que de la valeur du désir naturel de notre volonté. De plus, antérieurement à toute démonstration de l’existence de Dieu, nous voyons avec évidence que noti*e intelligence, et notre volonté ne peuvent être l’œuvre du hasard, le fruit d’une rencontre fortuite ; comment un principe simple, un principe d’ordre comme l’intelligence, proviendrait-il d’une multiplicité désordonnée’.' ce serait faire sortir le plus du moins, l’être du néant. Enfin, pour Aristote, S. Thomas et tous les grands philosophes intellectualistes, le principe de finalité est nécessaire et évident de soi, comme le principe de raison d’être dont il dérive au même titre que le principe de causalité. Cf. plus haut, col. 998. Un désir naturel ne peut donc êtrevain, car il serait sans raison d’être ; et nous avons vu plus haut qu’une chose sans raison d’être est contradictoire, le principe de raison d’être se rattache au principe d’identité par réduction à l’impossible (1° Tout ce qui est a sa raison d’être, ce qu’il faut pour être, sans quoi il ne se distinguerait pas de ce qui n’est pas ; 2" Tout ce qui est, sans être par soi, a sa raison d’être dans autre chose, sans quoi il ne se distinguerait pas de ce qui est par soi). Cette raison d’être extrinsèque est nécessairement double ; l’une est réalisatrice ou actualisatrice, elle pose dans l’existence (cause etficiente), l’autre est spécificatrice et explique pourquoi ce qui est posé dans l’existence est tel et non pas autrement (cause finale). La nécessité de la cause finale apparaît plus nettement lorsqu’il s’agit d’un être intentionnel, c’est-à-dire d’un être dont toute la nature est de tendre vers autre chose. C’est le cas du désir naturel dont nous parlons. Ce quelque chose de relatif et d’imparfait est nécessairement pour autre chose, en iie d’autre chose. De même que l’imparfait ne peut être que par le parfait (cause elliciente), de niême il ne peut être que pour le parfait (cause finale), le relatif ne peut être que pouk l’absolu. Seul, en effet, l’absolu a en lui-même sa raison d’être. Potentia dicitur ad actum, une puissance ne peut avoir en elle-même sa raison d’être : le désir naturel de Dieu, l’inclination naturelle vers Dieu serait donc absurde si Dieu n’existait pas, ce serait une inclination qui tendrait vers quelque chose et ne tendrait vers rien. En ce sens on a pu dire :

« Un seul soupir de l’âme vers le meilleur et le parfait

est une démonstration plus que géométrique de l’existence de Dieu. » Hemsterhlys.

Cette démonstration ne diffère pas de la 4 » v/a de S. Thomas, qui s’élève au premier bien, non pas seulement par voie de causalité exemplaire et elliciente, mais aussi par voie de causalité linale. Le désir de Dieu, par cela seul qu’il est quelque chose d’imparfait, de limité, suppose le parfait, comme le relatif suppose l’absolu.

Lorsqu’on présente cette preuve par le désir naturel de Dieu, il importe seulement de bien remarquer qu’il ne s’agit pas d’un désir naturel élicite, conditionnel et inefficace, comme celui qui existe en nous à l’égard du surnaturel, de la vision béatifique ; une pareille velléité, absolument parlant, peut être frustrée, il dépend de la liberté divine d’y répondre ou de n y pas répondre (cf. Banez in I » " », q. 12, a. 1). Il est question ici d un désir naturel inné, absolu et efficace. La volonté humaine, de par son universalité qui dérive naturellement en elle de l’universalité de l’intelligence, antérieurement à tout acte, ne peut se reposer que dans l’amour du principe de tout bien, qui seul est le Bien même. Aussi cet amour du Bien absolu par-dessus toutes choses est-il le principe ou au moins le couronnement des grandes morales spiritualistes de Platon, Aristote, Plotin, Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibnitz, etc. Pour aimer ce Bien, il n’est pas nécessaire d’en avoir l’intuitioni 1061

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immédiate (qui est toute gratuite, surnaturelle), c’est lui qu’on aime dans la pratique de la vertu lorsqu’on ordonne à lui et non pas à soi tous ses actes. (Sur cet amour naturel de Dieu, cf. S. Thomas, P, q. 60, a. 5. Sur cette preuve de Dieu, cf. P. Gardeil, V Action, ses exigences obiecties et ses ressources subjectives ; Rev. Tliom., 1898 et 1899 ; voir aussi Sertil-LANGES, Les Sources de notre croyance en Dieu.)

e. Le Premier et somerain Bien, fondement suprême de tout devoir. — Mais le bien n’est pas seulement ce qui est désirable, ce qui est capable d’attirer notre appétit et de nous rendre heureux, c’est aussi ce qui a droit à être aimé, ce qui exige impérieusement l’amour et fonde le devoir.

S. Thomas s’exprime très nettement sur ce point au traité de la Loi. I » ^^, q. 9^, a. 2. l’trum lex naturalis contineat plura præcepta vel unum tantum P II répond que la loi naturelle renferme plusieurs préceptes, mais que tous se rattachent à un seul premier principe pratique : « il faut faire le bien et éviter le mal ». Ce premier principe pratique, remarque S. Thomas, est fondé sur la raison de bien, comme le premier principe spéculatif qui fonde tous les autres est lui-même fondé sur la raison d’être. « Lllud quod primo cadit in appréhensions est Exs cujus intellectus includiiur in omnibus quæcumque quis appreliendit. Et ideo primum principium indenionstrabile est, quod non est simul afjlrmare et negare ; quod fundatur supra rationem¥.^Ti^ et non entis. Et super hoc principio omnia alia f’undantur, ut dicitur in IV Met. — Sicut autem ens est primum quod cadit in apprehensione sinipliciter ; ita bonum est primum quod audit in apprehensione practicæ rationis, quae ordtnatur ad opus. Onine enim agens agit propter (inem, qui habet rationem boni ; et ideo primum principium in rationepracticæst quod fundatur supra rationem boni. » (Ibid.)

A la vérité, ce n’est pas n’importe quel bien qui a droit à être aimé. Le sens commun, comme la raison philosophique, distingue trois espèces de bien : i°le bien sensible ou simplement délectable, 2" le bien utile en vue d’une fin, et 3° le bien honnête. L’animal se repose dans le premier, et par instinct utilise le second, sans en voir la raison d’être dans la On pour laquelle il l’emploie (non cognoscit rationem finis, la Il3<^, q. I, a. 2). L’homme seul, par sa raison, connaît l’utilité ou la raison d’être du moyen dans la lin ; seul aussi il connaît et peut aimer le bien honnête. Ce dernier lui apparaît comme bien en soi, désirable en soi, indépendamment de la jouissance fjui accompagne sa possession et indépendamment de toute utilité ; il est bien et désirable, par cela seul qu’il est conforme à la droite raison et apparaît comme la perfection normale de l’homme comme homme (comme raisonnable, et non pas comme animal). Il est bien en soi, indépendamment du plaisir qu’on } trouve et des avantages qu’on en retire, de connaître la vérité, de l’aimer par-dessus tout, d’agir en tout selon la droite raison, d’être prudent, juste, fort et tempérant. — Bien plus, ce bien honnête, ou bien rationnel, apparaît comme une lin en soi obligatoire : tout liomme comprend qu’jin être raisonnable f/o// avoir une conduite conforme à la droite raison, comme la droite raison est elle-nu^me conforme aux principes absolus de l’être. C’est là l’origine rationnelle de la notion du devoir. « Il faut faire le bien et éviter le mal. » « Fais ce que dois, advienne que pourra.). (Cf. I’, q. 5. a. 6.)

Il n’y a pas là seulement un optatif, mais un impératif. La raison légitime, en eflet, son commandement par le principe de jinalilé ou, ce qui revient au nu-me, nous l’avons vu (col. 998), par la division de l’être en puissance et acte : la volonté de l’être raisonnable

doit tendre vers le bien honnête ou rationnel, à l’égard duquel elle a raison de puissance, parce que toute la raison d’être de la puissance est dans l’acte (poteniia dicitur ad actum). La puissance n’aboutit pas seulement à l’acte ; elle est /JOf<r l’acte, connue l’imparfait pour le parfait, le relatif pour l’absoliu Seul, en effet, l’absolu a en lui-même sa raison d’être. Une volonté, qui est par essence capable de vouloir le bien rationnel et qui est essentiellement ordonnée à ce bien, ne peut refuser de le vouloir sans perdre absolument sa raison d’être ; elle est pour le bien rationnel, et il y a dans le bien honnête un droit imprescriptible à être réalisé par celui qui peut le réaliser et qui existe pour le réaliser.

Voilà ce que dit le sens commun, la raison spontanée, ce que précise la raison philosophique. De ce point de départ, peut-on s’élever à Dieu ? — S. Thomas n’en doute pas plus que S. Augustin. Selon lui, <( la loi naturelle et plus particulièrement son premier principe n’est pas autre chose que l’impression de la lumière divine en nous, qu’une participation de la loi éternelle qui est en Dieu » (I^Ilae^ q. 91, a. a). « Cette loi éternelle n’est autre que la raison de la divine Sagesse qui dirige tous les actes et tous les mouvements des créatures » (I^IIae, q. 98, a. i). « Il n’y a que Dieu et les Bienheureux qui la voient en elle-même, dans son essence. Mais toute Créature raisonnable la connaît selon son rayonnement, qui est plus ou moins éclatant. Car toute connaissance de la vérité est une irradiation et une participation de la loi éternelle, qui est la vérité immuable, comme le dit S. Augustin (De ver. rclig., c. 31). « (P Ipe, q. 93, a. 2.) Rapprocher ce texte de celui de la I », q. 84, a. 5, où est réfuté d’avance l’ontologisme (in rationibus aeternis anima nostra non cognoscit immaterialia objective, ce n’est pas dans l’essence de Dieu que nous percevons les premiers principes), mais où il est affirmé que les raisons éternelles sont le principe de notre connaissance intellectuelle, comme le soleil est celui de notre connaissance sensible.’( Ipsum enim lumen intellectuale, quod est in nobis, nihil est aliud quam quædam participata similitudo luminis increati. in quo continentur rationes aeternae. »

On voit donc que l’argument par lequel on s’élève du premier principe de la loi morale à la loi éternelle qui est en Dieu, ne diffère pas de la preuve par les vérités éternelles, qui s’élève des vérités nécessaires à une vérité suprême. On part ici des principes pratiques au lieu de partir des principes spéculatifs. Cependant le caractère obligatoire du bien ajoute un nouveau reliefà la démonstration. Comme nous le disions plus haut dans la preuve générale qui englobe toutes les autres, si le bien honnête a droit à être aimé et voulu indépendamment de la satisfaction ou des avantages qu’on en retire, si l’être capable de le vouloir doit le vouloir sous peine de perdre sa raison d’être, si notre conscience pronuilgucce droit du bien et ensuite approuve ou condamne sans que nous soyons maîtres d’étouffer le remords ; si en un mot le droit du bien à être aimé et pratique domine notre activité morale et celle des sociétés actuelles et possibles, comme le principe d’identité domine tout le réel actuel et possible, il faut qu’il y ait eu de toute éternité de quoi fonder ces droits absolus du bien ; ces droits nécessaires et dominateurs ne jteuvent avoir leur raison d’être dans les réalités contingentes dominées par eux, pas même dans les biens ou devoirs multiples et //<>n/rc/(/ses qui s’imposent fl/)//’o ; j à la nature humaine ; supérieurs à tout ce qui n’est pas le liien même, ces droits ne peuvent avoir qu’en lui leur fondement, leur raison dernière.

On s’élève ainsi au souverain Bien « maxime 1063

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honinn », non plus seulement en tant qu’il est le Premier désirable, source de tout bonheur, mais en tant qu’il est le Premier bien en soi, fondement de tout devoir. Et ce Bien suprême, nous l’avons vu, s’identifie avec le Premier être, le Premier intelligent, qui niérite dès lors le nom de Premier Législateur.

Cette dernière preuve par la loi morale n’est pas sans rapport avec celle par la sanction morale. — On peut établir a priori que le Législateur suprême, dont l’existence vient d'être prouvée, doit être aussi souverain Juge, rémunérateur et vengeur. En effet, parce qu’il est intelligent et bon. Il se doit à Lui-même de donner à chaque être tout ce qui lui est nécessaire pour atteindre la fin à laquelle Il lappelle (I^, q. 21, a. i), de donner aux justes la connaissance de la vérité et la béatitude qu’ils méritent. Et par ailleurs, aimant nécessairement le Bien par-dessus tout. Il se doit aussi d’en faire respecter les droits absolus et d’en réprimer la violation (la Hae^ q. g-^ a. 1 et 3).

Mais l’existence du souverain Juge et d’une sanction éternelle peut s'établir aussi a posteriori, par rinsufïisance de toutes les autres sanctions. Cette preuve est celle qui, selon Kaxt, engendre la foi rationnelle en l’existence de Dieu, foi dont « la certitude est subjectivement suflisante, liien qu’objectivement insufTisante ». On connaît l’argument kantien : L’existence de Dieu et la vie future sont deux suppositions inséparaljles de l’obligation morale ; la loi morale se formule : Fais ce qui peut te rendre digne d'être heureux (le bonheur et la vertu sont nécessairement liés l’un à l’autre par un jugement synthétique a priori). Or Dieu seul peut réaliser l’harmonie de la vertu et du bonheur. Donc Dieu doit exister. Plus le.sentiment moral d’un homme est grand, plus ferme et plus vive est sa foi en tout ce qu’il se sent obligé d’admettre, sous un point de vue pratiquement nécessaire. {Critique delà Raison pratique,.ll, c..) — Cette preuve aurait une certitude objectivement suffisante si le principe « le juste doit être parfaitement heureux «  était éA’ident de soi, a priori, c’est-à-dire, pour nous qui n’admettons pas les synthèses a priori, s’il était analytique.

Sans chercher s’il est possible d’arriver à cette évidence avant d’avoir la certitude de l’existence de Dieu, on peut se contenter de voir dans cette preuve par la sanction morale un a fortiori de la preuve par l’ordre du monde, qui nous reste à exposer. S’il y a de l’ordre dans le monde physique, et si cet ordre exige une intelligence ordonnatrice, o /br/io/-/ doit-il y avoir de l’ordre dans le monde moral, qui lui est infiniment supérieur. L’harmonie doit donc finalement se faire entre la loi morale, qui nous oblige à pratiquer la vertu, et nos aspirations naturelles au bonheur. Le juste doit être un jour parfaitement heureux.

La preuve par la sanction morale peut aussi être présentée comme un a fortiori de celle par le désir naturel du bien total, sans mélange de non-bien. Si ce désir naturel postule l’existence de ce bien et la possibilité de l’atteindre (comme le relatif qui n’a pas en soi sa raison d'être postule l’absolu), a fortiori cette béatitude (natiu-elle) sera-t-elle postulée par l’acte délibéré et méritoire du juste qui se surajoute au désir naturel commun à tous les hommes. Et cela peut être aflirmé avec une certitude objectivement suffisante avant d’avoir démontré scientifiquement l’existence de Dieu.

')" Preuve par l’ordre du monde. — Lacinquièmc preuve-type présentée par S. Thomas est celle par l’ordre du monde. Elle a été préparée par la précédente qui concluait de la multiplicité à une unité supérieure. Celle-ci va s'élever d’une multiplicité ordonnée (l’ordre du monde) à une unité de conception, à

une intelligence ordonnatrice. Nous allons voir qu’elle peut partir non seulement de l’ordre du monde physique, mais de tout être dans lequel on trouvera une partie ordonnée à une autre, ne fût-ce qiie l’essence ordonnée à l’existence, l’intelligence à son acte (potentia dicitur ad actum). On pourra ainsi s'élever à une intelligence qui sera son intellection, bien plus, qui sera lintelligible toujours actuel qu’elle contemple, l’Etre même. — Après un exposé très rapide de la preuve, nous en montrerons la rigueur par la réponse aux objections qu’elle a soulevées.

S. Thomas réduit la preuve à ceci : « Nous voyons que les êtres dépourvus d’intelligence, comme les êtres matériels, agissent d’une manière conforme à leur fin ; car on les voit toujours, ou du moins le plus souvent, agir de la même manière pour ai"river à ce qu’il y a de mieux. D’où il est manifeste ffue ce n’est point par hasard, mais d’après une intention, qu’ils parviennent ainsi à leur fin. Or, les êtres dépourvus d’intelligence ne tendent aune fin qu’autant qu’ils sont dirigés par un être intelligent qui connaît cette fin : comme la flèche est dirigée par l’archer. Donc il y a un être intelligent qui conduit toutes les choses naturelles à leur fin, et c’est cet être qu’on appelle Dieu. »

On peut dire plus brièvement en mettant la majeure en premier lieu : « Un moj’en ne peut être ordonné à une fin que par une cause intelligente. Or il y a dans la nature, chez les êtres dépourvus d’intelligence, des moyens ordonnés à des fins. Donc la nature est l’effet d’une cause intelligente. »

Cette preuve, dont Kant ne parle qu’avec respect, procède tout naturellement de la raison spontanée mise en contact avec le monde, aussi est-elle des plus anciennes. Chez Homkre, Zeus est le suprême ordonnateur ; il dispose et dirige tout (v-ktiç /// ; 7two, il. VIII, 22 ; XYII, 339). — Parmi les philosophes, XÉxoPUAXE dit de Dieu : « il dirige tout par la puissance de l’esprit ">. Axax.vgore, le premier, sépare nettement l’esprit de la matière et place l’intelligence à l’origine et au-dessus des choses, cette intelligence gouverne (cf. Aristote., Met., 1. 1, c. 3). — Socrate développe la preuve par les causes finales (cf. Mémorables, I, 4 ; Phédon, 96, 199), il insiste sur les heureuses combinaisons ducorps humain, l’enchaînement harmonieux des moyens et des fins. Il ne voit pas seulement dans la nature les traces d’une intelligence, il y trouve la preuve d’une puissance bienfaisante, pleine de sollicitude pour les hommes (Mémorables, IV, 3). Il ne disait pas que les phénomènes se produisent parce que cela est nécessaire, mais parce que cela est bon. Tel est du luoins le résumé du Discours de Socrate dans Platon (Phédon, 96, 199). C’est ce que répète ici S. Thomas : les êtres privés de connaissance agissent au moins le plus souvent de la même manière, pour arriver à ce qu’il y a de mieux ». Ainsi Socrate reconnaissait la Providence. — FL.'LToy (Phédon, 100) raille fort ceux qui, comme Démocrite, veulent expliquer l’univers par la cause matérielle et la cause efficiente, sans l’intelligence. Dans le l. X des Lois, de ce que Dieu a ordonné le monde et jusque dans les moindres détails, il déduit une doctrine optimiste : Dieu a ordonné toutes clioses en vue de la plus grande perfection. L’objection du mal se résout par la considéx’ation de l’ensemble. — Aristote a surtout mis en relief et même démontré métaphysiquement la mineure de cette preuve : « Omne agens agit propter finem » (Physic, 1. II, c. 3). Quant à la majeure, son enseignement n’est pas clair. Selon Zeller, le Dieu d' Aristote ignorerait le monde ; nous ne croyons pas que ce soit dans le texte, et plusieurs passages indiquent plutôt le contraire (les controverses qui ont 1065

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eu lieu à ce sujet sont rapportées dans Kacfmann, La finalité dans Aristote et dans Aristoteles Metaphysik de Eug. Rolfes, Leipzig, igo^. Voir ici plus loin col. 1080). Après Aristote les Epicuriens reprennent la doctrine de Démocritc, tandis que les Stoïciens développent la preuve par les causes finales, en insistant sur les particularités de l’univers, mais ils ne s’élèvent pas au-dessus d’une àuie du monde, d’un feu artiste, ttOo -/m/.6j.

Chez les modernes. Descartes, Spinoza, et après eux les évolutionnistes mécanistes font porter leurs objections sur la mineure, que Leibniz défend en insistant sur la contingence de l’ordre. Kaxt attaque aussi la majeure, de même ceux qui, comme Hartmann. se contentent, pour expliquer la finalité, d’une volonté inconsciente.

Nous allons examiner les principales objections contre la mineure : k les êtres dépoiu’vus d’intelligence agissent pour une fin » ; nous verrons ensuite celles contre la majeure : « des êtres dépourvus d’intelligence ne peuvent tendre vers une fin que s’ils sont dirigés par un être intelligent qui connaît cette fin ».

La mineure, telle qu’elle est formulée par S. Thomas, vise la finalité interne qui se remarque dans l’activité de chacun des êtres dépourvus d’intelligence pris séparément ; exemple, l’œil est pour voir, les ailes pour voler. Certains philosophes, comme les Stoïciens, n’insistaient pas moins sur la finalité externe, qui subordonnerait les uns aux autres les différents êtres : « les fruits de la terre sont pour les animaux, disaient les Stoïciens, les animaux pour l’homme, le cheval pour le porter, le bœuf pour labourer, et l’homuie pour contempler et imiter l’univers » (Cicéro.v, De natara deoriim, II, 14).

Descartes fait d’abord porter ses objections contre la finalité externe : « il n’est pas vraisemblable que l’homme soit la fin de la création : que de choses, en effet, sont maintenant dans le monde, ou y ont été autrefois et ont cessé d’être, sans qu’aucun homme les ait jamais vues ou connues, sans qu’elles aient jamais été d’aucun usage pour riiumanité ! » Lettre à Elisabeth, Ed. Garnier, t. III, p. 210. « C’est une chose absurde de prétendre que le soleil, qui est plusieurs fois plus grand que la terre, n’a été fait à d’autre dessein que d’éclairer l’homiue qui n’en occupe qu’une partie. »

A cette objection il faut répondre qu’on a souvent abusé des causes finales, et que la finalité externe des êtres nous échappe souvent. Mais la finalité interne est certaine, et Descartes lui-même le reconnaît : ’( Dans l’usage admirable de chaque partie, dans les plantes et dans les animaux, il est juste d’admirer la main de Dieu qui les a faits, et de connaître et glorifier l’ouvrier par l’inspection de l’ouvrage ; luais non pas de deviner pour quelle fin il a créé chaque chose. » Principes, I, 28. Nous voyons en effet que les organes de la vipère, comme ses actes, ont pour but sa conservation et sa reproduction (finalité interne), mais il est plus difticile de dire à quoi sert la vipère (finalité externe). Cela nous échappe, mais cette ignorance peut prouver les bornes de notre es[)rit et non pas lo non-existence de la cause finale. Cette ignorance ne nous empêche pas d’affirmer avec certitude que les yeux sont faits pour voir, les ailes pour voler, que l’hirondelle ramasse de la paille pour son nid ; le mol pour n’est pas vide de sens, il tlésigne quelque chose de réel, aussi bien que le mot par qui expriuR" la causalité efficiente.

Mais Descaries va plus loin, il reproduit la doctrine épicurienne, reprise aujourd’hui par les évolutionnistes : les causes efficientes suffisent à tout expliquer. On lit dans les Principes, III, 87 : « Quand bien même nous supposerions le chaos des poêles,

on pourrait toujours démontrer que, grâce aux lois de la nature, cette confusion doit peu à peu revenir à l’ordre actuel. Les lois de la nature sont telles en effet que la matière doit prendre nécessairement toutes les formes dont elle est capable. » Il semble d’après ce passage que Descaries, comme après lui Spinoza, soit tout disposé à reconnaître avec les épicuriens et les évolutionnistes actuels que l’oiseau n’a pas des ailes pour voler, mais seulement qu’il vole parce qu’il a des ailes, que la mère n’a pas du lait pour allaiter, mais qu’elle allaite parce qu’elle a du lait dont elle cherche à se débarrasser. Les êtres vivants, d’après Epicure, sont résultés de toutes sortes de combinaisons, parmi lesquelles il devait nécessairement s’en trouver d’harmonieuses. L’évolutionnisme avec Darwin, Spencer, H.îîckel, etc., croit expliquer la finalité apparente des êtres vivants par la concurrence vitale et la sélection naturelle. Parmi les vivants, ceux-là seuls subsistent et transmettent leur organisation à des descendants qui se trouvent être adaptés aux conditions d’existence. — W. James, nous l’avons vu plus haut, soutient que le dai’winisme a bouleversé la preuve de Dieu par les causes finales : « Les adaptations que présente la nature, n’étant que des réussites hasardeuses parmi d’innombrables défaites, nous suggèrent l’idée d’une divinité bien différente de celle que démontrait le finalisme » (Expérience religieuse, trad. Abauzil, p. 369). On sait d’ailleurs que, pour W. James, nous

« devrions accorder plus d’attention qu’on ne l’a fait

jusqu’à présent à l’hypothèse pluraliste » ou polythéiste (p. 436).

Celte négation de la finalité interne est en opposition : a) avec le sens commun, b) avec la science, c) avec la raison philosophique.

a) Dans la coordination des parties d’un organisme, d’un organe particulier comme l’œil ou l’oreille, dans la coordination des actes posés par un animal qui construit instinctivement un nid, une ruche…, le sens commun ou la raison spontanée, qui a pour objet les raisons d’être, ne peut s’empêcher de voir précisément une raison d’être qui différencie profondément ces organismes et leur activité, d’un agrégat dont les parties n’auraient qu’une union tout accidentelle. Aucune o]>jection ne détruira jamais cette certitude spontanée, qui tient à la structure même de notre intelligence ; la raison ne peut s’empêcher de reconnaître le rationnel là où elle le trouve, notre intelligence découvre de l’intelligible dans les choses, elle sait bien qu’elle ne l’y met pas. — Si l’évolulionnisle veut assimiler un organisme à un agrégat inanimé, le sens commun lui répondra avec Riskin :

« Le physicien nous dit qu’il y a autant de chaleur, 

de mouvement ou d’énergie calorifique dans une bouillotte que dans un aigle des Alpes. Très bien, très juste ; c’est très intéressant : précisément il faut autant de chaleur pour faire bouillir l’eau de la l)ouillotle que pour élever l’aigle des Alpesjusqu’à son nid. Mais nous autres peintres, tout en reconnaissant que la bouillotte et l’oiseau sont égaux et semblables à tous les points de vue scientifiques, prenons un intérêt principal à la différence de leur forme. Le fait auquel va notre attention, c’est que l’un a un couvercle sur le dos et l’autre une paire d’ailes, et que leurs becs ne se ressemblent pas, — sans parler de la distinction de volonté que les physiciens peuvent appeler un simple mode de l’énergie. La bouillotte aime à rester tranquille au coin de l’àtre ; l’aigle choisit de se suspendre dans les airs. C’est ce choix, non le degré de la température produite tandis qu’il s’accomplit, qui nous semble la circonstance intéressante. » Etliics of the Pust : cité Revue des Veux Mondes, 15 févr. 1908, p. 787. 1C67

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b) La négation de la lînalité interne ne s’oppose pas moins à la science. Stlart Mill lui-mciue, nous l’avons vu plus haut, reconnaît que, d’après les lois de l’induction et l’état actuel de la science, la cause la plus probable de l’organisation de l’œil ou de l’oreille n’est pas la « survivance des plus aptes)^, mais une intelligence ordonnatrice. Selon lui, la preuve de l’existence de Dieu par la (inalité est un argument inductif qui correspond à la méthode des concordances, « argument léger dans bien des cas, mais quelquefois aussi d’une force considérable, surtout quand il s’agit des dispositions délicates et compliquées de la vie végétale et animale ». Essais sur la Religion, p. 162. En effet, du simple point de vue de la science expérimentale, il y a l’infini à parier contre un. que la structure si compliquée et si harmonieuse de l’œil ou de l’oreille n’apparaitra jamais en l’absence d’une intelligence ordonnatrice, pas plus que les caractères d’imprimerie qui ont servi à imprimer l’Iliade ne s’ordonneront une seconde fois de la même manière sans une intelligence qui les ordonne. — Dans un organisme comme le corps humain, les parties sont liées entre elles de telle façon qu’elles sont causes les unes des autres à des points de Aue différents, et concourent à la production d’un effet d’ensemble. Dans un organe comme l’œil, l’acte de vision suppose treize conditions réunies, et chacune de ces conditions en suppose une foule d’autres ; Hartmann {Philosophie de l’Inconscient, Introd., c. 11) a montré par le calcul des probabilités qu’il y a 9.999.980 chances contre 15 pour que ces treize conditions de la vision ne soient jamais réalisées de façon à permettre l’acte de vision, s’il n’y a pas une cause pour les ordonner. Gf. FoLGHERA, Hasard et Providence, p. 26, et Revue Thomiste, 1896, p. 61J. — Kant reconnaît qu’il est impossible à l’homme d’expliquer la production d’un brin d’herbe par les lois naturelles auxquelles aucun dessein n’aurait présidé. Mais selon lui un entendement qui pénétrerait jusqu’au principe même de la nature pourrait peut-être l’expliquer sans recourir à ce dessein. Nous allons voir qu’il n’en est rien : la négation de lînalité interne ne s’oppose pas moins en effet à la raison philosophique qu’au sens commun et à la science expérimentale.

t) La raison philosophique établit l’insufTisance des deux explications par lesquelles on prétend se passer de la Gnalité interne, et prouve ensuite la finalité. — Même en concédant que l’évolutionnisme mécaniste explique la survivance des plus aptes, il ne peut expliquer l’origine même des adaptations, que pai* le hasard ou la nécessité. Or ni le hasard ni la nécessité ne sont des explications suffisantes.

Le hasard n’est précisément que l’absence même d’explication, de raison d’être, d’intelligibilité. Des choses merveilleuses sont quelquefois produites par hasard, on met dans le blanc sans viser, mais l’expérience montre que ces faits sont exceptionnels, et la raison le conçoit, puisque le hasard n’est autre chose que la rencontre accidentelle de causes aveugles. Comment s’expliquer que des causes aveugles très nombreuses (celles qui concourent à la vie de la plante, de l’homme) coïncident d’une manière si merveilleuse pour produire une telle harmonie et cela d’une façon si constante ? La coïncidence ici n’est plus accidentelle et donc n’est plus fortuite. Cf. S. Thomas in II Physic, leç. 12 ; De Veritate, q, 5, a. 2 ; C. Génies, l. I. c. 13. Il faudrait insister sur ces trois idées : i » nombre des causes qui coïncident, 2° l’harmonie de l’effet, 3’la constance, non seulement dans le temps mais dans l’espace, de milliers d’espèces végétales et animales. Il faudrait insister aussi sur l’instinct des animaux, et y montrer ces trois mêmes caractères : 1° pluralité d’éléments qui

entrent dans la composition de leurs œuvres, 2° harmonie de l’effet, 3* sa constance. « On les voit, dit ici S. Thomas, toujours ou au moins le plus souvent, agir de la même manière, pour arriver à ce qu’il y a de mieux. » L’araignée fait un travail analogue à celui du tisserand, l’abeille paraît être une mathématicienne incomparable. (Ce caractère de constance, qui nous empêche de recourir au hasard, nous montre par ailleurs, comme l’a noté Aristote, II Phys., c. 8, que l’animal n’agit point par intelligence, il ne juge ptis comme l’architecte de la forme de son œuvre, sans quoi il la varierait. L’animal, dont on a dérangé le travail, continue souvent, poussé par son instinct, à travailler en pure perte). Sur ces faits, cf. Folghera, Hasard et Providence, Paris, 1900, p. 27… ; Guibert, Les Croyances religieuses et les sciences de la nature, Paris, 1908, j). ii’j-118. — Louis Murât, L’Idée de Dieu dans les sciences contemporaines, Faris, i^oq. — Le hasard n’est donc qu’une absence d’explication ; dire qu’il a produit l’ordre, c’est dire qu’il y a des effets sans causes, que le plus sort du moins, l’ordre du désordre, le supérieur de l’inférieur, c’est soutenir que le réel n’est pas intelligible. — Est-ce à dire que nous nions le hasard ? Nullement, nous disons seulement qu’il n’est qu’une absence d’explication. Pour une intelligence qui connaîtrait et disposerait l’ensemble des causes, des forces et leur direction, toutes les rencontres seraient prédéterminées et pi-évues, mais cela ne veut pas dire que toutes ces rencontres seraient une fin voulue d’avance, elles pourraient n’être qu’une conséquence de ce qui est voulu pour soi et n’être voulues elles-mêmes que e.r consequenti. Nous affirmons seulement qu’expliquer par le hasard l’harmonie constante des effets produits par une multitude de causes aveugles, c’est ne rien expliquer.

La nécessité est-elle une explication suffisante ? S. Thomas se pose l’objection. De veritate, q. 5, a. 2, ad 5""" : « Illud quod est de se determinatum ad unum non indiget aliquo régente : quin ad hoc regimen alicui adhibetur ne in contrarium dilabatur. Res auteni per propriam naturam sunt detcrminatæ ad unum. » Les choses sont ainsi faites : le feu, de sa nature, doit brûler, l’oiseau doit voler ; il faut qu’il vole, mais il n’a pas des ailes pour voler. De même, dit Spinoza, le triangle, de par sa nature, doit avoir ses trois angles égaux à deux droits ; mais nul ne dira qu’il a telle nvinve pour avoir ses trois angles égaux à deux droits.

S. Thomas répond : « Ista determinatio qua res naturalis determinatur ad unum, non est ei ex seipsa, SED ex alio ; et ideo ipsa determinatio ad effectum convenientem providentiam demonstrat ut dictum est. » (Ibid.) En d’autres termes, si l’on veut expliquer le vol par la conformation nécessaire des ailes, il faut encore expliquer cette nécessité de conformation, et si elle n’a pas en elle-même sa raison d’être, il faut remonter plus haut. A la vérité, on explique bien telle propriété du triangle en montrant qu’elle dérive de la nature du triangle, et il n’y a pas à demander pourquoi le triangle est ainsi fait : la nature du triangle, considérée comme le fait la géométrie, abstraction faite de toute matière sensible et de toute causalité elliciente, est quelque chose qui a en sol sa raison d’être, le triangle par lui-même est triangle. Il n’en va pas de même d’une chose triangulaire ; on peut demander : pourquoi est-elle triangulaire ? Il y a là une composition, une absence d’identité qui demande une cause. De même on peut demander : pourquoi les ailes de l’oiseau sont-elles ainsi conformées ? Et si les mécanistcs font appel à une cause efficiente antérieure, et en fin de compte à une loi physique très générale, comme la loi de la conservation de la force, on demandera encore : 1069

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pourquoi la force se conserve-t-elle ! — Descartes et Spinoza ont voulu réduire la physique à la mathématique (qui ne considère que la cause formelle et néglige la matière sensilile. la cause efficiente et la cause finale), aussi ont-ils décrété que les lois physiques étaient absolues et nécessaires a priori, comme les lois mathématiques ; d’où, la négation de la possibilité du miracle : pour Spinoza, Dieu ne peut pas plus empêcher le feu de brûler qu’il ne peut empêcher un triangle d’avoir ses trois angles égaux à deux droits. — Leibniz, reprenant les vues d’Aristote, répondit à Descartes et à Spinoza, en insistant sur la contingence de l’ordre ou des lois. Il montra que les lois du mouvement, celles de la conservat ion de la force ne sont pas nécessaires, elles pourraient être autrement, elles ont été choisies comme les plus convenables, mais il y en avait d’autres possibles et il a fallu un choix. Quelle nécessité absolue y a-t-il à ce que le mouvement apparent du soleil s’accomplisse en tel sens et non en sens inverse, à ce qu’il y ait sur la terre un si grand nombre d’espèces végétales et animales ? (Cf. les textes de Leibniz dans Paul Janet, Les Causes finales, p. 642-650.) C’est la réponse même de S. Thomas que nous venons de citer.

« Ista determinatio ad uniini qua res naturalis deferminatur

ad ununi non est ei ex seipsa sed e.r alin. «  M. BouTROL’x a longuement défendu cette thèse dans son livre sur La Contingence des lois de la nature :

« Les lois physiques et chimiques les plus élémentaires

et les plus générales énoncent des rapports entre des choses tellement hétérogènes qu’il est impossible de dire que le conséquent soit proportionnel à l’antécédent et en résulte à ce titre, comme l’effet résulte d’une cause… Il n’y a là, pour nous, que des liaisons données dans l’expérience et contingentes comme elle. » (3’édit. p. ^/J-) La loi de la conservalion de l’énergie n est pas une vérité nécessaire, une loi suprême à laquelle la nature serait enchaînée. Il n’est pas non plus de nécessité inhérente aux forces I)hysico-chimiques. en vertu de laquelle elles doivent j)roduire cette combinaison qui a pour résultat la vie, la sensation, l’intelligence. Sur cette question, cf. P. Gardeil, lievue Thomiste, 1896, p. 800, 80^, 818.

La nécessité ne suffit donc pas à expliquer antérieurement à « la survivance des plus aptes » l’origine même des adaptations. S’il y a une nécessité, elle est seulement hypothétique, c’est dire qu’elle suppose quelque chose. Et que suppose-t-elle ? Précisément, la finalité. — L’expression nécessité hypothétique est d’Aristote : ta Èf W-coéitui àvKyxarsv, II Phvsic, <-. 9. Si la fin doit exister (ex. : l’acte de vision), tels mojx’us sont nécessaires (les 13 conditions de la vision) ; cette nécessité n’est pas absolue, elle porte sur les moyens considérés dans leur relation à la fin, aussi se pourra-t-il qu’il y ait des exceptions, ex. : les monstres. Tandis que en métaphysique et en mathématique les lois sont absolues et sans exception, en physique elles s’appliquent ut inpluribus, ô>i ivi tc toaj.

La raison philosophifiue établit enfin que, même si la nécessité existait partout dans la nature, elle supposerait encore la /inalité. Soit |)ar exemple un principe d’opération aussi sinqile que possible (comme le pouvoir d’attraction, ou mieux encore la faculté intellectuelle). Il n’y a plus en lui de comjdexité d’organisation àexpli(iuer, mais il y a cependant en Ini quelque chose de relatif iu ne s’explique que par la finalité. — En effet, le principe de finalité (i omne agens necesse est agere propter finem » est un dérivé immédiat du principe de raison d’être, au même titre que le principe de causalité ; et le princii)e de raison d’être, nous l’avons vu (col. 992), se rattache au principe d’identité par une réduction à

l’impossible. Xous avons indiqué pKis haut (col. 998) comment le principe de finalité dérive du principe de raison d’être. Il nous faut insister ici sur ce point capital. — JouFFROY disait justement, dans son Cours de droit naturel, lorsqu’il recherchait les vérités sur lesquelles repose l’ordre moral : « La première de ces vérités, c’est ce principe que tout être a une fin. Pareil au principe de causalité, il en a toute l’évidence, toute l’universalité, toute la nécessité, et notre raison ne conçoit pas plus d’exception à l’un qu’à l’autre. » Paul Janet, dans son livre par ailleurs si remarquable sur

« Les Causes finales », n’a pas pu comprendre que le

principe de finalité est nécessaire et évident de soi, parce qu’il n’en a pas retrouvé la formule exacte. Il s’est arrêté à la formule trop générale : tout a une fin ; et n’a pas cru pouvoir affirmer a priori, et avant de prouver l’existence de Dieu, que toutes les échancrures dés Alpes par exemple ont une fin, comme elles ont une cause efficiente. La vraie formule du principe de finalité est celle donnée par Aristote. constamment reproduite par S. Thomas : « Onine agens necesse est agere propter finem », Physic, II, c. 3 ; C. Gentes, 1. III, c. 2 ; I » Ilae, q. i, "a. 2 ; la. q. 44, a. 4- — La nécessité de la cause finale s’impose, non pas immédiatement à tout, mais à tout agent, la rencontre de deux agents pourra être fortuite, mais chacun des deux agira nécessairement pour une fin. La cause finale se conçoit en effet en fonction de la causalité efliciente ; c’est ce que Paul Janet n’a pas vii, aussi a-t-il méconnu la nécessité et l’évidence immédiate du principe de finalité. RavaissoN au contraire ne s’est pas mépris : « Nous concevons comme nécessaire, dit-il, que la cause renferme, avec la raison du commencement, la raison aussi de la fin où tend la direction « (Rapport sur la Philosophie en France, 2" éd., § 36) ; et M. Lachelier fonde l’induction aussi bien sur la cause finale que sur la cause efficiente, cf. Le Fondement de l’induction. Hartm.^nn a bien mis en relief cette nécessité de la cause finale en prenant pour exemple le cas le plus simple : l’attraction, un atome qui en attire un autre :

« La force attractive de l’atome corporel, dit-il, tend

à approcher de soi tout autre atome : le résultat de cette tendance est la production, la réalisation de ce rapprochement. Nous avons ainsi à distinguer dans la force la tendance elle-même comme acte pur et simple, et le but poursuivi, le contenu ou l’objet de la tendance… Si ce mouvement produit n’était pas contenu dans la tendance, il n’y aurait aucune raison pour que celle-ci produisit l’attraction plutôt qu’autre chose, la répulsion par exemple : pour qu’elle changeât avec la distance suivant telle loi plutôt que suivant telle autre… La tendance ne poursuivrait aucun but, n’aurait aucun objet et par conséquent n’aboutirait à aucun résultat. » La Philosophie de l’Inconscient, t. II, p. 144’— On croirait lire une traduction du ch. II du livre III du C. Gentes, où S. Thomas s’exprimait dans les mêmes termes « Si agens non tenderet ad aliquem effectuai détermina tum, omnes effectus essent indifférentes. Quod autem indifferenter se habct ad multa, non magis ununi eorum operatur quant aliud ; unde a contingente ad utrumque non sequitur aliquis effectus nisi per aliquid quod determinetur ad iinum. Impossibile igitur esset quod ageret. Omne igitur agens tendit dd aliquem determinatum effectum quod dicitur finis ejus. x Cf. P. Gardeil. L’Eyolutionnisme et les principes de S. Thomas, Bévue Thomiste, 1895, p. 58 1, et 1896, i>. 899.

S. Thomas rattache le principe de finalité au principe de raison d’être, par cette simple réllexion : i. Omne agens agit propter finem, alioquin e.r actionc agentis non magis sequeretur hoc quam illud. » (1 », q. 44. a. 4-) Ceux qui nient la nécessité du principe 1071

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répondent : tout agent produit un effet déterminé comme résultat, c’est vrai ; tout agent, pour produire un résultat déterminé, doit tendre vers une fin, c’est ce qui est en question. — Il sufTit de répondre : un résultat déterminé doit être prédéterminé, sans quoi la détermination proviendrait de l’indétermination, le plus sortirait du moins. Si tout a sa raison d’être (ce qu’il faut pour être), si ce qui n’est pas par soi a une raison d’être extrinsèque, l’agent doit avoir une raison pour agir à l’instant où il agit, et aussi une raison pour faire ceci plutôt que cela. Il ne suffit pas qu’il soit prému dans l’ordre d’eflicience, l’eflicience pure explique l’exercice de son acte, mais non point sa spéciflcation. D’où Aient que le pain me nourrit, me refait ? c’est évidemment que j’ai la puissance de me l’assimiler ; d’où vient que le gland produit le chêne, et non pas le frêne ? c’est évidemment qu’il peut le produire ; mais qui dit puissance, dit indétermination ; la puissance ne peut donc précontenir actuellement la détermination de son effet ; elle ne la précontient qu’en tant qu’elle est ordonnée à tel acte et non pas à tel autre comme à sa perfection et à son achèvement, qu’en tant qu’elle a en lui sa raison d’être ; potentia diciturA.D actum, c’est la plus haute et la plus simple formule du principe de finalité, à moins qu’on ne dise plus simplement encore : le relatif est pour l’absolu. La puissance n’aboutit pas à l’acte, celui-ci n’est pas un simple résultat, il ne serait pas prédéterminé, il n’aurait pas de raison d’être. Et comment cette raison d’être serait-elle dans la puissance, jîuisque l’acte est plus parfait qu’elle ? puisqu’il y a en lui plus d’être ? Il est ce pourquoi {-ri ol =//.’/., id cujus gratia) la puissance est faite, comme l’imparfait est pour le parfait, le relatif powr l’absolu. Seul, en effet, l’absolu a eu lui-même sa raison d’être. Le moi pour n’est pas un mot vide de sens, comme doivent le prétendre tous ceux qui nient la finalité. La raison philosophique rejoint ainsi le sens commun et le justifie.

Si donc il y a de l’action dans le monde, il y a de la finalité, sans quoi cette action produirait tout ou rien, et non pas un effet déterminé. C’est ce qui nous a permis de dire que la preuve de l’existence de Dieu par la finalité qui est dans le monde, peut prendre pour point de départ, non pas seulement les merveilles de l’organisme ou de l’instinct des animaux, mais n’imi)orte quelle multiplicité ordonnée, ne fût-ce que celle qui se trouve dans tout être créé dont l’essence est ordonnée à l’existence et la puissance opérative à l’opération.

L’existence de la finalité interne ainsi affirmée et établie par le sens commun, la science et la raison philosophique, on peut en déduire, comme le montre Paul J.vxET (Les Causes finales, p. 49 ;), l’existence de la finalité externe. En effet, nous voyons que les êtres supérieurs utilisent les inférieurs, le minéral est utilisé par la plante, qui est utilisée par l’animal, qui est utilisé par l’homme. Dire que le supérieur utilise l’inférieur, c’est dire qu’il l’ordonne à sa propre fin (interne) ; ainsi l’animal utilise la plante en vue de sa propre conservation, qui est sa fin interne ; mais cette conservation n’est possible que par l’emploi de matériaux appropriés. D’où il suit que l’inférieur a une fin extrinsèque qui ne diffère pas de la fin intrinsèque du supérieur. S. Tliomas dit de même : « £st idem finis agentis et patientis, in quantum hujusmodi, sed aliter et aliter. » I », q. 44, a. 4- Le patient non pas comme être, mais en tant que patient, a la même fin que l’agent. L’aliment comme la puissance nutritive est ordonné à la nutrition. — Si la finalité externe nous échappe maintes fois, et si des apologètes maladroits l’ont invoquée trop souvent, il ne faut cependant pas la nier ; il est même des cas où elle paraît assez évidente. Ainsi les plantes par leur

respiration purifient l’air chargé de l’acide carbonique qui provient de la respiration des animaux : par la respiration à la lumière, la plante décompose cet acide carbonique, restitue de l’oxygène nécessaire à l’animal, et absorbe le carbone, avec lequel elle compose des hydrocarbui"es comliustildcs qui serviront d’aliment à l’animal. Mais il n’est pas nécessaire que cette finalité externe soit toujours réalisée, elle est exigée par le supérieur et non par l’inférieur ; à une époque où la vie animale n’avait pas encore paru, la vie végétale, si elle existait, n’atteignait pas sa fin externe.

Telle est la preuve de l’existence de la finalité dans le monde ; cette relation de moj’en à fin apparaît de façon plus évidente dans l’organisme ou dans l’activité instinctive de l’animal, mais elle se retrouve en tout agent, et relie les uns aux autres les différents êtres de l’univers, qui agissent les uns sur les autres.

On voit ce qui subsiste des objections soulevées par M. Lu Roy (Re-ue de Met. et de J/or., mars 1907) contre la mineure de la preuve de Dieu par les causes finales. Cet argument, selon M. Le Roy, est fondé sur la finalité externe et a contre lui la science et la critique philosophique, qui n’admettent que la finalité interne. Le principe de l’analogie qu’il établit entre notre activité et celle de la nature est contesté par la psychologie. Il considère enfin l’ordre comme surajouté après coup à des éléments déjà existants.

— Nous avons vu que notre mineure vise directement la finalité interne. L’affirmation de cette finalité interne n’est pas une vue anthropomorphique, sorte de projection au dehors de ce que nous expérimenterions dans notre propre activité où la finalité est indubitable. Mais il est bien certain que l’empirisme et le rationalisme subjectiviste ne peuvent concevoir la finalité autrement ; dans de pareils systèmes, elle est presque fatalement une attribution assez gratuite faite aux êtres corporels de ce que nous expérimentons en nous. En réalité, le principe de finalité n’est pas une vérité d’expérience empruntée à l’expérience interne, c’est une loi nécessaire de l’être, dérivée du principe de raison d’être. Nous ne nous contentons pas de constater avec Stuart Mill une analogie entre la nature et les œuvres de l’art humain, nous démontrons a priori que tout agent agit pour une fin. L’ordre enfin n’est nullement conçu comme surajouté après coup à des éléments déjà existants, puisque ces éléments n’existeraient pas et n’agiraient pas sans une préordination ou prédétei*mination. La fin, loin d’être surajoutée après coup, est lapremière de toutes les causes, y>/7/ » « in intentioner bien qu’elle ne se réalise qu’en dernier lieu, ultinia in executione. Aant de produire le chêne, le gland est ordonné à le produire, est fait pour le produire.

Cette relation de moyen à fin, cette ordination demande-t-elleune cause intelligente ? C’est ce qu’affirme notre majeure : « Les êtres qui ne possèdent pas l’intelligence ne peuvent tendre Aers une fin que s’ils sont dirigés par une cause intelligente », ou plus simplement « un moyen ne peut être ordonné à une fin que par une intelligence ».

On prouve souvcnt cette majeure en disant : Lafiu qui détermine la tendance et les moyens n’est autre que l’efïet futur à réaliser. Mais un effet futur est une simple possibilité, qui, pour déterminer ses propres causes, doit être déjà réelle et présente en quelque manière et ne peut l’être que dans un être connaissant. — Cet argument prouve qu’il faut un être connaissant, mais non pas un être intelligent. « Les animaux, dit S. Thomas (I » U^", q. 1, a. 2), connaissent la chose qui est fn (la proie dont ils cherchent à s’emparer) et ils emploient les moyens capables de la leur faire atteindre, mais ils ne connaissent pas la raison de fin, cognoscunt rem quæ est finis, sed non 1073

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cognoscunf rationem finis », ils ne connaissent pas ce par quoi la chose qui est lin est lin, id cujus gratia aliquid fit, zi oj =.>=/.'/., ils ne peuvent percevoir la relation des niojens à la liii, aussi sont-ils incapables d’approprier eux-mêmes les moyens en vue de la On. Cette relation, seule l’intelligence la pjeut percevoir, parce que, au lieu d’associer ou de juxtaposer seulement des images, l’intelligence atteint les raisons des choses, et le moyen a une relation à la fin en tant précisément qu il a en elle sa ra ison d'être. Cette l’Aison d'être ne peut être perçue évidemment que par la faculté qui a pour objet formel l'être même, et non pas la couleur ou le son, ou les faits d expérience interne. De plus, la perception de cette raison d'être suppose la réduction du moyen et de la fin à l’unité d’une même représentation, et seule la représentation intellectuelle ramène ainsi à l’unité ce qu’elle contient. De même que, dans la preuve par les degrés des êtres, on s'élève du multiple à l’un, ici on s'élève d’une multiplicité ordonnée à une unité ordonnatrice. « Rationis est dirigere, quia rationis est ordinare. » (I^ 11^^. q. 90, a. I.) L’ordre du monde exige donc une intelligence ordonnatrice.

Kaxt objecte : l’existence de la finalité admise, on ne peut affirmer que la raison propre de l’ordre soit dans une intelligence, ce n’est cju’une analogie ; nous disons que c’est une intelligence, parce que nous ne connaissons pas autre chose.

Si nous disons : c’est une intelligence, ce n’est point seulement parce que le hasard, l’aveugle nécessité, l’instinct ou la liberté aveugle n’expliquent rien, c’est parce que l’ordre suppose que le moyen a sa raison d'être dans la fin, et que l’intelligence est essentiellement ce qui perçoit la raison d être, c’est là son objet formel. De plus l’intelligence, pure relation transcendantale à l'être, est analogue comme lui, et, pas plus que lui, n’implique en soi imperfection ; c’est une perfection absolue.

Instance : il pourrait y avoir plusieurs intelligences ordonnatrices. — Réponse : Nous voyons que toutes les forces de la nature s’harmonisent en vue d’une fin commune, ce qui suppose une intention commune. De plus, ces multiples intelligences auraient toutes une relation k l’intelligible, à l'être, mais ne seraient pas l'être. En chacune d’elles il y aurait une multiplicité ordonnée, celle de la puissance de connaître et de l’objet. Il faut donc remonter à une intelligence suprême identique à l'être, qui ait précisément ordonné à l'être toutes les intelligences inférieures.

Kant insiste : Cette preuve établit tout au plus l’existence il’une intelligence très puissante et très étendue, mais non pas infinie, elle nous conduit à concevoir Dieu comme l’architecte du monde, et non comme le créateur.

Cajetan (in lam, q. 2, a. 3) répondait d’avance à cette objection en disant : il suffit que cette preuve conduise à une intelligence, sans préciser autrement, puisque les quatre précédentes ont établi l’existence d’un premier moteur, d’une cause première, d’unêtie nécessaire, d’un premier être absolument simple et souverainement parfait. Mais, si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que l’intelligence requise par cette cinquième preuve doit être acte pur. Si elle ne l'était pas, il faudrait distinguer en elle l’essence et l’existence, l’intelligence et l’intellectiou, l’intelleclion et rintelligil)le (cf. I », q.54, a.i, 2, 3). Or l’essence nepeul èive ordonnée il l’existence, l’inlclligcnce à l'être intelligible que par une int<'lligence supérieure qui soil identique à l'être même toujours actiu’llemenl connu.

SciioPEMiviiin admet la finalité dans le monde, nuiis ne lui donne d’autre cause qu’une volonté inconsciente, dont on a un exemple dans l’instinct. M. lÎKKGsoN soutient aujourd’hui une doctrine à peu

près semblable. — On a répondu : c’est substituer le zoomorphisme à l’anthropomorphisme ; on n’y voit aucun avantage. Mais en réalité il n’j- a pas a, nthropomorphisme à affirmer une intelligence, puisque l’intelligence, non pas en tant qu’humaine, mais en tant qu’intelligence, est une perfection absolue, sans trace aucune d’imperfection. Si elle est réalisée à l'état pur dans un être, ce n’est pas dans l’homme, c’est en Dieu. — De plus, l’instinct par lequel on voiulrait la remplacer est lui-même un cas de finalité à expliquer. Enfin la cause qui a produit l’homme doit être au moins d'égale dignité. Se contenter d’une finalité instinctive, c’est revenir à l’hylozoïsme antique et prêter à la matière des sympathies et des antipathies qui, loin d'être un principe suprême d’explication, sont elles-mêmes à expliquer. L'élément matériel le plus simple, l’atome, le cristal, bien loin de pouvoir être le principe des choses, ne s’explique que par une idée de type ou de fin que seule une intelligence a pu concevoir et lui donner.

Hartmann reconnaît que la volonté inconsciente de Schopenhauer ne peut prendre en elle aucun principe de détermination, aussi admet-il une intelligence, mais inconsciente. Mais comment une intelligence inconsciente connaîtrait-elle la fin et la raison de fin, et pourrait-elle y adapter les moyens ?

M. Lachelier (Fondement de l’induction, p. 63) fait une dernière instance empruntée à Hegel : Supposons que la source de l’ordre soit en Dieu, l’ordre doit être antérieur d’une certaine manière au travail intellectuel de Dieu. Donc tout ordre régulier ne suppose pas le travail d’une intelligence. Dès lors pourquoi ne pas supposer, avec l’idéalisme absolu de Hegel, que la nature est éternelle et porte en elle-même son ordre, c’est-à-dire l’Idée qui évolue ? il y aurait une finalité logique inconsciente, qui arriverait à la conscience dans l’homme.

Il est aisé de répondre. L’ordre qui demande une cause est celui qui se fait, qui devient, et non pas celui qui est et ne devient pas ; l’ordre qui demande une cause est encore celui qui implique une multiplicité actuelle de parties, et non pas celui qui est imi)liqué à titre de multiplicité virtuelle dans une unité absolue. Le devenir suppose l'être, le multiple suppose l’un, le composé suppose le simple, c’est ce qu’ont établi les preuves précédentes. L’ordre qui est en Dieu et qui a une priorité logique sur la pensée divine est celui qui est virtuellement impliqué dans l’essence même de Dieu, dont la perfection est infiniment participable, et dont l'éminente simplicité est riche d’une multiplicité AÎrtuelle infinie (la, q. 14, a.5, 6, 8, II, 12 et q. 15, a. i, 2). Comment cet indivisible suprême condense-t-il en lui cette multiplicité? Ceuxlà commencent à le soupçonner qui embrassent toute une science dans ses principes fondamentaux ou qui parviennent, comme Mozart, à entendre une mélodie non pas successivement mais toute à la fois dans la loi même qui l’engendre. — Revenir au contraire à l'évolulionnisme idéaliste de Hegel, c’est poser un de%'enir qui est à lui-même sa raison, c’est par conséquent nier la valeur objective du principe d’identité ou de non-contradiction, c’est faire sortir la conscience de la non-conscience, ou, ce qui revient au même, le plus du moins, l'être du néant.

La preuve par les causes finales conserve donc toute sa valeur, elle est certaine, d’une certitude non pas seulement physique mais métaphysique, comme les I>reu es précédentes. Elle ne se fonde pas seulement sur la méthode expérimentale ou inductive. comme le soutient Stuart Mill ; sa mineure repose sur le principe de finalité, nécessaire et évident de soi, sa majeure sur le rapport immédiat et analytique de l’intelligence à l'être ou à la raison d'être.

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Nous pouvons maintenant réunir les résultats de ces cinq preuves-types de l’existence de Dieu. Elles aboutissent à cinq prédicats : Primum inos’ens, prim’tiii efficiens, primiimnecr : ssariuut. primum et maxime eus (primuni veruni, primum intelligens, primum bonum), primum gubernans inteUigendo (Gajetan, in I^"". q. 2, a. 3). Et nous avons déjà montré que chacun de ces prédicats ne peut appartenir qu’à l’être en qui s’identilient l’essence et l’existence et qui pour cette raison est l’Etre même, Ipsum esse subsistens (la, q. i. », a. 4). Ici seulement s’achève la preuve de l’existence de Dieu. Ce Dieu, encore une fois, est essentiellement distinct du monde, puisqu’il est essentiellement simple et immuable, tandis que le monde est composé, et changeant.

Tout cela, le sens commun le voit implicitement sans pouvoir le formuler. Il ne le démontre pas, mais, par son instinct de l’être, il le sent. Il a comme l’intuition vague que le principe d’identité est la loi fondamentale du réel, comme il est celle de la pensée, et que la n’alité fondamentale doit être à l’être, comme A est A, absolument une et immuable et par là même transcendante, distincte de l’univers essentiellement divers et changeant. Il n’est pas nécessaire d’avoir pâli sur le Sophiste de Platon ou sur la Métaphysique d’Aristote, pour trouver un sens à cette parole de Dieu à Moïse : Ergo sum qui sum (Exode, c. m) et au commentaire de S. Augustin : « tanquam in ejus comparaiione eu quæ mutabilia facta sunt xox sint » (de Civil. Dei, 1. VIII, c. XI).

On voit dès lors le sens et la portée de la preuve de Dieu par le consentement universel. C’est un confirmatur.

« Comment expliquer l’universalité de la

croyance en Dieu, sinon par la force persuasive des arguments que nous avons invoqués… Si la foi au divin était l’effet d’une crainte déraisonnable, ou si elle avait été imposée aux peuples par des législateurs qui auraient voulu revêtir leurs lois d’une autorité sacrée, elle aurait disparu du milieu des hommes avec les causes qui lui auraient donné naissance. Elle s’est au contraire maintenue partout, avec une ténacité que rien n’a pu Aaincre. » Vacant, Etudes sur le Concile du Vatican, t. I, p. 313. Sur l’existence de cet accord universel des peuples, cf. de Quatre-FAGES, L’Espèce humaine, c. 35, n" 4- « L’athéisme ne se rencontre nulle part dans les races inférieures ou dans les races élevées, si ce n’est à l’état individuel ou à celui d’écoles plus ou moins restreintes. » (Ibid.) Voir aussi les récents travaux sur l’histoire des religions que nous avons cités plus haut, col. 948.

Il est enfin une dernière preuve de l’existence de Dieu, c’estceile qui se tiredes effets surnaturels comme le miracle. Toute œuvre surnaturelle, qui ne peut s’expliquer que par l’action divine, fournit à elle seule une preuve de l’existence de Dieu. C’est le cas de tout fait extraordinaire qui dépasse manifestement toutes les forces de la nature, comme la résurrection d’un mort ou la multiplication des pains. Cette preuve est accessible au sens commun, qui saisit A-aguement (uiais avec certitude) dans un fait miraculeux, couune la résurrection d’un mort, une relation immédiate à l’être, son objet formel, et à la cause propre de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire à Dieu. C’est cette intuition qui empêche la raison spontanée de s’émouvoir de l’objection des philosophes ennemis du miracle : nous ne connaissons pas toutes les forces de la nature. Sans doute, mais nous connaissons un efTet tellement profond et universel qu’il ne peut être produit que par une cause première et universelle, cet elTet, c’est l’être même (1 », q. 45, a. 5, et q. io5, a. 6, ; , 8). Et le miracle, au moins certain miracle, apparaît à l’intuition de l’intelligence spontanée comme une production exceptionnelle de l’être.

assimilable à la création (la multiplication des pains suppose une production nouvelle de matière ; et la réunion substantielle de l’àme au corps ne peut être l’effet que d’une cause capable d’atteindre immédiatement la substance même de l’être. Cf. Supplément de la Somme, q. ^5, 3). Pour voir ainsi dans un fait miraculeux le doigt de Dieu, il n’est pas nécessaire d’avoir la foi, il suffit de ce sens inné de l’être, qui est la raison naturelle ou sens commun. Cf. sur ce point Garrigou-Lagraxge, Le Sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques, p. 92.

Comme le montre M. Vacaxt, Etudes sur le Conc. du Vatican, I, p. i" ; 4, « cette démonstration de l’existence de Dieu se corrobore, lorsqu’elle s’appuie sur un groupe de faits, où l’action d’une providence surnaturelle de Dieu est manifeste ». La vie de l’Eglise, sa propagation admirable, sa sainteté éminente, son inépuisable fécondité en toutes sortes de biens, prouvent avec évidence qu’il a existé de toute éternité un être source de toute justice, de toute bonté et sainteté, et qui ne peut être que la Justice, la Bonté, la Sainteté même.

L’existence du mal physique et du mal moral, nous l’avons vu plus haut (col. 1016), ne peut nous faire douter de l’existence de Dieu. Le mal moral, autrement grave que le mal phjsique, loin de s’opposer à l’existence de Dieu, suppose cette existence, puisqu’il n’est en fin de compte qu’une offense à Dieu. De quelque ordre qu’il soit, si le mal existe, c’est que Dieu l’a permis pour manifester sa puissance et sa bonté, ’( car II ne l’eût jamais permis, comme le dit S. Augustin {Enchiridion, c. xi), s’il n’avait assez de puissance et débouté pour tirer le bien du mal même «. Cf. art. Providence.

Telles sont les preuves de l’existence de Dieu : elles engendrent une certitude non pas morale, non pas physique, mais métaphysique ou absolue. Il est absolument certain que Dieu existe, que l’Etre le plus grand qui se puisse concevoir existe ; la négation de cette proposition entraînerait en effet la négation du principe de causalité, du principe de raison d’être, et en fin de compte la négation du principe de noncontradiction. Le système hégélien en est la preuve historique : pour avoir voulu nier l’existence du Dieu transcendant distinct du monde, il a dû mettre la contradiction à la racine de tout. Il faut choisir : Dieu ou l’absurdité radicale.